Municipalité de Sainte-Croix c. Procureur général du Québec | 2025 QCCS 2524 |
COUR SUPÉRIEURE
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CANADA |
PROVINCE DE QUÉBEC |
DISTRICT DE QUÉBEC |
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No : | 200-17-036393-247 |
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DATE : | 15 juillet 2025 |
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE L’HONORABLE PIERRE SOUCY, J.C.S. |
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MUNICIPALITÉ DE SAINTE-CROIX |
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MUNICIPALITÉ DE LAURIER-STATION |
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MUNICIPALITÉ DE CHUTE-SAINT-PHILIPPE |
et |
MUNICIPALITÉ DE LAC-DU-CERF |
et |
MUNICIPALITÉ DE SAINT-ANICET |
Demanderesses |
c. |
PROCUREUR GÉNÉRAL DU QUÉBEC |
Défendeur |
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JUGEMENT
(sur une demande de pourvoi en contrôle judiciaire en vertu de l’article 529 alinéa 1 du C.p.c.) |
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L’APERÇU
- Les municipalités de Sainte-Croix, de Laurier-Station, de Chute-Saint-Philippe, de Lac-du-Cerf et de Saint-Anicet (« les demanderesses »), demandent de déclarer que l'article 18 de la Loi édictant la loi visant à protéger les élus municipaux et à favoriser l'exercice sans entrave de leurs fonctions et modifiant diverses dispositions législatives concernant le domaine municipal[1] (« Loi 24 ») porte atteinte à l'article 3 de la Charte canadienne[2] et aux articles 10 et 22 de la Charte québécoise des droits et libertés de la personne[3].
- Cet article modifie l'article 300 de la Loi sur les élections et les référendums dans les municipalités[4] (« LERM »), ayant pour effet de rendre inhabiles – dès les prochaines élections municipales de novembre 2025 – certaines personnes à exercer les fonctions de membre d’un conseil municipal.
- Elles demandent donc qu'il soit déclaré invalide et sans effet.
LE CONTEXTE ET LA POSITION DES PARTIES
- Les demanderesses sont situées sur les territoires des MRC de Lotbinière, d’Antoine-Labelle et du Haut-Saint-Laurent.
- Elles ont toutes – et cela est admis par la défenderesse – l’intérêt pour agir.
- Aujourd’hui, elles demandent au Tribunal d’invalider l'article 118 de la Loi 24, modifiant l'article 300 de la LERM, au motif qu’il porte atteinte aux droits démocratiques des directeurs généraux, greffiers ou trésoriers d’une municipalité puisque cet article les rend inhabiles à se porter candidats aux élections municipales d’une municipalité située sur le territoire de la même MRC.
- Les demanderesses invitent le Tribunal à considérer que les Municipalités du Québec sont assujetties à l’application de l’article 3 de la Charte canadienne au même titre que les législations provinciales ou fédérales.
- Elles soutiennent que l’interdiction en cause constitue par ailleurs une forme de discrimination fondée sur la « condition sociale », interdite par l’article 10 de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec.
- En effet, elles font valoir que les personnes visées – occupant les fonctions de directeur général, greffier ou trésorier – forment un « groupe socialement identifiable » au sens retenu dans l’arrêt Aluminerie de Bécancour inc.[5]
- Les demanderesses reconnaissent certes que l’article 22 de la Charte québécoise autorise le législateur à déterminer les conditions de « qualification ou d’habilitation légale » à poser sa candidature aux élections municipales.
- Toutefois, elles plaident que ce pouvoir ne saurait être exercé de manière discriminatoire et ne peut justifier une exclusion fondée sur l’un des motifs de discrimination énoncés à l’article 10, en l’espèce la condition sociale.
- Quant au défendeur (« le PGQ »), il soutient que l’article 3 de la Charte canadienne – qui garantit le droit de vote et d’éligibilité – ne s’applique qu’aux élections fédérales et provinciales.
- Les élections municipales n’étant pas visées par cette disposition, aucune violation des droits démocratiques visés par l’article 3 ne peut être invoquée contre l’article 118 de la Loi 24.
- De plus, plaide le PGQ, le droit de se porter candidat et de voter – reconnu à l’article 22 de la Charte québécoise – s’exerce sous réserve des qualifications légales requises.
- L’expression « légalement habilité et qualifié » signifie que le législateur peut imposer des conditions d’éligibilité.
- Ainsi, soutient le PGQ, l’article 118 de la Loi 24, qui fixe une condition particulière pour être candidat aux élections municipales, ne viole pas la Charte québécoise, car il constitue une modalité d’application permise de ce droit.
- Il s'agit là, selon lui, d'une limite intrinsèque au droit protégé par la Charte québécoise dont la raisonnabilité n'est pas soumise au contrôle des tribunaux.
- Le PGQ soutient que l'article 118 de la Loi circonscrit clairement l'habilitation à exercer la fonction de membres du Conseil municipal et entre dans la limitation intrinsèque prévue à l'article 22 de la Charte québécoise.
- Le PGQ fait également valoir que l’article 118 n’introduit aucune discrimination prohibée par l’article 10 de la Charte québécoise.
- Il soutient que la disposition contestée n'est pas discriminatoire puisque les personnes occupant les postes de directeurs généraux, greffier ou trésorier des municipalités ne sont pas traitées différemment en raison de leurs « conditions sociales » et ne peut être assimilé à un « groupement socialement identifiable » au sens de l'arrêt Aluminerie de Bécancour[6].
- Pour le défendeur, la demande de pourvoi en contrôle judiciaire équivaut à demander au Tribunal de réécrire la Charte québécoise, ajoutant ainsi au texte de la disposition « l'emploi » comme l'un des motifs énumérés.
LES QUESTIONS EN LITIGES
- L'article 118 de la Loi édictant la Loi visant à protéger les élus municipaux et à favoriser l'exercice sans entrave de leurs fonctions et modifiant diverses dispositions législatives concernant le domaine municipal porte-t-il atteinte à l'article 3 de la Charte canadienne?
- Cet article porte-t-il atteinte aux articles 10 et 22 de la Charte québécoise des droits et libertés de la personne?
L’ANALYSE
- L'article 118 de la Loi édictant la Loi visant à protéger les élus municipaux et à favoriser l'exercice sans entrave de leurs fonctions et modifiant diverses dispositions législatives concernant le domaine municipal porte-t-il atteinte à l'article 3 de la Charte canadienne?
- La Constitution du Canada attribue aux provinces la compétence exclusive en matière d’institutions municipales situées sur leur territoire[7].
- Ainsi, il appartient à chaque province de déterminer les pouvoirs qu’elle choisit de conférer aux municipalités.
- De ce fait, les municipalités n’exercent que les compétences qui leur sont expressément déléguées par les lois provinciales, et elles ne disposent d’aucun pouvoir autonome au-delà de ce que leur reconnaissent ces lois.
- Les municipalités du Québec, principalement en vertu de la Loi sur les compétences municipales[8], ont un pouvoir assez large de réglementer. Toutefois, ce pouvoir n’est pas sans limite.
- Bien qu’en 2017 et en 2018[9], deux lois aient été adoptées pour élargir les pouvoirs et l’autonomie des municipalités du Québec, la Constitution canadienne n’a pas été pour autant modifiée.
- Malgré cette évolution législative, il demeure que la compétence législative en matière municipale appartient exclusivement aux provinces, en vertu de l’article 92 (8) de la Loi constitutionnelle de 1867.
- Les municipalités, même qualifiées de « gouvernements de proximité » dans le cadre de cette décentralisation, n’acquièrent pas de statut de gouvernement autonome sur le plan constitutionnel.
- Elles continuent de relever de la compétence provinciale et n’exercent que les pouvoirs que la province leur a expressément délégués.
- D’ailleurs, la Loi visant principalement à reconnaître que les municipalités sont des gouvernements de proximité et à augmenter à ce titre leur autonomie et leurs pouvoirs[10] a explicitement pour objet d’« augmenter l’autonomie et les pouvoirs des municipalités et d’améliorer certains aspects de leur fonctionnement ».
- Cependant, même lorsque le gouvernement provincial reconnaît cette autonomie accrue et le rôle important des municipalités dans la gouvernance locale, il n’en reste pas moins que la compétence législative à l’égard des municipalités appartient exclusivement aux provinces.
- Par conséquent, les municipalités ne peuvent exercer leurs pouvoirs que dans la mesure où ceux-ci leur sont expressément conférés par les lois provinciales.
- Or, les demanderesses soutiennent que, compte tenu de l’évolution de leur autonomie – reconnue par les lois provinciales récentes – l’article 3 de la Charte, et les valeurs démocratiques qu’il consacre, devraient être interprétés de manière large et libérale.
- Elles invoquent la doctrine de « l’arbre vivant[11] » ainsi que « les principes constitutionnels non écrits », telles que la démocratie et la primauté du droit, pour demander au Tribunal de reconnaître que les municipalités ne sont plus de simples créatures de l’État.
- Selon elles, l’article 3 de la Charte devrait s’appliquer aux élections municipales afin de refléter l’importance démocratique des institutions locales et de garantir une représentation effective des citoyens au sein de celles-ci.
- Les demanderesses soutiennent que cette interprétation large de l’article 3 permettrait de conclure que l’article 118 de la Loi 24 porte atteinte à ce droit constitutionnel, en interdisant aux directeurs généraux, greffiers ou secrétaires-trésoriers d’une municipalité, d’exercer la fonction de membre du conseil municipal d’une autre municipalité située dans la même agglomération ou dans la même municipalité régionale de comté.
- Or, la Cour suprême du Canada, dans l’arrêt Toronto[12], rappelle qu’il n’existe aucun fondement textuel dans la Constitution pour conférer un statut constitutionnel aux municipalités ou à leurs élections.
- Le droit de vote aux élections d’organes non mentionnées à l’article 3 de la Charte (comme les élections municipales) relève donc exclusivement des provinces ou du Parlement.
- Les municipalités restent des créations de la loi provinciale, sans autonomie constitutionnelle.
- La Cour suprême rejette l’idée que les principes non écrits (comme la démocratie) pourraient élargir la portée de l’article 3 pour inclure les élections municipales.
- Une telle interprétation irait – dit-elle – à l’encontre du texte clair de la Constitution et de la jurisprudence, qui donnent priorité au texte écrit[13].
- Selon la Cour suprême[14], cette absence de mention des municipalités dans l’article 3 n’est pas une « lacune » à combler ; c’est un choix délibéré des rédacteurs constitutionnels et de leurs successeurs :
[…] Encore une fois, tout comme les commissions scolaires en cause dans l’arrêt Baier, les municipalités sont de simples créations de la loi qui exercent, par l’entremise d’agents nommés au terme d’un processus, quel qu’il soit, les pouvoirs que les législatures provinciales considèrent comme appropriés. Si le principe de la démocratie non écrit s’appliquait à toutes les élections pour que les exigences de l’art. 3 soient respectées (y compris les élections municipales, et pas seulement celles à la Chambre des communes ou aux législatures provinciales), le texte de l’art. 3 perdrait de sa pertinence et deviendrait superflu (Imperial Tobacco, par. 65). Nous réitérons que l’absence d’un statut constitutionnel pour les municipalités et leur absence du texte de l’art. 3 étaient des omissions délibérées, et non une lacune à combler. Les observations de la Ville ne tiennent pas compte du fait que le principe de la démocratie est appliqué de façon appropriée pour interpréter le texte constitutionnel, et non pour le modifier ou pour passer outre ses limites en ne tenant pas compte de « l’importance primordiale accordée par la jurisprudence de la Cour au texte de la Constitution dans l’interprétation téléologique » (Québec (Procureure générale), par. 4). Il n’appartient pas à la Cour de faire par « interprétation » ce que les rédacteurs de notre Constitution ont choisi de ne pas faire par constitutionnalisation, ou ce que leurs successeurs ont décidé de ne pas faire par modification[15].
- En résumé, la Cour souligne que son rôle n’est pas de modifier ou d’élargir la Constitution par l’interprétation, mais de respecter ses limites textuelles.
- Or, les demanderesses invitent le Tribunal à reconsidérer la portée de cette décision.
- Elles soutiennent que les véritables questions en litige dans cette affaire portaient sur la validité de la loi contestée au regard des garanties de liberté d’expression, d’association et d’égalité protégées par la Charte.
- Selon elles, la conclusion de la Cour suprême relative à l’absence de fondement textuel pour un statut constitutionnel des municipalités n’était qu’un obiter dictum, formulé incidemment au raisonnement principal.
- Puisqu’il s’agit, selon elles, d’un obiter dictum, les demanderesses soutiennent qu’il n’aurait pas la même force normative qu’un ratio decidendi, et qu’il pourrait dès lors être écarté par le Tribunal dans le présent dossier.
- Elles allèguent que la jurisprudence n’impose pas de traiter chaque énoncé d’un jugement comme s’il s’agissait d’un texte de loi. Au contraire, affirment-elles, un tel traitement freinerait l'évolution et la créativité du droit, qui évolue en fonction des situations concrètes qui se présentent aux tribunaux.
- À cet égard, les demanderesses demandent au Tribunal de reconsidérer la décision rendue dans l’arrêt Toronto et de juger de l’inconstitutionnalité de la Loi 24 contestée en se fondant sur le principe constitutionnel non écrit de la démocratie.
- Elles plaident que ce principe doit primer afin de mieux refléter l’importance croissante de la démocratie municipale dans le cadre du fédéralisme canadien.
- Pour le PGQ, le libellé de l’article 3 de la Charte ne souffre d’aucune ambiguïté.
- Selon lui, les demanderesses invitent le Tribunal à entreprendre un exercice d’interprétation qui n’a pas lieu d’être.
- L’article 3, plaide-t-il, est clair : la protection qu’il offre ne s’étend qu’aux élections fédérales et provinciales.
- Citant le juge Rothstein de la Cour suprême dans l’arrêt Baier c. Alberta[16], le PGQ réitère qu’il n’appartient pas aux tribunaux de créer des droits constitutionnels à l’égard d’un prétendu troisième ordre de gouvernement, lorsque l’interprétation contextuelle du texte de la Constitution ne les consacre pas.
- L'article 3 de la Charte canadienne des droits et libertés édicte ce qui suit :
Tout citoyen canadien a le droit de vote et est éligible aux élections législatives fédérales ou provinciales.
- Cet article a été soigneusement étudié par la Cour suprême du Canada dans les arrêts Baier, Haig, Toronto, et Commission scolaire francophone des Territoires du Nord-Ouest.
- La Cour suprême dans l'affaire Baier c. Alberta[17] précise :
Le droit de voter et celui de se porter candidat sont expressément protégés à l'art. 3 de la Charte, mais seulement pour les élections législatives fédérales ou provinciales. L'intervenante Public School Boards' Association of Alberta soutient que les conseils scolaires ont, en tant qu'institutions publiques locales, un statut constitutionnel au [TRADUCTION] « sens conventionnel ou quasi-constitutionnel ». Il n'appartient cependant pas à notre Cour de créer des droits constitutionnels à l'égard d'un troisième ordre de gouvernement lorsque, interprété contextuellement, le texte de la Constitution ne le fait pas.
[…]
Le droit de se porter candidat à une élection est protégé par l’art. 3 pour ce qui est des élections fédérales et provinciales[18].
- Dans l’arrêt Haig[19], la Cour suprême devait se pencher sur la décision rendue par le juge Joyal de la Cour fédérale[20] concernant la constitutionnalité de la Loi référendaire fédérale de 1992 dans laquelle il concluait que « le droit de vote consacré à l'art. 3 de la Charte canadienne des droits et libertés ne s'applique qu'aux élections législatives fédérales et provinciales et ne confère le droit de voter dans aucune autre circonstance ».
- Au terme de son analyse, le plus haut Tribunal du pays concluait ainsi au sujet de la portée de l’article 3 :
La portée de cet article, cela saute aux yeux d'ailleurs, est assez restreint, car n'y est garanti que le droit de voter aux élections législatives fédérales et provinciales[21]. Ainsi que le fait remarquer le professeur Peter Hogg dans Constitutional Law of Canada (3e éd. 1992), vol. 2, à la p. 42‑2, le droit de vote n'est pas garanti dans le cas d'élections municipales ou de référendums.
[…]
La formulation de l'art. 3 de la Charte, tout comme son objet d'ailleurs, est claire et non ambiguë: il se limite aux élections de députés provinciaux et fédéraux.
- Récemment – en 2021 – la Cour suprême dans l’arrêt Toronto[22] confirmait que le libellé clair de l’article 3 de la Charte – qui garantit le droit de vote et de se présenter aux élections fédérales et provinciales – ne trouve pas application pour les élections municipales.
- Elle a en outre réaffirmé que les principes constitutionnels non écrits, tels que la démocratie, ne sauraient constituer un fondement autonome pour invalider une loi qui respecte par ailleurs les dispositions écrites de la Constitution[23].
- Les demanderesses considèrent que la Cour suprême a revu sa position par la suite concernant l’application des principes constitutionnels non écrits.
- À ce titre, elles citent les extraits suivants de l’arrêt Commission scolaire francophone des Territoires du Nord-Ouest[24] :
[75] Les valeurs consacrées par la Charte sont celles qui « sous‑tendent chaque droit et qui leur donnent un sens » (Loyola, par. 36). Les valeurs de la Charte sont indissociables des droits garantis par la Charte, qui en sont le « reflet » (par. 4). Le choix du constituant d’enchâsser certains droits dans le texte de la loi suprême du Canada signifie que l’objet de ces droits est important pour la société canadienne dans son ensemble et doit se refléter dans le processus décisionnel des différents pouvoirs étatiques.
[…]
[92] L’opération de mise en balance que commande l’arrêt Doré requiert qu’un décideur administratif « donne effet autant que possible aux protections en cause conférées par la Charte compte tenu du mandat législatif particulier en cause » (Loyola, par. 39). En l’espèce, cette opération nécessitait à tout le moins que la Ministre tienne réellement compte des valeurs constitutionnelles que constituent le maintien et l’épanouissement des communautés linguistiques officielles en situation minoritaire, c’est‑à‑dire qu’elle s’attaque de façon significative aux considérations qui en découlent (Vavilov, par. 128). Les motifs des décisions rendues par la Ministre ne démontrent pas qu’elle l’a fait. Je conclus que ces décisions sont déraisonnables.
- Or, dans cet arrêt, qui portait sur le contrôle judiciaire de l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire par un ministre — en l’occurrence, une décision administrative mettant en jeu les protections conférées par l’article 23 de la Charte — la Cour suprême a jugé que les principes constitutionnels non écrits étaient pertinents pour guider l’exercice administratif[25].
- Elle a précisé que cela impliquait une mise en balance des valeurs consacrées par l’article 23, c’est-à-dire le maintien et l’épanouissement des communautés linguistiques minoritaires, et les intérêts du gouvernement.
- La Cour a conclu que le décideur administratif[26] devait tenir compte des valeurs pertinentes de la Charte, lesquelles constituent des contraintes encadrant l’exercice des pouvoirs qui lui sont délégués[27].
- Cet arrêt, contrairement à ce que soutiennent les demanderesses, n'a pas mené la Cour suprême à revoir l'interaction entre les principes constitutionnels sous-jacents et des mesures législatives[28].
- À ce sujet, la Cour suprême s’est exprimée clairement[29] :
Les principes constitutionnels non écrits ne peuvent pas servir à invalider des mesures législatives ni ne peuvent être invoqués pour reconnaître un droit à tenir des élections municipales démocratiques en restreignant le pouvoir des provinces de légiférer au sujet des institutions municipales prévu au par. 92(8) de la Loi constitutionnelle de 1867. Ils ne peuvent pas non plus être appliqués de manière à faire modifier par les tribunaux le texte de l’art. 3 de la Charte pour exiger des élections municipales ou que celles‑ci prennent une forme particulière. Il ressort clairement du texte de notre Constitution que les institutions municipales n’ont pas de statut constitutionnel, ce qui ne laisse aucune question d’interprétation constitutionnelle à trancher et, partant, aucun rôle à jouer pour les principes non écrits[30].
- En l’espèce, dans l’arrêt Toronto, la Cour suprême a affirmé sans équivoque que l’article 3 ne s’applique pas aux municipalités.
- L’arrêt qu’elle a rendu en 2023 dans Commission scolaire francophone des Territoires du Nord-Ouest n’y change rien, d’autant que les questions soumises à son examen dans cet arrêt portaient sur des questions de droits distinctes de celles abordées dans l’affaire Toronto.
- Cet arrêt tient donc lieu de précédent duquel le Tribunal ne peut s’écarter sous peine de contrevenir aux règles du stare decisis.
- D’ailleurs, la Cour suprême rappelle que ce principe – du stare decisis – « est fondamental pour assurer la certitude du droit. Sous réserve d’exceptions extraordinaires, une juridiction inférieure doit appliquer les décisions des juridictions supérieures aux faits dont elle est saisie. C’est ce qu’on appelle le stare decisis vertical[31]. Sans ce fondement, le droit fluctuerait continuellement, selon les caprices des juges ou les nouveaux éléments de preuve ésotériques produits par des plaideurs insatisfaits du statu quo[32] ».
- Ici, les demanderesses n’ont pas démontré l’existence de circonstances exceptionnelles qui justifieraient de s’écarter de la décision récente et de l’analyse exhaustive à laquelle s’est livrée la Cour suprême dans l’arrêt Toronto au sujet de la portée de l’article 3 de la Charte.
- Le Tribunal conclut que les faits de l’espèce ne constituent pas « une situation où il convient de revoir un précédent[33] ».
Conclusion
- Dans les circonstances, le Tribunal conclut que l’article 118 de la Loi 24 ne contrevient pas à l’article 3 de la Charte canadienne.
- Cet article porte-t-il atteinte aux articles 10 et 22 de la Charte québécoise des droits et libertés de la personne?
- L'article 22 de la Charte québécoise prévoit que :
22. Toute personne légalement habilitée et qualifiée a droit de se porter candidat lors d'une élection et a droit d'y voter.
- Or, les demanderesses allèguent – et cela va de soi – que le pouvoir de déterminer qui est légalement habilité et qualifié au sens de l’article 22 doit lui-même respecter la Charte québécoise et être exercé sans discrimination.
- Elles citent madame la juge Sandra Bouchard de notre Cour qui, en 2015, écrivait ceci[34] :
[60] La Charte québécoise limite pour sa part le droit de se porter candidat lors d'une élection à toute personne légalement habilitée et qualifiée.
[61] Cette restriction intrinsèque est claire et sans ambiguïté de sorte que le législateur peut poser des conditions pour circonscrire l'habilité et la qualification d'un candidat aux élections municipales dans les limites évidentes de tous les autres droits protégés par les Chartes.
[62] Or, la Loi sur LERM prévoit à ses articles 300 à 306 spécifiquement différents motifs d'inhabilité et donc des limites à ce droit d'être candidat aux élections municipales.
[63] Le professeur Jacques-Yvan Morin, traitant de ces dispositions de la Charte, écrivait :
Une douzaine d'articles de la Charte, portant sur le droit de propriété, le secret professionnel, la discrimination fondée sur l'âge, le droit de vote, la privation de liberté, les saisies, le droit à l'information, l'aide sociale, entre autres, comportent des restrictions dans leur texte même, comme si le législateur eût voulu se réserver le dernier mot coûte que coûte[35]. La manière d'exprimer ces restrictions varie d'un article à l'autre, les principales formules retenues étant les suivantes : « sauf dans la mesure prévue par la loi », « à moins d'une disposition expresse de la loi », « à moins d'être légalement habilitée et qualifiée », « sauf pour les motifs prévus par la loi », « suivant les normes prévues par la loi », « conformément à la loi », notamment.
Les droits limités de la sorte sont donc sujets à des restrictions absolues, en ce sens qu'aucun critère de « raisonnabilité » ne permet de circonscrire la discrétion, voire l'arbitraire, du législateur. »
- Dans cette même décision, la juge Bouchard faisait également référence à un extrait du jugement rendu par le juge Jacques R. Fournier dans Tannous c. Procureur général du Québec[36], où ce dernier rappelait :
[13] Dans la mesure où la disposition réglementaire est légalement adoptée et à ce stade de la procédure elle est présumée l'être, l'article 22 de la Charte des droits et libertés n'est d'aucun secours à Monsieur Tannous puisque pour pouvoir bénéficier de cette protection de la Charte des droits et libertés, il faut d'abord être légalement qualifié, ou comme le dit l'article légalement habilité et qualifié.
[Soulignements du Tribunal]
- Ainsi, seules les personnes légalement habilitées et qualifiées bénéficient de la protection conférée par l'article 22 de la Charte québécoise.
- En l’espèce, c’est l’article 300 de la Loi sur les élections et les référendums dans les municipalités qui identifie les personnes inhabiles à exercer les fonctions de membre d’un conseil municipal.
- Aujourd’hui, ce sont les modifications apportées à cet article par l'article 118 de la Loi 24 que cherchent à faire invalider les municipalités.
- Selon elles, bien que le législateur puisse légiférer pour déterminer qui est légalement habilité à se présenter aux élections municipales, ce pouvoir doit s'exercer de façon raisonnable et non discriminatoire.
- Or, soutiennent les demanderesses, interdire aux directeurs généraux, greffiers ou trésoriers d’une municipalité de se porter candidats aux élections municipales – selon les restrictions définies à l’article 300 de la LERM - est une forme de discrimination basée sur la condition sociale, interdite par l'article 10 de la Charte québécoise.
- L’article 10 de la Charte québécoise a pour objectif de lutter contre la discrimination, assurer à toute personne le droit à l’égalité dans la reconnaissance et l’exercice de ses droits et libertés :
10. Toute personne a droit à la reconnaissance et à l’exercice, en pleine égalité, des droits et libertés de la personne, sans distinction, exclusion ou préférence fondée sur la race, la couleur, le sexe, l’identité ou l’expression de genre, la grossesse, l’orientation sexuelle, l’état civil, l’âge sauf dans la mesure prévue par la loi, la religion, les convictions politiques, la langue, l’origine ethnique ou nationale, la condition sociale[37], le handicap ou l’utilisation d’un moyen pour pallier ce handicap.
Il y a discrimination lorsqu’une telle distinction, exclusion ou préférence a pour effet de détruire ou de compromettre ce droit.
- Comme le précisent les auteurs Me Mélanie Samson et Christian Brunelle, J.C.Q.[38] :
[…] l’article 10 de la Charte québécoise n’offre pas une garantie générale d’égalité contre toute distinction. Seules les distinctions, exclusions ou préférences fondées sur un des motifs énumérés au premier alinéa sont interdites. Il s’agit donc d’une énumération limitative[39]. D’ailleurs, on a expressément rejeté, à l’origine, la proposition d’inclure le terme « notamment » à l’article 10 de la Charte. Ainsi, un bon nombre de distinctions peuvent être établies sans qu’elles ne soulèvent la moindre difficulté au regard de la norme québécoise d’égalité. Pensons, par exemple, aux distinctions fondées sur les résultats scolaires des personnes qui souhaitent poursuivre des études supérieures ou sur l’expérience ou l’intérêt des candidats qui postulent pour un emploi. Seules les distinctions expressément visées par l’article 10 de la Charte seront réputées discriminatoires au premier abord.
- Les demanderesses soutiennent que la notion de « conditions sociales », telle qu’interprétée par la jurisprudence, doit être entendue de manière large et inclusive afin de protéger le groupe distinct que représenteraient les directeurs généraux, greffiers ou trésoriers des municipalités.
- Selon elles, ce groupe constituerait un « groupe socialement identifiable », semblable à celui des « étudiants » dans l’arrêt Aluminerie de Bécancour[40].
- Cet argument ne résiste pas à l’analyse.
- Le Tribunal conclut que les directeurs généraux, les greffiers ou les trésoriers ne constituent pas un groupe socialement identifiable au sens reconnu par la jurisprudence.
- Le seul fait d’occuper de tels postes ne suffit pas non plus à constituer une « condition sociale » au sens que lui donne la Cour d’appel dans l’arrêt Aluminerie de Bécancour :
[51] Dans Commission des droits de la personne c. Gauthier, le Tribunal des droits de la personne rappelle d’abord que la Cour d’appel a donné son aval à cette définition et qu’elle a même ajouté que la condition sociale peut être un état temporaire. Le Tribunal explique ensuite que cette définition de condition sociale comporte deux dimensions – objective et subjective – et qu’il est inapproprié d’exiger du plaignant qu’il démontre chacun de ces éléments. Il suffit que celui-ci établisse qu’il fait partie d’un groupe social identifiable et qu’il subit la discrimination en raison de son appartenance à ce groupe social :
Dans ce contexte, il apparaît que la condition sociale peut être définie comme la situation qu’une personne occupe au sein d’une communauté, notamment de par ses origines, ses niveaux d’instruction, d’occupation et de revenu, et de par les perceptions et représentations qui, au sein de cette communauté, se rattachent à ces diverses données objectives.
Cela étant, il faut cependant reconnaître le rôle variable, voire l’importance modulée, que, dans chaque cas d’espèce, l’un ou l’autre de ces éléments sera ou non appelé à exercer, cette liste n’étant au surplus pas exhaustive. Ainsi, l’on admet facilement que les circonstances entourant la naissance d’une personne parvenue à l’âge adulte auront souvent une influence moindre sur sa situation dans la société que son niveau d’occupation par rapport au marché du travail.
De même, pour établir une preuve de discrimination fondée sur la condition sociale, il serait inapproprié d’exiger d’une partie plaignante qu’elle démontre que chacun des éléments de la définition indicative ci-haut mentionnée intervienne de façon à lui causer un préjudice. Cette exigence n’ayant pas à être rencontrée, il faudra toutefois que le ou les élément(s) invoqué(s) au soutien de l’allégation de discrimination fondée sur la condition sociale permette(nt) d’établir l’appartenance de cette partie à un groupe socialement identifiable en tant que tel et subissant, de ce fait, la différence de traitement contestée. À l’instar des autres critères interdits mais, plus encore, en raison de sa nature intrinsèque, la condition sociale est en effet assortie d’un caractère relatif en ce sens qu’elle « constitue, concerne ou implique une relation », cette relation pouvant s’établir, d’une part, avec d’autres membres de la communauté partageant des caractéristiques communes et, d’autre part, avec les autres membres de cette communauté dans son ensemble.
[Soulignements ajoutés; référence omise]
[52] Si l’on applique la définition précitée, il appert que les étudiants, les assistés sociaux, les réfugiés, etc. forment des groupes sociaux identifiables dans la communauté. En ce qui concerne plus précisément les étudiants, rappelons que le niveau d’éducation est l’un des paramètres de la condition sociale, comme en fait état la définition proposée par le juge Tôth il y a plus de 40 ans et appliquée depuis par la jurisprudence québécoise. Or, les étudiants à l’emploi de l’appelante ont été privés d’un droit fondamental, celui de recevoir le même traitement que les autres employés pour le même travail, et ce, en raison du seul fait qu’ils appartiennent à ce groupe social identifiable que constituent les étudiants.
[53] Dans l’arrêt Ordre des comptables agréés du Québec c. Québec (Procureur général), la Cour reprenait à son compte cette définition qui, faut-il le répéter, fait unanimité dans la jurisprudence et selon laquelle la notion de condition sociale fait généralement référence au rang et à la place qu’occupe une personne dans la société, en faisant ressortir que, dans le contexte d’une allégation de discrimination, cette condition a été généralement (mais pas toujours) appliquée à des personnes démunies ou vulnérables qui subissent leur situation sociale plutôt que d’en jouir.
- En outre, dans l’arrêt Ordre des comptables agréés du Québec[41] précité, la Cour d’appel conclut que l’adhésion volontaire à une profession[42] ne constitue pas non plus une « condition sociale » au sens de l’article 10, qui réfère plutôt à un statut social précaire ou à une situation de vulnérabilité dont une personne ne peut se libérer facilement.
- Voici comment s’exprimait la juge Rayle, parlant au nom de la Cour :
[69] […] Le premier juge a refusé, avec raison, de voir dans l'appartenance à l'OCA une distinction fondée sur la « condition sociale » au sens de l'article 10. Nous sommes très loin de la notion de condition sociale telle qu'elle a été cernée par la jurisprudence. Cette notion fait généralement référence au rang, à la place qu'occupe une personne dans la société. Dans le contexte plus pointu d'une allégation de discrimination, cette notion a été appliquée à des personnes démunies ou vulnérables qui subissent leur condition sociale plutôt que d'en jouir. Elle résulte le plus souvent d'une situation dont la personne ne peut pas s'affranchir facilement et qui n'est pas la conséquence d'un choix délibéré.
[70] L'appartenance délibérée à une profession peut certes influer sur la condition sociale d'une personne « mais le fait d'être un c.g.a. plutôt qu'un c.m.a. ou c.a. ne constitue pas en soi une condition sociale. De même, il est impossible de dire que tous les c.g.a. font partie de la même classe sociale » (paragraphe 111 du jugement dont appel).
- Ainsi, conclut la Cour d’appel, l’appartenance à une profession – comme comptables généraux licenciés (c.g.a.) – n’équivaut pas à un motif de discrimination reconnu par la Charte.
- Il en va de même pour les directeurs généraux, les greffiers ou les trésoriers des Municipalités.
- De plus, l’inhabilité à laquelle réfère l’article 300 de la LERM est assimilable à l’inéligibilité à laquelle réfère l’article 62 de la Loi sur les élections et les référendums dans les municipalités[43] :
62. Sont inéligibles:
1° les juges des tribunaux judiciaires;
2° le directeur général des élections et les autres membres de la Commission de la représentation;
3° les ministres du gouvernement du Québec et du Canada;
4° les fonctionnaires, autres que les salariés au sens du Code du travail (chapitre C‐27), du ministère des Affaires municipales, des Régions et de l’Occupation du territoire et de tout autre ministère qui sont affectés de façon permanente au ministère des Affaires municipales, des Régions et de l’Occupation du territoire;
5° les membres et les fonctionnaires, autres que les salariés au sens du Code du travail, de la Commission municipale du Québec;
6° les procureurs aux poursuites criminelles et pénales;
7° (paragraphe abrogé);
8° le directeur des poursuites criminelles et pénales.
- Donner raison aux demanderesses reviendrait à reconnaître que les titres d’emploi ou les fonctions énumérées à l’article 62 de cette Loi, au même titre que les fonctions de directeur général, greffier ou trésorier, constituent des groupes socialement identifiables répondant à la définition de « condition sociale » visée à l’article 10 de la Charte québécoise.
- Or, une telle interprétation équivaudrait à réécrire la Charte québécoise pour y inclure l’emploi comme motif de discrimination prohibé, ce que le Tribunal ne peut faire.
- Les demanderesses n'ont donc pas réussi à s'acquitter de leur fardeau de preuve, soit de démontrer, au regard de l'article 10 de la Charte québécoise, l'existence d'un lien entre la distinction dont elles se plaignent et un motif de discrimination prohibé par cette disposition, dont la liste est par ailleurs exhaustive.
Conclusions
- L’article 118 de la Loi 24, en prescrivant une condition particulière d’éligibilité aux élections municipales, s’inscrit dans le pouvoir de réglementation du législateur sans pour autant nier le droit de vote ou d’éligibilité protégé par la Charte québécoise.
- En d’autres termes, la mesure contestée ne fait qu’opérationnaliser une restriction prévue par la loi dans un but d’intérêt public (comme éviter les conflits d’intérêts), sans priver les individus de leur faculté de participer au processus électoral municipal.
- Dès lors, aucune contravention à l’article 22 de la Charte québécoise ne peut être retenue.
- Enfin, pour les motifs décrits précédemment, le Tribunal conclut que l’article 118 de la Loi 24 ne contrevient aucunement au droit à l’égalité tel que garanti par l’article 10 de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec.
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
- REJETTE la demande de pourvoi en contrôle judiciaire re-remodifié ;
- LE TOUT avec les frais de justice.
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| PIERRE SOUCY, J.C.S. |
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Me Patrick Beauchemin Me Maryse Catellier-Boulianne |
Morency Société d’Avocats, s.e.n.c.r.l. |
Avocats des demanderesses |
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Me Marc-Antoine Patenaude |
Lavoie, Rousseau (Justice-Québec) |
Avocats du défendeur |
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Date d’audience : | 28 mai 2025 |
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