Décision

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Gabarit CM

Ville de Sainte-Anne-de-Bellevue c. Lebeau

2020 QCCM 72

COUR MUNICIPALE DE MONTRÉAL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

MONTRÉAL

 

No :

315-304-286

 

DATE :

1er juin 2020

______________________________________________________________________

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE

L’HONORABLE

RANDALL RICHMOND

______________________________________________________________________

 

 

Ville de Sainte-Anne-de-Bellevue

Poursuivante

c.

Gilles LEBEAU

Défendeur

 

______________________________________________________________________

 

JUGEMENT

______________________________________________________________________

 

I - APERÇU

[1]       La Ville de Sainte-Anne-de-Bellevue (« la Ville ») reproche à M. Gilles Lebeau d’avoir une haie de cèdres dépassant la hauteur permise par le règlement de zonage.

[2]       Monsieur Lebeau plaide que ses cèdres ne sont pas assujettis à ce règlement parce qu’ils sont à l’intérieur d’une clôture qui est conforme au règlement. Subsidiairement, il revendique un droit acquis par la prescription puisque les cèdres ont la même hauteur depuis les années 1980. Il plaide aussi que la Ville n’applique pas le règlement d’une manière uniforme et qu’elle l’a appliqué d’une manière abusive à son endroit. Finalement, il plaide que la taille des cèdres à la hauteur prescrite au règlement causerait la mort de ces derniers.

[3]       La preuve me convainc hors de tout doute raisonnable que les cèdres du défendeur constituent des haies, qu’ils sont assujettis au règlement et qu’ils dépassent la hauteur permise par celui-ci, soit deux mètres (6,6 pieds).

[4]La propriété ne bénéficie pas de droits acquis puisque la Ville a des règlements similaires depuis 1967. Sa tolérance des haies pendant 30 ans ne confère pas un droit et la prescription ne s’applique qu’aux infractions survenues plus d’un an avant son interruption.

[5]La Ville applique les dispositions relatives aux haies qu’après avoir reçu une plainte d’un voisin immédiat. Mais cette application n’est pas discriminatoire et la preuve ne démontre pas une application discriminatoire ou abusive.

[6]           Il n’est pas prouvé non plus que la taille des cèdres au niveau règlementaire entrainerait inévitablement leur mort et, même si c’était le cas, cela ne serait pas un facteur pertinent.

[7]       Pour toutes ces raisons, le défendeur doit être déclaré coupable.

II - CONTEXTE

[8]       En 1983, les parents du défendeur achètent la propriété située au [...] à Sainte-Anne-de-Bellevue. En 2002, ils lui en font donation.

[9]       Le 23 octobre 2018, l’inspecteur municipal Amar Bounif se rend à la propriété, fait des observations et prend des photos. La cour est à côté de la maison. Cette cour est bordée d’une clôture en bois à la limite avant du lot (côté de la rue Saint-Charles) et d’une clôture en maille de chaîne (« Frost ») à la limite latérale du lot (côté du voisin). La hauteur de ces clôtures ne pose pas de problème. Toutefois, juste à l’intérieur de ces clôtures se trouve des haies de cèdres. L’inspecteur constate que les cèdres font plus de deux fois sa propre taille, soit 2 X 1,77 mètres.

[10]    Le 29 octobre 2018, l’inspecteur avise M. Lebeau par écrit que « les haies dans la cour avant et dans la cour latérale » ne sont « pas conformes » aux règlements de la Ville et lui demande de « procéder aux correctifs nécessaires » dans un délai de 30 jours. Étonnamment, l’inspecteur n’écrit pas la hauteur à laquelle il veut que les haies soient taillées. Il reproduit tout simplement certains passages de l’article 3.14 du Règlement de zonage #533 de la Ville de Sainte-Anne-de-Bellevue (« Règlement 533 ») :

 

« Sont autorisés au terme du présent article comme clôtures et haies, les clôtures de bois ou de métal, les murs de brique ou de pierre, et les haies.

 

Tout mur, muret, clôture ou haie doit être implanté entièrement à l'intérieur de toute limite de terrain adjacent à un parc, à une rue ou autre voie publique de circulation, à un sentier ou une allée pour piétons ou à une aire publique de stationnement; de plus, dans le cas d'une limite de terrain adjacente à une rue ou autre voie publique de circulation, tout mur, muret, clôture ou haie doit être implanté à au moins 0,6 mètre (2.0') de toute limite de bordure ou de trottoir ou, s'il n'y a ni bordure ni trottoir, de toute limite du pavage. »

 

« Sauf pour les chantiers de construction et sauf pour les cas énumérés à l'alinéa b), la hauteur maximale des clôtures et des haies, lorsque permises, est établie comme suit:

 

- dans la cour avant, incluant la ligne avant ainsi que la partie des lignes latérales située dans la cour avant, la hauteur maximum est de 1 mètre (3,3');

 

- dans le cas d'un terrain de coin, dans la partie de la cour avant (incluant la marge avant) située dans le prolongement de la cour arrière, et ce jusqu'à la limite d'emprise de la rue sur laquelle donne la façade secondaire du bâtiment et jusqu'à 10,0 mètres de la limite d'emprise de la rue sur laquelle donne la façade principale du bâtiment, la hauteur maximale est de 1,6 mètre (5,25');

 

- dans les cours latérales et arrière, incluant les lignes latérales et la ligne arrière, la hauteur maximum est de 2 mètres (6,6');

 

- sur un terrain de coin, les clôtures et les haies ne doivent pas excéder 90 centimètres (3,0') de hauteur mesurée par rapport au centre de la rue, et ce pour un espace triangulaire dont les côtés correspondant aux lignes d'emprises des voies publiques faisant intersection n'ont pas moins de 9 mètres (29,5'). »

 

« Pour les fins de l'application des alinéas d), e) et f), la hauteur d'une clôture ou d'une haie est la hauteur mesurée entre la partie la plus haute de ladite clôture ou haie et le niveau du sol adjacent à chaque point de sa longueur. »

 

[11]    L’inspecteur n’écrit pas dans sa lettre si la hauteur maximale permise pour les haies de M. Lebeau est de 90 centimètres, d’un mètre, de 1,6 mètre, ou de deux mètres.

[12]    Le 9 novembre 2018, l’inspecteur et le défendeur ont une conversation téléphonique sur ce sujet, mais cela n’aboutit pas à une entente.

[13]    Le 17 novembre 2018, le défendeur écrit à l’inspecteur que sa clôture est conforme à la règlementation, que les cèdres sont à l’intérieur de son terrain et qu’ils « ne constituent pas une clôture ».

[14]    Le 22 novembre 2018, l’inspecteur écrit à nouveau à M. Lebeau et affirme avoir tout expliqué lors de la conversation téléphonique. Il reproduit à nouveau les passages du règlement et souligne qu’il s’applique à la fois aux haies et aux clôtures. Mais il ne spécifie toujours pas la hauteur à laquelle il veut que les haies de cèdres soient taillées. Il demande au défendeur de le contacter afin de fixer une date limite pour effectuer « les correctifs nécessaires ».

[15]    Le 7 décembre 2018, l’inspecteur retourne à la propriété et constate que les haies de cèdres ont la même hauteur qu’avant. Il prend des photos et rédige un constat d’infraction reprochant au défendeur d’avoir, le 7 décembre 2018, « une haie de cèdres dépassant la hauteur permise », contrevenant ainsi à l’article 3.14 du Règlement 533.

[16]    M. Lebeau plaide non coupable à l’accusation.

[17]    À l’audience, lors de l’instruction, l’inspecteur Bounif témoigne que, pour être conformes au Règlement 533, les haies de M. Lebeau ne devaient pas dépasser « un mètre pour la cour avant » et « deux mètres sur la cour latérale, mais à l’arrière ».

[18]    Contre-interrogé par le défendeur, l’inspecteur nie avoir porté l’accusation en raison d’une poursuite à la « Cour des petites créances » intentée par M. Lebeau contre la Ville.

[19]    L’inspecteur ajoute que la Ville a reçu plusieurs plaintes concernant la haie de cèdres du défendeur, mais que la Ville n’a agi qu’après avoir reçu la plainte d’un voisin immédiat. Il explique que la Ville n’applique le règlement aux vieilles haies de cèdres que lorsqu’il y a une plainte d’un voisin immédiat. Cependant, il n’est pas capable de nommer ce voisin qui aurait fait la plainte contre M. Lebeau. C’est un autre employé municipal qui a reçu la plainte, l’a jugée recevable et a ouvert le dossier. Par la suite, le dossier lui a été transféré.

[20]    Le défendeur témoigne que sa clôture est conforme au règlement et que la haie est sur sa propriété, à l’intérieur de la clôture. Elle n’est donc pas assujettie au règlement, selon lui.

[21]    Subsidiairement, il dit que ses parents ont planté la haie de cèdres en 1984. La haie mesure actuellement 11 à 12 pieds et aurait atteint cette hauteur vers 1988. Par conséquent, il revendique un droit acquis et une exemption au règlement adopté en 1990. Il s’appuie sur l’article 2.3 du Règlement 533 qui traite des droits acquis :

 

ARTICLE 2.3 - DROITS ACQUIS

Une construction ou un usage dérogatoire ne jouit de droits acquis qu'en autant qu'elle ou qu'il date d'avant l'entrée en vigueur de tout règlement de zonage dans la Ville de Sainte-Anne-de-Bellevue ou qu'elle ou qu'il a déjà fait l'objet d'un permis légalement émis en vertu d'un règlement de zonage antérieur au présent règlement.

 

[22]    Il ajoute que la taille des cèdres jusqu’à la hauteur de 39 pouces causerait leur mort.

[23]    La poursuite plaide que le défendeur ne peut pas bénéficier de droits acquis puisque l’article 2.3 exige que l’usage dérogatoire date d’avant l’entrée en vigueur de « tout » règlement de zonage dans la Ville de Sainte-Anne-de-Bellevue. Or, des règlements de zonage similaires existent depuis au moins 1967.

 

[24]    J’ai demandé à la poursuite de me fournir copie de ces règlements et j’ai autorisé les parties à m’envoyer par écrit des arguments ou autorités au soutien de leurs positions respectives sur les droits acquis et sur l’application sélective du règlement. Les deux parties se sont prévalues de cette opportunité.

 

[25]    La poursuite m’a fourni copie des règlements et a développé ses arguments sur les droits acquis, sur l’application sélective du règlement et sur l’allégation d’un impact mortel sur les cèdres d’une coupe jusqu’à la hauteur prescrite par le règlement.

 

[26]    Le défendeur a répondu aux arguments de la poursuite. Il écrit que son droit acquis est « causé par la prescription » considérant que durant quatre décennies, la Ville a omis d’aviser « le propriétaire en 1984 que ses cèdres dépassaient les 39" exigés par la Ville à ce moment-là, et depuis jusqu’en octobre 2018 ». Au soutien de cet argument, il invoque les articles 2875 et 2877 du Code civil qui traitent de la prescription.

 

[27]    Subsidiairement, il soulève l’application sélective du règlement. Il conteste l’allégation qu’un voisin immédiat aurait fait une plainte et soutient que la poursuite judiciaire relative à la haie n’est qu’un « subterfuge de la Ville à cause de la poursuite aux Petites Créances » qu’il a intentée contre la Ville. Il plaide que la poursuite contre lui est abusive et que la hauteur des cèdres n’est qu’un prétexte pour le museler. Il accuse la Ville d’une application sélective du règlement en réaction à son action judiciaire déposée le 4 octobre 2018. Au soutien de cet argument, il soumet une copie de la mise en demeure envoyée à la Ville en juin 2018 et un relevé informatique de Justice Québec. La mise en demeure fait état d’un différend au sujet d’un tuyau d’égout obstrué et réclame la somme de 1 674,17 $.

 

[28]    Monsieur Lebeau ajoute des allégations factuelles non mentionnées lors de son témoignage. Il ajoute des informations au sujet de ses voisins et explique pourquoi il ne croit pas que ces derniers ont fait une plainte contre lui.

III - ANALYSE

1. Les cèdres de M. Lebeau sont-ils assujettis au règlement?

[29]    D’abord, est-ce que les cèdres du défendeur constituent une haie au sens du règlement? À cette question, je réponds oui très facilement. Les photos produites par les deux parties le démontrent bien. Elles montrent que les cèdres sont en forme de haie et sont tellement proches des clôtures, que parfois leur feuillage les dépasse. M. Lebeau lui-même utilise le terme « haie » pour les décrire au paragraphe 18 de son argumentation écrite.

[30]    Bien sûr, les cèdres sont sur le terrain de M. Lebeau. Il n’aurait pas le droit de les avoir ailleurs. Et les petites clôtures qui ceinturent la cour n’empêchent pas la coexistence de haies à leurs côtés, en parallèle. Cette cohabitation n’a rien d’inhabituelle.

2. Les haies sont-elles conformes au règlement?

[31]    L’inspecteur Bounif estime que les haies ont deux fois sa hauteur, donc environ 3,5 mètres. Monsieur Lebeau estime leur hauteur à 11 ou 12 pieds, ce qui est équivalent. Les photos suggèrent la même chose.

[32]    Afin de déterminer si les haies sont conformes au règlement actuel, il faut savoir aussi quelle est la hauteur maximale permise par le règlement. C’est loin d’être évident.

[33]    Selon la poursuite et l’inspecteur Bounif, pour être conformes au Règlement 533, les haies de M. Lebeau ne devaient pas dépasser « un mètre pour la cour avant » et « deux mètres sur la cour latérale, mais à l’arrière ».

[34]    Les dispositions pertinentes du Règlement 533 sont les suivantes :

ARTICLE 3.14. RÈGLES GÉNÉRALES CONCERNANT LES CLÔTURES ET LES HAIES

 

a) Sont autorisés au terme du présent article comme clôtures et haies, les clôtures de bois ou de métal, les murs de brique ou de pierre, et les haies.

 

d) Sauf pour les chantiers de construction et sauf pour les cas énumérés à l’alinéa b), la hauteur maximale des clôtures et des haies, lorsque permises, est établie comme suit :

 

Dans la cour avant, incluant la ligne avant ainsi que la partie des lignes latérales située dans la cour avant, la hauteur maximum est de 1 mètre (3,3’) ;

 

Dans le cas d’un terrain de coin, dans la partie de la cour avant (incluant la marge avant) située dans le prolongement de la cour arrière, et ce jusqu’à la limite d’emprise de la rue sur laquelle donne la façade secondaire du bâtiment et jusqu’à 10,0 mètres de la limite d’emprise de la rue sur laquelle donne la façade principale du bâtiment, la hauteur maximale est de 1,6 mètre (5,25’);

 

Dans les cours latérales et arrière, incluant les lignes latérales et la ligne arrière, la hauteur maximum est de 2 mètres (6,6’);

 

Sur un terrain de coin, les clôtures et les haies ne doivent pas excéder 90 centimètres (3,0’) de hauteur mesurée par rapport au centre de la rue, et ce pour un espace triangulaire dont les côtés correspondant aux lignes d’emprises des voies publiques faisant intersection n’ont pas moins de 9 mètres (29,5’).

 

Pour les fins de l’application des alinéas d), e) et f), la hauteur d’une clôture ou d’une haie est la hauteur mesurée entre la partie la plus haute de ladite clôture ou haie et le niveau du sol adjacent à chaque point de sa longueur.

 

Annexe 1

DÉFINITIONS

 

COUR ARRIÈRE: Dans le cas d'un lot intérieur, la cour arrière est l'espace au sol délimité par les limites arrière et latérales du lot et par la façade arrière du bâtiment et ses prolongements imaginaires jusqu'aux limites latérales du lot; dans le cas d'un lot de coin, la cour arrière est l'espace au sol délimité par les limites latérales du lot, par la façade arrière du bâtiment et par le prolongement imaginaire de la façade latérale (côté rue) du bâtiment.

 

COUR AVANT: Dans le cas d'un lot intérieur, la cour avant est l'espace au sol délimité par les limites avant et latérales du lot et par la façade principale du bâtiment et ses prolongements imaginaires jusqu'aux limites latérales du lot; dans le cas d'un lot de coin, la cour avant est l'espace au sol délimité par les limites avant et latérales du lot et par les façades principale et latérales (côté rue) du bâtiment et leur prolongement.

 

COUR LATÉRALE: Dans le cas d'un lot intérieur, la cour latérale est l'espace au sol délimité par la limite latérale du lot, par le prolongement imaginaire de la façade principale du bâtiment, par la façade latérale du bâtiment et par le prolongement imaginaire de la façade arrière du bâtiment; dans le cas d'un lot de coin, la cour latérale est l'espace au sol délimité par la limite latérale du lot qui est parallèle aux façades latérales du bâtiment, par les prolongements imaginaires des façades principale et arrière du bâtiment et par la façade latérale (côté opposé au côté rue) du bâtiment.

[soulignements ajoutés]

 

[35]La rédaction de ce règlement ne facilite pas sa compréhension. Il est étonnant que l’inspecteur, dans ses deux lettres adressées au défendeur, n’a fait que reproduire des passages du règlement, sans indiquer la hauteur précise à laquelle il voulait que M. Lebeau taille ses cèdres. Il ne l’a pas indiqué non plus sur le constat d’infraction. Avec égards, cela n’aide pas le citoyen à se conformer au règlement.

[36]J’ai bien compris que l’inspecteur et M. Lebeau ont eu une discussion téléphonique à ce sujet le 9 novembre 2018 et que l’inspecteur était disponible pour d’autres discussions si M. Lebeau l’avait voulu. Mais les paroles s’envolent. Il est préférable qu’un avis de non-conformité précise clairement ce qui est demandé comme correctif.

[37]La raison d’être des avis de non-conformité est de favoriser l’action corrective plutôt que la punition. Un avis de non-conformité qui demande au défendeur d’apporter des « correctifs nécessaires », sans préciser lesquels, va à l’encontre de cette philosophie, surtout lorsque le règlement est difficile à comprendre, comme en l’espèce.

[38]Mais la loi n’exige pas l’envoi d’un avis de non-conformité avant de porter une accusation. Nul n’est censé ignorer la loi et elle doit être respectée avec ou sans avis préalable.

[39]Indépendamment de toutes les interprétations qu’on pourrait donner au règlement, il est clair que la hauteur des haies de cèdres, constatée le 7 décembre 2018, dépassait celle permise par le règlement. Que la hauteur maximale permise soit de 90 centimètres, d’un mètre, de 1,6 mètre, ou de deux mètres, les haies de M. Lebeau dépassaient toutes ces limites.

[40]L’accusation reproche à M. Lebeau d’avoir « une haie de cèdres dépassant la hauteur permise » au « [...] ». La preuve documentaire produite par les deux parties nous informe qu’il s’agit d’un lot avec deux adresses civiques : les [...]. Les photos montrent un lot de coin avec une maison collée au coin de rue. La cour est entièrement latérale et il n’y a pas de « cour avant ». Les haies sont loin du coin de rue (la maison se trouvant entre les haies et le coin). Selon moi, le règlement de zonage actuel permet à M. Lebeau d’avoir des haies qui montent jusqu’à deux mètres, soit 6,6 pieds de hauteur.

[41]Malgré cette interprétation favorable au défendeur, ses haies de cèdres sont néanmoins plus hautes que ce qui est permis par le règlement de zonage actuel.

3. La propriété a-t-elle un droit acquis quant à la hauteur des haies?

[42]Monsieur Lebeau plaide que sa propriété bénéficie d’un « droit acquis (causé par la prescription) » en raison de l’inaction de la Ville depuis 1984.

Principe général

[43]Un droit acquis est un droit qui protège une propriété de nouvelles législations qui pourraient venir changer les usages du terrain.

[44]Les droits acquis viennent du principe qu’au Canada, les lois ne sont pas rétroactives. Donc les droits acquis surviennent lorsqu’il y a de nouvelles lois qui rendent invalides l’usage qui a déjà été fait. Un droit acquis permet de maintenir une situation de fait et d’en jouir même si la situation n’est plus conforme aux règlements municipaux.

[45]Le droit acquis suit la propriété et non le propriétaire. Ainsi, il n’est pas nécessaire pour M. Lebeau de prouver qu’il est le propriétaire depuis une année particulière. Il doit, par contre, prouver qu’au moment où la haie a atteint sa hauteur actuelle, elle respectait la norme légale de l’époque.

Loi provinciale

[46]Les droits acquis sont régis par la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme[1] :

 

113. Le conseil d’une municipalité peut adopter un règlement de zonage pour l’ensemble ou partie de son territoire.

Ce règlement peut contenir des dispositions portant sur un ou plusieurs des objets suivants:

18°  régir, par zone ou pour l’ensemble du territoire, les constructions et les usages dérogatoires protégés par les droits acquis:

en exigeant que cesse un usage dérogatoire protégé par droits acquis si cet usage a été abandonné, a cessé ou a été interrompu pour une période de temps qu’il définit et qui doit être raisonnable compte tenu de la nature de l’usage mais qui dans aucun cas ne doit être inférieure à six mois;

en stipulant qu’un usage ou construction dérogatoire protégé par droits acquis ne peut être remplacé par un autre usage ou construction dérogatoire;

en interdisant l’extension ou la modification d’un usage ou une construction dérogatoire protégé par droits acquis ou en établissant les conditions en vertu desquelles un usage ou une construction dérogatoire protégé par droits acquis peut être étendu ou modifié;

19°  régir, par zone, les conditions particulières d’implantation applicables aux constructions et usages sur les lots dérogatoires au règlement de lotissement et protégés par des droits acquis;

(…)

Pour l’application du paragraphe 18° du deuxième alinéa, le règlement peut établir des catégories de constructions et d’usages dérogatoires protégés par des droits acquis et décréter des règles qui varient selon les catégories.

[soulignements ajoutés]

[47]    Ainsi, les règlements municipaux peuvent établir des catégories d’usages dérogatoires protégées par des droits acquis.

Règlement municipal en vigueur

[48]    L’article 2.3 du chapitre 2 du Règlement 533 prévoit qu’un droit acquis existe si une construction ou un usage dérogatoire date d’avant l’entrée en vigueur du nouveau règlement :

2.3. Une construction ou un usage dérogatoire ne jouit de droits acquis qu'en autant qu'elle ou qu'il date d'avant l'entrée en vigueur de tout règlement de zonage dans la Ville de Sainte-Anne-de-Bellevue ou qu'elle ou qu'il a déjà̀ fait l'objet d'un permis légalement émis en vertu d'un règlement de zonage antérieur au présent règlement.

[soulignements ajoutés]

[49]    Le terme « usage dérogatoire » est défini à l’article 2.2 et à l’annexe du même règlement :

2.2. Est considérée comme un usage dérogatoire toute utilisation d'un terrain ou d'une construction - que cette construction soit elle-même dérogatoire ou non au présent règlement - en contravention avec une ou plusieurs des dispositions du présent règlement mais existante ou effective au moment de l'entrée en vigueur du présent règlement, ou prévue dans un bâtiment dont la construction n'est pas terminée au moment de l'entrée en vigueur du présent règlement mais pour laquelle un permis de construction ou un permis d'occupation conformément aux dispositions des règlements dont l'abrogation est ci-haut décrétée avait été émis avant l'entrée en vigueur du présent règlement, à la condition que ce permis soit toujours valide. (…)

ANNEXE 1

USAGE: Fin pour laquelle un terrain, une construction, ou une partie de ceux-ci est utilisée, occupée ou destinée ou traitée pour être utilisée ou occupée; l'usage principal en est la fin principale.

 

USAGE ACCESSOIRE (ou COMPLÉMENTAIRE): Tout usage de bâtiments ou de terrains qui est accessoire ou qui sert à faciliter ou à améliorer l'usage principal; les usages complémentaires à l'habitation sont ceux qui servent à améliorer ou à rendre agréables les fonctions résidentielles; les usages principaux autres que l'habitation peuvent également comporter des usages complémentaires; ceux-ci sont considérés comme tels par le présent règlement, à la condition qu'ils soient un prolongement normal et logique des fonctions de l'usage principal. Un usage accessoire ne peut servir qu'aux seuls occupants de l'usage principal.

[soulignements ajoutés]

 

[50]    Ce règlement est en vigueur depuis le 25 novembre 1990.

[51]    La poursuite concède que l’occupation d’une partie du terrain par une haie peut être considérée comme un usage accessoire ou complémentaire tel que défini au Règlement 533 et qu’elle peut donc être l’objet de droits acquis[2].

[52]    Toutefois, il faut vérifier s’il existait un règlement municipal similaire en 1984 (lorsque la haie fut plantée) et en 1988-1989 (lorsque la haie a dépassé la hauteur permise).

[53]    En effet, il existait des règlements municipaux limitant la hauteur des haies depuis 1967[3], et toutes les versions du règlement depuis 1981 comportent des dispositions quasiment identiques.

Règlement municipal de 1988

[54]    Du 17 juillet 1988 jusqu’au 25 novembre 1990, le règlement en vigueur était le Règlement d’urbanisme et de zonage de la Ville de Sainte-Anne-de-Bellevue #503 dont les dispositions pertinentes à notre litige étaient identiques à celles du Règlement 533.

Règlement municipal de 1981

[55]    Le Règlement d’urbanisme et de zonage de la Ville de Sainte-Anne-de-Bellevue #411 (« Règlement 411 »)[4] était en vigueur du 15 juin 1981 jusqu’au 17 juillet 1988. À son article 3.15, il traitait des haies d’une manière similaire au Règlement 533 :

 

ARTICLE 3.15 - RÈGLES GÉNÉRALES CONCERNANT LES CLÔTURES ET LES HAIES

 

Sont autorisés au terme du présent article comme clôtures et haies, les clôtures de bois ou de métal, les murs de brique ou de pierre, et les haies.

(…)

d) Sauf pour les chantiers de construction et sauf pour les cas énumérés à l'alinéa b), la hauteur maximale des clôtures et des haies, lorsque permises, est établie comme suit:

 

sur la ligne latérale avant, ainsi que sur la partie des lignes latérales située dans la marge avant, la hauteur maximum est de 1 mètre (3.3’) pour les clôtures et les haies ;

 

pour le reste des lignes latérales et la ligne arrière, la hauteur maximum est de 2 mètres (6.6’) et pour les clôture et pour les haies ;

 

sur un lot de coin, les clôtures et les haies ne doivent pas excéder 90 centimètres (3.0’) de hauteur mesurée par rapport au centre de la rue, et ce pour un espace triangulaire dont les côtés correspondant aux lignes d’emprises des voies publiques faisant intersection n’ont pas moins de 9 mètres (29.5’).

 

f) Pour les fins de l'application des alinéas d), e) et f), la hauteur d'une clôture ou d'une haie est la hauteur mesurée entre la partie la plus haute de ladite clôture ou haie et le niveau du sol adjacent à chaque point de sa longueur. (…)

[soulignements ajoutés]

[56]    Entre 1967 et 1981, le Règlement numéro 250 concernant le zonage était encore plus contraignant, car il limitait les haies à une hauteur de 4 pieds. Mais il n’était plus en vigueur lorsque les haies ont été plantées en 1984.

[57]    Ainsi, une infraction a été commise dès que les haies ont dépassé deux mètres de hauteur, un moment que le défendeur estime à 1988.  Il n’y a pas de droit acquis.

La tolérance

[58]    La tolérance de la hauteur d’une haie par la municipalité pendant 30 ans, peut-elle donner au propriétaire le droit de la conserver à cette hauteur? La réponse est non.

[59]    Le fait que la Ville a toléré la présence de la haie en contravention avec sa règlementation de 1988 à 2018 ne confère aucun droit au défendeur. Selon une jurisprudence constante, la tolérance ne peut être créatrice de droits ou constituer un moyen de défense.

[60]    En effet, dans Transport de Conteneurs Garfield inc. c. Ville de Montréal[5], la Cour d’appel affirme que la tolérance d’un usage dérogatoire ne crée pas un droit acquis, même si cette tolérance dure depuis plusieurs années[6] :

[40] Il est vrai que les différentes municipalités qui se sont succédé ont toléré l’empilage des conteneurs. Toutefois, cela ne crée aucun droit en faveur des appelantes.

[41] La doctrine est unanime à affirmer que la tolérance, par une municipalité, d’un comportement dérogatoire à ses règlements n’entraîne pas la création de droits acquis. En 1979, le juge Lorne Giroux, alors professeur, s’exprimait ainsi dans son livre Aspects juridiques du règlement de zonage au Québec :

Nul ne peut prescrire le droit à une affectation qui contrevient au règlement de zonage et son exercice à l’encontre du règlement ne peut conférer aucun droit acquis. La tolérance d’un usage dérogatoire ne peut pas non plus être invoquée comme justifiant la violation du règlement lorsqu’une corporation municipale décide d’agir pour faire cesser la contravention, même si cette tolérance durait depuis plusieurs années.

[soulignements ajoutés]

[61]    Dans Montréal (Ville de) c. Brown[7], la Cour municipale analyse une situation très similaire où une haie dépasse la limite par la ville. Le juge s’appuie sur l’auteur Pierre-André Côté dans L’interprétation des lois qui explique que la tolérance ne peut conférer un droit.[8] Le juge applique cette règle malgré le fait que la municipalité de Hampstead[9] tolérait plusieurs haies qui dépassaient la hauteur permise par son règlement - y compris sur le terrain de l’hôtel de ville.[10]

[62]    Ainsi, la tolérance par la municipalité de la hauteur des haies de M. Lebeau pendant plusieurs années ne crée pas un droit pour le défendeur et la municipalité ne perd pas son droit de faire respecter le règlement.

La prescription

[63]     À l’appui de son argument, le défendeur invoque les articles 2875 et 2877 du Code civil qui traitent de la prescription :

2875. La prescription est un moyen d’acquérir ou de se libérer par l’écoulement du temps et aux conditions déterminées par la loi: la prescription est dite acquisitive dans le premier cas et, dans le second, extinctive.

2877. La prescription s’accomplit en faveur ou à l’encontre de tous, même de l’État, sous réserve des dispositions expresses de la loi.

[64]    Tel que mentionné par la Cour d’appel dans le passage précité de Transport de Conteneurs Garfield inc. c. Ville de Montréal, « nul ne peut prescrire le droit à une affectation qui contrevient au règlement de zonage ».

[65]    Les articles du Code civil concernant la prescription invoqués par le défendeur ne s’appliquent pas en matière pénale. Ce sont plutôt les dispositions du Code de procédure pénale (C.p.p.)[11] qui régissent la prescription en matière pénale provinciale. Selon l’article 14 C.p.p., des accusations pour des infractions datant de plus d’un an sont prescrites :

14. Toute poursuite pénale se prescrit par un an à compter de la date de la perpétration de l’infraction. (…)

[66]    Mais même si les cèdres de M. Lebeau mesurent 12 pieds depuis 1988, il ne bénéficie pas de cette prescription pour une infraction commise le 7 décembre 2018 puisque l’article 155 C.p.p. prévoit qu’une nouvelle infraction distincte est commise chaque jour que l’infraction continue :

155. Lorsqu’une infraction a duré plus d’un jour, on compte autant d’infractions distinctes qu’il y a de jours ou de fractions de jour qu’elle a duré et ces infractions peuvent être décrites dans un seul chef d’accusation.

[67]    En d’autres mots, une nouvelle infraction est commise à chaque jour que la situation dérogatoire persiste. Pour l’infraction du 7 décembre 2018, la Ville avait un an pour porter l’accusation avant qu’elle ne soit prescrite. Et en vertu de l’article 15 C.p.p., ce délai de prescription a été interrompu par la signification du constat d’infraction :

15. La prescription est interrompue par la signification d’un constat d’infraction au défendeur.

[68]    Par conséquent, M. Lebeau ne peut pas invoquer avec succès la prescription.

4. La Ville a-t-elle appliqué son règlement d’une manière abusive?

[69]    L’application sélective du règlement par la Ville, qui n’agit que suite à la réception d’une plainte provenant d’un voisin immédiat, doit-elle avoir un impact dans la détermination de la commission de l’infraction et dans l’évaluation des moyens de défense présentés? Y a-t-il un abus de procédure par la Ville?

[70]    L’inspecteur Bounif a témoigné que les plaintes relatives à l’article 3.14 du Règlement 533 doivent provenir d’un voisin immédiat pour enclencher une action par la Ville.

[71]    Selon lui, la Ville avait reçu plusieurs plaintes par rapport à la haie de M. Lebeau, mais il n’est allé sur les lieux pour faire une inspection que lorsqu’un voisin immédiat s’en est plaint. À l’audience, Monsieur Bounif n’a pas été en mesure de nommer le voisin qui aurait porté plainte.

La discrétion de la municipalité

[72]    La municipalité a une discrétion dans l’application de son règlement. Ce pouvoir discrétionnaire est reconnu à l’article 576 de la Loi sur les cités et villes[12] qui indique qu’une municipalité peut (et non doit) intenter une poursuite pour la commission d’une infraction à un de ses règlements :

576. Une poursuite pénale pour la sanction d’une infraction à une disposition de la présente loi, de la charte ou d’un règlement, d’une résolution ou d’une ordonnance du conseil peut être intentée par la municipalité.

[soulignements ajoutés]

[73]    Mais l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire doit être fondé sur des motifs valables. Il peut être basé sur une politique, en autant que cette politique ne soit pas discriminatoire et qu’elle ne soit pas appliquée de façon discriminatoire ou abusive.

[74]    En l’espèce, cette politique du « voisin immédiat » n’est pas dépourvue de logique. Un voisin immédiat est le principal concerné si une haie est trop haute. Cela peut réduire le degré d’ensoleillement dans sa cour et ainsi nuire à son environnement et à sa qualité de vie. À titre d’exemple, c’est exactement le grief du voisin dans Montréal (Ville de) c. Brown.

[75]    Le statut particulier d’un voisin immédiat est même reconnu par la loi. Un voisin immédiat est considéré comme un « intéressé » au sens de l’article 227 de la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme et, tout comme une municipalité, il peut obtenir de la Cour supérieure une ordonnance de cessation d’une utilisation du sol incompatible avec un règlement de zonage[13].

[76]    Par conséquent, il n’est pas déraisonnable de donner un tel poids aux plaintes provenant du voisin immédiat dans l’application du Règlement 533.

[77]    Et il n’a pas été démontré que cette politique administrative est appliquée de façon discriminatoire.

[78]    Monsieur Lebeau ne croit pas l’affirmation de l’inspecteur Bounif que c’est la plainte d’un voisin immédiat qui a déclenché l’inspection formelle. Monsieur Lebeau plaide qu’il n’y a « aucune preuve » de cela. Cet argument serait pertinent si le conseil municipal avait inclus la plainte du voisin immédiat comme une exigence dans le règlement. Si tel avait été le cas, la plainte du voisin immédiat serait devenue un élément essentiel de l’infraction et la poursuite serait obligée d’en faire la preuve hors de tout doute raisonnable. Mais le conseil municipal n’a pas choisi cette voie. La poursuivante n’a donc pas l’obligation de faire la preuve d’une plainte par un voisin immédiat.

[79]    L’exercice du pouvoir discrétionnaire de poursuivre pour une infraction relève de l’autorité poursuivante et il appartient à celui qui prétend que ce pouvoir a été exercé abusivement ou pour de mauvais motifs de l’établir par la prépondérance des probabilités - non pas par des soupçons ou des suppositions. Le défendeur ne s’est  pas acquitté de ce fardeau de preuve - même si je devais admettre en preuve et considérer les allégations nouvelles dans son argumentation écrite.

[80]    Je souligne en passant que le pouvoir discrétionnaire de poursuivre pour une infraction réglementaire s’exerce à deux niveaux. Il y a d’abord la discrétion de la personne qui remet le constat d’infraction. Mais une fois que le constat est contesté devant la Cour, c’est le procureur qui a l’entière discrétion de maintenir la poursuite ou de la retirer.

[81]    À la Cour municipale de Montréal, toutes les poursuites pour des infractions aux règlements municipaux sont menées par des procureurs du Directeur des poursuites pénales et criminelles (DPPC). Ces procureurs sont indépendants des autorités politiques, y compris les conseils municipaux. Sainte-Anne-de-Bellevue est une des anciennes villes de banlieue qui a repris son statut de ville indépendante lors des « défusions » de 2006. Mais dans le processus, elle n’a pas récupéré sa propre cour municipale. Les services rendus par la Cour municipale de Montréal et par les procureurs du DPPC font partie des compétences qui n’ont pas été retournées aux villes reconstituées. On devrait peut-être parler de la Cour municipale de l’Agglomération de Montréal ou du District de Montréal. En tous les cas, les procureurs à la Cour municipale de Montréal ne sont pas des employés des villes reconstituées. Il s’agit d’une garantie additionnelle de l’indépendance décisionnelle des procureurs municipaux et une protection contre le genre d’abus allégué par M. Lebeau.

L’abus de procédure

[82]    Une cour municipale a « le pouvoir discrétionnaire inhérent et résiduel de contrôler les abus dans l’application de la loi »[14].

[83]    Selon la Cour suprême du Canada, un arrêt des procédures pour abus de procédure n’est justifié que dans les cas les plus manifestes[15]. Deux types de conduite de l’État justifient un tel arrêt. Le premier concerne la conduite qui compromet l’équité du procès d’un accusé (la catégorie « principale »). Le second concerne la conduite qui ne présente aucune menace pour l’équité du procès, mais risque de miner l’intégrité du processus judiciaire (la catégorie « résiduelle »). Le test est le même pour les deux catégories et comporte trois exigences, dont le premier est qu’il doit y avoir une atteinte au droit de l’accusé à un procès équitable ou à l’intégrité du système de justice qui sera révélée, perpétuée ou aggravée par le déroulement du procès ou par son issue. Lorsque c’est la catégorie résiduelle qui est invoquée, il est satisfait à la première étape du test s’il est établi que l’État a adopté une conduite choquant le sens du franc-jeu et de la décence de la société et que la tenue d’un procès malgré cette conduite serait préjudiciable à l’intégrité du système de justice. En l’espèce, cette preuve n’a pas été faite.

[84]    C’est celui qui allègue l’abus de procédure qui doit l’établir et il doit satisfaire à un critère rigoureux[16]. Monsieur Lebeau appuie son argument d’abus de procédure en partie sur des faits qui n’ont pas fait l’objet de preuve à l’audience. Ainsi, il n’a pas pu être contre-interrogé sur ces allégations et la poursuite n’a pas eu la possibilité de demander à faire une contre-preuve, ni de répondre aux nouveaux allégués dans son argumentation.

[85]    Un jugement doit porter sur la preuve présentée à l’audience. Un tribunal peut permettre aux parties de suppléer leurs plaidoiries par des arguments écrits et soumettre des autorités sur des questions de droit. Mais cela ne permet pas aux parties de bonifier leur preuve en ajoutant des faits qui n’ont pas été prouvés à l’audience et qui auraient pu l’être puisqu’ils étaient déjà à la connaissance de la partie qui les invoque.

[86]    Ces principes découlent du devoir d’être équitable envers toutes les parties et du principe de la finalité des débats judiciaires.

[87]    Un tribunal a discrétion pour autoriser que la preuve soit rouverte. Un juge conserve la compétence pour permettre la réouverture d’enquête tant qu’il n’est pas functus officio (c’est-à-dire dessaisi et légalement empêché de continuer à agir dans un dossier). Il peut même le faire proprio motu (de son propre chef). Mais cette discrétion doit être exercée judiciairement et seulement lorsque la justice l’exige. L’étendue de ce pouvoir discrétionnaire est plus réduite après que la preuve soit close.

[88]    Un des considérants peut être le fait que la partie qui pourrait bénéficier d’une réouverture d’enquête ne soit pas représentée par avocat à l’audience - comme c’est le cas pour M. Lebeau. Cependant, ce n’est pas le seul facteur à considérer.

[89]    Monsieur Lebeau n’est pas totalement dépourvu de moyens. Il est le propriétaire d’une maison qu’il a reçu en donation. De plus, il a déjà été assisté par une avocate dans ses litiges avec la Ville. La mise en demeure qu’il a soumise avec son argumentation écrite est signée par une avocate. Si M. Lebeau a choisi néanmoins de ne pas se faire assister par son avocate lors de l’instruction de cette cause, il doit vivre avec les conséquences de son choix. Il n’a pas plus de droits en raison de sa décision.

[90]    Certains des éléments de preuve invoqués pour la première fois dans la réponse écrite du défendeur sont inadmissibles en raison de la règle du ouï-dire. D’autres sont peu pertinents ou ont peu de valeur probante.

[91]    De plus, les faits invoqués pour la première fois dans la réponse écrite du défendeur ne sont pas des faits nouveaux. Il les connaissait et il aurait pu les mentionner lors de son témoignage à l’audience. Je ne crois pas que c’est par simple inadvertance qu’il ne les a pas mentionnés.

[92]    À mon avis, il serait inéquitable d’admettre ces faits en preuve aujourd’hui.

[93]    Par conséquent, je ne prendrai pas l’initiative de rouvrir l’enquête et la preuve, et je ne fonderai pas ma décision sur des faits qui n’ont pas été prouvés à l’audience.

[94]    De toute façon, même si j’avais permis une réouverture d’enquête et admis en preuve ces faits, ils n’auraient pas été suffisants pour modifier ma décision sur le fond. La simple existence d’un autre litige entre les parties n’est pas une raison de conclure à la mauvaise foi, à la malveillance, à des motifs obliques, à un « subterfuge » ou à un « prétexte pour museler » (pour utiliser les expressions du défendeur). Je ne pourrais pas conclure non plus à une poursuite oppressive ou vexatoire.

[95]    Un abus des procédures judiciaires peut justifier qu’un tribunal ordonne l’arrêt des procédures. Mais il s’agit d’une mesure exceptionnelle qui n’est justifiée que dans les cas les plus clairs. En l’espèce, l’abus de procédure n’a pas été démontré. Il demeure au stade de la spéculation. Par conséquent, je ne prononcerai pas un arrêt des procédures pour abus de procédure.

5. L’application du règlement, causerait-elle un préjudice déraisonnable ?

[96]    La taille des haies à la hauteur exigée par le règlement, causerait-elle la mort des cèdres, et si oui, est-ce pertinent ?

[97]    Le défendeur affirme que l’application de ce règlement lui causerait un préjudice déraisonnable puisque sa haie mourra s’il la coupe à la hauteur prescrite dans le règlement municipal.

[98]    D’abord, il ne s’agit que d’une allégation dans l’argumentation. Il n’y a aucune preuve pour la soutenir. Selon la poursuite, M. Lebeau aurait dû présenter une preuve d’expert afin de soutenir son affirmation. C’est vrai qu’un expert est requis pour une preuve d’opinion lorsque la résolution d’un litige exige des connaissances qui dépassent celles d’une personne ordinaire. Parfois un témoin ordinaire peut donner une opinion sur une question qui relève de l’expérience de la vie en général. Mais ce n’est pas le cas en l’espèce. Parfois un juge peut avoir la « connaissance judiciaire » d’un fait bien connu. Ce n’est pas le cas non plus. Au contraire, il me semble peu probable que couper la haie causerait inévitablement la mort des cèdres.

[99]    Cela semblait également être l’avis du juge Pierre D. Denault dans Montréal c. Brown, où les faits étaient très similaires : une haie existante depuis 45 ans dont la hauteur (18 pieds) dépassait de beaucoup la limite permise par la ville (8,2 pieds). Malgré cela, le juge était d’avis :

[…] qu’une approche raisonnable de la situation et j’oserais dire même altruiste de la situation pourrait amener facilement la défenderesse sans préjudicier à la qualité de son environnement, à pouvoir corriger cette situation et ainsi respecter la réglementation.[17]

[100]   Mais même si la preuve avait été faite légalement que la taille de la haie au niveau demandé par la Ville causerait la mort des cèdres, cela n’aurait pas pu avoir un impact sur la décision à rendre. Le litige n’est pas de savoir si le respect du règlement entrainerait des inconvénients pour le défendeur. J’ai à décider si le règlement a été enfreint ou non. En l’absence d’un abus de procédure ou d’une question constitutionnelle, je n’ai pas à me pencher sur les conséquences de ma décision. C’est le même principe qui a guidé Lord Chief Justice Mansfield dans Somerset v Stewart, la cause phare dans l’abolition de l’esclavage[18] :

But if the parties will have it decided, we must give our opinion. Compassion will not, on the one hand, nor inconvenience on the other, be to decide; but the law: in which the difficulty will be principally from the inconvenience on both sides. [...] If the parties will have judgment, fiat justitia, ruat coelum, let justice be done whatever be the consequence. [...] Whatever inconveniences, therefore, may follow from a decision, I cannot say this case is allowed or approved by the law of England; and therefore the black must be discharged.

  [soulignements ajoutés]

[101]   De plus, comme la Cour du Québec l’a exprimé dans Lebeuf c. Corporation Municipale de la Paroisse de St-Barbe[19], il est normal que le respect des règlements de zonage entraine parfois des inconvénients pour les propriétaires :

[…] il est tout à fait normal et usuel que des règlements municipaux de zonage ou de construction occasionnent pour certains contribuables en particulier, une augmentation de coûts et d’inconvénients de même que certaines limitations à l’exercice du droit de propriété.

[102]   Il ne m’appartient pas non plus de juger le bien fondé du règlement. Cela relève des autorités législatives (dont le conseil municipal fait partie).

[103]   Pour toutes ces raisons, je ne peux pas retenir l’argument de M. Lebeau au sujet de la mort éventuelle des cèdres.

IV - CONCLUSION

[104]   En résumé, les cèdres de M. Lebeau constituent des haies et leur hauteur dépasse la limite fixée par le Règlement 533. La propriété n’a pas un droit acquis à la hauteur des cèdres parce que des règlements interdisent une hauteur dépassant deux mètres depuis au moins 1981. La tolérance de la Ville ne crée pas de droits pour le défendeur et l’infraction n’est pas prescrite. L’application sélective du règlement par la Ville n’est pas illégale et la preuve n’a pas démontré un abus de procédure. Finalement, il n’a pas été démontré qu’une taille des cèdres à une hauteur de deux mètres causerait leur mort; et mais même si la preuve en avait été faite, cela n’aurait pas pu avoir un impact sur la décision au fond.

[105]   Pour ces motifs, je déclare le défendeur coupable d’avoir enfreint l’article 3.14 du Règlement de zonage de la Ville de Sainte-Anne-de-Bellevue.

 

 

 

 

 

 

__________________________________

   Randall Richmond, J.C.M.

 

Me Maryse Destrempes

Procureure de la poursuivante

 

M. Gilles Lebeau,

pour lui-même

 

 

Date d’audience :

28 janvier 2020

 



[1] RLRQ c. A-19.1.

[2] Voir Notes et Autorités de la poursuivante au para 21.

[3] Ville de Sainte-Anne-de-Bellevue, Règlement numéro 250 concernant le zonage, entré en vigueur le 13 mars 1967.

[4] Ville de Sainte-Anne-de-Bellevue, Règlement d’urbanisme comprenant un règlement de zonage, un règlement de construction et un règlement de lotissement (RM 411).

[5] 2015 QCCA 120, aux par. 40-41.

[6] Voir aussi, Placements Pallicano inc. c. Ville de Montréal, 2017 QCCS 2625, par. 61; Selvaggi c. Ville de Montréal, 2016 QCCS 417, par. 86-87; Ville de Québec c. Brassard, 2018 QCCM 203, par. 65.

[7] 2008 QCCM 286

[8] Id., au para. 47.

[9] Hampstead était un arrondissement de la Ville de Montréal au moment de l’infraction, mais elle était redevenue une ville indépendante au moment de l’instruction.

[10] Ibid aux par. 29 et 51.

[11] RLRQ c. C-25.1.

[12] RLRQ c. C-19.

[13] Thibodeau c. Poissant, 2015 QCCS 2244, par. 116.

[14] Théodore c. Savard-Déry, 2019 QCCS 1765, par 59.

[15] R. c. Babos, 2014 CSC 16.

[16] R. c. Nixon, 2011 CSC 34.

[17] Montréal (Ville de) c. Brown, 2008 QCCM 286, para. 52.

[18] (1772), 98 ER 499, pp. 509-510

[19] 2001 CanLII 251 (QC CQ) au para. 62.

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