Décision

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R. c. Giroux

2025 QCCA 848

COUR D’APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

SIÈGE DE

 

MONTRÉAL

 :

500-10-008135-236

(500-01-215997-211)

 

DATE :

 9 juillet 2025

 

 

FORMATION :

LES HONORABLES

MARTIN VAUCLAIR, J.C.A.

JUDITH HARVIE, J.C.A.

CHRISTIAN IMMER, J.C.A.

 

 

SA MAJESTÉ LE ROI

APPELANT – poursuivant

c.

 

YANN GIROUX

INTIMÉ – accusé

 

 

ARRÊT

 

 

MISE EN GARDE : Une ordonnance limitant la publication a été prononcée en première instance en vertu de l’article 486.4 C.cr. afin d’interdire la publication ou la diffusion de quelque façon que ce soit de tout renseignement qui permettrait d’établir l’identité de la victime ou d’un témoin.

  1.                 Le ministère public (ci-après « l’appelant ») se pourvoit contre un jugement rendu le 30 novembre 2023 par l’honorable Pierre Dupras de la Cour du Québec, chambre criminelle et pénale, district de Montréal, lequel accueille une requête en arrêt des procédures pour délais déraisonnables.
  2.                 Pour les motifs du juge Vauclair, auxquels souscrivent les juges Harvie et Immer, LA COUR :
  3.                 ACCUEILLE l’appel;
  4.                 ANNULE le jugement prononçant l’arrêt des procédures;
  5.                 RETOURNE le dossier au juge du procès afin qu’il rende jugement.

 

 

 

 

MARTIN VAUCLAIR, J.C.A.

 

 

 

 

 

JUDITH HARVIE, J.C.A.

 

 

 

 

 

CHRISTIAN IMMER, J.C.A.

 

Me Julien Fitzgerald

DIRECTEUR DES POURSUITES CRIMINELLES ET PÉNALES

Pour l’appelant

 

Me Réginal Victorin

Pour l’intimé

 

Date d’audience :

9 avril 2025


 

MOTIFS DU JUGE VAUCLAIR

 

 

  1.                 En 2016, la Cour suprême a lancé un message fort appelant tous les acteurs du système judiciaire à inscrire en rouge, dans leurs agendas respectifs, la date à laquelle le dépassement du plafond ouvrira la voie à un arrêt des procédures dans un dossier. Ils doivent adapter leur conduite en conséquence.
  2.                 Il en va ainsi parce que le droit à un procès dans un délai raisonnable n’est pas une simple exigence procédurale, mais un droit constitutionnel. Qui plus est, ce droit comporte une dimension sociale ou collective : R. c. Askov, [1990] 2 R.C.S. 1199, 1219, R. c. Jordan, [2016] 1 R.C.S. 631, par. 50 (ci-après « Jordan »); R. c. Rice, 2018 QCCA 198, par. 13 (ci-après « Rice »).
  3.                 Plus que jamais, cette dimension interpelle le poursuivant, la défense et les juges, mais aussi le ministère de la Justice et le législateur, essentiellement l’État, et pousse ce dernier à agir afin que le système de justice dispose des ressources nécessaires pour satisfaire à cette obligation.
  4.                 En effet, la responsabilité d’amener un accusé à procès dans les délais appartient à l’État : R. c. Askov, [1990] 2 R.C.S. 1199, 1225; Rice, par. 216. Néanmoins, l’accusé ne peut pas adopter un comportement qui contribue de manière illégitime au dépassement des délais.

*

  1.            L’intimé est accusé d’agression sexuelle, de voies de fait et de harcèlement à l’égard de sa partenaire intime. Devant la Cour du Québec, il s’agit d’un dossier de « violence conjugale » traité de manière différente des autres dossiers.
  2.            Le juge du procès tient le procès de l’intimé les 2 et 3 octobre 2023. Puis, le 24 octobre 2023, un débat s’engage à la suite du dépôt par l’intimé d’une requête fondée sur l’alinéa 11b) de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada
    (R.-U.), 1982, c. 11.
  3.            Invoquant l’arrêt Jordan, l’intimé demande l’arrêt des procédures au motif que le délai écoulé pour tenir son procès est déraisonnable (la « requête Jordan »). Le 30 novembre 2023, le juge conclut que le délai net est de 20,75 mois. Le plafond de 18 mois étant dépassé, il ordonne l’arrêt des procédures.
  4.            Le ministère public, en l’occurrence l’appelant, demande à la Cour d’intervenir pour deux motifs, dont j’inverse l’ordre de présentation. Le premier moyen reproche au juge de ne pas avoir tenu compte de la tardiveté de la requête Jordan, déposée quelques jours avant le procès. Le second, soulevé au procès de manière subsidiaire, lui reproche d’avoir rejeté la preuve concernant l’incidence de la pandémie dans le district judiciaire de Montréal au moment de fixer l’affaire à procès. Le ministère public demande donc à la Cour de constater que les délais ne sont pas déraisonnables et de retourner le dossier au juge du procès afin qu’il rende jugement.
  5.            De son côté, même s’il a eu gain de cause, l’intimé demande à la Cour d’intervenir à l’égard de deux conclusions du juge qui lui aurait attribué par erreur la responsabilité de deux périodes dont il ne serait pas responsable ou, du moins, pas entièrement. Ainsi, selon l’intimé, les délais imputables à l’État seraient plus longs que ceux déterminés par le juge.
  6.            La position de l’intimé oblige à revenir sur des périodes qui ne font pas l’objet de l’appel du ministère public et qui s’inscrivent dans le cheminement d’un dossier, dit de « violence conjugale », devant la Cour du Québec.
  7.            Au terme de l’analyse, je suggère de ne pas intervenir à l’égard des reproches formulés par l’intimé. Comme je l’explique, si le juge commet bien une erreur dans l’analyse de ces périodes, elle ne bénéficie pas à l’intimé. Par ailleurs, je propose de faire droit au premier moyen soulevé par le ministère public concernant la tardiveté de la requête. Je conclus que le juge a commis une erreur et que le délai net revient, lorsqu’on le corrige, sous le plafond de 18 mois fixé par l’arrêt Jordan.
  8.            Vu la position de l’intimé, il est nécessaire de détailler le cheminement du dossier. Le juge attribue à l’intimé la responsabilité de la période suivant la demande du second pro forma et celle découlant de la démarche de l’intimé pour sécuriser son mandat d’aide juridique. J’aurai l’occasion de rappeler certains principes qui me semblent avoir été oubliés depuis Jordan.
  9.            Pour simplifier les motifs qui suivent, je précise d’abord le contexte, en décrivant chacune des périodes pertinentes à l’appel, pour ensuite présenter la position respective des parties et, enfin, mon analyse de leurs arguments.

Le contexte

  1.            Il est utile de préciser que les accusations portées contre l’intimé n’autorisent pas la tenue d’une enquête préliminaire. Elles sont toutes « optionables », c’est-à-dire que l’accusé a le choix du tribunal qui va le juger. Comme le veut la pratique d’alors, l’intimé a « réservé son choix » à la comparution.
  2.            À cet égard, l’arrêt Costanzo-Peterson, rendu bien après le jugement dans la présente affaire, précise au moins trois choses oubliées par cette pratique : 1) le choix fixe le plafond Jordan applicable, 2) le Code criminel prévoit qu’en l’absence de choix – soit l’équivalent de « réserver son choix » – un accusé est présumé avoir choisi d’être jugé par un juge et un jury et 3) le « choix », lorsqu’il se manifeste, est alors un « nouveau choix » au sens du Code criminel. Ainsi, le choix d’être jugé par un juge de la cour provinciale entraîne un plafond Jordan de 18 mois et requiert le consentement du ministère public : R. c. Costanzo-Peterson, 2024 QCCA 1282, par. 73-103.
  3.            En l’espèce, les parties conviennent que le plafond est de 18 mois au terme d’un nouveau choix. Au surplus, elles s’entendent que le procès envisagé n'est pas particulièrement complexe au sens de l’arrêt Jordan.
  4.            Voici ce que les notes sténographiques et les observations des avocats à l’audience permettent de comprendre du cheminement du dossier.

Du 15 février 2021 au 13 juillet 2021

  1.            Le 15 février 2021, à la comparution, le ministère public suggère d’emblée de reporter l’affaire au 13 juillet 2021 pour le premier pro forma. Le dossier est donc fixé à cette date, soit cinq mois après la comparution et, à la demande du ministère public, « avec assignation ».
  2.            Cette assignation vise la plaignante. Le ministère public explique qu’il s'agit de la pratique habituelle développée pour traiter, notamment, les accusations de violence conjugale. Ce long délai serait normal dans les circonstances, voire convenu, puisque l’assignation vise à créer l’occasion de rencontrer la personne plaignante, afin d’évaluer la suite du dossier judiciaire. Toutefois, on attend le pro forma pour rencontrer la personne plaignante puisqu’il est exceptionnel de tenir une rencontre avant cette première date.
  3.            Cela dit, comme il l’avait fait valoir lors du voir-dire au procès, le ministère public répète que ce processus, bien que convenu, n'est toutefois pas imposé à l’accusé. S’il le souhaite, il peut fixer la date de son procès à tout moment. L’intimé conteste toujours cette dernière affirmation.
  4.            À mon avis, il n'est pas nécessaire de trancher cette question précise dans le cadre de l’appel, puisqu’en définitive, le juge conclut, et cela n’est pas contesté, que la période entre le 15 février 2021 et le 13 juillet 2021 (148 jours) est nécessaire à la préparation du dossier et il ne l’impute pas à l’intimé. Je souligne néanmoins que ce délai de préparation peut sembler long pour un dossier simple.

Du 13 juillet 2021 au 9 décembre 2021

  1.            Le 13 juillet 2021, la nouvelle avocate de l’intimé, Me Galarneau, comparaît au dossier. Un imbroglio non précisé fait en sorte que la plaignante n’a pas été assignée par le ministère public. Elle n’est donc pas présente et ne peut pas être rencontrée. L’intimé demande donc de reporter le dossier « avec assignation », afin qu’elle puisse se présenter, en ajoutant qu’on lui a expliqué « que ça va être dans les dates de maître Chartrand » qui semble piloter le dossier pour la poursuite. La juge présidant la séance intervient pour s’enquérir si la date du 9 décembre est toujours possible pour maître Chartrand et elle fixe le dossier à cette date. Rien de plus ne transparaît des notes, outre le fait qu’un délai de près de 10 mois se dessine depuis la comparution et que le dossier est toujours au même point.

La conclusion du juge sur cette portion

  1.            Cette période entre le 13 juillet 2021 et le 9 décembre 2021 est de 149 jours. Cette fois, le juge l’attribue à l’intimé. L’appelant est d’accord. L’intimé conteste cette conclusion en appel.
  2.            Pour imputer ce délai à l’intimé, le juge considère qu’il y a une « renonciation implicite ». Il applique une approche élaborée par la jurisprudence de la Cour du Québec dans le traitement d’un dossier propre aux affaires de « violence conjugale », des dossiers aux problématiques particulières qui exigent plus de temps. Selon cette conception, l’arrêt Jordan n’a pas considéré ce modèle de « justice alternative » et bien que le délai de 18 mois s’applique, il faut considérer qu’une « renonciation implicite » de la personne accusée accompagne toutes les remises qui ponctuent le cheminement du dossier. Ainsi, on considère d’emblée que la personne accusée dans ce type de dossier accepte de se soumettre à cette progression plus lente, à moins d’exiger son procès.

Les arguments

  1.            Le ministère public réitère les explications données au premier juge concernant le traitement des dossiers de violence conjugale, lequel est plus long en raison des préoccupations liées de la sécurité de la personne plaignante et de la nécessaire vérification auprès d’elle de sa volonté de poursuivre le processus criminel. Cela peut d’ailleurs s’avérer favorable à la défense, d’où son intérêt à participer. On explique aussi qu’un dossier de violence conjugale procède selon le principe d’une « poursuite verticale », c’est-à-dire qu’une ou un procureur(e) pilote le dossier pour le poursuivant. Dans ce contexte, toute date de remise tient compte de son agenda, ce qui ajoute des contraintes.
  2.            Toujours selon le ministère public, la rencontre avec la personne plaignante comporte des avantages pour les deux parties. Cela permet de vérifier ses intentions et de ne pas fixer inutilement un procès si une alternative est souhaitée, laquelle peut se traduire de plusieurs façons y compris par l’absence d’une condamnation criminelle. Notamment pour cette raison, cela peut s’avérer favorable à la défense et explique son intérêt à ce que se tienne cette rencontre. Vu ainsi, un second pro forma constitue une « renonciation implicite », s’il est accepté, puisque la personne accusée peut demander en tout temps une date de procès. Ainsi, le juge n’a pas erré en considérant la « renonciation implicite » de l’intimé.
  3.            L’intimé est en désaccord avec l’approche de la « renonciation implicite » puisqu’il y voit davantage une « adhésion forcée » à un processus et aux délais qui en découlent. Selon lui, le ministère public n’accepte pas de fixer une date de procès sans avoir rencontré la personne plaignante, ce qui occasionne un premier long délai après la comparution. Il ajoute que, même en acceptant l’idée qu’un nouveau report puisse être une renonciation implicite, ce n'est pas le cas en l’espèce. Il prétend que puisque l’assignation de la personne plaignante ne s’est pas « matérialisée » par la faute du ministère public, on ne peut lui imputer de vouloir adhérer à un processus qui a failli et qui force un nouveau délai pour rencontrer la personne plaignante. La responsabilité de ce nouveau délai repose sur le ministère public.

Analyse de cette période

  1.            L’intimé a tort de prétendre que cette période ne doit pas être déduite du délai total, même si le fondement invoqué par le juge est erroné. Le juge détermine d’emblée que les remises qui ponctuent le cheminement procédural des dossiers en matière de violence conjugale entraînent une renonciation implicite de la part de la personne accusée, ce qui rehausse, en fait, le plafond établit dans Jordan. Concrètement, cela dénature le concept de renonciation et crée un régime particulier qui autorise un dépassement des plafonds fixés par l’arrêt Jordan. Il s’agit d’une erreur.
  2.            D’abord, les plafonds de l’arrêt Jordan ont été établis en tenant compte que certains dossiers demandent plus de temps par rapport à une affaire courante.
  3.            Dans l’arrêt Jordan, les juges adoptant l’opinion concordante estiment que les plafonds sont déjà beaucoup trop élevés. Ces observations sont reprises dans Rice, aux paragraphes 43 et 44 (soulignements dans l’original) :

[43] Le plafond présumé ne devrait pas être atteint dans la grande majorité des cas. En effet, le délai total maximum, dans les deux cas, tient compte des délais institutionnels acceptables, des délais inhérents à l’affaire, y compris la complexité accrue des causes : R. c. Jordan, [2016] 1 R.C.S. 631, par. 53, de même que la défense éventuelle : R. c. Jordan, [2016] 1 R.C.S. 631, par. 65; R. c. Cody, 2017 CSC 31, par. 29, le préjudice étant désormais présumé lorsqu’ils sont atteints : R. c. Jordan, [2016] 1 R.C.S. 631, par. 52-55.

[44] Il est intéressant de noter que les juges ayant rédigé une opinion concordante dans l’arrêt Jordan soulignent que « [d]ans la grande majorité des cas, les plafonds sont tellement élevés qu’ils risquent de perdre tout leur sens. Ils risquent de ne contribuer d’aucune façon à pallier le problème de la soidisant culture des délais. En fait, des plafonds aussi élevés risquent davantage d’alimenter une telle culture que de l’éliminer. » : R. c. Jordan, [2016] 1 R.C.S. 631, par. 276.

  1.            Quant aux juges majoritaires dans ce même arrêt, ils expliquent tenir compte de la complexité accrue des causes et ils écrivent au paragraphe 53 :

[53] En deuxième lieu, le plafond présumé prévoit du temps supplémentaire pour tenir compte des autres facteurs qui peuvent raisonnablement influer sur le temps qu’il faut pour intenter des poursuites. Au nombre de ces facteurs figurent les délais inhérents à l’affaire et la complexité accrue des affaires criminelles depuis Morin. Le plafond prend ainsi en considération la place importante qu’occupe la procédure dans notre système de justice criminelle.

  1.            Il appert donc que le plafond permet le traitement des dossiers qui exigent plus de temps. Ainsi, même en acceptant que ce soit le cas pour les dossiers particuliers de « violence conjugale », ils devraient être résolus à l’intérieur des plafonds. Cela n’empêche pas, bien entendu, qu’un cas particulier puisse exiger davantage de temps. Les plafonds sont des lignes directrices et ils ne sont pas des délais de prescriptions absolus : Jordan, par. 115.
  2.            De plus, je rappelle que la Cour suprême a rejeté l’idée de créer des catégories de dossiers qui dérogent aux plafonds établis. Selon la Cour, attribuer un plafond distinct pour les affaires mettant en cause des adolescents est « incompatible avec l’approche du plafond uniforme adopté dans l’arrêt Jordan » : R. c. K.J.M., [2019] 4 R.C.S. 39,
    par. 65-66.
  3.            Il est préférable de s’en remettre aux faits plutôt que de tenter de qualifier la procédure suivie. En l’espèce, la seule conclusion est que l’intimé consentait à une remise du dossier pour que la personne plaignante soit rencontrée. Cela donne du poids à l’affirmation voulant que cette rencontre puisse être favorable à une résolution alternative souhaitée également par la personne accusée.
  4.            Tous conviennent que la première date fixée après la comparution, soit cinq mois plus tard, est particulièrement éloignée. Selon ce qu’il faut en comprendre, ce délai est habituel pour rencontrer la personne plaignante. Toutefois, absolument rien n’est entrepris pour réaliser l’objectif. En d’autres termes, on attend littéralement à la date fixée pour réaliser la rencontre; on ne profite pas du délai de cinq mois pour la tenir et faire avancer le dossier. Bref, ce délai est l’équivalent d’un « temps mort ».
  5.            Certes, ce premier délai se confond avec le temps de préparation de la défense, ce qui peut le justifier, au moins en partie. Il demeure qu’une période de cinq mois paraît longue pour préparer un dossier non complexe, décider des paramètres d’un procès et en fixer la date. Ce « temps mort » devient aberrant si l’objectif du ministère public est de rencontrer la personne plaignante pour décider de la suite du dossier. Dans la mesure où cette dernière ne se présente pas à la date fixée, comme c’est le cas en l’espèce, le ministère public se trouve au même point qu’à la comparution et voudra toujours, de son côté, rencontrer la personne plaignante avant de fixer un procès. À cette fin, une deuxième remise semble inévitable pour satisfaire l’objectif de rencontrer la personne plaignante avant de fixer un procès. Le contraire saperait la raison du délai encouru.
  6.            C’est sans doute pour cette raison que le ministère public a plaidé au juge qu’il s’agissait d’« une demande conjointe de remise […] puisque les deux ont intérêt à ce que la plaignante soit rencontrée », justifiant ainsi la renonciation implicite de l’intimé.
  7.            Si c’est le cas, il y a confusion. Si la demande de remise est conjointe, le ministère public n’est pas prêt à procéder et le délai qui s’ensuit ne peut pas être imputé à la défense :

[64] Autre exemple, la défense cause directement le délai si le tribunal et le ministère public sont prêts à procéder, mais pas elle. Le retard découlant de ce manque de disponibilité sera imputé à la défense. Toutefois, les périodes durant lesquelles le tribunal et le ministère public ne sont pas disponibles ne constituent pas un délai imputable à la défense même si l’avocat de la défense n’est pas disponible lui non plus. […]

R. c. Jordan, [2016] 1 R.C.S. 631, par. 64.

  1.            À mon avis, il peut être préférable de tracer un parallèle entre cette approche dite de « renonciation implicite » dans un dossier de violence conjugale et la facilitation pénale. Certes, la facilitation pénale doit en principe se faire en parallèle des procédures et elle ne devrait pas ralentir la préparation ou la tenue du procès. On reconnaît cependant que, parfois, elle freine la progression du dossier et qu’il faut alors retrancher ce délai du délai total : R. c. Rice, 2018 QCCA 198, par. 171. Dans la mesure où le ministère public reconnaît qu’une personne accusée peut en tout temps obtenir sa date de procès, le fait qu’elle n’exige pas son procès rend l’analogie plus probante. J’ajoute toutefois que si les parties peuvent ainsi s’entendre pour stopper l’horloge, le juge doit alors s’assurer que le temps nécessaire ne soit pas déraisonnable compte tenu de la dimension collective de la garantie prévue à l’alinéa 11b) de la Charte :  R. c. Askov, [1990] 2 R.C.S. 1199, 1219-1222; Jordan, par. 23-27, 210 (motifs concordants); Rice, par. 13, 26-27, 53, 74, 157, 164, 170.
  2.            Une autre observation est nécessaire. Dans un contexte où le ministère public soutient qu’un ressac de la pandémie prolonge les délais pour tenir les procès, je trouve remarquable que le ministère public, mais aussi les juges qui sont intervenus dans le dossier alors qu’il évoluait devant la Cour du Québec, ne semblent pas adapter la pratique pour se soucier du plafond.
  3.            Dans Rice, il est écrit :

[158] Tant le ministère public que la défense ont le devoir et la responsabilité d’informer le juge des véritables motifs d’une demande de remise et ils ne doivent pas retenir l’information, ce qui peut également exiger des explications plus complètes afin de permettre au juge d’évaluer la pertinence, l’utilité et l’impact de la demande: R. c. Dupuis, 2016 QCCA 1930, par. 41. Ceci permet également au juge de comprendre la dynamique et la progression du dossier. Il pourra éventuellement, si la demande est accordée, attribuer la responsabilité du délai qui en découle. Accorder trop facilement les demandes de remise « de consentement » et les déduire des plafonds n’induisent pas le sentiment d’urgence relative que doit avoir toute affaire criminelle.

[soulignements ajoutés]

  1.            Il ne suffit pas d’énoncer un motif de remise. L’idée est de mettre sur la table, à chaque occasion, la date d’atteinte du plafond, l’état du dossier, et, évidemment, plus cette date se rapproche, plus il faudra envisager des solutions avant que le juge n’accorde la remise. Cet exercice appartient aux parties. Elles ont le devoir d’éclairer le juge qui a également le devoir de réagir lorsque la progression met en péril un procès dans un délai raisonnable, en tenant compte des plafonds Jordan.
  2.            Par ailleurs, comme le rappelle la Cour suprême, « l’avocat du ministère public doit être conscient du fait que tout délai qui découle de l’exercice du pouvoir discrétionnaire du poursuivant doit respecter les droits de l’accusé protégés par l’al. 11b) » : R. c. Thanabalasingham, [2020] 2 R.C.S. 413, par. 5, citant Jordan, par. 79. Aussi, l’obligation de prendre des mesures pour accélérer les procédures s’impose au ministère public en raison des décisions qu’il prend : R. c. Boulanger, 2021 QCCA 815, par. 132 (confirmé pour d’autres motifs à [2022] 1 R.C.S. 9), citant R. c. K.J.M., [2019] 4 R.C.S. 39, par. 110. Ces décisions, qu’elles touchent un seul dossier ou une catégorie de dossier, ne modifient pas les plafonds fixés dans Jordan.
  3.            Qui plus est, dans un contexte où l’on invoque un événement distinct et exceptionnel, comme peuvent l’être les répercussions de la pandémie, la jurisprudence exige une réaction prompte. S’il faut le rappeler, lorsqu’un tel événement survient, « on attend du ministère public et du système de justice qu’ils s’activent pour régler le problème [et que] [l]’absence de mobilisation pourrait faire en sorte qu’une partie du délai ne soit pas déduit du délai net : R. c. Jordan, [2016] 1 R.C.S. 631, par. 75 » : Rice, par. 84-85 (italiques dans l’original).
  4.            Par conséquent, si le ministère public anticipait une date éloignée pour tenir le procès en raison de ce qu’il croyait être un événement distinct, il devait prendre l’initiative de réduire la période qui mène au procès. Le dossier démontre clairement qu’il n’y a pas eu un tel empressement de sa part.
  5.            Quant aux juges, la Cour suprême souligne toujours qu’ils « peuvent et doivent prendre en considération la proximité de l’atteinte des plafonds fixés par l’arrêt Jordan lorsqu’il s’agit de prioriser les affaires qui leur sont confiées » : R. c. K.G.K., [2020] 1 R.C.S. 364, par. 61.
  6.            Cela est vrai à toutes les étapes où un juge intervient dans un dossier. L’arrêt Jordan mettait en garde les acteurs du système contre la complaisance observée jusqu’alors dans le cheminement des dossiers. Il est de la responsabilité des parties de justifier au juge toute demande de remise. Ce dernier doit s’assurer qu’elle est légitime. Il doit en déterminer la cause (poursuite non prête, préparation de la défense, autre motif) et ne pas l’accorder simplement parce qu’il y a une renonciation, le tout dans le respect des plafonds Jordan : Rice, par. 157 et 158.
  7.            Mon collègue, le juge Cournoyer, insiste avec raison sur le fait que le plafond détermine la cadence de la progression d’un dossier :

[16] À cet égard, l’enquête préliminaire doit se tenir le plus rapidement possible. La désignation du juge de gestion de l’instance intervient à la première occasion lorsque celle-ci s’avère nécessaire. La durée de la gestion de l’instance doit être établie promptement, encadrée par un calendrier et des échéances. La détermination de la date du procès s’effectue avec célérité. La cadence imposée par le plafond présumé détermine l’établissement du cheminement de l’instance, sa gestion et la date de la tenue du procès lui-même.

R. c. Boulanger, 2021 QCCA 815, par. 16 conf. pour d’autres motifs à [2022] 1 R.C.S. 9. [soulignements ajoutés]

  1.            Plus de neuf ans après Jordan, à la vue du cheminement du présent dossier, lequel est décrit comme étant « normal » dans le cas de dossiers traitant de violence conjugale, des interrogations légitimes persistent.
  2.            La lecture des notes laisse penser que l’affaire progresse sans direction. Les deux premiers pro forma requièrent environ dix mois, sur un plafond possible de 18, et personne ne semble s’en soucier. Les juges devant qui les parties se présentent ne posent aucune question et les représentants des avocats ad litem semblent incapables de prendre des décisions et ne donnent aucune information d’intérêt aux juges. Or, les informations pertinentes doivent être transmises aux juges afin qu’ils assurent le respect des délais. Un juge peut même imposer aux parties des mesures pour les respecter; elles varieront nécessairement et seront toujours guidées par la prudence.
  3.            En définitive, le juge a retranché cette période du délai net et l’intimé y voit une erreur. Le 13 juillet, il est manifeste que tant le ministère public que l’intimé estimaient nécessaire de convoquer – ou « d’assigner » – à nouveau la plaignante pour qu’elle soit rencontrée. À ce moment, l’intimé ne demande pas de fixer une date de procès. Dans les circonstances, un rapprochement avec une forme de « facilitation » ou de « recherche de règlement » s’impose. Cela a eu l’effet de freiner la progression du dossier et la période qui en découle pouvait être retranchée du délai total.
  4.            Je rejette donc l’invitation de l’intimé de modifier l’effet de la conclusion du juge.

Les deux prochaines périodes : du 9 décembre 2021 au 11 mars 2022 et du 11 mars 2022 au 31 mai 2022

  1.            Je traite les deux périodes conjointement en suivant l’argument de l’intimé qui les dit liées. Pour lui, la responsabilité du délai qui découle de la remise qui survient lors du second pro forma du 9 décembre 2021, que lui attribue le juge, devrait en réalité être celle du ministère public en raison de ce qui est déterminé le 11 mars 2022.
  2.            Le 9 décembre 2021, le ministère public rencontre finalement la plaignante et il se dit prêt à fixer le procès. Toutefois, l’avocate de l’intimé est représentée et son mandataire n’est pas en mesure de le faire. En effet, l’intimé ne s’était rendu que le 7 décembre au bureau d’aide juridique afin de demander qu’on lui délivre un mandat d’aide juridique et il n’avait pas encore la réponse. Aucune autre explication n’est offerte et le dossier est reporté au 11 mars 2022, sans autres formalités ou questions.
  3.            Le 11 mars 2022, le ministère public divulgue la vidéo et l’audio des déclarations de la plaignante et d’une autre personne, soit ses deux seuls témoins. À la demande de l’intimé, qui s’en plaint, l’affaire est remise pour lui permettre de prendre connaissance des « nouveaux éléments de preuve » et pour discuter avec la poursuite. Le dossier est reporté au 31 mai 2022.
  4.            Entre le 9 décembre 2021 et le 11 mars 2022, il y a 92 jours ou 3,02 mois, et entre le 11 mars 2022 et le 31 mai 2022, il y a 81 jours ou 2,66 mois.


La conclusion du juge sur cette portion

  1.            Le juge constate un manque de diligence de la part de l’intimé dans les démarches visant à obtenir le mandat d’aide juridique et le tient responsable de la première portion de cette période, qu’il déduit du délai total.
  2.            Quant à la seconde portion, le juge en impute la responsabilité au ministère public puisque sa conduite est, selon lui, inadmissible. L’omission de divulguer cette preuve est inacceptable lorsque 70 % du plafond Jordan est écoulé et qu’elle était en sa possession, selon la preuve, depuis 13 mois.

Les arguments

  1.            Au procès, l’intimé fait valoir que le ministère public ne réalise que le 11 mars 2022 son omission, alors qu’il devait le savoir le 9 décembre 2021. Par conséquent, la remise du 9 décembre au motif de l’absence du mandat d’aide juridique n’a pas eu d’effet sur les délais puisque la preuve aurait dû lui être divulguée à ce moment, ce qui aurait de toute façon entraîné une remise. Il propose en quelque sorte de fusionner les deux périodes et de faire reposer la responsabilité de la première sur le ministère public à l’instar de la seconde pour son omission de divulguer la preuve.
  2.            La position du ministère public à l’égard de la première portion était que sans mandat d’aide juridique, l’avocate de l’intimé ne pouvait pas fixer le procès. Quant à la seconde portion, il tente de convaincre le juge que son omission de divulguer était une erreur de bonne foi, que ces éléments de preuve apparaissaient au rapport de police et donc que l’intimé savait ou devait savoir qu’ils n’avaient pas été divulgués : R. c. Dixon, [1998] 1 R.C.S. 244, par. 38.
  3.            En appel, le ministère public offre une réponse très sommaire à l’audience, se contentant de n’y voir aucune erreur du juge. En outre, il ne reprend d’aucune façon l’argumentaire présenté au juge. Pour sa part, l’intimé réitère en appel ce qu’il a plaidé au juge. Il conteste devoir supporter le délai de la première portion puisque, selon lui, le dossier ne pouvait aller de l’avant de toute façon.

Analyse de cette période

  1.            Je suis d’avis que le ministère public avait raison en première instance. Le défaut de l’intimé d’obtenir son mandat d’aide juridique quelque dix mois après les accusations, et cinq mois depuis la comparution de Me Galarneau, ne peut aucunement se justifier et démontre clairement, à défaut d’explications, une négligence inacceptable. Cet aspect de la décision est inattaquable. Cela dit, il est difficile de comprendre le délai de trois mois pour compléter cette démarche. Un tel délai exige des motifs sérieux en tout temps, mais davantage à un stade avancé du dossier; autrement, un juge doit assurer un suivi beaucoup plus serré.
  2.            Sur la deuxième portion, le lien que veut faire l’intimé entre les deux périodes ne résiste pas à l’analyse. Toutefois, avec égards, j’estime que le juge se trompe. Sa conclusion sur la seconde portion est erronée et le délai n’aurait pas dû être entièrement attribué au ministère public. Cela dit, la conclusion du juge n’est pas contestée en appel. Également, comme il sera expliqué plus loin, cela ne change pas le résultat. Cependant, je crois utile de revenir sur certaines exigences de l’arrêt Jordan.
  3.            Je rappelle les motifs du juge sur cette deuxième portion:

[21] Bien qu’on ait plaidé que la défense n’avait pas fait preuve de tout l’empressement souhaité pour obtenir ces éléments à charge, le Tribunal ne peut cependant en venir à cette conclusion sur la base de la preuve qui a été faite devant lui. Quoi qu’il en soit, il appartient au ministère public d’amener le justiciable à procès dans un délai raisonnable et sa responsabilité en ce qui concerne la communication de la preuve dans cette affaire demeure entière.

[Renvoi omis]

  1.            Il faut lire une décision « globalement, dans le contexte de la preuve présentée, des arguments invoqués et du procès » : R. c. R.E.M., [2008] 3 R.C.S. 3, par. 16. Tenant compte du dossier, les motifs recèlent deux erreurs.
  2.            La première concerne la conclusion du juge au sujet de l’insuffisance de la preuve. Un juge peut fonder sa décision sur les observations des procureurs, sauf bien entendu si des faits sont contestés. Dans l’arrêt Rice, aux paragraphes 70 et 71, il est écrit :

[70] En première instance, les parties sont libres de recourir au moyen le plus efficace pour établir les faits sous-jacents à leurs prétentions. Dans la majorité des cas, les parties s’entendront sur la plupart des étapes et des délais qui marquent la progression usuelle d’un dossier. Les observations des avocats sont acceptables et suffisantes pour informer les juges de la position respective des parties et pour trancher les différends. Une preuve ou un voir-dire formels ne sont pas toujours nécessaires.

[71] Comme le rappelait le juge Sopinka à propos du fardeau de preuve, « on pourra s’en acquitter non pas par la production d’éléments de preuve ou par la démonstration de leur existence, mais par les observations orales de l’avocat, sans qu’il soit besoin d’un voirdire… La production d’une preuve de vive voix ainsi que la tenue d’un voirdire peuvent toutefois s’imposer lorsque le juge qui préside est dans l’impossibilité de régler la question en se fondant sur les observations de l’avocat » : R. c. Chaplin, [1995] 1 R.C.S. 727, par. 31; voir également R. c. L. (W.K.), [1991] 1 R.C.S. 1091, p. 1103.

  1.            En l’espèce, l’affirmation du ministère public que les rapports policiers contenaient les informations à propos des déclarations n’a pas été contestée. Ne pas retenir ce fait demandait une explication, laquelle est absente de la décision, ce qui constitue une erreur dans les circonstances.
  2.            Dans l’arrêt Cody, la Cour suprême rappelle son arrêt Dixon dans lequel elle expliquait que le manque de diligence raisonnable de la défense dans l’obtention des éléments de preuve manquants est un facteur important pour évaluer la réparation : R. c. Cody, [2017] 1 R.C.S. 659, par. 33 (ci-après « Cody »), citant R. c. Dixon, [1998] 1 R.C.S. 244, par. 37. Par conséquent, la responsabilité de l’intimé me semble engagée.
  3.            La seconde erreur est de laisser entendre que la date du procès ne peut être déterminée si la communication de la preuve n’est pas achevée. Il faut certainement, encore une fois, déconstruire ce mythe en rappelant les paragraphes 143 à 145 de l’arrêt Rice (soulignements ajoutés):

[143]  J’ouvre ici une parenthèse sur la communication de la preuve qui constitue un problème récurrent dans l’administration des affaires criminelles. D’un côté, la poursuite ou ses collaborateurs qui, volontairement ou non, omettent ou résistent à l’obligation de tout divulguer sauf ce qui est manifestement sans pertinence ou autrement reconnu comme une preuve qui ne doit pas être communiquée d’emblée. Ceci cause des litiges qu’il faut trop souvent régler devant le juge. De l’autre, l’insatiable appétit pour la moindre information pouvant figurer au dossier de poursuite amène trop souvent la défense à exiger, comme le dit si bien le juge d’instance, jusqu’au dernier bout de papier avant de se déclarer satisfaite. Dans ce débat, il faut retenir que ce qui apparaît peu important demeure parfois pertinent pour la défense et, corollairement, vu le seuil peu élevé de la pertinence dans ce contexte, ce qui est pertinent n’est pas toujours déterminant. La défense a le droit d’obtenir ces renseignements et la poursuite a l’obligation de les communiquer. Toutefois, ce n’est pas parce que la défense a le droit d’obtenir ces renseignements qu’ils sont si déterminants pour sa cause et qu’une remise doit être accordée. Le juge doit tenir compte de l’élément de preuve obtenu tardivement ou attendu, si possible dans ce dernier cas, pour décider du bien-fondé de la remise. Dans le respect de ses responsabilités déontologiques, un avocat doit absolument collaborer lors de cette étape importante.

[144]  Une preuve communiquée tardivement, même la veille du procès, ne signifie pas que la remise sera accordée lorsque la nature de la preuve ne le justifie pas : R. c. Mouchayleh, 2017 NSCA 51, par. 30. Si la preuve est plus substantielle, comme une expertise, le résultat peut être différent. Dans l’arrêt Pyrek, le rapport était en possession de la police depuis quelque deux ans, mais n’avait été communiqué ni à la poursuite ni à la défense, une négligence attribuable à l’État, de sorte que le délai causé par la remise ne pouvait être imputé à la défense : R. c. Pyrek, 2017 ONCA 476, par. 19-21; voir aussi R. c. D.A., 2018 ONCA 96, par. 16-17, 21-22.

[145]  Aussi, à moins que les circonstances ne démontrent, comme en l’espèce, que la communication de la preuve a entraîné des délais identifiables en retardant les procédures, cela ne devrait pas ralentir la progression du dossier. Il n’est plus suffisant d’invoquer la communication tardive de la preuve comme motif de remise sans que l’importance de la preuve attendue le justifie. Le juge doit s’en préoccuper. Une remise accordée sans que la situation l’exige sera à la charge de la défense : R. c. Khoury, 2016 QCCS 5009, par. 13-17 et également R. c. Antoine, 2017 QCCS 1325. Par ailleurs, même si une remise est accordée, le temps de cour réservé devrait être utilisé pour faire progresser le dossier lorsque possible : R. c. Pyrek, 2017 ONCA 476, par. 20.

  1.            Sans aucun doute après avoir compris les enjeux des éléments de preuve en cause, un juge doit décider, avec toute la prudence requise, s’il est néanmoins possible de fixer les dates du procès. Il se peut que cette date soit suffisamment éloignée pour ne créer aucun problème de préparation, même avec une preuve divulguée tardivement. Évidemment, il faut évaluer l’importance et la complexité de cette preuve dans l’ensemble du dossier pour déterminer s’il est préférable d’attendre avant de fixer les dates du procès et ainsi accorder une remise. La responsabilité du délai qui en découle pourrait être partagée dans les cas appropriés. Ce n’est pas une science exacte et le juge peut se fonder sur son expérience.
  2.            En l’espèce, il est difficile de comprendre en quoi les deux enregistrements, sans complexité et dont le contenu est déjà connu, peuvent être une source de problème ou d’iniquité alors que l’accusé, en liberté, aurait eu plusieurs mois avant le procès pour les consulter. Un juge aurait pu forcer l’intimé à fixer les dates, d’autant que l’approche du plafond se faisait sentir.
  3.            En somme, je ne vois aucune raison d’intervenir sur la conclusion portant sur première portion du délai causée par l’absence de mandat d’aide juridique. Quant à la conclusion sur la seconde, elle est erronée, mais favorable à l’intimé, et l’appelant ne s’en plaint pas en appel.

La suite

  1.            Le 31 mai 2022, l’avocate de l’intimé est encore représentée. Sa mandataire explique au juge que l’avocate est occupée dans un autre procès devant jury depuis la fin avril, croit-elle. La mandataire ajoute qu’il y a renonciation au délai de la part de l’intimé.
  2.            Prenant acte de la renonciation exprimée, un juge fixe simplement une nouvelle date, le 25 août 2022, pro forma, sans aucun autre questionnement.
  3.            En fait, on sait maintenant d’un courriel du 30 mai 2022 envoyé au ministère public et repris dans la requête Jordan, que l’avocate est « présentement devant jury dans un dossier de meurtre à Joliette pour tous les mois de mai et de juin 2022 » et qu’elle n’a pu rencontrer l’intimé depuis la divulgation des enregistrements.
  4.            Je ne répéterai pas ce que j’ai écrit sur les remises automatiques, même en présence d’une renonciation; l’effet des remises n’est pas limité à l’accusé, mais s’étend à la victime et à la collectivité. J’ajoute qu’un avocat connaît ses engagements professionnels et il doit prendre les mesures raisonnables pour les honorer, tous, et encore davantage à l’égard de ceux qui accusent un retard et accumulent les remises. À défaut de se présenter lui-même devant le juge, il peut préalablement discuter avec le ministère public pour déterminer la suite des choses. Dans tous les cas, il doit donner à son mandataire des instructions claires pour faire avancer le dossier dans le respect des plafonds. Le recours à la renonciation n’est ni une panacée ni une solution satisfaisante.
  5.            En y regardant de plus près, l’avocate aurait dû prendre du temps, entre le 11 mars 2022 et le début de son procès devant jury en mai 2022, pour convoquer et rencontrer son client afin de discuter de ces deux enregistrements. Il est difficile de comprendre pourquoi la mandataire n’avait pas d’instructions pour fixer le procès.
  6.            Le procès sera finalement fixé lors de la séance du 25 août 2022, les premières dates disponibles étant les 2 et 3 octobre 2023.
  7.            Avant d’aborder les moyens de l’appelant, il faut constater que l’intimé ne réussit pas à faire bouger le délai net de 20,75 mois. Au contraire, si l’examen du dossier suggère une intervention, ce serait sans doute pour en retrancher davantage.

le manque de diligence de la défense dans l’obtention de dates de procès et dans le dépôt tardif de sa requête en arrêt des procédures

  1.            Je suis d’avis que la présentation tardive de la requête suffit pour accueillir l’appel et qu’il n’est donc pas nécessaire d’aborder l’autre moyen d’appel.
  2.            Le contexte relaté plus haut demeure pertinent pour la suite, bien entendu. Le 28 septembre 2023, le ministère public explique au juge du procès que ce n’est que le 14 août 2023 – quelque 30 mois après la comparution – que l’intimé fait part verbalement de ses inquiétudes quant aux délais, dans le cadre d’une conférence de gestion. Les notes de cette gestion ne sont pas au dossier, mais le ministère public aurait exigé une requête écrite pour prendre position.
  3.            Devant le juge, l’intimé reconnaît que sa requête a été signifiée tardivement, soit le 23 septembre 2023. Dans ces circonstances, on convient de tenir le procès puis de plaider la requête après la preuve.
  4.            Le 24 octobre 2023, après le procès et lors des observations sur la requête, les parties passent en revue les différentes périodes composant le délai total et ne s’entendent pas sur la partie ayant la responsabilité de chacune. J’ai déjà exposé plus haut ce qui divise les parties et comment le juge a tranché.
  5.            Quant à la tardiveté de sa requête, l’intimé estime qu’elle ne change rien puisqu’il y a déjà un délai de cinq mois après la comparution et la première date offerte par la Cour du Québec pour tenir le procès ajoute un autre 13 mois, pour un total de 18 mois.
  6.            Le ministère public réplique qu’en l’absence de quelque indication de l’intimé en ce sens, il ne pouvait présumer que les délais seraient un enjeu dans le contexte de ce dossier. Essentiellement, il prétend donc que la responsabilité d’une partie du délai écoulé avant la fixation du procès revient à l’intimé, qui n’a fait preuve d’aucune proactivité, que le dépôt tardif de la requête témoigne d’un manque de diligence et qu’il était alors impossible de tenter de pallier le problème.

La conclusion du juge sur cette portion

  1.            Le juge ne soustrait aucune portion de ce délai et l’absence de motifs participe aux reproches formulés par le ministère public.

Les arguments

  1.            Avec ce moyen d’appel, d’une part, le ministère public reproche à l’intimé sa conduite tout au long du processus, estimant que les délais auraient pu être évités sans son attitude attentiste, sa conduite illégitime et son absence de préoccupation pour les délais judiciaires. D’autre part, le dépôt tardif d’une requête Jordan est en soi un manque de diligence qui, au surplus, fait obstacle à toute possibilité de modifier les dates de procès pour pallier le problème de délais. La tardiveté démontrée autorise un retranchement d’au moins la moitié du délai nécessaire pour fixer le procès.
  2.            Je rappelle que le juge n’aborde aucunement cette portion du délai. Pour l’intimé cela n’a rien d’étonnant puisque le ministère public n’a produit aucune preuve qui aurait permis de croire qu’une date de procès plus rapprochée, respectueuse des délais, pouvait être trouvée.

Analyse

  1.            Même si elle est bien établie, je rappelle la norme d’intervention. Un juge doit respecter le cadre d’analyse de l’arrêt Jordan sous peine de voir sa décision révisée par un tribunal d’appel qui constatera alors une erreur de droit. Les tribunaux d’appel doivent cependant faire preuve de déférence envers les déterminations factuelles sous-jacentes. « À défaut de démontrer que le juge a tiré une inférence ou une conclusion clairement erronée, qui n’est pas fondée sur la preuve ou clairement déraisonnable ou encore une autre erreur manifeste et déterminante ayant un impact sur la décision finale, ils ne doivent pas intervenir » : R. c. Rice, 2018 QCCA 198, par. 32-33.
  2.            L’importance de la motivation des décisions n’est plus contestée. Étant entendu qu’un juge n’a pas à discuter des questions absolument sans mérite, il doit, pour paraphraser la Cour suprême dans l’arrêt Sheppard, toujours démêler les éléments embrouillés sur une question clé : R. c. Sheppard, [2002] 1 R.C.S. 869, par. 55.
  3.            Devant l’absence de tout motif sur un point litigieux, pourtant soulevé devant le juge, le tribunal d’appel doit procéder à l’analyse pour le trancher.
  4.            D’emblée, je précise que la critique sévère du ministère public à l’égard de ce qu’il décrit comme l’inaction de l’intimé, est maladroite puisque ses propos peuvent s’appliquer à son propre comportement. De toute évidence, la conduite des différents acteurs ne cadre pas avec la « nouvelle » attitude attendue à la suite de l’arrêt Jordan.
  5.            Il n’existe pas une liste préétablie ou générique des délais dont la responsabilité échoit nécessairement à la défense. Ce qui est vrai dans un dossier ne l’est pas dans un autre. La responsabilité de la défense varie à la lumière des circonstances et elle peut « s’étendre tant aux omissions qu’aux actions » : Cody, par. 33; Jordan, par. 113 et 121.
  6.            Comme le rappelle la Cour suprême dans l’arrêt Jordan, l’avocat de la défense doit « […] faire valoir activement les droits de son client à un procès tenu dans un délai raisonnable [et] anticiper les questions devant être tranchées à l’avance » : Jordan, par. 138; Cody, par. 33; R. c. J.F., [2022] 1 R.C.S. 330, par. 52; R. c. Zampino, 2023 QCCA 1621, par. 22.
  7.       En clair, « la défense ne saurait tirer avantage de sa propre inaction ou tardiveté à agir » : R. c. J.F., [2022] 1 R.C.S. 330, par. 33 et 52; Cody, par. 33; R. c. Rivera, 2024 QCCA 1281, par. 48.
  8.       Il ne devrait faire aucun doute qu’il peut être illégitime pour un accusé de soulever tardivement que son procès ne sera pas tenu dans un délai raisonnable. Cela peut témoigner d’une indifférence marquée à l’égard des délais.
  9.       Comme le rappelle la Cour suprême : « [l]’inaction peut être considérée à titre de conduite illégitime, et les délais qui y sont associés peuvent être imputés à la défense lors de la détermination du caractère déraisonnable des délais (Jordan, par. 63, 113 et 121; Cody, par. 33) » : R. c. J.F., [2022] 1 R.C.S. 330, par. 52 (soulignements ajoutés).
  10.       Cinq rappels importants s’imposent. Premièrement, « le silence ou l’inaction de l’accusé ne saurait en soi permettre d’inférer une renonciation de sa part à soulever les délais, bien que cela puisse être un facteur pertinent et important dans son analyse » : R. c. J.F., [2022] 1 R.C.S. 330, par. 52.
  11.       Deuxièmement, cette détermination se fait à la lumière de toutes les circonstances. Par conséquent, la qualification de la tardiveté à soulever un problème ou ses effets variera en fonction des circonstances.
  12.       Troisièmement, le ministère public partage toujours, avec la défense, la responsabilité de soulever une problématique concernant les délais.
  13.       Quatrièmement, le souci des délais doit gouverner les parties dans la progression du dossier. Les parties doivent non seulement toujours tenir compte des délais, mais elles doivent informer adéquatement le juge pour qu’il puisse jouer son rôle : Rice, par. 158 et 159; R. c. Boulanger 2021 QCCA 815, par. 16.
  14.       Enfin, cinquièmement, puisque la responsabilité de respecter le droit à un procès dans un délai raisonnable est partagée, il n’est pas incongru de croire que le délai associé à la présentation tardive d’une requête Jordan puisse également être partagé. Par conséquent, la défense n’en supporte pas seule la responsabilité dans tous les cas.
  15.       La Cour suprême a répété, dans un autre contexte, que « [t]outes les circonstances pertinentes devraient être considérées afin de déterminer comment la responsabilité du délai doit être répartie entre les différents acteurs (R. c. Boulanger, 2022 CSC 2, par. 8) » : R. c. Hanan, 2023 CSC 12, par. 9.
  16.       Contrairement à ce qu’avance l’intimé, dans le présent dossier, le moment où le délai excède le plafond n’est pas simple à identifier. En fait, le 25 août 2022, si le délai total peut être identifié, la responsabilité doit être arbitrée pour chaque période. En d’autres termes, il n’est pas possible de déterminer si le plafond est inéluctablement dépassé. Quoi qu’il en soit, dans tous les cas, l’intimé doit lever la main lorsqu’il soupçonne un dépassement. Il le fait le 14 août 2023.
  17.       Le ministère public exige alors une requête. À mon avis, cette demande peut être légitime, car une requête est souvent, mais pas toujours, nécessaire pour comprendre la qualification des périodes qui composent le délai. Ce n’est pas tellement la forme qui importe, mais le fond. Aussi, des discussions entre les parties avant le dépôt d’une requête permettront au ministère public, dans la plupart des cas, de comprendre les enjeux et de tenter de pallier le problème.
  18.       À l’audience, le ministère public explique que seule une requête écrite, dûment produite, permet aux parties de demander à l’administration de la Cour de tenir le procès plus rapidement. À mon avis, cette proposition ne peut pas constituer une règle rigide au risque de devenir déraisonnable.
  19.       Je conviens avec l’intimé que le dossier ne donne aucune indication sur la solution qui aurait pu être trouvée. Devant le juge, il a plaidé l’absence de preuve à ce sujet. Avec égards, cet argument est circulaire : l’intimé ne peut invoquer l’absence de preuve de solutions possibles alors que c’est précisément son inaction qui a empêché le ministère public de produire une telle preuve. En revanche, il est vrai que le ministère public aurait dû se manifester ou agir plus tôt.
  20.       En l’espèce, le ministère public a raison de dire que l’intimé a agi illégitimement en attendant quelque 13 mois avant de présenter la requête qui soulevait le problème des délais, sapant ainsi toute possibilité d’y répondre. Or, puisque l’intimé plaidait au juge que le plafond était déjà dépassé au moment de fixer le procès, cette affirmation, correcte ou non, démontre qu’il savait ou aurait dû savoir dès le 25 août 2022 qu’une requête serait déposée.
  21.       L’analyse de toutes les circonstances m’amène à conclure que la présentation tardive de la requête a empêché, par exemple, le ministère public et le système judiciaire de modifier la date de ce procès de deux jours.
  22.       Dans les circonstances, le partage de la responsabilité de la période entre le 25 août 2022 et la date du procès semble incontournable et celle de l’intimé ne peut être inférieure à trois mois. Le délai net étant de 20,75 mois, le réduire d’autant le fait passer sous le plafond de 18 mois.
  23.       Je propose donc d’intervenir, d’accueillir l’appel et d’annuler l’arrêt des procédures. Je ferai droit également à la demande de renvoyer le dossier au juge du procès pour qu’il rende jugement.
  24.       Un mot à ce sujet. Avec beaucoup d’égards, et dans les circonstances fort particulières du présent dossier, je suis d’avis que le juge aurait dû rendre son verdict et, si nécessaire, se prononcer sur la requête.
  25.       La Cour, s’appuyant sur le raisonnement des juges majoritaires de la Cour suprême dans l’arrêt Williamson, rappelait qu’une « requête en arrêt des procédures pour délais déraisonnables est indépendante » de la culpabilité ou de la provocation policière : R. c. Brousseau, 2020 QCCA 1199, par. 64. Elle s’appuie sur le passage où les juges majoritaires rappellent que « la question ultime de [l]a culpabilité ou de [l’]innocence n’a aucun rapport avec le fait de savoir si le temps qu’il a fallu pour tenir son procès était ou non raisonnable » : R. c. Williamson, [2016] 1 R.C.S. 741, par. 32 (italiques dans l’original).
  26.       Quoi qu’il en soit, le paragraphe 686(8) du Code criminel autorise une cour d’appel à limiter la portée d’un nouveau procès lorsque la justice l’exige : R. c. Pearson, [1998] 3 R.C.S. 620, par. 13; R. c. Accurso, 2022 QCCA 752, par. 338; R. c. Imola, 2019 ONCA 556, par. 30.
  27.       Le procès ayant été complété, je propose d’accueillir l’appel du ministère public et de renvoyer le dossier au juge du procès afin qu’il rende jugement.

 

 

 

MARTIN VAUCLAIR, J.C.A.

 

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