Décision

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Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (Di Campo) c. Éco-Logixx - Grossiste alimentaire et produits d'emballage inc.

2019 QCTDP 16

TRIBUNAL DES DROITS DE LA PERSONNE

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

MONTRÉAL

 

 

 

N° :

500-53-000487-189

 

 

 

DATE :

  17 juillet 2019

______________________________________________________________________

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE

L’HONORABLE

DORIS THIBAULT

AVEC L’ASSISTANCE DES ASSESSEURS :

 

Me Carolina Manganelli

Me Pierre Arguin

______________________________________________________________________

 

 

COMMISSION DES DROITS DE LA PERSONNE ET DES DROITS DE LA JEUNESSE, agissant en faveur de Rosalia Di Campo

Partie demanderesse

c.

ÉCO-LOGIXX - GROSSISTE ALIMENTAIRE ET PRODUITS D’EMBALLAGE INC.

et

MANON DESPRÉS, agissant à titre de mandataire pour ÉCO-LOGIXX - GROSSISTE ALIMENTAIRE ET PRODUITS D’EMBALLAGE INC.

Parties défenderesses

et

ROSALIA DI CAMPO

Partie victime et plaignante

 

 

______________________________________________________________________

 

JUGEMENT

______________________________________________________________________

 

[1]          La Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (la Commission) allègue qu'Éco-Logixx - Grossiste alimentaire et produits d'emballage inc. (Éco-Logixx) et madame Manon Després (madame Després) ont porté atteinte aux droits de madame Rosalia Di Campo (madame Di Campo) de bénéficier d’un processus de sélection exempt de discrimination en lui posant, dans le cadre de son entrevue d’embauche, des questions sur son âge, ainsi que sur son état civil en la questionnant sur le nombre d’enfants qu’elle a et sur sa grossesse, contrevenant ainsi aux articles 10 et 18.1 de la Charte des droits et libertés de la personne[1] (la Charte).

[2]          La Commission allègue également qu'Éco-Logixx et madame Després ont porté atteinte aux droits de madame Di Campo d’être traitée en pleine égalité, sans distinction ou exclusion fondée sur l’âge, la grossesse ou l’état civil, en refusant de l’embaucher pour un emploi, le tout contrairement aux articles 10 et 16 de la Charte.

[3]          La Commission soutient aussi que ce faisant, Éco-Logixx et madame Després ont porté atteinte aux droits de madame Di Campo à la sauvegarde de sa dignité et au respect de sa vie privée, sans distinction ou exclusion fondée sur la grossesse, l’âge et l’état civil, le tout contrairement aux articles 4, 5 et 10 de la Charte.

[4]          La Commission demande au Tribunal de condamner solidairement Éco-Logixx et madame Després à verser à madame Di Campo 10 000 $ à titre de dommages moraux et de condamner madame Després à lui verser 2 000 $ à titre de dommages punitifs.

[5]          Éco-Logixx et madame Després admettent avoir posé des questions à madame Di Campo au sujet de son âge et du nombre d'enfants qu'elle avait, mais plaident que c'est madame Di Campo qui a initié la discussion sur ce dernier sujet. Ils affirment ne pas avoir refusé d'embaucher madame Di Campo en raison de sa grossesse, mais bien parce qu'après avoir donné sa démission, la personne qui occupait le poste a décidé de demeurer à l'emploi de l'entreprise.

[6]          Ils soutiennent que les dommages moraux sont exagérés et que le contexte ne donne pas ouverture à l'octroi de dommages punitifs.

Les questions en litige

i)     Éco-Logixx et madame Després ont-elles porté atteinte au droit de madame Di Campo de bénéficier d’un processus de sélection exempt de discrimination en lui posant, dans le cadre de son entrevue d’embauche, des questions sur son âge, sur son état civil et sur sa grossesse, contrevenant ainsi aux articles 4, 5, 10 et 18.1 de la Charte?

ii)    Éco-Logixx et madame Després ont-elles porté atteinte au droit de madame Di Campo d’être traitée en pleine égalité, sans distinction ou exclusion fondée sur l’âge, la grossesse ou l’état civil, en refusant de l’embaucher pour un emploi, le tout contrairement aux articles 10 et 16 de la Charte?

iii)   Dans l’affirmative, madame Di Campo est-elle en droit de recevoir la somme de dix mille dollars (10 000 $) à titre de dommages moraux de la part d'Éco-Logixx et madame Després solidairement?

iv)   Madame Di Campo est-elle en droit de recevoir la somme de deux mille dollars (2 000 $) à titre de dommages punitifs de la part de madame Després?

Le contexte

[7]          Le 11 août 2014, madame Di Campo qui est détentrice d'un DEC en secrétariat, postule par courriel pour un emploi de commis au service à la clientèle auprès de la défenderesse Éco-Logixx qui est un grossiste alimentaire et de produits d'emballage.

[8]          Elle est convoquée en entrevue le lendemain, le 12 août 2014.

[9]          À son arrivée aux bureaux d'Éco-Logixx, c’est madame Després, adjointe administrative de l'entreprise et une autre employée, madame Giuseppina Gizzi (madame Gizzi) qui l'accueillent et procèdent à l'entrevue d’embauche qui dure environ 15 minutes. 

[10]       Madame Di Campo rapporte que madame Després lui demande son nom et son âge dès le début de l’entrevue et inscrit son âge sur son curriculum vitae (CV).

[11]       Madame Després lui demande également combien elle a d’enfants. Madame Di Campo répond qu’elle a deux enfants et un « dans le ventre » afin de signifier qu’elle est enceinte.

[12]       Madame Di Campo remarque que madame Després et madame Gizzi échangent un regard à ce moment. Elle prétend que madame Després l’informe immédiatement qu’elle ne pourra pas retenir sa candidature pour l’emploi, car elle a besoin de quelqu’un qui sera toujours présent et que sa grossesse pourrait nuire au poste « car on ne sait jamais ce qui peut arriver », lui relatant les complications rencontrées lors de sa propre grossesse.

[13]       Madame Di Campo tente de rassurer ses interlocutrices qu’elle est tout à fait apte à accomplir toutes les tâches demandées et que sa grossesse ne constitue pas un problème. Toutefois, ces dernières mettent fin à l’entrevue sans poser aucune autre question, prétend-elle.

[14]       Madame Di Campo dit s'être sentie agressée par les questions posées durant l’entrevue au sujet de son état civil. Elle trouve cela très décevant, car sa grossesse n’a aucune importance pour le poste, selon elle.

[15]       Dans les jours qui suivent l’entrevue, madame Di Campo estime qu'on l'a traitée « comme si [elle] avait un handicap ». Elle est déprimée pendant quelques semaines. En contre-interrogatoire elle précise qu'elle est une personne qui a toujours souffert d'anxiété et de dépression pour lesquelles elle n'est pas médicamentée.

[16]       Madame Després a des souvenirs différents de l’entrevue qui débute, selon elle, avec plusieurs questions sur l’expérience de travail de madame Di Campo. Par la suite, cette dernière annonce, de façon spontanée, qu’elle est enceinte. Étant elle-même nouvellement maman, madame Després lui pose alors des questions sur le sujet, à savoir si elle a d’autres enfants et sur son âge.

[17]       L’entrevue se déroule normalement par la suite. À la fin, madame Després l'informe que le candidat retenu sera contacté le vendredi suivant.

[18]       Madame Després reconnait avoir demandé aux autres candidates si elles avaient des enfants. Toutefois, c’est seulement après que le sujet soit abordé par les candidates elles-mêmes, de leur propre initiative, qu'elle l'a fait.

[19]       Madame Gizzi témoigne que c'est principalement madame Després qui posait les questions. Elle l'assistait pour les entrevues avec des candidats s'exprimant uniquement en anglais. Elle confirme que madame Després a posé des questions en lien avec les enfants à plusieurs candidates, mais seulement après que celles-ci aient abordé le sujet. Elle termine son témoignage en ajoutant qu'aucun candidat ne s'est démarqué au cours du processus.

[20]       Les entrevues d'embauche se sont déroulées sur deux ou trois jours. Chaque entrevue durait en moyenne dix minutes et les questions étaient concentrées sur l'expérience des candidats apparaissant à leur CV.

[21]       Madame Després nie catégoriquement avoir dit qu’elle ne pouvait pas embaucher madame Di Campo en raison de sa grossesse. Elle explique que le processus de sélection avait pour objectif de combler un poste libre à la suite de la démission de l’employé qui l’occupait à l’époque, monsieur David Miron (monsieur Miron). Toutefois, avant la fin du processus de sélection, monsieur Miron annonce à madame Després qu’il ne souhaite plus démissionner. Le poste qui était à combler n’étant plus disponible, madame Després ne retient aucune des candidatures.

[22]       Elle précise que son patron a négocié une augmentation de salaire avec monsieur Miron, ce qui l'a incité à demeurer en poste. Ce n'est pas elle qui décide des augmentations de salaire des employés, témoigne-t-elle.

[23]       Monsieur Miron explique que c'est à la suite de la proposition de madame Després d'augmenter son taux horaire, qu'il a décidé de conserver son poste.

[24]       Il se souvient qu'il s'est écoulé une ou deux semaines entre sa démission et la proposition d'augmentation faite par madame Després.

[25]       Il ajoute qu'elle lui a fait cette proposition en lui disant « qu'elle ne trouvait personne pour combler le poste ».

Le Droit

[26]        Les articles 4, 5, 10, 16 et 18.1 de la Charte se lisent comme suit :

4.         Toute personne a droit à la sauvegarde de sa dignité, de son honneur et de sa réputation.

5.         Toute personne a droit au respect de sa vie privée.

10.       Toute personne a droit à la reconnaissance et à l’exercice, en pleine égalité, des droits et libertés de la personne, sans distinction, exclusion ou préférence fondée sur la race, la couleur, le sexe, l’identité ou l’expression de genre, la grossesse, l’orientation sexuelle, l’état civil, l’âge sauf dans la mesure prévue par la loi, la religion, les convictions politiques, la langue, l’origine ethnique ou nationale, la condition sociale, le handicap ou l’utilisation d’un moyen pour pallier ce handicap.

            Il y a discrimination lorsqu'une telle distinction, exclusion ou préférence a pour effet de détruire ou de compromettre ce droit.

16.       Nul le peut exercer de discrimination dans l'embauche, l'apprentissage, la durée de la période de probation, la formation professionnelle, la promotion, la mutation, le déplacement, la mise à pied, la suspension, le renvoi ou les conditions de travail d'une personne ainsi que dans l'établissement de catégories ou de classifications d'emploi.

18.1.    Nul ne peut, dans un formulaire de demande d'emploi ou lors d'une entrevue relative à un emploi, requérir d'une personne des renseignements sur les motifs visés dans l'article 10 sauf si ces renseignements sont utiles à l'application de l'article 20 ou à l'application d'un programme d'accès à l'égalité existant au moment de la demande.

[27]       Il y a discrimination au sens de l'article 10 de la Charte lorsque sont réunis les trois éléments suivants[2] :

1.            Une distinction, exclusion ou préférence;

2.            Fondée sur l'un des motifs énumérés à l'article 10 de la Charte; et

3.            Qui a pour effet de détruire ou de compromettre le droit à une pleine égalité dans la reconnaissance et l'exercice d'un droit ou d'une liberté de la personne.

[28]       Dans l'affaire Commission scolaire de Jean-Rivard[3], le Tribunal énonce des principes relatifs à la preuve de discrimination dans un contexte d'emploi :

La preuve suffisante de discrimination qui incombe initialement à la partie demanderesse exige la réunion de différents éléments : a) celle-ci appartient à un groupe visé par l'interdiction de la discrimination; b) elle possédait les compétences requises par l'emploi sollicité; c) elle a subi un refus relié à un critère protégé; d) l'employeur a continué de rechercher des candidats pourvus des mêmes qualifications. La demanderesse doit donc établir qu'elle n'a pas eu de chances égales de travailler en raison de sa grossesse, l'employeur ayant fait défaut de l'accommoder raisonnablement.

                                                                                    [Nos soulignements]

[29]       La Cour suprême dans l'affaire Janzen[4] élabore sur ce droit protégé par la Charte :

L'égalité en matière d'emploi signifie que nul ne doit se voir refuser un débouché pour des raisons qui n'ont rien à voir avec sa compétence. Elle signifie le libre accès sans barrières arbitraires. La discrimination fait qu'un obstacle arbitraire vient souvent s'interposer entre la compétence d'une personne et sa possibilité d'en faire la preuve. Si quiconque désirant se réaliser a véritablement la possibilité d'accéder à l'emploi qui l'intéresse, on atteint alors une certaine égalité, c'est-à-dire le droit à l'égalité sans aucune discrimination.

                                                                                    [Nos soulignements]

[30]       Et sur la discrimination en lien avec la grossesse, la Cour d'appel du Québec écrit[5] :

Le législateur québécois a décidé, lorsqu'il a énuméré les motifs proscrits de discrimination, d'insérer le motif de grossesse. Or, reconnaître explicitement le droit à l'égalité pour ce groupe de personne, c'est nécessairement vouloir éviter des situations factuelles choquantes qui, à cause de l'état de grossesse, tendraient à priver certaines femmes d'avantages auxquels elles auraient autrement accès. Le lien entre la grossesse et la non-disponibilité se constate de lui-même. D'ailleurs, je ne crois pas qu'un employeur soit affecté tant par l'état de grossesse de l'une de ses employées que par l'absence de celle-ci en raison de cette grossesse. La jurisprudence concluant à de la discrimination indirecte fondée sur la grossesse illustre bien le lien intrinsèque entre ces deux états.

                                                                                    [Nos soulignements]

[31]       Une abondante jurisprudence confirme que l'article 18.1 de la Charte vise à éliminer la discrimination lors du processus d'embauche en interdisant des questions concernant les caractéristiques personnelles du candidat n'ayant pas de lien avec ses qualifications ou ses capacités.

[32]       La protection prévue par les articles 18.1 et 16 de la Charte couvre deux situations différentes, soit la cueillette discriminatoire d'informations et l'utilisation discriminatoire de ces informations[6].

[33]       Le droit protégé par l'article 18.1 de la Charte est un droit autonome. Ainsi, le simple fait de poser une question en lien avec les motifs énumérés à l'article 10 de la Charte entraîne une violation.

[34]       Le Tribunal dans l'affaire Wal-Mart[7] écrit :

[173]    Ainsi, l'interdiction prévue à l'article 18.1 se distingue de la protection prévue aux articles 16 et 19 de la Charte en ce sens qu'elle vise uniquement à interdire les questions discriminatoires indépendamment de la possibilité qu'une personne soit ultérieurement pénalisée par ces dernières. Autrement dit, l'existence de telles questions suffit à prouver une atteinte au droit protégé à l'article 18.1, et ce, sans égard à leur utilisation à d'autres fins discriminatoires interdites par d'autres indispositions tels les articles 16 et 19 de la Charte. […]

[174]    C'est donc dans l'objectif de protéger en amont contre la discrimination à l'embauche et en cours d'emploi que l'article 18.1 prend tout son sens […]

                                                                                    [Nos soulignements]

[35]       Principe que notre Tribunal reprend dans l'affaire La Québécoise[8] :

[29]      Cette disposition vise à protéger et à promouvoir, à la source, le droit à l'égalité sans discrimination dans l'embauche et dans l'emploi. Peu importe qu'un employeur ait ou non l'intention d'utiliser les informations recueillies, le simple fait de poser des questions discriminatoires entraîne une violation de l'article 18.1 puisque l'objet visé par cette disposition est d'enrayer à la source le phénomène discriminatoire. L'interdiction prévue à l'article 18.1 s'applique ainsi de façon autonome.

                                                                                    [Notre soulignement]

[36]       Une fois la preuve de la violation établie, l'employeur peut repousser sa responsabilité en faisant la preuve d'un des deux cas prévus à l'article 18.1 de la Charte, soit que les questions sont en lien avec des aptitudes ou des qualités requises pour l'emploi ou dans le cadre de l'application d'un programme d'accès à l'égalité existant au moment de la demande.

[37]       Le Tribunal[9] écrit au sujet du cadre d'analyse s'appliquant à l'article 18.1 de la Charte :

[103]    Afin de déterminer s'il y a violation de l'article 18.1, on ne doit pas se limiter à une analyse sommaire visant à déterminer qui a parlé en premier de religion. Il faut plutôt procéder à une évaluation réaliste et objective de la totalité de l'interaction telle qu'elle s'est déroulée entre madame Laverdure, qui conduit l'entrevue, et monsieur Atir, qui subit l'entrevue, ce, tout en ne perdant pas de vue le rapport de force entre les parties.

(…)

[114]    Le fait que des questions portent sur la religion ou sur un des motifs illicites, prévus à l'article de la Charte, soient posées lors d'une entrevue d'embauche, par curiosité, pour casser la glace, ou pour détendre l'atmosphère, ne suffit pas pour atténuer ni pour justifier l'atteinte au droit protégé à l'article 18.1, selon le Tribunal.

                                                                                    [Nos soulignements]

[38]       La Commission allègue également que madame Di Campo a vu son droit au respect de sa vie privée atteint. Il est de jurisprudence constante que lors d'une entrevue d'embauche si des questions portant sur l'un des motifs de discrimination énumérés à l'article 10 de la Charte sont posées et qu'elles ne sont pas nécessaires eu égard à la nature et aux exigences de l'emploi, cela constitue une intrusion indue dans la vie privée des candidats. Il y a donc atteinte discriminatoire au droit au respect de la vie privée protégé par l'article 5 de la Charte.

[39]       Et finalement, l'enseignement de la Cour suprême dans l'arrêt Law[10] demeure pertinent afin de déterminer si une personne a subi une atteinte discriminatoire à son droit à la sauvegarde de sa dignité :

La dignité humaine signifie qu'une personne ou un groupe ressent du respect et de l'estime de soi. Elle relève de l'intégrité physique et psychologique et de la prise en main personnelle. La dignité humaine est bafouée par le traitement injuste fondé sur des caractéristiques ou la situation personnelle qui n'ont rien à voir avec les besoins, les capacités ou les mérites de la personne.

                                                                                    [Notre soulignement]

L'analyse

[40]       Dans la présente affaire, les motifs discriminatoires soulevés sont l'âge, l'état civil et la grossesse. Ces sujets sont spécifiquement protégés par les termes de l'article 10 de la Charte qui énoncent des motifs de discrimination et qui ont pour objectif de lutter contre les préjugés dont sont victimes les personnes qui possèdent les caractéristiques personnels qui y sont énumérées.

i)     Éco-Logixx et madame Després ont-elles porté atteinte au droit de madame Di Campo de bénéficier d’un processus de sélection exempt de discrimination en lui posant, dans le cadre de son entrevue d’embauche, des questions sur son âge, sur son état civil et sur sa grossesse, contrevenant ainsi aux articles 4, 5, 10 et 18.1 de la Charte?

[41]       Mesdames Di Campo, Després et Gizzi affirment toutes trois que des questions sur l'âge et le nombre d'enfants ont été posées lors de l'entrevue d'embauche. Leurs témoignages diffèrent toutefois quant à la personne qui a pris l'initiative de discuter du sujet de la grossesse et à quel moment de l'entrevue il a été abordé.

[42]       Ces questions sont spécifiquement prohibées par le texte de l'article 10 et de l'article 18.1 de la Charte.

[43]       Tel que l'enseigne la jurisprudence du Tribunal, peu importe qui a initié le sujet et à quel moment en cours d'entrevue ces questions ont été posées, le seul fait de les poser constitue une contravention aux droits protégés par l'article 18.1 de la Charte.

[44]       Ainsi, madame Di Campo a vu, lors de son entrevue d'embauche, son droit de bénéficier d'un processus exempt de discrimination atteint. Le Tribunal estime qu'il y a une preuve suffisante que madame Di Campo a subi une atteinte discriminatoire à son doit à la sauvegarde de sa dignité et son doit à sa vie privée en contravention des articles 4, 5 et 10 de la Charte.

ii)    Éco-Logixx et madame Després ont-elles porté atteinte au droit de madame Di Campo d’être traitée en pleine égalité, sans distinction ou exclusion fondée sur l’âge, la grossesse ou l’état civil, en refusant de l’embaucher pour un emploi, le tout contrairement aux articles 10 et 16 de la Charte ?

[45]       La preuve ne supporte pas la prétention de l'utilisation discriminatoire des renseignements obtenus qui aurait privé madame Di Campo de l'emploi qu'elle convoitait.

[46]       En effet, le témoignage de madame Di Campo contient des invraisemblances. Elle prétend que dès le début de l'entrevue, madame Després lui demande le nombre d'enfants qu'elle a et lorsqu'elle ajoute qu'elle est enceinte, sa réaction est de l'informer immédiatement qu'elle ne pourra retenir sa candidature pour ce motif.

[47]       Elle rapporte que son entrevue a duré 15 minutes, soit un peu plus longtemps que pour les autres candidats.

[48]       Pourquoi prolonger l'entrevue si on l'informe dès les premières minutes que sa candidature ne sera pas retenue?

[49]       Également, madame Di Campo affirme qu'outre la question sur le nombre d'enfants, lorsque madame Després lui demande son âge, elle l'inscrit sur son CV. Pourtant le CV fourni par madame Di Campo est déposé en preuve[11] et aucune mention n'apparaît sur le document.

[50]       Quant à madame Després certaines aspects de son témoignage altèrent sa crédibilité. Elle affirme que c'est son patron qui a offert une augmentation de salaire à monsieur Miron alors que ce dernier témoigne que c'est elle qui lui a offert d'augmenter son taux horaire parce qu'elle ne trouvait personne pour combler le poste.

[51]       Également, madame Després modifie sa version des faits. Le 22 septembre 2014, elle affirme avoir posé des questions sur l'âge et le nombre d'enfants à toutes les candidates pour les mettre à l'aise. Toutefois, quelques jours plus tard elle change sa version. Dans la version écrite qu'elle communique à la Commission, elle prétend que c'est madame Di Campo, de façon spontanée, qui a annoncé qu'elle était enceinte et elle lui aurait demandé par la suite s'il s'agissait de sa première grossesse et quel était son âge.

[52]       Finalement, personne n'est embauché. Monsieur Miron rapporte que madame Després l'a informé qu'aucun candidat ne s'est démarqué et le Tribunal le croit. Son témoignage est désintéressé (il ne travaille plus pour l'entreprise) et crédible.

[53]       Il confirme les propos de madame Gizzi sur ce dernier point. Le témoignage de celle-ci est également digne de foi.

[54]       Le Tribunal retient de la preuve les témoignages de madame Gizzi et monsieur Miron à l'effet qu'il n'y a pas eu d'embauche parce qu'aucun des candidats ne s'est démarqué.

[55]       En l'absence d'éléments contextuels, le témoignage de madame Di Campo ne permet pas à lui seul de conclure qu'elle n'a pas été embauchée parce qu'elle était enceinte ou pour tout autre motif discriminatoire.

[56]       La Commission ne s'étant pas déchargée de son fardeau de preuve, le Tribunal conclut que le refus d'embaucher madame Di Campo pour un poste de commis de service à la clientèle n'était pas discriminatoire.

 

Les dommages moraux

iii)  Dans l’affirmative, madame Di Campo est-elle en droit de recevoir la somme de dix mille dollars (10 000 $) à titre de dommages moraux de la part d'Éco-Logixx et madame Després solidairement?

[57]       Le témoignage de madame Di Campo sur les dommages subis est bref et exempt de spontanéité. Elle répète quasi mot à mot l'allégation contenue à la demande sur le sujet. Toutefois, cette expérience n'a pas été facile pour elle car elle s'est sentie exclue et troublée par l'entrevue d'embauche.

[58]       De plus, les questions portant sur l'âge, la grossesse et l'état civil ont été posées et elles sont, à leur face même, discriminatoires. Elles constituent indéniablement une atteinte discriminatoire à la dignité de madame Di Campo et aussi à sa vie privée.

[59]       Maintes fois répétés par le Tribunal, les propos de la Cour d'appel dans l'affaire Bou Malhab[12] éclairent la difficile appréciation du préjudice moral :

[62]      S'il est moins palpable, il n'en est pas moins réel. Le dommage moral ou extrapatrimonial est souvent difficile à chiffrer d'une manière exacte ou même approximative.

[…]

Dans tous ces cas cependant, le préjudice est direct certain et réel et doit donc être compensé, même s'il n'existe pas de base scientifique permettant de l'évaluer précisément.

[63]      Que le préjudice moral soit plus difficile à cerner ne demeure en rien la blessure qu'il constitue. J'irais même jusqu'à dire que, parce qu'il est non apparent, le préjudice moral est d'autant plus pernicieux. Il affecte l'être humain dans son for intérieur, dans les ramifications de sa nature intime et détruit la sérénité à laquelle il aspire. Il s'attaque à sa dignité et laisse l'individu ébranlé, seul à combattre les effets d'un mal qu'il porte en lui plutôt que sur sa personne ou sur ses biens.

                                                                                    [Nos soulignements]

[60]       À la lumière de ces enseignements et des termes de l'article 1463 du Code civil du Québec, le Tribunal considère qu'Éco-Logixx et madame Després doivent verser solidairement à madame Di Campo, pour atteinte aux droits protégés par la Charte, une somme de cinq mille dollars (5 000 $) à titre de dommages moraux.

Les dommages punitifs

iv)   Madame Di Campo est-elle en droit de recevoir la somme de deux mille dollars (2 000 $) à titre de dommages punitifs de la part de madame Després?

[61]       Si l'article 49 de la Charte permet l'octroi de dommages punitifs dans les cas « d'atteinte illicite et intentionnelle », c'est l'arrêt Hôpital St-Ferdinand[13] rendu par la Cour suprême qui nous éclaire quant aux conditions nécessaires à l'octroi de ce type de dommages :

(…) il y aura atteinte illicite et intentionnelle au sens du second alinéa de l'article 49 de la Charte lorsque l'auteur de l'atteinte illicite a un état d'esprit qui dénote un désir, une volonté de causer les conséquences de sa conduite fautive ou encore s'il agit en toute connaissance des conséquences, immédiates et naturelles ou au moins extrêmement probables, que cette conduite engendrera. Ce critère est moins strict que l'intention particulière, mais dépasse, toutefois, la simple négligence. Ainsi, l'insouciance dont fait preuve un individu quant aux conséquences de ses actes fautifs, si déréglée et téméraire soit-elle, ne satisfera pas, à elle seule, à ce critère.             

                                                                                                  [Notre soulignement]

[62]       Le Tribunal est d'avis que les questions ont été posées à madame Di Campo de façon spontanée sans aucune intention malveillante. Elles ne rencontrent pas les deux conditions exigées par la jurisprudence, soit le caractère illicite et intentionnel de l'atteinte. Certes madame Després a commis une maladresse qui a porté atteinte à un droit protégé par la Charte, mais il s'agit tout de même d'une simple maladresse. En conséquence, il n'y a pas lieu d'accorder des dommages punitifs.

 

PAR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[63]       ACCUEILLE partiellement la demande;

[64]       CONDAMNE solidairement Éco-Logixx - Grossiste alimentaire et produits d'emballage inc. et Manon Després à verser à Rosalia Di Campo une somme de 5 000 $ à titre de dommages moraux avec intérêt au taux légal et l'indemnité additionnelle prévue à l'article 1619 du Code civil du Québec à compter de la signification des mesures de redressement soit le 12 février 2018;

[65]       LE TOUT avec frais de justice.

 

 

__________________________________

DORIS THIBAULT,

Juge au Tribunal des droits de la personne

 

 

Me Stéphanie Fournier

M. Julien Thibault (stagiaire)

BITZAKIDIS CLÉMENT-MAJOR FOURNIER

Pour la partie demanderesse

 

Me Élise Moras

Joli-Cœur Lacasse, sencrl

Pour les parties défenderesses

 

Date d’audience : 21 janvier 2019

 

 



[1]     RLRQ, c. C-12.

[2]     Commission scolaire régionale de Chambly c. Bergevin, 1994 CANLII 102 (CSC); Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Montréal (Ville); Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Boisbriand (Ville), 2000 CSC 27; Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Bombardier inc. (Bombardier Aéronautique Centre de formation), 2015 CSC 39, par. 35.

[3]     Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Commission scolaire de Jean-Rivard, 1995 CANLII 3139 (QC TDP).

[4]     Janzen c. Platy Enterprises Ltd, 1989 1 RCS 1252, p. 1279.

[5]     Commission des écoles catholiques de Montréal c. Gobeil, 1999 RJQ 18443.

[6]     Therrien (Re) 2001 CSC 35, par. 136.

[7]     Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Magasins Wal-Mart Canada inc., 2003 RJQ 1345 TDP, inf. en partie pour d'autres motifs par 2005 QCCA 93.

[8]     Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Transport en commun La Québécoise inc., 2002 CanLII 9226 (QCTDP).

[9]     Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Systématix Technologies de l'information inc., 2010 QCTDP 18.

[10]    Law c. Canada (ministre de l'Emploi et de l'Immigration), 1999 1 RCS CanLII 675 (CSC) p. 53.

[11]    Pièce D-5.

[12]    Malhab c. Métromédia C.M.R. Montréal inc., 2003 CanLII 47948 (QC CA).

[13]    Québec (Curateur public) c. Syndicat National des employés de l'hôpital St-Ferdinand, 1996 3 RCS 211.

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