Décision

Les décisions diffusées proviennent de tribunaux ou d'organismes indépendants de SOQUIJ et pourraient ne pas être accessibles aux personnes handicapées qui utilisent des technologies d'adaptation. Visitez la page Accessibilité pour en savoir plus.
Copier l'url dans le presse-papier
Le lien a été copié dans le presse-papier

R. c. Costanzo-Peterson

2024 QCCA 1282

COUR D’APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

GREFFE DE

 

MONTRÉAL

 :

500-10-007809-229

(500-01-205614-206 SÉQ. 001 & 002) (500-01-209183-208)

 

DATE :

 3 octobre 2024

 

 

FORMATION :

LES HONORABLES

MARTIN VAUCLAIR, J.C.A.

MARK SCHRAGER, J.C.A.

CHRISTINE BAUDOUIN, J.C.A.

 

 

N° : 500-10-007809-229 (500-01-205614-206 SÉQ. 001)

 

SA MAJESTÉ LE ROI

APPELANT – poursuivant

c.

 

FÉLIX COSTANZO-PETERSON

INTIMÉ – accusé

 

 

N° : 500-10-007809-229 (500-01-205614-206 SÉQ 002) (500-01-209183-208)

 

SA MAJESTÉ LE ROI

APPELANT – poursuivant

c.

 

JACOB COSTANZO-PETERSON

INTIMÉ – accusé

 

 

ARRÊT

 

 

[1]                L’appelant se pourvoit contre un arrêt des procédures ordonné le 8 avril 2022 par l’honorable Joëlle Roy de la Cour du Québec, Chambre criminelle et pénale, district de Montréal.

[2]                Pour les motifs du juge Vauclair, auxquels souscrivent les juges Schrager et Baudouin, LA COUR :

[3]                REJETTE l’appel.

 

 

 

 

 

MARTIN VAUCLAIR, J.C.A.

 

 

 

 

 

MARK SCHRAGER, J.C.A.

 

 

 

 

 

CHRISTINE BAUDOUIN, J.C.A.

 

Me Julien Gaudet-Lachapelle

Me Nicolas Abran

DIRECTEUR DES POURSUITES CRIMINELLES ET PÉNALES

Pour l’appelant

 

Me Hovsep Dadaghalian

BROUILLARD, JOYAL, RANCOURT & AVOCATS

Pour les intimés

 

Date d’audience :

6 décembre 2023


 

MOTIFS DU JUGE VAUCLAIR

 

 

[4]                L’appelant se pourvoit contre un arrêt des procédures ordonné le 8 avril 2022 par l’honorable Joëlle Roy de la Cour du Québec, district de Montréal. La juge mettait ainsi un terme à deux dossiers qui impliquaient les intimés dans des affaires de cybercriminalité et d’armes à feu.

[5]                Les accusations découlent d’une enquête policière amorcée en janvier 2017 et de perquisitions effectuées en août 2018. Un mandat d’arrestation a été lancé en janvier 2020.

[6]                Les dossiers ont suivi un parcours chaotique. À peine étaient-ils lancés que les mesures sanitaires et la fermeture des tribunaux ordonnées en raison de la pandémie de COVID-19 ont été décrétées. Lors du débat sur la requête en arrêt des procédures, l’appelant a administré une preuve dans le but de démontrer à la juge les défis engendrés par cette circonstance et son incidence sur les délais. La juge a déterminé que les délais excédaient le plafond de 18 mois établi dans l’arrêt Jordan. Selon elle, la défense n’était responsable d’aucun délai. Elle a conclu qu’aucune circonstance exceptionnelle, et plus particulièrement la pandémie, n’avait contribué à ce dépassement.

[7]                En appel, le ministère public remet en doute la qualification des délais, la conclusion sur la complexité de l’affaire et le constat selon lequel rien ne prouve que le bon déroulement du dossier ait été affecté par la pandémie.

[8]                Au terme de l’audition, la Cour a sollicité des parties des observations sur l’opportunité d’établir un délai présomptif pour tenir compte de l’effet de la pandémie sur la progression des dossiers après la réouverture des tribunaux. Si l’idée développée à la suite de l’audition de trois pourvois semblait utile, j’estime finalement qu’il n’est pas opportun de le faire pour les raisons données plus bas.  

[9]                L’appel se concentre sur les délais. Par conséquent, seul le contexte procédural est utile et je laisserai de côté les faits spécifiques aux infractions. Un résumé du jugement porté en appel est utile.

Le jugement d’instance : 2022 QCCQ 1843

[10]           Je reprends les principaux jalons du raisonnement de la juge d’instance.

[11]           D’abord, la juge fixe en janvier 2020 le point de départ pour tous les dossiers. Le 3 septembre 2021, les dates du procès sont arrêtées et celui-ci doit se terminer en juillet 2022. La juge détermine que le plafond applicable est de 18 mois et qu’en conséquence, le dépassement est d’environ 12 mois.

[12]           Dans ce contexte, la juge insiste dans sa décision sur l’absence de plan de poursuite pour mener à terme un procès portant sur des accusations manifestement visées par un plafond de 18 mois et qui découlent d’une enquête policière commencée en 2017. Pour la juge, il semble évident que le délai est de 18 mois avant même que soient entamées les procédures. Cette proposition est discutable et j’y reviendrai.

[13]           La juge évalue ensuite la preuve présentée par l’appelant. Le directeur de Direction de la performance et de l’intelligence d’affaires au ministère de la Justice du Québec a expliqué des tableaux statistiques généraux concernant cinq districts judiciaires. Pour la juge, ces tableaux « ne tiennent pas compte d’une multitude de facteurs humains, administratifs et reliés au quotidien du travail des avocats et des juges en matière criminelle ». Elle remet en doute la pertinence de ne pas avoir fourni les données disponibles avant l’année 2019 à des fins de comparaison.

[14]           La juge explique qu'aucune date de procès n'avait été fixée dans les dossiers en cause au moment de la fermeture des tribunaux au printemps 2020 et que la communication de la preuve n’était pas terminée. Bref, les dossiers suivaient leur cours. Elle conclut alors à l’absence de lien entre les données statistiques présentées et les délais constatés en l’espèce, ajoutant que la preuve n’établit pas que la progression des dossiers a été affectée par un ressac dû à la pandémie.

[15]           Par contre, elle reconnaît d’emblée que la preuve à communiquer est « gigantesque » (par. 51). Toutefois, elle note que la « poursuite a bénéficié d’un délai de dix-huit mois, après la perquisition, afin de parfaire sa théorie, d’étudier sa preuve et de porter des accusations » (par. 30). Elle rappelle que l’exercice de la communication s’est prolongé durant 16 mois entre le 31 janvier 2020 et le 26 mai 2021. Elle souligne que les intimés ont été actifs pour demander des clarifications, et que du décaviardage a été nécessaire. La juge s’étonne de l’engagement de confidentialité que l’appelant a imposé aux avocats des intimés, une approche rigide qui a requis l’intervention d’un juge de gestion. Une refonte de la communication de la preuve en mars 2021 a exigé des éclaircissements, qui ont été fournis en mai 2021, afin que les intimés puissent s’y retrouver. Entre mai et septembre 2021, l’étude de la preuve était nécessaire, ce qui, selon la juge, « s’inscrit dans le cours normal des procédures judiciaires » (par. 68).

[16]           Rappelant qu’une preuve volumineuse n’est pas toujours un indicateur de complexité, la juge constate l’absence de circonstances exceptionnelles expliquant le dépassement de 12 mois et conclut que la poursuite n’a pas démontré que l’affaire était particulièrement complexe.

Questions en litige

[17]           Si l’appelant soulève deux grandes questions, son mémoire en traite six, puisqu’il subdivise la première en cinq sous-questions. Ainsi, l’appelant affirme que la juge a commis des erreurs :

  1. En donnant une interprétation juridique erronée à l’arrêt R. c. Ketchate, 2019 QCCA 557;
  2. En concluant que les accusations sont nécessairement soumises, dès le départ, à un plafond de 18 mois, alors qu’elles pouvaient faire l’objet d’une option sur le mode de procès;
  3. En ne qualifiant pas de circonstance exceptionnelle la remise du 1er avril 2020 survenue dans la foulée du décret 177-2020, ayant déclaré l'état d’urgence sanitaire le 13 mars 2020 au sens de la Loi sur la santé publique, L.R.Q., S-2.2 et de la suspension partielle subséquente des activités judiciaires de la Cour du Québec;
  4. En n’attribuant aucun délai à la défense pour les différentes périodes pertinentes dans le calcul du délai;
  5. En ne reconnaissant pas les aspects de complexité du dossier et leurs impacts sur les délais impliquant un plafond de 18 mois. En particulier, les délais contributoires liés à la communication d’une preuve volumineuse et complexe, la durée de la période infractionnelle et la nature des infractions en cause, qui nécessite une preuve d’expertise informatique, une requête portant sur les engagements de confidentialité liés à la communication de la preuve, la durée du procès découlant d’une preuve informatique vaste sans admission et en traduction continue.
  6. En concluant que la pandémie n’a eu aucun effet sur les délais pour fixer le dossier à procès.

[18]           À mon avis, les deux premières soulèvent la question du point de départ et du plafond applicable. Je traiterai des questions 3 et 6 ensemble, elles concernent la pandémie. Les questions 4 et 5 seront ensuite abordées.

[19]           Ainsi, voici les quatre questions de cet appel :

  1. Le calcul du délai : point de départ, plafond applicable.
  2. Les effets de la pandémie.
  3. La responsabilité de la défense dans les délais.
  4. La complexité du dossier.

[20]           À mon avis, deux points de départ devaient être attribués dans les circonstances. Par ailleurs, le plafond applicable est de 18 mois. Dans les circonstances, la pandémie n’a eu aucun effet sur les délais. Quant aux deux dernières questions, la déférence envers la décision d’instance s’impose et, qui plus est, l’appelant échoue à démontrer quelque motif qui justifie l’intervention de la Cour.

Contexte

Évolution procédurale

Dossier initial de janvier 2020

[21]           Les intimés Félix Costanzo-Peterson (« Félix ») et Jacob Costanzo-Peterson (« Jacob ») ont initialement été accusés dans un même dossier, soit le dossier 500-01-186421-191, comportant vingt chefs d’accusation poursuivis par voie de mise en accusation. Jacob était visé par six chefs de possession d’armes ou dispositifs prohibés divers lors d’une journée précise tandis que Félix était accusé de quatorze chefs, certains similaires et d’autres concernant des trafics d’armes pour des périodes variables : art. 92, 95 et 99 C.cr. Un mandat d’arrestation est lancé le 27 janvier 2020.

[22]           Les intimés comparaissent formellement le 31 janvier 2020 et ils « réservent leur choix ». Le dossier doit revenir deux mois plus tard devant la Cour, soit le 1er avril 2020, date à laquelle il est remis au 29 juin 2020. Cette seconde période de 2 mois et 29 jours correspond à l’arrêt des activités judiciaires en raison de la crise sanitaire. Tous s’accordent pour dire qu’elle doit être déduite du délai total.

[23]           Le 29 juin 2020, l’appelant remet de la preuve additionnelle et le dossier est reporté au 3 septembre 2020, soit 2 mois et 4 jours plus tard, pour permettre aux intimés d’en prendre connaissance.

[24]           Le 3 septembre 2020, l’appelant retire la dénonciation initiale et en dépose deux autres comportant à la fois les anciennes accusations et de nouvelles, l’ensemble étant pour des crimes poursuivis par voie de mise en accusation.

[25]           On peut noter, afin de clore ce premier volet, qu’entre le 31 janvier 2020 et le 3 septembre 2020, il s’est écoulé 7 mois (et 3 jours).

Nouveaux dossiers de septembre 2020

[26]           Les intimés ont donc comparu le 3 septembre 2020 dans les deux nouveaux dossiers. Le dossier 500-01-205614-206 reprenait notamment les vingt chefs du dossier retiré en plus d’ajouter, contre Félix, neuf autres chefs d’accusation lui reprochant des infractions de cybercriminalité. Dans le dossier 500-01-209183-208, l’appelant reprochait à Jacob six nouveaux chefs d’accusation pour avoir possédé des armes en contravention à une ordonnance le lui interdisant. Ces six nouveaux chefs correspondaient aux six cas de possession figurant dans la dénonciation initiale.

[27]           Encore une fois, les intimés n’ont fait aucun choix à leur comparution du 3 septembre 2020. Ils « réservent leur choix ».

[28]           Les dossiers sont reportés au 5 novembre 2020, puis au 15 janvier 2021. Entre ces deux dates, il s’écoule 2 mois et 10 jours pendant lesquels les parties échangent afin de démêler essentiellement deux aspects : l’accès à la preuve par les intimés et la compréhension de l’exercice de caviardage.

[29]           Le 15 janvier 2021, les intimés exercent leur choix d’être jugé par un juge de la cour provinciale. Il s’agit en fait d’un nouveau choix en vertu du Code criminel, et je reviendrai sur ce point.

[30]           Depuis le 3 septembre 2020, il s’est écoulé 4 mois et 12 jours. Depuis le 31 janvier 2020, il s’est écoulé 11 mois et demi.

[31]           Il est maintenant utile de relater les grandes lignes du difficile exercice de communication de la preuve et de l’engagement de confidentialité.

La communication de la preuve et les échanges entre les parties

[32]           La preuve, communiquée sous format électronique, est volumineuse. Il s’agit d’un constat de la juge qui n’est pas contesté. Le volume est passé de 16 Go à 480 Go de documentation au fil de l’exercice de la communication de la preuve. Des échanges reproduits au dossier, on comprend que le volume de la preuve présente un défi, mais l’aspect le plus important pour les avocats des intimés, demeure l’échange de cette information avec les intimés eux-mêmes en raison de l’engagement de confidentialité.

La communication dans le dossier de janvier 2020

[33]           À la comparution de janvier 2020, l’appelant procède à une première communication de la preuve sous format électronique et remet également un cahier de procès. Cette preuve est volumineuse et en partie caviardée. Dès le départ, l’appelant exige un engagement de confidentialité, que les intimés acceptent de signer afin de recevoir la preuve.

[34]           Puis les tribunaux ferment en raison de la pandémie de COVID-19. Il semble que l’enquête policière se poursuive pendant cette fermeture, puisque le 29 juin 2020, à la réouverture des tribunaux, une preuve additionnelle importante est communiquée. Le dossier est alors remis au 3 septembre 2020.

La communication pour les nouvelles accusations

[35]           Signe additionnel que l’enquête s’est poursuivie entre la première comparution et le 3 septembre 2020, de nouvelles accusations sont déposées et la preuve qui les concerne est communiquée à cette même date, ainsi qu’une mise à jour du cahier de procès.

[36]           Le dossier est reporté au 5 novembre. L’appelant prend l’initiative, le 22 octobre 2020, de convoquer une rencontre avec les avocats des intimés pour discuter de l'orientation des dossiers.

[37]           Le 30 octobre 2020, en réponse à cette invitation, les intimés font part à l’appelant que la consultation de la preuve est difficile en raison des trois supports informatiques différents et de l’absence d’hyperliens pour repérer rapidement les éléments pertinents. On comprend des échanges entre les parties, déposés au dossier, qu’une rencontre est fixée pour le 3 novembre 2020, mais rien n’est dit à propos de celle-ci.

[38]           Le 4 novembre 2020, il n’est pas contesté que les intimés font part à l’appelant qu’ils évaluent la durée du procès à 5 semaines, si des admissions sont convenues. Rien n’est dit à propos de l’effet de cette information sur le comportement des parties.

[39]           Les 16 et 17 décembre 2020, les avocats des intimés formulent deux demandes à l’appelant : ils souhaitent obtenir des informations complémentaires en lien avec la preuve communiquée et avoir la possibilité de revoir l’engagement de confidentialité afin de rendre possible l’étude la preuve volumineuse avec les intimés eux-mêmes. En effet, selon la compréhension de l’engagement par les avocats, ils ne peuvent remettre la preuve aux intimés pour que ces derniers en prennent connaissance dans son entièreté, ce qui rend la préparation laborieuse. Ils veulent revoir l’engagement. Puis, le 3 janvier 2021, des demandes sont transmises à l’appelant concernant le caviardage de renseignements dans la preuve communiquée.

[40]           Le 7 janvier 2021, l’appelant répond à la demande des intimés formulée en décembre 2020. Il consent à modifier l’engagement de confidentialité, accepte de remettre une copie aux intimés sauf pour « les extractions informatiques » réalisées sur les appareils électroniques qui devront rester « en possession et sous la responsabilité de l’avocat de l’accusé pendant toute la durée des procédures ».

[41]           Le 13 et 14 janvier 2021, après considération par les avocats des changements proposés à l’engagement de confidentialité, un échange survient à ce sujet. Les avocats des intimés expriment l’idée que le nouvel engagement est plus restrictif. L’appelant leur répond que les intimés n’ont jamais eu le droit d’avoir la preuve en leur possession. Réitérant la légitimité de l’engagement, l’appelant ajoute que si les avocats ne sont pas en mesure le respecter, ils doivent remettre à l’appelant la preuve reçue et il déposera une requête pour les forcer à respecter l’engagement. 

[42]           Le 15 janvier 2021, jour où les intimés choisissent d’être jugés par « un juge de la cour provinciale », le problème concernant l’accès à la preuve est présenté à un juge. Les procureurs des intimés se conforment à l’exigence de l’appelant et remettent la preuve reçue puisqu’ils n’étaient en mesure de signer l’engagement. Ils la déposent sous scellé au dossier de la Cour. L’appelant signale alors son intention de présenter une requête pour forcer les avocats des intimés à signer l’engagement de confidentialité entourant la communication de la preuve.

[43]           Les parties demandent alors l’intervention d’un juge gestionnaire, nommé en vertu de l’article 551.1 C.cr. et la date pour l’audition de cette requête est fixée un mois plus tard, au 18 février 2021.

[44]           Entre-temps, le 20 janvier 2021, les procureurs des intimés obtiennent néanmoins l’autorisation d’un juge pour conserver une copie de la preuve en contrepartie de leur engagement provisoire de ne pas en remettre de copies aux intimés. Le processus de communication de la preuve se poursuit dans ce contexte.

[45]           Le 18 février 2021 a lieu le débat portant sur la requête de l’appelant. La décision qui était prévue pour le 23 mars 2021 sera rendue le 30 avril 2021. Dans l’intervalle, soit 2 mois et 12 jours, l’exercice difficile de communication se poursuit.

[46]           Avant l’audition sur la requête, le 5 février 2021, l’appelant fournit aux intimés un cahier de procès corrigeant « la présence accidentelle d'hyperliens menant à des documents inadéquatement caviardés tel qu’en faisaient état nos échanges du 5 février 2021 et de la semaine dernière ». De plus, toujours avec l’engagement provisoire des procureurs des intimés, une nouvelle communication de la preuve est annoncée.

[47]           Celle-ci n’aura finalement lieu que le 3 mars 2021. L’appelant communique alors « principalement des enregistrements vidéo provenant des caméras de surveillance installées à la résidence des intimés, des documents décaviardés et un tableau explicatif des codes de caviardage. »

[48]           Les échanges entre les parties qui ont lieu entre février et mars 2021, déposés en preuve, brossent un portrait du difficile processus de communication. Des discussions sur les admissions sont compliquées du fait que les intimés doivent prendre connaissance de la preuve. Le 19 mars 2021, les intimés demandent à l’appelant de leur indiquer les changements qui ont été apportés entre les différentes versions de la preuve pour accélérer le processus considérant leur droit de subir leur procès dans un délai raisonnable. Cette demande aura une réponse à la fin du mois de mai 2021.

[49]           Comme mentionné, la décision du juge gestionnaire est rendue le 30 avril 2021. L’appelant a reproduit le procès-verbal qui rapporte cette courte décision relativement à sa « requête pour enjoindre les intimés à signer un engagement de confidentialité visant la divulgation de la preuve ».

[50]           La requête elle-même n’est pas produite au dossier d’appel. Comme il a été mentionné, l’appelant a insisté pour un engagement de confidentialité par lequel il exigeait que les intimés ne puissent prendre connaissance d’un pan de la preuve communiquée, sinon qu’en présence de leur procureur.

[51]           Le juge confirme de façon générale la légitimité de la pratique consistant à faire signer des engagements de confidentialité dans la mesure où ils ne portent pas atteinte au droit à la défense entière d’un accusé. Il constate que l’engagement de confidentialité à l’étude contrevient à ce droit. Pour le juge, obliger la présence constante des avocats y porte atteinte en plus d’imposer aux intimés un fardeau financier supplémentaire pour prendre connaissance de la preuve. Le juge permet donc aux accusés de prendre connaissance des documents sans la présence de leurs avocats, sans possibilité d’en faire des copies et exige que les documents demeurent dans les bureaux de ces derniers.

[52]           Le 30 avril 2021, après la décision sur l’engagement de confidentialité, les dossiers sont reportés au 27 mai 2021 pour poursuivre l’exercice de communication de la preuve.

Évolution procédurale, la suite

[53]           Le 27 mai 2021, devant le juge gestionnaire, l’appelant « remet [aux intimés] le même cahier de procès, qui inclut cette fois les hyperliens ».

[54]           C’est à ce même moment, pour la première fois, que l’appelant se déclare prêt à fixer la date du procès. Le dossier est muet sur quelque date qui aurait pu dès lors être déterminée pour le procès à ce moment. Entre le 3 septembre 2020 et le 27 mai 2021, il s’est écoulé 8 mois et 24 jours.

[55]           Cela étant, les intimés demandent un délai pour prendre connaissance de la preuve et les dossiers sont remis au 14 juillet 2021, puis au 3 septembre 2021 en raison de l’absence du juge de gestion.

[56]           Le 3 septembre 2021, le procès est fixé du 13 juin 2022 au 25 juillet 2022, soit les premières dates disponibles offertes aux parties. À ce moment, le délai anticipé avant la fin du procès est de 22 mois et 22 jours.

[57]           Entre le 27 mai 2021 et le 3 septembre 2021, il s’est écoulé 3 mois et 7 jours.

[58]           La requête pour constater la violation du droit à un procès dans un délai raisonnable est signée le 4 octobre 2021. La requête est fixée pour audition les 3 et 4 mars 2022, c’est-à-dire 18 mois après la comparution de septembre 2020.

[59]           Le 20 octobre 2021, l’appelant formule une demande d’admission et les discussions se poursuivent sur ce sujet. Rien de plus n’est dit à ce propos.

Analyse

Le calcul du délai : point de départ, plafond applicable

[60]           Pour déterminer si le délai pour tenir le procès est déraisonnable, il faut nécessairement établir le plafond qui gouverne les accusations ainsi que le point de départ du calcul du délai.

[61]           La juge, qui n’avait pas le bénéfice de l’arrêt R. c. Poitras, 2022 QCCA 1561, mais uniquement de l’arrêt R. c. Guimont, 2017 QCCA 1754, a retenu la date d’inculpation initiale, janvier 2020, pour l’ensemble des accusations. Elle a conclu que la substitution et les ajouts des nouvelles accusations n’étaient que la continuité du même dossier et que cela ne marque pas un nouveau départ.

[62]           En appel, cette conclusion est contestée en partie. Comme en première instance, l’appelant prétend qu’il y a un point de départ pour les premières accusations de janvier 2020 et un autre pour les nouvelles accusations de septembre 2020. Les intimés ne sont pas en désaccord avec deux points de départs, mais pour eux, le problème demeure entier puisque dans les deux cas, le plafond de 18 mois est atteint.

[63]           Je veux clarifier ce point. Pour calculer le délai dans cette affaire, il importe d’établir la date initiale d’inculpation. Je rappelle que dans l’arrêt R. c. Poitras, 2022 QCCA 1561, le juge Cournoyer explique bien le droit à cet égard, retraçant les arrêts pertinents de la Cour suprême. Le début du calcul pour les besoins de l’alinéa 11b) de la Charte commence au moment où une personne est inculpée, c’est-à-dire « quand une dénonciation relative à l'infraction qu’on lui reproche est déposée ou quand un acte d’accusation est présenté directement sans dénonciation » : R. c. Kalanj, [1989] 1 R.C.S. 1594; R. c. Poitras, 2022 QCCA 1561. 

[64]           On reconnaît qu’exceptionnellement, « si la poursuite retire l’accusation pour la remplacer par une autre mais pour la même affaire, le calcul du délai pourrait bien commencer à partir de la première accusation » : R. c. Carter, [1986] 1 R.C.S. 981, p. 985. Ainsi, il est évident que les chefs 10 à 29 du nouveau dossier 206 sont identiques à ceux du dossier 191. À mon sens, il s’agit d’un cas clair du principe énoncé dans l’arrêt R. c. Antoine, 1983 CanLII 1743 (C.A.O.), repris notamment dans l’arrêt R. c. Poitras, 2022 QCCA 1561. Pour ces chefs, le point de départ est janvier 2020.

[65]           La situation est différente pour les chefs de cybercriminalité, qui sont distincts. Le fait qu’ils découlent de la même enquête ou même qu’ils auraient pu être déposés plus tôt n’y change rien dans les circonstances. Il s’agit d’accusations entièrement nouvelles. L’appelant a raison de plaider que le point de départ du calcul du délai pour ces accusations est en septembre 2020.

[66]           La situation paraît moins claire pour le second dossier qui concerne les accusations à l’encontre de Jacob. Ces nouvelles accusations sont intrinsèquement liées aux précédentes puisqu’elles ne font qu’ajouter des chefs d’avoir contrevenu à une ordonnance lui interdisant de posséder des armes. Néanmoins, je crois qu’il s’agit de nouvelles accusations dans le contexte de la présente affaire. La règle claire rappelée dans l’arrêt Poitras, est préférable. Cela dit, je n’exclus pas que le fait de garder en réserve de telles accusations dans le but de relancer une poursuite susceptible de s'effondrer en raison du dépassement des plafonds de l’arrêt Jordan entraînerait un examen plus attentif d’un possible abus de procédures, mais ce n’est pas le cas ici. 

[67]           Enfin, tout intéressante que soit la question de savoir si les nouveaux dossiers créent un nouveau point de départ en septembre 2020, les intimés ont raison de dire que le plafond de 18 mois est dépassé pour toutes les accusations.

[68]           Cela étant, aussi bien en première instance qu’en appel, il n’est pas clair si la date retenue par les parties et la juge est le 27 ou le 31 janvier pour le premier dossier. Ni la juge ni les parties dans leurs mémoires d’appel ne sont affirmatives sur ce point. La différence, il est vrai, est peu significative. Je retiens que les intimés ont comparu sous arrêt le 31 janvier 2020; il s’agit de la date d’inculpation au sens de l’article 11b) de la Charte pour ces accusations.

[69]           Le 3 septembre 2020, deux nouvelles dénonciations sont déposées par l’appelant et les intimés comparaissent. Il s’agit du point de départ des nouvelles accusations.

[70]           La fin anticipée du procès est établie au 25 juillet 2022.

[71]           Précisions donc que le délai entre le 31 janvier 2020 et le 25 juillet 2022 est de 29 mois et 25 jours. Entre le 3 septembre 2020 et le 25 juillet 2022, il est de 22 mois et 22 jours.

[72]           La juge a déterminé que le plafond applicable est de 18 mois. Je suis d’accord, mais je retiens, comme l’appelant, que ce n’était pas le cas à la comparution. Par conséquent, je ferai quelques commentaires.


Le choix et le nouveau choix

[73]           Il faut rappeler que les actes criminels en cause ne sont pas de juridiction absolue d’un juge de la cour provinciale au sens de l’article 553 C.cr. Aucun n’entraîne la possibilité d’un emprisonnement de plus de 14 ans et, par conséquent, aucune enquête préliminaire ne peut être demandée : par. 536(2) C.cr.

[74]           Toutefois, le Code criminel précise que le prévenu doit faire le choix d’être jugé par un juge de la cour provinciale sans jury, par un juge sans jury ou encore par un tribunal composé d’un juge et d’un jury. Si aucun choix n’est fait, le prévenu est réputé avoir choisi d’être jugé par un tribunal composé d’un juge et d’un jury : par. 536(2.1) C.cr.

[75]           En l’absence de choix, le dossier est donc réputé être devant la Cour supérieure.

[76]           Après l’arrêt Jordan, les parties devraient se préoccuper du fait que le dossier est alors soumis à un plafond de 30 mois. En outre, le prévenu doit nécessairement tenir compte du fait que l’absence de choix ne peut avoir comme effet de créer un piège pour la poursuite : R. c. Lapointe, 2021 QCCA 152.

[77]           Il faut aussi rappeler qu’à tout moment après qu’un prévenu est réputé avoir fait un choix, le paragraphe 574(1.1) C.cr. accorde au ministère public la possibilité de présenter un acte d’accusation contre lui à l’égard de tout chef d’accusation contenu dans une ou plusieurs dénonciations, ou à l’égard d’un chef d’accusation inclus. L’article 548 C.cr. ne s’appliquant pas en l’absence d’une enquête préliminaire, l’initiative appartient aux parties de porter le dossier devant la Cour supérieure, par exemple en formulant une demande pour la désignation d’un juge responsable de la gestion de l’instance suivant 551.1 C.cr. afin de faire progresser le dossier.

[78]           Il est alors toujours possible pour le prévenu réputé avoir choisi d’être jugé autrement que par un juge de la cour provinciale, au plus tard soixante jours avant la date fixée pour son procès, de choisir un autre mode de procès qui n’est pas un procès devant un juge de la cour provinciale, sauf avec le consentement du ministère public : al. 561(1)b) C.cr.

[79]           Dans ce contexte, la juge a conclu que le plafond de 18 mois était connu depuis les accusations initiales, car aucune enquête préliminaire n’était possible. La juge écrit ceci au sujet de la poursuivante :

[34] Elle sait aussi, dès le départ, qu’aucun chef d’accusation n’est assujetti à la tenue d’une enquête préliminaire, donc le plafond du délai s’avère de dix-huit mois. Elle doit donc se gouverner en conséquence avant d’entamer les procédures et avoir un plan d’action pour mener à bien son procès.

R. c. Costanzo-Peterson, 2022 QCCQ 1843, par. 34.

[80]           L'appelant reproche à la juge de retenir que ce plafond lui était connu dès le début puisque les intimés n’avaient pas fait leur choix du mode de procès et étaient donc réputés avoir choisi un procès devant un juge et un jury. Je suis d’avis que l’appelant a raison de dire que le plafond de 30 mois s’appliquait, car les intimés n’avaient pas fait de choix, ils l’avaient réservé.

[81]           À la décharge de la juge d’instance, l’arrêt R. c. Jordan, [2016] 1 R.C.S. 631 (ci-après « Jordan »), se prête à plusieurs interprétations pour déterminer le plafond applicable devant un juge de cour provinciale alors qu’il n’y a pas ou ne peut y avoir d’enquête préliminaire.

[82]           Voici ce que la Cour suprême écrit à propos des plafonds, un concept au cœur du nouveau cadre d’analyse :

[49] La caractéristique la plus importante du nouveau cadre d’analyse réside dans le fait qu’il fixe un plafond audelà duquel le délai est présumé déraisonnable. Dans le cas des affaires instruites devant une cour provinciale, il est fixé à 18 mois entre le dépôt des accusations et la conclusion réelle ou anticipée du procès. Dans le cas des affaires instruites devant une cour supérieure, ce plafond est fixé à 30 mois entre le dépôt des accusations et la conclusion réelle ou anticipée du procès[2]. Signalons que le plafond de 30 mois s’applique également aux affaires instruites devant une cour provinciale au terme d’une enquête préliminaire[3]. Comme nous le verrons, les portions du délai que la défense renonce à invoquer ou celui qui lui est imputable ne comptent pas dans le calcul pour déterminer si le plafond en question a été ou non atteint. Autrement dit, ces délais doivent être ignorés.

Jordan, par. 49, notes [2] et [3] omises, caractères gras ajoutés.

[83]           La note [2] n’est pas pertinente en l’espèce, car elle précise que l’al. 11b) de la Charte s’applique à la détermination de la peine, mais que cette étape n’est pas incluse dans les plafonds. À l’inverse, la note [3] est pertinente. La Cour y reconnaît que :

Bien que la plupart des instances où il y a enquête préliminaire soient instruites subséquemment devant une cour supérieure, ce n’est pas toujours le cas. Par exemple, il se peut qu’une affaire soit instruite devant une cour provinciale à l’issue d’une enquête préliminaire si la province où se déroule le procès en offre la possibilité (comme le Québec), ou si l’accusé change d’avis et opte pour un procès devant une cour de ce type au terme d’une enquête préliminaire. Le plafond de 30 mois s’appliquerait dans les deux cas.

Jordan, par. 49, note [3].

[84]           On comprend que le plafond de 18 mois est celui d’un procès devant un juge de la cour provinciale, au sens de l’art. 2 C.cr., dont la définition inclut la Cour du Québec et les cours des poursuites sommaires :

juge de la cour provinciale Toute personne qu’une loi de la législature d’une province nomme juge ou autorise à agir comme juge, quel que soit son titre, et qui a les pouvoirs d’au moins deux juges de paix. La présente définition vise aussi les substituts légitimes de ces personnes. (provincial court judge)

provincial court judge means a person appointed or authorized to act by or pursuant to an Act of the legislature of a province, by whatever title that person may be designated, who has the power and authority of two or more justices of the peace and includes the lawful deputy of that person; (juge de la cour provinciale)

[85]           Au Canada, le juge de la cour provinciale entend les procès en matière sommaire (art. 785 C.cr.), les procès pour les actes criminels prévus à l’article 553 C.cr. ou, lorsque le Code criminel le permet, les procès des prévenus qui choisissent d’être jugés par un juge de cour provinciale (art. 554 C.cr.). Dans tous ces cas, aucune enquête préliminaire ne précède le procès.

[86]           Le plafond est porté à 30 mois si le procès se tient devant la Cour supérieure.

[87]           Le plafond peut alors paraître lié à la cour qui entend le procès.

[88]           Toutefois, la Cour suprême précise que si une enquête préliminaire est tenue et que le procès se tient devant un juge de la cour provinciale, que ce soit 1) en vertu de la loi ou 2) en raison d’un nouveau choix fait après une enquête préliminaire, le plafond est également de 30 mois.

[89]           Le plafond peut alors paraître lié au fait que la procédure se tient en deux étapes.

[90]           Force est de constater que les hypothèses envisagées par la Cour suprême comportent des omissions ou des imprécisions. Une première réside dans le fait qu’elle ne fait aucune distinction entre le procès qui est tenu devant la Cour supérieure sans ou après une enquête préliminaire ou encore sans ou avec un jury. Une seconde est l’absence de mention de la réalité québécoise où un juge de la Cour du Québec entend des affaires à titre de « juge » au sens de l’article 552 C.cr., sans enquête préliminaire, une compétence qui, dans toutes les autres provinces, est attribuée à la Cour supérieure.

[91]           En ce concerne la première imprécision, il est intéressant de noter que la Cour supérieure du Québec a décidé que le plafond d’une affaire qui se trouve devant elle à la suite d’un acte d’accusation direct, et donc sans enquête préliminaire, est de 30 mois : R. c. Corriveau, 2016 QCCS 5799; R. c. Lafortune, 2019 QCCS 4693; R. c. Wong, 2023 QCCS 5065.

[92]           Des cours d’appel ont adopté la position de l’affaire Corriveau : R. c. Schenkels, 2017 MBCA 62, aux par. 46-48 et R. c. Bulhosen, 2019 ONCA 600, aux par. 69 et s.

[93]           Dans l’arrêt R. v. Shaikh, 2019 ONCA 895, repris dans l’arrêt R. c. Wookey, 2021 ONCA 68, la Cour d’appel de l’Ontario explique que le plafond de 18 mois s’applique à un procès tenu devant la cour provinciale après un consentement à renvoi à procès (art. 549 C.cr.). Pour la Cour d’appel, la logique de Jordan ne permet aucune autre conclusion. Dans R. c. Wookey (par. 64), elle reprend ces propos, tirés de l’arrêt Jordan (caractères gras ajoutés, et que je cite dans sa version en langue française) :

[62] Les accusés ont parfois des raisons valables de vouloir réexercer leur option et de choisir — soit avant, soit pendant leur enquête préliminaire — de ne plus être jugés par une cour supérieure, mais plutôt de l’être par une cour provinciale. Pour ce faire, ils doivent obtenir le consentement du poursuivant (Code criminel, L.R.C. 1985, c. C46, art. 561). Bien sûr, il serait généralement loisible au ministère public de poser comme condition à son consentement que l’accusé renonce à invoquer le délai découlant du nouveau choix.

[94]           Ce passage de l’arrêt Jordan appuie ce que la Cour d’appel de l’Ontario écrit dans l’arrêt R. c. Shaikh :

[57] The bright line approach that I consider myself compelled to follow does not enable the defence to manufacture a s. 11(b) delay by re-electing into a shorter presumptive period of delay. Section 561(1) of the Criminal Code requires Crown consent before the accused can re-elect to a trial by a provincial court judge. Where re-election would create the risk of s. 11(b) problems, the Crown has the authority to, and should, refuse consent, absent a s. 11(b) waiver.

R. c. Shaikh, 2019 ONCA 895, par. 57, mentionné dans nos arrêts R. c. Brousseau, 2020 QCCA 1199 et R. c. Lapointe, 2021 QCCA 152.

[95]           Il faut noter que dans ces affaires de l’Ontario, le procès est alors véritablement un procès devant un juge de cour provinciale au sens du Code criminel, puisqu’un nouveau choix de procès devant un « juge sans jury » (art. 552 C.cr.) signifierait un procès devant la Cour supérieure.

[96]           Ce n’est pas le cas au Québec. Le nouveau choix peut mener à un procès devant un « juge sans jury » au sens de l’art. 552 C.cr., lequel se tient alors devant la Cour du Québec. Dans l’arrêt Hamel, ce nouveau choix s’était manifesté pendant l’enquête préliminaire après une renonciation prévue (art. 549 C.cr.) Notre Cour a statué que le plafond était alors de 30 mois :

[8] Il est vrai que l’appelant a renoncé à la tenue formelle de son enquête préliminaire, mais cette renonciation est intervenue dans le cadre de la tenue de cette enquête déjà fixée devant un juge de paix assigné à cette fin. C’est d’ailleurs précisément à ce stade des procédures que l’appelant est renvoyé à son procès. Le paragraphe 549(2) C.cr. prévoit les conséquences reliées à un renvoi au procès au stade de l’enquête préliminaire avec le consentement du prévenu et de la poursuivante :

549.(2) Lorsqu’un prévenu est astreint à passer en jugement aux termes du présent article, le juge de paix inscrit sur la dénonciation une mention du consentement du prévenu et du poursuivant, et le prévenu est par la suite traité à tous égards comme s’il était astreint à passer en jugement aux termes de l’article 548.

[9] La juge a donc eu raison de conclure que l’appelant subissait son procès devant la Cour du Québec après y avoir été renvoyé au terme d’une enquête préliminaire. La jurisprudence prévoit qu’un plafond de 30 mois s’applique à cette situation.

R. c. Hamel, 2022 QCCA 476, par. 8 et 9 (références omises, soulignement dans le texte).

[97]           Dans le cas où un procès se tient devant elle, sans enquête préliminaire, à titre de juge au sens de 552 C.cr., la Cour du Québec est divisée sur le plafond applicable. Dans l’affaire R. c. Côté, 2018 QCCQ 1763, le juge a tranché que le plafond est de 18 mois. D’autres ont conclu que le plafond de 30 mois s’appliquait : R. c. Catania, 2016 QCCQ 15023; R. c. Deschenes et al., 2017 QCCQ 18086; R. c. Seepersad, 2024 QCCQ 1787.

[98]           Je suis donc d’accord avec l’appelant que l’absence de choix à la comparution a fait en sorte que les intimés étaient réputés avoir choisi de subir leur procès devant un juge de la Cour supérieure et un jury. La juge ne pouvait donc pas conclure que le plafond était de 18 mois dès le départ.

[99]           Par contre, dans le présent dossier, le plafond de 18 mois ne fait plus de doute après le 15 janvier 2021, date où les intimés choisissent un procès devant un juge de la cour provinciale. Aucune renonciation n’est invoquée.

[100]      Je reprends les propos de la Cour qui, dans l’arrêt Lapointe, souligne :

[18] En effet, il serait décevant et inacceptable que le cadre d’analyse établi par la Cour suprême pour améliorer la performance de la justice criminelle au pays permette la création artificielle d’un problème de délai qui s’avérait inexistant puisque le cheminement des dossiers progressait normalement à l’intérieur du plafond de 30 mois jusqu’alors applicable.

R. c. Lapointe, 2021 QCCA 152, par. 18, citant R. c. Shaikh, 2019 ONCA 895, par. 57.

[101]      En l’espèce, on ne peut pas dire que les intimés ont créé artificiellement le délai de 18 mois, auquel l’appelant a consenti. Je suis aussi d’avis que la suite des choses illustre que l’affaire n’a pas été menée avec la célérité voulue. L’appelant a notamment trébuché sur deux obstacles qu’il avait lui-même dressés sur le parcours, soit la communication de la preuve et son consentement à un procès devant un juge de la cour provinciale.

[102]      Le déroulement du dossier soutient la conclusion de la juge. Pendant sept mois après la comparution initiale, l’enquête policière s’est poursuivie. Rien ne laisse entendre que l’appelant était prêt à procéder. Au contraire, il a porté de nouvelles accusations et cherchait à tenir un procès sur le tout.

[103]      Je note qu’il ne s’écoule alors qu’environ quatre mois avant que les intimés fassent leur choix, que l’appelant a accepté. Ainsi, si le dossier évoluait initialement avec un plafond de 30 mois, l’appelant consent le 15 janvier 2021 à ce que les intimés choisissent un procès devant un juge de cour provinciale. L’arrêt R. c. Shaikh, 2019 ONCA 895 en rappelait les conséquences et il ne pouvait pas être ignoré. L’appelant ne montre pas qu’il s’en est préoccupé. Il s’est plutôt empêtré dans l’avancement de son dossier avec les difficultés créées par l’engagement de confidentialité et la communication de la preuve évolutive. Les faits au dossier décrivent l’appelant comme inébranlable lorsque, en octobre 2021, l’audition de la requête fondée sur l’alinéa 11b) est annoncée et fixée en mars 2021, soit 18 mois après la comparution de septembre 2020.

Les effets de la pandémie

[104]      L’appelant fait grand cas des bouleversements engendrés par la pandémie. Il est indéniable que la mise à l’arrêt des activités judiciaires a pu avoir une incidence sur les dossiers qui progressaient devant les tribunaux. En l’espèce, il est évident et personne ne conteste que la crise sanitaire est une circonstance exceptionnelle au sens de l’arrêt Jordan.

[105]      Si le dossier est effectivement déjà ouvert pendant l’arrêt des activités judiciaires, ce n’est que le 27 mai 2021 que l’appelant annonce qu’il est « prêt » pour le procès, soit 11 mois après la « reprise » du 29 juin 2020. La date du procès sera déterminée le 3 septembre 2020. Il s’est alors écoulé 14 mois depuis la « reprise ».

Un délai présomptif pour la pandémie

[106]      Alors que la Cour entendait trois pourvois la même semaine mettant en cause la crise sanitaire et les délais qu’elle a occasionnés, elle s’est interrogée sur l’opportunité de fixer un délai présomptif pour cette circonstance exceptionnelle, et donc en faveur d’une déduction, mais il serait réfragable si l’accusé démontre qu’il est trop dans les circonstances de son dossier.

[107]      Outre les dossiers Leclair no 500-10-007873-225, et Rivera no 500-10-007606-211, qui pouvaient nourrir la réflexion, c’est le présent dossier qui la motivait. À la demande de la Cour, les parties dans ces trois dossiers ont présenté des observations écrites. Après avoir dûment considéré ces positions respectives, il m’apparaît inapproprié, dans les circonstances, d’attribuer un délai présomptif à la crise sanitaire.

[108]      La possibilité d’attribuer un délai présomptif a fait surface au fil des plaidoiries. L’arrêt Jordan, notamment, exige qu’à la suite d’un événement distinct et exceptionnel — ce qui est le cas de la pandémie — le ministère public et les tribunaux doivent prendre des mesures pour atténuer le délai causé par cet événement, notamment en donnant la priorité aux causes dont le déroulement a été défaillant.

[109]      Dans l’arrêt Jordan, la Cour suprême l’explique :

[75] La durée du délai causé par tout événement exceptionnel distinct doit être soustraite de la durée totale du délai lorsqu’il s’agit de déterminer s’il y a ou non dépassement du plafond applicable. Bien sûr, le ministère public doit toujours être prêt à atténuer le délai découlant d’une circonstance exceptionnelle distincte. Il doit en être de même du système de justice. Dans la mesure de ce qui est raisonnable, le ministère public et le système judiciaire devraient être en mesure de donner la priorité aux causes dont le déroulement a été défaillant en raison d’événements imprévus (voir R. c. Vassell, 2016 CSC 26, [2016] 1 R.C.S. 625). Ainsi, toute portion du délai que le ministère public et le système judiciaire pourraient raisonnablement avoir atténué ne peut être soustraite du délai total écoulé (c.-à-d. qu’il pourrait ne pas être indiqué de soustraire l’entièreté de la période découlant des événements exceptionnels distincts).

[110]      Face à la pandémie, la proposition est simple. Les tribunaux ont dû temporairement suspendre leurs activités. Incontestablement, tous en conviennent, il s’agit d’un événement distinct et exceptionnel. Réalistement, la pandémie a perturbé le cours normal des affaires et cela sans que le ministère public et le système de justice puissent le prévenir :  Jordan, par. 75. Puisque la réorganisation judiciaire des dossiers touchés demande inévitablement un certain temps, l’impact causé par cet événement distinct et exceptionnel sur les délais s’est prolongé.

[111]      Ainsi, la difficulté n’est pas de constater la survenance d’un événement distinct et exceptionnel, mais d’établir son effet dans le temps. Cette difficulté ne peut faire abstraction de la nature même de l’événement distinct et exceptionnel, dont l’effet atteint le système et non pas un dossier particulier.

[112]      Toutefois, il est possible qu’un dossier n’en souffre pas, ou qu’il en souffre dans une moindre mesure. En effet, si les parties ne sont pas prêtes à procéder, l’effet de la pandémie devient relatif. Dit autrement, un dossier peut passer à travers les contrecoups de l’événement distinct et exceptionnel sans en être affecté. Par exemple, si pendant cette période le dossier est en préparation, l’impact peut-être nul.

[113]      Le présent dossier en est une illustration et c'est la première raison qui m’amène à conclure qu’il n’est pas approprié de fixer un délai présomptif. Le dossier pourrait alors « bénéficier » d’un délai présomptif alors qu’il n’aurait pas souffert de l’événement distinct et exceptionnel.

[114]      La seconde raison est la difficulté d’établir la durée des contrecoups. Dans leurs notes, les parties soulèvent des aspects pertinents sur ce point. Cependant, aucune observation ne permet de cibler adéquatement le délai approprié. Je partage l’opinion exprimée par l’appelant dans ses notes, dans le dossier Rivera, no 500-10-007606-211, qui souligne qu’« il est logique de croire qu’à mesure que le temps avance, les impacts de la pandémie se font moins ressentir ». Et j’ajoute, comme certaines parties l’ont écrit, que cela variera d’un district judiciaire à un autre.

[115]      Dans le présent dossier, l’appelant a tenté d’évaluer ce délai. Il indique que « les données en preuve dans cette affaire permettent de constater un allongement médian des délais de 4 à 5 mois dans les centres urbains pour la période de 12 mois suivant la réouverture des tribunaux en comparaison avec l’année 2019 ». Cherchant à établir le délai présomptif à déduire pour « la période où les restrictions sanitaires couplées au ressac causé par la fermeture de la société et des tribunaux », en excluant la période de fermeture qui est nécessairement déduite, l’appelant suggère « un délai présomptif de 7 mois ou plus attribuable à la pandémie, et dans tous les cas d’au moins 5 mois ».

[116]      Or, le présent dossier n’est « prêt » que bien au-delà de cette période. Il aurait ainsi traversé cette période présomptive alors qu’il était en « préparation » pour le procès. 

[117]      Enfin, la troisième raison met en cause les conséquences d’établir un délai présomptif sur le droit en vigueur et le déséquilibre que cela créerait. À la réflexion, je ne suis pas convaincu qu’il faille sacrifier un droit constitutionnel au nom d’une certaine efficacité. En fait, je ne suis pas convaincu qu’un délai présomptif réfragable simplifierait les choses. Il ne ferait que renverser le fardeau de la preuve sur les épaules de l’accusé. Il augmenterait aussi, et artificiellement, les plafonds établis par l’arrêt Jordan et de façon uniforme à travers les districts judiciaires alors que les réalités peuvent être différentes et que, dans les faits, les acteurs locaux peuvent « réagir » ou ont réagi différemment face à l’événement distinct et exceptionnel constaté.

[118]      En définitive, il apparaît plus sage de laisser les parties faire la preuve nécessaire dans le cadre souple de l’arrêt Jordan.

Les effets dans le présent dossier

[119]      En l’espèce, la juge a entendu une preuve sur l’incidence qu’ont eue les mesures sanitaires sur la progression des dossiers. Elle a conclu que la preuve produite était trop générale, aucunement rattachée aux particularités du dossier et qu’elle dépeignait une situation somme toute floue. Elle a également rejeté l’argument voulant que le retard général accumulé en raison de la pandémie ait eu un quelconque effet sur la date du procès, estimant que le ministère public l’invitait à spéculer.

[120]      À cet égard, je souligne que la juge constate que la preuve statistique s’arrête de façon incongrue en 2019 et note qu’un aperçu historique plus complet aurait permis de constater les variations, ce dont convient le témoin qui présente les tableaux statistiques.

[121]      Elle aurait pu ajouter que les statistiques présentées concernent l’ensemble des causes criminelles, sans égard à la Cour devant laquelle elles se déroulent. Je ne peux pas conclure que l’évaluation de la valeur de ces statistiques par la juge comporte une erreur manifeste et déterminante.

[122]      Outre le fait qu’une cour d’appel doit être déférente envers l’évaluation de la force de la preuve effectuée par la juge d’instance, l’argument de l’appelant concernant la pandémie se heurte un autre problème plus important. L’appelant s’est déclaré prêt le 27 mai 2021, soit près de 11 mois après la réouverture des tribunaux à la suite de la pandémie, et il s’est écoulé 3 autres mois avant qu’une date de procès soit fixée.

[123]      En fin de compte, la preuve autorise la juge à conclure que le dossier a cheminé à travers l’événement distinct et exceptionnel alors qu’il était lui-même dans sa phase de préparation. Le déroulement de l’instance ne permet pas d’intervenir sur l’évaluation des faits ni sur cette conclusion. Je rejette donc ce moyen d’appel. 

La responsabilité de la défense dans les délais

[124]      Le déroulement décrit plus haut soutient les conclusions de la juge à l’égard de l’absence de responsabilité attribuable à la défense. En outre, la communication de la preuve n’a abouti que le 3 mars 2021, un dernier cahier de procès a été remis le 27 mai 2021, un mois après la décision « autorisant » d’une certaine façon la consultation de la preuve par les intimés, et ce n’est qu’à ce moment que le ministère public s’est déclaré lui-même « prêt ». La responsabilité de la défense me semble donc limitée, sinon inexistante.

[125]      D’abord, je rappelle que « la défense cause directement le délai si le tribunal et le ministère public sont prêts à procéder, mais pas elle » : Jordan, par. 64; Rice par. 160;

[126]      Ensuite, « [p]our éviter toute confusion », l’arrêt Jordan précise « que le temps nécessaire pour traiter les mesures prises légitimement par la défense afin de répondre aux accusations portées contre elle est exclu du délai qui lui est imputable » : Jordan, par. 65; Rice, par. 52.

[127]      Ainsi, la seule affirmation du ministère public qu’il est « prêt » ne déclenche automatiquement pas la responsabilité de la défense pour les délais qui suivent.

[128]      Il est difficile de faire un reproche à la juge qui considère que l’enquête policière était en cours depuis plusieurs mois, voire années, avant le dépôt des accusations et que, malgré tout, la communication de la preuve a été laborieuse en raison notamment, des exigences de confidentialité imposées par l’appelant.

[129]      Si en septembre 2020, il était légitime d’exiger que les intimés choisissent un mode de procès pour les accusations déposées en janvier 2020, on ne peut pas leur reprocher de ne pas l’avoir fait puisqu’ils faisaient désormais face à de nouvelles accusations et à une communication de la preuve additionnelle. Cela justifie ici la conduite de la défense et, de toute façon, l’appelant n’était pas lui-même prêt à procéder.

[130]      Ce n’est qu’en octobre 2020, soit 10 mois après le dépôt des premières accusations, que l’appelant invite les intimés à discuter de l’orientation du dossier, un travail qui se heurte aux difficultés liées à la prise de connaissance de la preuve par les intimés en raison de l’engagement de confidentialité exigé par l’appelant. Certes, l’initiative est heureuse et doit être encouragée, mais une bonne partie de ce délai serait compris dans celui nécessaire pour déposer les nouvelles accusations en septembre.

[131]      Par la suite, en janvier 2021, l’appelant accepte que le procès se déroule devant un juge de la cour provinciale au sens du Code criminel. Le dossier est silencieux sur les vérifications faites pour que le procès puisse se tenir sous le plafond de 18 mois.

[132]      À ce stade, la preuve démontre que les intimés ont informé l’appelant que le procès anticipé exigera plusieurs semaines, et peut-être moins si des admissions sont consenties. Il sait que l’ordonnance de confidentialité pose un problème d’accès à la preuve pour les intimés, ce qui compromet d’éventuelles admissions. L’appelant tient à son ordonnance de confidentialité et il initie une procédure pour la faire respecter. Un juge lui donnera tort en grande partie, car même s’il impose des restrictions sur la capacité des intimés à prendre possession de cette preuve, il conclut que les intimés doivent y avoir accès sans entrave et sans supervision directe de leurs avocats. Enfin, l’appelant sait que des demandes de décaviardage ont été formulées et qu’il faudra y répondre.

[133]      La juge a évalué la situation et une cour d’appel n’interviendra pas à la légère. La preuve communiquée était volumineuse, mais la communication s’est étirée du 31 janvier 2020 au 26 mai 2021. La juge a conclu de la preuve que la défense avait été diligente dans l’analyse de cette preuve. En outre, la juge tient compte de l’engagement de confidentialité qui a généré des débats et des délais, de même que du caviardage qui a causé des difficultés. Pour la juge, le processus de communication de la poursuite a été déficient et il est à l’origine des délais litigieux.

[134]      Je n’interviendrais pas sur cette question et je rejette donc ce moyen d’appel.

La complexité du dossier

[135]      L’appelant croit que la juge a erré en ne reconnaissant pas la complexité du dossier, comme en témoigne le cahier de procès. L’appelant prend également à témoin les nombreuses remises demandées par la défense pour étudier la preuve volumineuse. Les intimés rappellent que la juge a conclu que le niveau de complexité de l’affaire ne pouvait pas, notamment, justifier le temps passé à résoudre les problèmes de communication de la preuve. Ils prennent à contre-pied l’argument de l’appelant en affirmant que si le dossier était si complexe, alors l’appelant a fait preuve d’un manque flagrant de plan de poursuite compte tenu non seulement de la communication fragmentée de la preuve, mais des accusations fragmentées, et d’un entêtement à maintenir un engagement de confidentialité impraticable.

[136]      Dans l’arrêt Jordan, cette catégorie de circonstances exceptionnelles concerne des affaires particulièrement ou exceptionnellement complexes par opposition à moyennement complexes : Jordan, par. 127; R. c. Williamson, [2016] 1 R.C.S. 741, par. 23.

[137]      La conclusion qu’une affaire est particulièrement ou exceptionnellement complexe relève « entièrement de l’expertise des juges de première instance » : Jordan, par. 79; R. c. Cody, [2017] 1 R.C.S. 659, par. 64; Rice, par. 98.

[138]      Il vaut de répéter que « [l]es affaires de ce genre sont celles qui, eu égard à la nature de la preuve ou des questions soulevées, exigent un procès ou une période de préparation d’une durée exceptionnelle, si bien que le délai est justifié. » : Jordan, par. 77 (italiques dans le texte).

[139]      Certes, la communication d’une preuve volumineuse, le nombre de témoins ou la nature d’une preuve d’expert, de même qu’une longue période visée par les accusations, un grand nombre d’accusations et de requêtes préliminaires, de même que des questions litigieuses importantes ou de droit inédites ou encore complexes sont des caractéristiques non exhaustives des causes particulièrement complexes et participent à l’évaluation de la nature des questions soulevées : Jordan, par. 77.

[140]      L’analyse s’arrêtera rarement à un seul de ces facteurs pour qualifier l’affaire. Le volume de la preuve communiquée n’est pas en soi et toujours un bon indice de la complexité. Cette réalité est d’ailleurs de plus en plus présente dans les affaires les plus courantes. L’analyse est différente selon que les accusations découlent d’une longue enquête policière ou d’une arrestation soudaine alors que l’enquête policière débute à ce moment et doit nécessairement se poursuivre.

[141]      Comme le rappelle l’arrêt Rice :

[96] Cela dit, le juge doit déterminer si le ministère public « a pris des mesures raisonnables qui étaient à sa portée pour éviter et régler le problème avant » que le plafond ne soit dépassé : R. c. Jordan, [2016] 1 R.C.S. 631, par. 70. Sous ce rapport, les choix qu’il fait et ceux qu’il ne fait pas sont pertinents : R. c. Manasseri, 2016 ONCA 703, par. 367. L’obligation en est une de moyen et non de résultat. Le temps dont dispose le ministère public pour y réagir avant l’atteinte du plafond devient évidemment un élément important de l’analyse : R. c. Jordan, [2016] 1 R.C.S. 631, par. 74.

[97] Outre les quelques indices mentionnés plus avant, l’évaluation de la complexité de l’affaire ne répond à aucune norme objective unique, d’où la nécessité pour le juge de puiser dans son expérience pour résoudre cette question et l’importance de la déférence qu’auront les tribunaux d’appel. Autrement, l’exercice retournera rapidement aux microcalculs et aux subtiles distinctions, une recette qui a épuisé les parties, les juges et le sens de la protection constitutionnelle sous l’ancien régime.

[98] Après avoir entendu les parties, le juge est le mieux placé pour faire la part des choses entre l’affaire particulièrement complexe et l’affaire que la poursuite a inutilement complexifiée ou encore qu’elle s’entête à complexifier inutilement. Il est également le mieux placé pour évaluer le temps de préparation raisonnable de la défense et retrancher les délais au-delà desquels cette préparation est inutilement longue.

[…]

[186] Par ailleurs, je crois que la durée et la qualité de l’enquête policière font partie des facteurs à considérer pour évaluer le degré de préparation du plan de poursuite. Dans ce cas, la poursuite bénéficie en principe d’un délai pour la planification et l’organisation du procès, ce qui n’est pas le cas lorsque l’enquête policière débute pratiquement avec le dépôt des accusations, comme dans l’affaire Thanabalasingham. Un juge devrait en tenir compte, puisque dans ce dernier cas, l’enquête policière peut révéler une complexité qui se répercutera sur la complexité particulière de l’affaire et du procès en préparation : voir, à titre d’exemple, R. v. St. Amand, 2017 ONCA 913, par. 88 où l’analyse informatique des ordinateurs saisis avait représenté un défi dans cette affaire. Il appartient au juge de soupeser les circonstances.

[187] La présente affaire montre bien que l’ampleur et la complexité de l’enquête policière se distinguent de la complexité du procès. Le juge d’instance concède qu’elle était au mieux modérément complexe. Selon lui, la preuve était plutôt simple et directe (« straight-forward »). Si des experts doivent témoigner, la preuve technique ou scientifique n’est pas complexe. C’est uniquement en raison du chef de gangstérisme et du souhait de l’appelante de relier les opérations de contrebande de tabac aux Hells Angels que le volume de la preuve à divulguer s’est accru en introduisant une preuve plus large reliée aux crimes de drogues et armes à feu et, conséquemment, davantage de requêtes pour les faire exclure.

R. c. Rice, 2018 QCCA 198, par. 97-98, 186-187.

[142]      En l’espèce, la juge a déterminé que la complexité de l’affaire ne justifiait pas le dépassement constaté. L’absence de transcriptions au dossier est un obstacle à l’analyse. Si la décision pouvait être plus complète, même en admettant que la preuve s’annonçait plus complexe que pour un dossier ordinaire, il faut comprendre que l’analyse repose avant tout sur l’absence de « mesures pour mitiger autant que possible les difficultés » (Rice, par. 90). Sur ce point, l’appelant ne démontre pas que la Cour pourrait intervenir et je rejette donc ce dernier moyen.

CONCLUSION

[143]      En somme, il est indiscutable que bien « préparé, le ministère public peut entreprendre des procédures particulièrement complexes qui justifieront un dépassement des plafonds établis par la Cour suprême et je conviens dans ces cas, à l’instar de la Cour d’appel de l’Ontario, que l’État n’a pas à subir de pressions indues pour abandonner une poursuite par ailleurs bien fondée ou à accepter toutes les propositions de la défense dans l’espoir d’abréger les procédures » : Rice, par. 95 (référence omise).

[144]      Toutefois, en l’espèce, la juge a conclu que le ministère public était en quelque sorte l’artisan de son propre malheur et la révision du dossier ne permet pas d’infirmer cette conclusion.

[145]      Je propose donc de rejeter l’appel.

 

 

 

MARTIN VAUCLAIR, J.C.A.

 

AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.