I - APERÇU.................................................................4
II - MISE EN CONTEXTE......................................................5
III - QUESTIONS EN LITIGE...................................................7
IV - LES MOYENS D’APPEL..................................................7
A. L’admissibilité des déclarations de M. Farinas......................7
1. Les faits....................................................8
2. Le jugement d’instance.....................................15
a) La crédibilité de l’enquêteur Paquet.........................15
b) Le droit à une nouvelle consultation.........................19
c) La renonciation de M. Farinas...............................23
d) L’exclusion de la preuve selon le paragraphe 24(2) de la Charte26
i) La gravité de la conduite étatique attentatoire à la Charte..........26
ii) L’incidence de la violation sur les intérêts de l’accusé protégés par la Charte 27
iii) Intérêt de la société à ce que l’affaire soit jugée au fond...........28
iv) Mise en balance finale........................................28
3. L’argumentation du poursuivant............................30
4. Analyse...................................................32
a) Le droit à une nouvelle consultation avec un avocat : principes généraux 32
b) La vulnérabilité de la personne détenue face à l’État..........34
c) L’importance du canal de communication entre la personne détenue et un avocat 36
d) La communication avec un membre de la famille pour avoir accès à un avocat 37
e) Le droit à une nouvelle consultation résultant des circonstances entourant l’interrogatoire de l’enquêteur Paquet 38
f) La renonciation............................................40
B. Le juge du procès a-t-il imposé au poursuivant un fardeau additionnel de prouver hors de tout doute raisonnable que Mme Santos n’avait pas commis le meurtre? 41
C. M. Provencher a-t-il participé au meurtre de la victime en conseillant à Jonathan Tshenkenke de commettre le meurtre de M. Dufresne? 46
D. L’exposé au jury était-il inadéquat, car il était complexe, confus et inéquitable? 48
a) La longueur et la complexité des directives..................49
b) La nomenclature déséquilibrée du résumé de la preuve concernant Mme Santos 50
c) Le contenu des questions qui n’ont pas été adoptées par Mme Santos 50
d) La question du nouveau mode de participation...............51
E. Le nouveau moyen..............................................53
- Le poursuivant se pourvoit contre des verdicts d’acquittement prononcés par un jury le 27 juin 2022 au sujet des accusations de meurtre au premier degré et de complot pour meurtre dont étaient inculpés messieurs Farinas et Provencher.
- Il soutient que le juge conclut erronément à une violation de l’alinéa 10b) de la Charte et que les déclarations de M. Farinas n’auraient pas dû être exclues selon le paragraphe 24(2) de la Charte en raison d’une absence de violation.
- De plus, le poursuivant prétend que l’exposé au jury était indûment complexe et comportait des directives erronées. Par ailleurs, à la veille de l’audition du pourvoi, il a demandé tardivement d’être autorisé à soulever un nouveau moyen d’appel, soit une erreur dans les directives supplémentaires données après une question du jury posée durant le délibéré.
* * *
- Tout comme le juge du procès, je suis d’avis que les circonstances dans lesquelles se sont déroulés les multiples interrogatoires de M. Farinas révèlent un mépris flagrant pour ses droits constitutionnels.
- La conduite délibérée des policiers l’a privé du « canal de communication » grâce auquel les personnes détenues obtiennent des conseils juridiques et « ont aussi le sentiment qu’elles ne sont pas entièrement à la merci des policiers pendant leur détention »[1]. Ceci se révèle être particulièrement le cas durant une longue détention comme celle qui a précédé le passage aux aveux de M. Farinas. Or, comme l’a déjà affirmé la Cour, une forme de persuasion abusive peut survenir dans un cas de détention prolongée[2]. Je considère qu’une longue détention peut également être un facteur qui peut justifier, selon les circonstances, la nécessité d’une nouvelle consultation avec un avocat en raison d’une situation nouvelle ou émergente.
- Les conclusions de fait du juge du procès dans l’analyse de la violation de l’alinéa 10b) de la Charte, lesquelles ne peuvent être remises en question par le poursuivant, sont précises, rigoureuses et décisives. L’évaluation du juge au sujet de la violation de l’alinéa 10b) de la Charte ne révèle aucune erreur de droit. Finalement, l’analyse qui l’amène à exclure la preuve des déclarations de M. Farinas en application du paragraphe 24(2) de la Charte est impeccable.
- En ce qui concerne l’exposé au jury, celui-ci a été soigneusement préparé. Malgré sa longueur, il n’était pas indûment complexe et il outillait convenablement le jury pour qu’il puisse s’acquitter de ses fonctions. Je ne décèle aucune erreur de droit révisable dans celui-ci ou dans l’exposé supplémentaire, lequel a été rendu nécessaire par une question du jury.
- Dans l’évaluation de ces questions, je m’étonne que le poursuivant manifeste dans le cadre de son pourvoi plusieurs insatisfactions qui n’ont pas été communiquées au juge du procès. Bien entendu, la thèse du poursuivant est « une cible mobile qui se déplace suivant les événements survenant au cours du procès »[3]. Cela dit, la multiplicité des récriminations du poursuivant qui n’ont pas fait l’objet d’un débat lors du procès doit être prise en compte dans l’évaluation des critiques qui visent l’exposé au jury[4].
- Dans un jugement concernant l’admissibilité d’une preuve de propension des accusés, le juge du procès résume d’une manière utile les faits entourant les accusations portées contre MM. Farinas et Provencher :
[6] M. Provencher opérait une plantation de cannabis dans le sous-sol de sa résidence sise à Rawdon. D’autres personnes fréquentaient cette résidence, dont Mme Santos et M. Farinas. M. Dufresne aurait volé une partie de la récolte de cannabis. Cette récolte aurait été transportée de Rawdon à Mascouche par Mme Santos dans sa voiture. S’estimant dupé, M. Provencher a alors commandé le meurtre de M. Dufresne et de Mme Santos.
[7] Le 12 février 2019, M. Dufresne se trouvait à Rawdon, en compagnie de Mme Santos, de M. Farinas et de M. Tshenkenke. Mme Santos a alors été le témoin oculaire partiel du meurtre de M. Dufresne par M. Farinas. Selon le témoignage de Mme Santos, celle-ci a été forcée de faire feu sur le corps de M. Dufresne, mais aucun projectile n’a été tiré à ce moment. Elle a ensuite été contrainte de participer à la dissimulation du corps de M. Dufresne dans des sacs et à sa disposition dans un camion noir utilisé par M. Provencher. Une photo incriminante pour Mme Santos aurait été prise.
[8] Mme Santos a été forcée de demeurer à Rawdon pendant quelques jours. Elle a ensuite déménagé à ce qu’il est convenu d’appeler le Domaine Boisjoly à St-Calixte, soit un terrain plutôt montagneux sur lequel se trouvent plusieurs résidences alors occupées par M. Provencher, M. Stéphane Larouche et M. Yvon Camirand. Le corps de M. Dufresne y aurait été brûlé et Mme Santos, à nouveau, en aurait été un témoin partiel en se fondant sur des éléments circonstanciels à partir desquels elle aurait formulé une conclusion. Dans les deux mois qui ont suivi, Mme Santos a fréquenté M. Provencher.
[9] Mme Santos n’a pas vu M. Farinas abattre M. Dufresne. Elle n’était pas témoin de la demande de M. Provencher de mettre fin aux jours de ce dernier. Le corps de M. Dufresne n’a jamais été retrouvé, ni l’arme à feu ou les projectiles qui auraient causé sa mort. Aucune trace directe du corps de M. Dufresne n’a été retrouvée au Domaine Boisjoly. Quant à la résidence de Rawdon, il appert des requêtes préliminaires que du sang de M. Dufresne a été repéré dans la salle de bain de la chambre des maîtres, de même qu’au moins une trajectoire de projectile d’arme à feu. Au moment de rendre ce jugement, la preuve d’expert n’avait pas encore été administrée.
[10] Pour résumer à grands traits, le témoignage de Mme Santos est essentiel à la théorie de la Couronne selon laquelle M. Farinas est l’auteur principal du meurtre.
[11] Quant à la preuve à charge contre M. Provencher, il s’agit du témoignage de Mme Santos, de diverses déclarations incriminantes que celui-ci aurait faites à des tiers, mais également de plusieurs autres déclarations incriminantes enregistrées à son insu par l’agent d’infiltration (« AI ») dans le cadre de l’opération M. Big[5].
- Le 7 mai 2020, MM. Farinas et Provencher sont inculpés conjointement du meurtre au premier degré de M. Simon Dufresne et du complot pour meurtre de Mme Véronique Santos. Ils subissent ensemble leur procès et sont tous les deux acquittés le 27 juin 2022.
- Lors du procès, Mme Santos témoigne pour le poursuivant. M. Jonathan Tshenkenke n’est pas appelé à témoigner. M. Provencher ne témoigne pas pour sa défense. M. Farinas témoigne dans le cadre du voir-dire, mais pas pour sa défense.
- Le poursuivant soulève quatre moyens d’appel : 1) le juge du procès a conclu erronément que le droit à l’assistance d’un avocat de M. Farinas a été enfreint; 2) l’exposé au jury concernant la défense du tiers suspect imposait erronément au poursuivant le fardeau additionnel de prouver hors de tout doute raisonnable que Mme Santos n’avait pas commis le meurtre; 3) le juge du procès a commis une erreur en refusant de soumettre au jury un mode additionnel de participation de M. Provencher à l’infraction de meurtre au premier degré; et 4) l’exposé au jury comportait des directives inadéquates en raison de leur caractère complexe, confus et inéquitable.
- Comme je l’ai indiqué précédemment, le poursuivant demande l’autorisation de soulever un nouveau moyen d’appel. Il soutient qu’un passage des directives supplémentaires données en réponse à une question posée par le jury durant le délibéré est contraire aux enseignements de l’arrêt Cowan[6], car ce passage impose au poursuivant l’obligation de démontrer hors de tout doute raisonnable l’identité de l’auteur du meurtre et le rôle précis des participants.
- Je signale que le poursuivant abandonne un autre moyen d’appel, soit celui qui a trait à l’omission du juge de corriger adéquatement les plaidoiries des avocats des accusés.
- Le poursuivant conteste la décision du juge du procès d’exclure les déclarations faites aux policiers par M. Farinas le 7 mai 2020.
- Pour avoir gain de cause, et vu le droit d’appel limité du poursuivant, ce dernier doit établir que le juge du procès a commis une ou plusieurs erreurs de droit justifiant d’infirmer sa décision d’exclure ces déclarations selon le paragraphe 24(2) de la Charte[7].
- Les conclusions de fait du juge appellent la déférence, mais la question de savoir si, selon les faits retenus, une violation des droits constitutionnels prévus à l’alinéa 10b) de la Charte a été établie est une question de droit qui est évaluée selon la norme de la décision correcte[8].
- Par ailleurs, la détermination du juge du procès suivant le paragraphe 24(2) de la Charte selon laquelle l’admission de la preuve est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice eu égard aux circonstances appelle la déférence. En effet, si « le juge du procès a pris en compte les considérations applicables et n’a tiré aucune conclusion déraisonnable, sa décision justifie une grande déférence en appel »[9].
* * *
- Dans son exposé écrit et lors de l’audience, le poursuivant s’en remet, comme il se doit, aux faits tels qu’ils ont été constatés par le juge du procès et qui nous lient.
- Toutefois, j’estime que le poursuivant escamote les conclusions importantes et décisives du juge du procès au sujet du manque de crédibilité de l’enquêteur Paquet de même que les raisons pour lesquelles le juge conclut à l’existence d’un changement de circonstances justifiant que M. Farinas soit autorisé à consulter à nouveau une avocate.
- De plus, le poursuivant minimise l’importance de l’omission des policiers d’informer M. Farinas – qui avait demandé à parler à son beau-père – qu’un avocat, qui avait été contacté par son beau-père pour le représenter, tentait de le joindre. Cette omission s’avère d’autant plus sérieuse lorsqu’on considère qu’il s’écoule près de 30 heures entre sa brève consultation avec une avocate le 6 mai 2020 et le début de ses déclarations subséquentes le 7 mai 2020.
- Les conclusions du juge du procès à cet égard étayent d’une manière déterminante la conclusion selon laquelle M. Farinas a été privé d’une information cruciale, que cette privation a enfreint l’alinéa 10b) de la Charte et qu’en conséquence sa renonciation à recourir aux conseils d’un avocat était invalide.
- Je résume à grands traits les aspects essentiels des circonstances dans lesquelles les déclarations ont été faites par l’intimé Farinas[10]. Par la suite, je reproduis les principales conclusions du juge du procès avant de déterminer si ce dernier a commis les erreurs de droit alléguées par le poursuivant.
* * *
- Le 5 décembre 2019, l’enquêteur Paquet de la Sûreté du Québec, accompagné de son collègue Gagnon, rencontre M. Farinas alors considéré comme suspect du meurtre de M. Dufresne. Une mise en garde précède l’interrogatoire qui est enregistré[11]. Il n’y pas de débats entourant les déclarations de M. Farinas lors de cet interrogatoire qui n’est pas essentiel à la preuve du poursuivant ou à la bonne compréhension du moyen d’appel présenté.
- Le 11 décembre 2019, une opération d’infiltration de type M. Big débute[12]. Celle-ci vise plusieurs des protagonistes des événements entourant le meurtre de M. Dufresne.
- De manière plus précise, l’opération d’infiltration auprès de M. Provencher dure 9 jours, soit entre le 11 mars et le 20 mars 2020. L’agent d’infiltration le rencontre trois fois. Le 11 mars 2020, en présence de Mme Santos, l’agent d’infiltration pose la question suivante à M. Provencher : « Ok. Mais c’est qui qui l’a callé la shot là ? », et celui-ci répond : « On l’a dé… c’est ça on l’avait toute décidé ». M. Provencher confirme également à l’agent d’infiltration que M. Tshenkenke devait initialement être le tireur, mais qu’il en fut incapable à la dernière seconde. Il ajoute que M. Farinas l’a remplacé au pied levé.
- Ainsi, l’opération révèle plusieurs informations qui, avec les autres données colligées durant l’enquête, conduiront à l’arrestation de M. Farinas le 6 mai 2020.
- Ce jour-là, peu avant 10 h 05, les policiers procèdent à l’arrestation de M. Farinas pour une accusation de meurtre et de complot pour meurtre[13]. Ils l’informent de son droit à l’avocat.
- Il est amené au poste de la SQ à Sorel pour y exercer son droit à l’avocat sans délai. Sur place, M. Farinas signe un formulaire dans lequel il confirme avoir bien compris et exprime son désir d’appeler un avocat. Après deux tentatives infructueuses auprès d’avocats qu’il ne parvient pas à joindre, il contacte Me Dominique Larose et discute avec elle entre 10 h 30 et 10 h 37[14]. Il n’aura plus aucun contact avec Me Larose.
- M. Farinas quitte le poste de la SQ de Sorel à 10 h 47 en direction du quartier général de la SQ (« Parthenais ») sous la garde des enquêteurs Paquet et Gagnon[15]. Ils y arrivent avant midi et l’interrogatoire de M. Farinas débute à 12 h 10 et dure 12 heures[16].
- Durant cet interrogatoire, l’enquêteur Paquet résume les informations concernant le droit à l’avocat et le droit au silence qui ont été précédemment communiquées à M. Farinas à Sorel[17]. Durant cet interrogatoire, l’enquêteur Paquet constate que l’état d’esprit de M. Farinas démontre un blocage, même s’il semble sur le point d’être prêt à commencer à parler des faits. L’enquêteur pressent que M. Farinas entretient certaines craintes, car ce dernier se mordille les lèvres et qu’il y voit du sang[18].
- Lorsque l’interrogatoire se termine à 0 h 22, l’enquêteur Paquet n’a pas obtenu d’aveux. M. Farinas revendique l’exercice de son droit au silence à 16 occasions durant cet interrogatoire[19].
- Puisque M. Farinas ne peut être détenu à Parthenais, les enquêteurs Paquet et Gagnon quittent les lieux à 0 h 47 afin de l’amener au poste de la SQ à Mascouche[20]. Durant le transport, M. Farinas demande aux policiers s’ils ont des nouvelles de sa famille (sa mère et son beau-père, M. Michel Langlais) et de sa copine. Les policiers lui répondent qu’ils n’ont eu aucune nouvelle[21]. Ils arrivent à destination à 1 h 22[22].
- Le 7 mai 2020, Me Alain Dubois récupère un message dans la boîte vocale de son téléphone mobile laissé par M. Langlais et le recontacte à 10 h 03[23].
- Alors mis au fait de la situation de M. Farinas, Me Dubois indique à M. Langlais qu’il doit obtenir son mandat de la part de la personne détenue, qui décidera alors de retenir ou non ses services[24]. Il entreprend alors plusieurs démarches pour joindre M. Farinas. Il communique avec l’escouade des crimes majeurs. On lui fournit le numéro de l’enquêteur Morneau auprès duquel il fait un appel à 11 h 49[25]. Me Dubois explique le mandat reçu de M. Langlais pour représenter M. Farinas et demande qu’on en informe ce dernier afin qu’il puisse le rappeler[26].
- Me Dubois continue inlassablement ses démarches et obtient le numéro de téléphone de l’enquêteur Mitchell qu’il contacte à 13 h 12, avec pour objectif d’informer M. Farinas du fait que M. Langlais demande à ce qu’il représente M. Farinas[27].
- Ayant appris que M. Farinas a déjà comparu, Me Dubois demande à l’enquêteur Mitchell s’il est possible de dire à M. Farinas de le rappeler[28]. Un autre enquêteur, M. Morin, sait aussi que Me Dubois cherche à joindre M. Farinas[29].
- M. Farinas comparaît par téléphone au Palais de justice de Joliette ce même jour ; Me Berardino, une avocate de l’aide juridique, le représente pour les besoins de la comparution.
- Le même jour, en avant-midi, l’enquêteur Paquet se rend à son bureau au poste de Mascouche afin de rédiger ses rapports en lien avec l’interrogatoire qu’il a mené la veille auprès de M. Farinas[30]. L’enquêteur Mitchell lui demande d’assurer le transport de M. Farinas de Mascouche au centre de détention de Saint-Jérôme[31]. Il sera assisté par l’enquêteur Gélinas[32]. L’enquêteur Paquet se dirige vers le bloc cellulaire pour y retrouver M. Farinas à 14 h 15[33]. Pendant que l’enquêteur Gélinas quitte momentanément M. Farinas et son collègue pour aller chercher des menottes, ce dernier mentionne au prévenu que ses parents ont été rencontrés et que sa mère est bouleversée[34]. Au retour de l’enquêteur Gélinas, ils quittent Mascouche à 14 h 20[35].
- À l’occasion de ce déplacement, l’enquêteur Paquet « continue sur [s]a lancée de la veille » afin de connaître la vérité quant au meurtre de la victime[36]. L’enquêteur Paquet perçoit des craintes chez M. Farinas, qui pleure, et il cherche à en connaître la source[37]. Dans la même séquence, il parle avec son collègue Gélinas du déroulement des arrestations de la veille et des perquisitions[38].
- M. Farinas ne participe pas à la conversation, mais écoute les propos de l’enquêteur Paquet[39]. Ce dernier demande à M. Farinas s’il a peur de quelque chose et celui-ci hoche la tête positivement. L’enquêteur Paquet suggère trois noms tirés de l’enquête en lien avec cette crainte, dont celui de M. Provencher, et M. Farinas hoche la tête négativement[40]. C’est alors qu’une voiture Mercedes effectue plusieurs dépassements et roule à une vitesse qui est variable, faisant preuve d’une conduite imprudente. Le véhicule conduit par l’enquêteur Paquet se tasse pour laisser la Mercedes passer, puis au même moment, se place à l’arrière de celle-ci et active ses gyrophares et ses sirènes pour l’aviser de ralentir ses ardeurs[41].
- L’intimé Farinas note alors que cette voiture Mercedes est immatriculée avec une « plaque F » et le dit aux policiers. Il s’agit des premières paroles prononcées par M. Farinas durant son transport vers le centre de détention. Après cet incident, l’enquêteur Paquet tente à nouveau de faire parler M. Farinas. Il monologue et parle de l’amour que les parents de M. Farinas lui portent et ce dernier pleure[42].
- Peu avant d’arriver au centre de détention, l’enquêteur Paquet mentionne à M. Farinas que le langage non-verbal des gens criminalisés qui retournent en prison laisse croire qu’ils ne sont pas dérangés par la situation. Ils arrivent au centre de détention de Saint-Jérôme à 14 h 50[43].
- Alors qu’ils sont dans le stationnement, les autres suspects en lien avec cette affaire – M. Provencher, Yvon Camirand et Stéphane Larouche – adoptent une attitude désinvolte, tel que l’avait prédit l’enquêteur Paquet, et ce, au plus grand étonnement de l’enquêteur Gélinas[44]. L’enquêteur Paquet pose la question suivante à l’intimé Farinas : « Regarde le comportement que les trois amis ont ensemble, es-tu une personne comme eux autres ? »[45].
- Toujours pendant l’attente, l’enquêteur Paquet incite M. Farinas à lui parler de ses craintes, car il lui importe de savoir de qui il a peur[46]. Une dizaine de minutes après leur arrivée dans le stationnement du centre de détention, soit vers 15 h, M. Farinas répond qu’il a peur « des gars de bicycles », que cet enquêteur associe aux motards criminalisés[47]. Il affirme avoir alors compris les craintes de l’intimé Farinas et ajoute que c’est « important que l’on sache », tout en mentionnant qu’il aurait dû le lui dire la veille[48].
- À 15 h 05, M. Farinas déclare alors que sa vie était en jeu et qu’il n’y avait rien de planifié[49]. L’enquêteur Paquet lui indique qu’il faut qu’il en parle à son avocate pour qu’il ne lui arrive pas une mésaventure en prison[50]. L’enquêteur Paquet invite l’intimé Farinas à expliquer ce qui s’est passé le soir de l’événement[51]. Il lui demande s’il regrette la journée du crime. Recevant une réponse positive, il ajoute que celle-ci aura de grosses conséquences sur son avenir[52]. L’enquêteur Paquet devient plus direct et demande à M. Farinas s’il a tué la victime, ce que celui-ci reconnaît[53]. À 15 h 29, l’enquêteur Paquet avance que M. Tshenkenke avait changé d’avis et ne voulait pas abattre la victime, ce à quoi M. Farinas répond : « Blaco [Tshenkenke] et moi on ne savait pas que ça se passait là, on ne pouvait pas reculer, si je ne l’aurais pas fait, ils m’auraient passé »[54]. M. Farinas avance aussi qu’il n’a pas aidé à emballer le corps de la victime[55].
- M. Farinas est pris en charge par l’établissement de détention de Saint-Jérôme à 15 h 47[56].
- Un peu plus tard le même jour, l’équipe d’enquêteurs décide que les enquêteurs Paquet et Gagnon doivent retourner à l’établissement de détention de Saint-Jérôme pour procéder à une entrevue vidéo avec M. Farinas[57].
- Ce nouvel interrogatoire a pour but de lui permettre « d’expliquer les verbalisations de la voiture »[58]. Suivant une conférence d’équipe, les policiers déterminent qu’une nouvelle mise en garde est nécessaire dans les circonstances[59]. Lors de cette discussion entre enquêteurs concernant le renouvellement du droit à l’avocat avant l’interrogatoire en prison, il n’y aurait eu aucune discussion entourant le fait que Me Dubois cherchait à joindre l’intimé Farinas[60].
- Arrivés sur place, les enquêteurs Paquet et Gagnon s’installent dans une salle de conférence où M. Farinas est amené à 18 h 30. L’entrevue débute une heure plus tard à 19 h 30[61]. Le juge décrit la chronologie des événements qui précède le début de l’interrogatoire vidéo de la manière suivante :
[…] [L]es policiers remettent M. Farinas en garde, lui indiquent à nouveau le motif de son arrestation et lui redonnent son droit à l’avocat. M. Paquet s’assure de la bonne compréhension de M. Farinas. Ce dernier dit qu’il ne veut pas parler à un avocat « pour l’instant », mais demande si l’on peut communiquer avec M. Langlais, le conjoint de sa mère, et ce « pour avoir des conseils ». M. Gagnon tente alors de rejoindre celui-ci à maintes reprises. Comme il n’y a aucun retour, MM. Paquet et Gagnon reçoivent l’information de M. Morneau à l’effet que M. Langlais ne veut pas parler à M. Farinas[62].
- L’enquêteur Gagnon tente de joindre M. Langlais à quatre reprises et laisse un message dans sa boîte vocale à 19 h 03[63]. Les policiers attendent un possible retour de M. Langlais durant près de 45 minutes, pour lui laisser un maximum de temps afin qu’il se manifeste[64]. C’est alors que l’enquêteur Gagnon contacte l’enquêteur Morneau pour qu’il communique avec M. Langlais.
- Selon les admissions produites, l’enquêteur Morneau avait rencontré M. Langlais la veille à Sorel pendant une trentaine de minutes. M. Langlais et son épouse sont émotifs. L’enquêteur Morneau reçoit un appel de M. Gagnon en soirée lui demandant de contacter à nouveau M. Langlais pour l’informer que M. Farinas veut s’entretenir avec lui par téléphone, ce qu’il fait. M. Langlais refuse de parler à M. Farinas parce que Me Dubois doit le représenter et qu’il ne voulait pas interférer dans ce processus. L’enquêteur Morneau informe l’enquêteur Gagnon[65] que M. Langlais ne veut pas parler à M. Farinas, car il veut laisser Me Dubois faire son travail[66]. M. Morneau ne se souvient pas d’avoir discuté avec Me Dubois le 7 mai. Il avise son collègue Gagnon que M. Langlais ne veut pas parler à son beau-fils et communique cette information à M. Farinas[67].
- L’interrogatoire débute.
- M. Farinas signe un formulaire dans lequel il renonce à son droit de consulter un avocat, à 19 h 43[68]. L’interrogatoire vidéo dure de 19 h 30 à 20 h 53[69] et M. Farinas y fait des aveux complets au sujet de son implication et de celle des autres[70].
- Le 8 mai, Me Dubois contacte le bureau du DPCP de Joliette, cherchant encore le moyen de faire en sorte que l’on fasse le message à l’intimé Farinas. Me Dubois n’a jamais aucun retour des enquêteurs ni de M. Farinas[71].
- J’ai esquissé la trame des éléments de premier plan qui permettent de comprendre les circonstances dans lesquelles M. Farinas a fait ses déclarations aux policiers le 7 mai 2020.
- Je reproduis les principales conclusions du juge à l’égard des faits et de la crédibilité des témoins. Compte tenu de l’importance des questions en litige et des conclusions de fait du juge, cela me semble essentiel. À mon avis, celles-ci scellent le sort du pourvoi, car, comme je l’expliquerai, le juge n’a commis aucune des erreurs de droit alléguées par le poursuivant.
- Dans un jugement comportant 76 pages et 522 paragraphes, le juge consacre presque 200 paragraphes à l’évaluation de la preuve et à ses déterminations concernant les violations constitutionnelles et la décision d’exclure les déclarations de M. Farinas en application du paragraphe 24(2) de la Charte.
- Il souligne, et je le constate, qu’il résume les faits « avec un niveau de précision relativement élevé » avant de tirer des conclusions de fait tranchantes dans lesquelles il critique fermement la conduite policière.
- Parmi celles-ci figurent des conclusions sévères concernant la crédibilité de l’enquêteur qui soutire les aveux à M. Farinas de même qu’un reproche déterminant au sujet de l’omission des policiers d’informer ce dernier qu’un avocat tente de le joindre en vue de le représenter à la demande de son beau-père.
- Le juge conclut à une violation du droit à l’avocat de M. Farinas et considère que l’exclusion de ses aveux est requise afin d’éviter que l’administration de la justice ne soit discréditée par la conduite des policiers.
- Après quelques commentaires préliminaires, le juge formule deux questions de fait pertinentes et contestées qu’il doit trancher :
[…] La première a trait au poids à accorder essentiellement au témoignage de M. Paquet, soit l’interrogateur principal ayant soutiré les aveux de M. Farinas; la seconde est celle de savoir si notamment mais non exclusivement, M. Paquet et M. Gagnon savaient ou devaient nécessairement savoir que Me Dubois cherchait à ce que M. Farinas le rappelle pour lui parler.[72]
- Le juge souligne « que le témoignage de M. Paquet est problématique à plus d’un égard et j’en tire généralement une inférence défavorable »[73].
- Il considère que l’enquêteur Paquet exagère la maîtrise du français de M. Farinas[74] et qu’il minimise son rôle lors de l’interrogatoire et sa nette volonté d’obtenir des aveux de la part de M. Farinas[75]. Voici certains extraits des commentaires du juge à ce dernier égard :
[361] Par exemple, M. Paquet affirme que, vêtu informellement, M. Mitchell lui demande d’assurer le transport de M. Farinas. Ce rôle prétendument passif a été contredit par M. Mitchell qui n’a qualifié d’aléatoire que le transport des deux premiers détenus par des patrouilleurs. Selon M. Mitchell, c’est plutôt M. Paquet qui a affirmé connaître M. Farinas et qui a indiqué qu’il ferait le transport. Dans la même veine, M. Paquet a affirmé que le transport par des enquêteurs était inhabituel, alors qu’il appert du témoignage de M. Gélinas que cette approche était parfaitement intentionnelle pour minimiser le nombre de témoins lors des voir-dire.
[…]
[365] D’une manière répétée, M. Paquet a rejeté les suggestions qu’il s’adonnait à des techniques d’interrogatoires. Il a plutôt évoqué des « techniques de travail ». Ce n’est qu’après la pause du déjeuner que, reprenant son témoignage en
contre-interrogatoire, M. Paquet a affirmé avoir réfléchi et a précisé, à ce moment, qu’il avait de fait souhaité poursuivre l’interrogatoire de M. Farinas qu’il avait débuté la veille. Ce n’est qu’à ce moment qu’il a franchement acquiescé à la suggestion que son but avait été d’obtenir des aveux.
[366] Malgré ce revirement, M. Paquet a poursuivi dans sa négation que des encouragements (par exemple qu’il est important de donner sa version avant la divulgation) n’étaient pas une technique d’interrogatoire. Plus loin, il évoquera des « structures de travail pour obtenir une verbalisation ». Lorsqu’il aborde le thème du suicide avec M. Farinas en interrogatoire, c’est en raison de son côté humain et professionnel.
[367] Questionné quant à la peine pour meurtre, selon sa connaissance, M. Paquet a affirmé qu’il n’était pas un expert. Or, c’est lui qui a évoqué, selon M. Gélinas, l’équivalence entre l’âge de M. Farinas (25 ans) et le délai d’inéligibilité à une libération conditionnelle dans le cas d’un meurtre au premier degré, ce qui avait été très bien compris par M. Gélinas.
[368] Comme mentionné ci-haut, il était clair pour M. Gélinas que M. Paquet était en mode d’interrogatoire, et il a fort bien reconnu les techniques habituelles qu’il a énumérées d’une manière tout à fait spontanée, soit de projeter le blâme sur l’un ou l’autre, ou laisser entrevoir des éléments de preuve, ou encore inviter l’interrogé à livrer sa version avant les autres.
[369] À l’égard de cet aspect, je note également la résistance, bien que nettement moindre, de M. Gélinas et M. Gagnon à admettre, sans détour, que leur approche était destinée à soutirer un aveu.
[370] Cette résistance est douteuse.
[371] Il est établi depuis longtemps que les règles du marquis de Queensbury, pour reprendre l’expression célèbre du juge Lamer, ne s’appliquent pas à la mission des policiers d’enquêter sur le crime. Le droit permet aux policiers de ruser afin de soutirer des aveux aux suspects qu’ils interrogent. Ils peuvent le faire avec habileté et ingéniosité à condition de demeurer à l’intérieur des limites de la règle des confessions et des frontières constitutionnelles. Ces règles sont très anciennes et font partie de la pratique policière et judiciaire depuis longtemps. Cela est d’autant plus vrai en ce qui concerne une équipe d’enquête nationale provinciale spécialisée dans les infractions d’homicide.
[372] Il est donc incompréhensible que M. Paquet, et dans une moindre mesure M. Gélinas et M. Gagnon, trivialisent leur réalité professionnelle au profit de périphrases creuses et d’euphémismes discutables quant à leur véritable rôle.
[Le soulignement est ajouté]
- Le juge tire finalement les conclusions qui suivent à l’égard du témoignage de M. Paquet :
[373] Troisièmement et en lien avec ce qui précède, M. Paquet a affirmé savoir que MM. Provencher, Larouche et Camirand étaient détenus à Mascouche et devaient être déplacés à Saint-Jérôme. Pourtant, en contre-interrogatoire, relativement à la même question, il indiquera n’avoir aucune idée si ceux-ci étaient à Mascouche ou non, et qu’il ne semblait pas savoir s’ils seraient à la prison au moment où il fait sa prédiction.
[374] Pour sa part, M. Gélinas a mentionné que M. Paquet a plutôt dit à M. Farinas de ne pas faire le saut lorsqu’il constatera la présence défiante des coaccusés. De plus, M. Gélinas a affirmé que tout le monde savait que les détenus de la veille s’en iraient à la prison de Saint-Jérôme.
[375] Quatrièmement, M. Paquet a affirmé que M. Farinas « avait croisé » l’AI à Parthenais. Cette séquence de son témoignage était en lien avec les multiples précautions prises lorsque M. Farinas circulait dans le couloir pour se rendre à la toilette. Contre-interrogé à ce sujet, M. Paquet ne pouvait expliquer comment ni pourquoi cette rencontre s’était produite. Or, M. Gélinas a indiqué que l’AI « avait été présenté » à M. Farinas à Parthenais.
[376] Lors des observations finales, le ministère public, avec une franchise qui l’honore, a reconnu que M. Paquet n’avait pas « bien témoigné ». Avec tous égards et pour les raisons qui précèdent, j’estime plutôt que la candeur de M. Paquet est mise en cause et que son témoignage doit être considéré avec prudence.
[Le soulignement est ajouté]
- Un aspect important de l’évaluation de l’ensemble de la situation à laquelle était confrontée M. Farinas concerne les démarches de Me Dubois. Ce dernier avait été contacté par M. Langlais pour représenter son gendre, M. Farinas. Inexplicablement, les policiers n’informeront jamais M. Farinas des démarches de son beau-père et de celles de Me Dubois.
- Voici ce que le juge écrit à ce sujet :
[410] Les conclusions qui précèdent peuvent être énoncées simplement à la lumière de l’ensemble de la preuve administrée lors de ce voir-dire :
• M. Morin savait que Me Dubois cherchait à rejoindre M. Farinas;
• M. Mitchell était au courant des tentatives de Me Dubois de rejoindre M. Farinas, et cette information a été relayée « au transporteur » de celui-ci, soit M. Gélinas et/ou M. Paquet;
• M. Morin, M. Paquet, M. Gagnon participaient au même appel conférence;
• M. Morneau savait que Me Dubois voulait que M. Farinas le rappelle;
• M. Gagnon savait que M. Langlais ne voulait pas parler à M. Farinas qui lui demandait conseil pour laisser Me Dubois faire son travail.
[411] À la lumière de ces faits, je considère qu’au moment où M. Farinas renonce à son droit à l’avocat à 19h43, ces enquêteurs étaient au courant de l’existence de Me Dubois, et savaient ou devaient nécessairement connaître ses démarches afin de parler à M. Farinas.
- Le témoignage de Me Dubois, retenu par le juge, établit indubitablement que ses nombreuses démarches débutent le matin du 7 mai après avoir reçu l’appel de M. Langlais vers 10 h 03. Il tente sans relâche d’entrer en contact avec M. Farinas sans aucun succès.
- De plus, le juge détermine que l’enquêteur Gélinas qui accompagne l’enquêteur Paquet lors du transport de M. Farinas de Mascouche au centre de détention de Saint-Jérôme savait que Me Dubois tentait de joindre M. Farinas :
[397] Ces éléments, pris dans leur ensemble, permettent d’inférer aisément que M. Mitchell était au courant des tentatives de Me Dubois pour rejoindre M. Farinas, et que cette information a été relayée minimalement à M. Gélinas, lequel transportait M. Farinas avec M. Paquet.
- Ce portrait révèle que les policiers ne se soucient guère des tentatives inlassables d’un avocat pour joindre M. Farinas et d’en informer ce dernier.
- Le juge conclut que M. Farinas avait droit à une nouvelle consultation avec son avocate et il affirme que cette conclusion est appuyée par l’affirmation de l’enquêteur Paquet qui l’invite à obtenir des conseils de son avocate, sans toutefois lui permettre de le faire à ce moment, ce qui aurait dû être fait.
- Voici comment le juge explique sa détermination :
[450] M. Farinas a parlé avec Me Larose pendant sept minutes, de 10 h 30 à 10 h 37, le 6 mai 2020, à Sorel, après son arrestation par le groupe tactique d’intervention. Il avait été arrêté pour meurtre et pour complot pour meurtre. Il ne connaissait pas Me Larose qui était le troisième membre du Barreau à être contacté pour l’exercice de son droit à l’avocat. M. Farinas n’a eu aucun contact subséquent avec celle-ci.
[451] Lorsque M. Farinas se rend à l’aire clôturée de la prison, il est 14 h 50, le 7 mai 2020, soit plus de 28 heures plus tard. Entre l’exercice de son droit à l’avocat et sa présence sur le terrain de la prison, M. Farinas a été interrogé, transporté ici et là, détenu, a comparu et a été renvoyé en détention dans une prison provinciale.
[452] Dès l’interrogatoire à Parthenais, M. Farinas se mordille les lèvres jusqu’au sang. M. Paquet n’avait jamais vu une telle chose auparavant.
[453] Plus tard, pendant le transport, mais avant l’arrivée à la prison, M. Paquet pressent que M. Farinas a peur; il veut connaître la nature de ses craintes. Il lui pose la question, et il obtient un hochement de tête positif. M. Paquet suggère des noms, dont celui de M. Provencher. M. Farinas hoche de la tête négativement.
[454] Juste avant l’arrivée à la prison, M. Paquet affirme que les personnes criminalisées ont un comportement « un peu bizarre » et affichent un air de supériorité. Il parle de l’attitude des personnes détenues afin d’expliquer à M. Farinas la situation de son incarcération prochaine, et ce par respect pour lui. Il l’informe que les trois autres accusés seront déplacés à la même prison que lui et prédit leur comportement. Sa prédiction se réalise quelques instants plus tard. Il lui mentionne aussi que M. Provencher, son codétenu à venir, a parlé de son implication à un inconnu en huit minutes.
[455] M. Paquet souligne que M. Farinas, un jeune homme sans expérience de la vie carcérale, n’est pas comme eux, ce que lui confirme celui-ci. Il poursuit en le questionnant sur la nature de ses craintes.
[456] C’est à ce moment que M. Farinas exprime ses peurs des gars de bicycles. Cette expression aurait été, selon M. Gélinas, répétée à 10 ou 12 reprises avant d’être comprise. M. Paquet lui dit qu’il faut qu’il en parle à son avocate pour sa sécurité afin qu’il ne lui arrive pas de mésaventure en prison. Il ajoute qu’il est important d’aviser le personnel carcéral de ses craintes. M. Paquet dira ne pas avoir avisé lui-même les gardiens de ces craintes.
[457] M. Paquet ajoute qu’il est important qu’il le sache, toujours pour sa sécurité en prison, laquelle est elle-même importante, et qu’il aurait dû le lui dire la veille. Dans cette séquence, il est aussi question des conséquences pour M. Farinas et pour son avenir compte tenu de son jeune âge.
[458] M. Provencher ne serait pas associé aux motards criminalisés et M. Paquet l’aurait dit à M. Farinas. Cependant, il faut noter que dans la voiture, M. Farinas a évoqué le fait que M. Provencher aurait été « au-dessus de lui » et qu’il avait plutôt parlé de lui envoyer des gars de bicycles.
[459] Enfin, il faut noter la conférence téléphonique entre les enquêteurs très peu de temps après l’admission de M. Farinas en prison. Anticipant obtenir des aveux enregistrés, et prenant le risque que le renouvellement du droit à l’avocat puisse les compromettre, l’équipe d’enquête opte délibérément pour un tel renouvellement. Ce qui les guide, c’est justement que M. Farinas était désormais détenu dans une prison et non plus sous la garde de la police. Ils ne savaient pourtant pas s’il s’était produit quelque chose en prison depuis l’admission de M. Farinas un peu plus de deux heures auparavant.
[460] Avec tous égards, j’estime que l’ensemble de cette preuve constitue un changement objectivement observable et significatif qui remet à l’avant-scène la question du choix de M. Farinas de coopérer ou non à l’enquête policière au vu de la situation nouvelle et émergente qui se concrétisait alors.
[Les soulignements sont ajoutés]
- Le juge poursuit son analyse en ces termes :
[464] Il est vrai que M. Farinas, dans son témoignage, n’a pas renoncé au privilège avocat-client en lien avec la consultation de Me Larose. Cependant, ses craintes se sont cristallisées, près d’une trentaine d’heures plus tard, alors qu’il s’apprêtait à être incarcéré en compagnie de personnes criminalisées, dont l’une avait mentionné lui envoyer des gars de bicycles, ce dont il avait particulièrement peur, en plus de parler de lui à un AI. Ces craintes sont renforcées par l’importance que leur accorde M. Paquet qui met de l’avant la sécurité de M. Farinas lors de son incarcération prochaine, en lui conseillant de recourir à son avocate.
[465] En effet, alors qu’il avait revendiqué 16 fois son droit au silence pendant l’interrogatoire à Parthenais, et alors qu’il n’avait rien dit pendant le transport entre Mascouche et Saint-Jérôme sauf pour commenter brièvement la plaque F de la Mercedes imprudente, M. Farinas ne brise son silence qu’au moment où il exprime sa crainte des gars de bicycles.
[466] M. Paquet pouvait exploiter cette peur pour soutirer un aveu à M. Farinas. Toutefois, cette tactique avait un prix. En exploitant les craintes de M. Farinas, M. Paquet a largement contribué à placer M. Farinas dans une nouvelle situation dans laquelle le choix de faire ou non une déclaration devait être précédée du renouvellement de son droit à l’avocat.
[467] À cet égard, je trouve particulièrement révélateur et convaincant que la réaction de M. Paquet, confirmée par M. Gélinas, a alors été de conseiller à M. Farinas de faire part de l’enjeu sécuritaire à son avocate. J’y vois un élément circonstanciel probant qui étaye le fait que M. Paquet considérait les craintes de M. Farinas relativement à sa sécurité suffisamment importantes pour qu’il l’invite à obtenir conseil de la part de son avocate. Cet élément s’ajoute au fait que M. Paquet a affirmé à M. Farinas qu’il était important qu’il sût ses craintes, et qu’il aurait dû le lui dire la veille. Dans la séquence qui suit, M. Paquet lui rappelle que la journée du crime aura de grosses conséquences pour lui et pour son avenir.
[468] Je trouve tout aussi convaincant et probant que les policiers ont réalisé que le choix de M. Farinas de faire une déclaration en soirée devait dépendre du renouvellement du droit à l’avocat, précisément compte tenu de l’enjeu sécuritaire entourant la détention de M. Farinas. Ici encore, cet élément circonstanciel permet d’inférer que les policiers étaient conscients d’un changement significatif par rapport à la situation qui prévalait trente heures plus tôt lorsque M. Farinas s’était entretenu avec Me Larose à Sorel. Ce changement était tel qu’ils étaient disposés à prendre le risque que l’exercice du droit à l’avocat par M. Farinas les prive d’un aveu enregistré sur vidéo.
[469] D’ailleurs, M. Gagnon a expressément mentionné, en contre-interrogatoire, qu’il ne voulait pas que M. Farinas fournisse une déclaration, puis qu’il soutienne après coup avoir eu peur des gars de bicycles. C’est justement pourquoi il a été décidé de lui renouveler le droit à l’avocat avant l’interrogatoire vidéo, même si celui-ci, selon lui, n’était pas juridiquement nécessaire.
[470] Il est vrai que l’arrêt McCrimmon traite de la désorientation à titre d’indice circonstanciel d’un changement de circonstances objectivement observable. Je m’empresse d’ajouter que l’enjeu sécuritaire en l’espèce est bel et bien une circonstance objectivement observable. L’analyse ne se réduit pas à l’état d’esprit apeuré de M. Farinas, lequel doit être plutôt examiné en vertu de la règle des confessions. La distinction apparaît bien dans les quelques paragraphes qui suivent.
[471] Il existe une analogie entre l’approche de M. Paquet et les faits de l’affaire Leonard, discutée plus haut. Pour rappel, le policier avait moussé le changement drastique dans la situation de l’accusé en lien avec son inculpation (par opposition à son arrestation) pour meurtre. C’était cette tactique qui avait fait naître la nécessité de renouveler le droit à l’avocat.
[472] En l’espèce, c’est M. Paquet qui a souligné à M. Farinas que les gens avec des antécédents judiciaires étaient un peu bizarres, qu’ils se sentaient supérieurs alors même que sa prédiction à cet égard se réalisait magistralement quelques instants plus tard, que M. Farinas n’était pas comme eux, qu’il était important qu’il connaisse ses craintes, qu’il aurait dû en parler la veille, et qu’il devait parler de sa sécurité à son avocate compte tenu de sa peur des gars de bicycles afin de s’éviter une mésaventure en prison, parmi diverses affirmations.
[473] Ce contexte particulier suggère que les conseils initiaux de Me Larose n’étaient plus suffisants, et que la situation émergente était significativement différente de ce qu’elle était trente heures plus tôt. Conséquemment, M. Farinas devait pouvoir consulter à nouveau un avocat dans le but de pouvoir décider d’enfin coopérer — ou non — avec les policiers à ce moment précis.
[474] Je conclus donc que la preuve établit par prépondérance une violation de l’al. 10b) de la Charte en ce que les policiers devaient, une fois arrivés à la prison de Saint-Jérôme, renouveler à M. Farinas son droit de consulter un avocat.
[Les soulignements et les caractères gras sont ajoutés]
- Le juge prend soin de résumer à nouveau les faits avant de tirer des conclusions sur la validité de la renonciation de M. Farinas :
[475] Pour bien soupeser les faits pertinents à cette question, il faut revenir quelques instants sur l’état des lieux concernant les liens entre M. Farinas et les avocats avec qui il a eu affaire. À nouveau, le récapitulatif de la chronologie est le suivant.
[476] M. Farinas est arrêté le 6 mai et amené à Sorel pour l’exercice de son droit à l’avocat. Il ne connaît aucun avocat. On appelle Me Francoeur, puis Me Frappier, en vain. À la troisième tentative, M. Farinas parle sept minutes avec Me Larose.
[477] Au début de l’interrogatoire à Parthenais, M. Farinas ne se rappelle pas le nom de Me Larose et se voit promettre un papier avec le nom et le numéro de cette dernière, ce qui ne se produira pas.
[478] En effet, M. Paquet n’a pas le souvenir d’avoir écrit le nom et le numéro de téléphone de Me Larose sur un morceau de papier au bénéfice de M. Farinas, pas plus qu’il ne se rappelait le lui avoir remis. Incidemment, une mention « papier avocat » se retrouve dans ses effets personnels, mais ce n’est pas l’écriture de M. Paquet, et M. Gagnon n’en a pas le souvenir.
[479] M. Mitchell devait gérer les comparutions à partir du poste de Mascouche. Il a eu un appel de qui se révèlera être Me Larose à 10 h 20, lui indiquant qu’elle ne pouvait pas s’occuper de la comparution. M. Mitchell suggère l’aide juridique. C’est Me Berardino qui fera la comparution.
[480] Pendant ce temps, à partir de 10 h 03, Me Dubois fait des démarches pour rejoindre M. Farinas, en vain.
[481] M. Farinas constate que les autres détenus appellent leur avocat. Lui-même n’en connaît pas. Il appelle deux ou trois avocats à partir d’une liste. Une avocate lui répond qu’elle ne peut le représenter parce qu’il occupe un emploi, mais qu’elle procèdera tout de même à la comparution. M. Farinas ignore le nom de l’avocate, et ne sait même pas si c’était elle qui a comparu pour lui. Je note à ce sujet que les témoins ont mentionné une comparution téléphonique mais que M. Gélinas mentionne une comparution par visio.
[482] À la prison de St-Jérôme à 18 h 30, M. Paquet ne parle pas à M. Farinas de Me Larose, et il ignorait qui était Me Berardino. Lorsqu’il lui formule à nouveau le droit à l’avocat, M. Farinas répond « pas pour l’instant ». Il souhaite cependant parler à M. Langlais pour avoir des conseils, en vain.
[483] Dans son témoignage, M. Farinas indique qu’il n’avait aucune idée s’il avait même un avocat. Il voulait parler à son beau-père pour savoir ce qui se passait, et s’il avait justement un avocat. Lorsqu’il a signé la renonciation, il ne comprenait pas de quel avocat lui parlait-on. De fait, sur l’enregistrement, M. Farinas réexplique le sujet en disant « que j’ai l’droit à un avocat même si j’ai pas nécessairement ça ». De plus, M. Farinas dit comprendre qu’il peut arrêter l’interrogatoire pour appeler son avocat, alors qu’au fil de ses tentatives, il n’a traité qu’avec des avocates.
[484] Il ressort de ce résumé qu’au moment où débute l’enregistrement de l’interrogatoire, M. Farinas n’était plus représenté ni conseillé par aucun membre du Barreau. Il avait parlé à une avocate une trentaine d’heures plus tôt, qu’il ne connaissait pas et qui ne le représentait pas; il avait comparu avec une autre, qui lui avait dit ne pouvoir le représenter que pour la comparution. Il avait aussi tenté de communiquer avec d’autres avocats à qui il n’avait pas pu parler.
- Voici les principaux extraits de l’évaluation faite par le juge de la renonciation de M. Farinas à son droit de consulter à nouveau un avocat :
[485] L’analyse de la validité de la renonciation doit s’opérer d’une manière contextuelle qui tient compte de l’ensemble des circonstances.
[486] M. Farinas n’était plus sous la garde des policiers qui avaient eu plein accès à lui suite à son arrestation. Il était à présent sous la garde de la prison. Manifestement sans en avoir le choix, M. Farinas est mené aux enquêteurs suite aux arrangements préalables opérés par M. Mitchell.
[487] Lorsqu’on lui redonne son droit à l’avocat, la réponse de M. Farinas (« pas pour l’instant ») est équivoque.
[488] Il ne renonce qu’après que M. Langlais a dit qu’il ne voulait pas lui parler, alors que M. Farinas désirait bel et bien avoir des conseils.
[489] M. Paquet a prétendu que son obligation était de lire la carte des droits « de manière statique » et que M. Farinas était libre de parler à Me Larose ou Me Berardino s’il l’avait souhaité. Il a ajouté qu’il ne pouvait lui suggérer un avocat en particulier.
[490] Lorsqu’il coche la case du formulaire SQ049, il ne manifeste aucune réaction. Le formulaire précise que M. Farinas a le droit à l’assistance de l’avocat de son choix. Il coche « non » à la question « Désirez-vous consulter un avocat de garde ou un autre avocat ? ».
[491] Enfin, et tel que je l’ai conclu, les enquêteurs savaient ou devaient nécessairement savoir que Me Dubois tentait de rejoindre M. Farinas pour lui faire confirmer son mandat.
- Le juge conclut finalement que le poursuivant n’a pas établi que la renonciation de M. Farinas était valide :
[494] Le juge Kasirer, alors à la Cour d’appel, a souligné dans l’arrêt Stevens que l’assistance de l’avocat devait être effective, et que le fait d’avoir omis de mentionner les tentatives de l’avocat criminaliste de rejoindre l’accusé avait invalidé sa renonciation subséquente dans cette affaire.
[…]
[497] En l’espèce et après un examen minutieux de la preuve, je ne peux conclure que le ministère public a prouvé que la renonciation était valide selon la norme de la prépondérance.
[498] Il faut rappeler que l’équipe d’enquête a décidé de jouer de prudence en réitérant la mise en garde et le droit à l’avocat à M. Farinas avant d’enregistrer ses déclarations sur vidéo. Elle prenait un risque calculé.
[499] Comme l’a concédé le ministère public, ce choix stratégique « réinitialisait la donne » bien que cette réinitialisation, selon les termes des présents motifs, eût dû survenir un peu plus tôt, c’est-à-dire dans l’enceinte de la prison.
[500] M. Farinas avait parlé avec plusieurs avocats, mais aucun n’était le sien. Même s’il comprenait le français, il ne saisissait plus la situation et ne savait même plus s’il en avait un. Il n’a pas renoncé au droit à l’avocat (« pas pour l’instant ») en attendant d’avoir des conseils de la part de M. Langlais. Selon son témoignage non contredit, M. Farinas voulait savoir s’il avait un avocat.
[501] M. Langlais détenait la réponse : pour lui, c’était Me Dubois. Cette réponse n’est jamais parvenue jusqu’à lui, alors que l’équipe d’enquête, incluant au minimum M. Gagnon mais vraisemblablement M. Paquet également, savait que Me Dubois tentait de rejoindre M. Farinas.
[502] Dès qu’il apprend que M. Langlais, en qui il a confiance, refuse de lui parler, M. Farinas renonce.
[503] Dans les circonstances particulières de cette affaire, j’estime qu’il était insuffisant que M. Paquet lise la carte des droits de manière statique, et M. Farinas aurait dû être informé, au moment où il a choisi de renoncer, que Me Dubois avait été retenu par M. Langlais et tentait de le rejoindre pour lui parler. Pour reprendre les mots de l’arrêt Bartle, il ne s’agissait pas d’une obligation écrasante.
[504] Conséquemment, la renonciation était invalide et la déclaration qui a suivi était en contravention de l’al. 10b) de la Charte.
- Le juge estime que la gravité des violations des droits constitutionnels de M. Farinas est importante :
[507] Ce facteur s’intéresse à l’impact sur l’administration de la justice du fait, pour les institutions de la justice, de ne pas se dissocier du fruit de conduites illégales sous l’angle de la primauté du droit auquel l’État doit se conformer. Plus la conduite est grave, plus cette dissociation devient nécessaire.
[508] Le but de ce facteur n’est pas de sanctionner la police, ni de prévenir d’autres abus. C’est l’importance de l’atteinte qui est en cause, et celle-ci se mesure sur un spectre de gravité. Le mépris délibéré des droits ou l’insouciance à cet égard aura bien souvent un effet délétère sur la considération de l’administration de la justice.
[509] Une atteinte flagrante ou dans un contexte où la police savait ou devait savoir que sa conduite ne respectait pas la Charte en appelle à la dissociation des tribunaux de ces pratiques. L’absence de mauvaise foi n’équivaut pas à la bonne foi et exige une démonstration que la police croyait se conformer d’une manière raisonnable et non négligente au droit. La désinvolture policière tend à accroître la gravité de la conduite attentatoire.
[510] En l’espèce, je considère que la gravité des violations constitutionnelles est importante, et ce pour les motifs cumulatifs suivants :
• M. Paquet a voulu couronner ses efforts de la veille en exploitant l’enjeu sécuritaire de M. Farinas. Ce faisant, il a omis de renouveler le droit à l’avocat, alors même qu’il avait conscience qu’il s’agissait d’un sujet qui méritait que M. Farinas en parle à son avocate;
• L’équipe d’enquête était consciente de l’enjeu sécuritaire, et c’est exactement ce qui l’a poussée à renouveler le droit à l’avocat avant l’interrogatoire final;
• L’équipe d’enquête voulait sécuriser les aveux sur enregistrement au risque de provoquer chez M. Farinas la revendication de son droit au silence. Il s’agissait d’un risque calculé qui démontre que les enquêteurs étaient conscients du problème constitutionnel. Incidemment et dans ces circonstances, le renouvellement du droit à l’avocat n’était pas un geste en lien avec une bonne foi susceptible de mitiger la gravité de l’atteinte;
• L’équipe d’enquête savait ou devait nécessairement savoir que Me Dubois cherchait à communiquer avec M. Farinas;
• M. Paquet a manqué de candeur dans son témoignage, et le témoignage de M. Gagnon est invraisemblable relativement à ce que M. Morneau lui a dit.
- Le juge évalue l’incidence des violations de la manière suivante :
[511] Il s’agit ici de soupeser l’importance de l’effet de la violation sur les droits garantis. Comme le souligne la Cour suprême, « [p]lus il est marqué, plus l’utilisation des éléments de preuve risque de donner à penser que les droits garantis par la Charte, pour encensés qu’ils soient, ne revêtent pas d’utilité réelle pour les citoyens, ce qui engendrerait le cynisme et déconsidérerait l’administration de la justice ».
[512] Le droit à l’avocat, qui vise à rétablir l’équilibre des forces lorsque la personne est dans un rapport de vulnérabilité juridique face à l’État, est en lien avec son traitement équitable et avec le principe prépondérant interdisant l’auto-incrimination.
[513] En l’espèce, cette incidence est importante et elle s’est produite à deux reprises. Il ne s’agit pas d’une simple erreur. M. Farinas était sous le contrôle d’enquêteurs expérimentés et spécialisés. L’absence de renouvellement du droit à l’avocat s’est produite dans un contexte où on a conseillé à M. Farinas d’appeler son avocate et où une décision concertée de renouveler le droit à l’avocat avant l’interrogatoire final a été prise par l’équipe d’enquête. L’insouciance affichée en lien avec la lecture statique du droit à l’avocat dans le contexte des démarches de Me Dubois doit aussi peser dans la balance.
[514] L’incidence de la violation est accentuée par le lien de causalité entre la violation et l’obtention de la déclaration.
[Le soulignement est ajouté]
- Enfin, le juge considère l’intérêt de la société à ce que l’affaire soit jugée au fond[76] en ces termes :
[515] Le juge doit ici tenir compte des répercussions négatives qu’aurait l’inclusion ou l’exclusion de la preuve sur la considération de l’administration de la justice. En effet, la société s’attend à ce que l’affaire soit jugée à son mérite. La recherche de la vérité est un des paramètres qui doit être soupesé.
[516] La fiabilité de la preuve peut ici jouer un rôle substantiel. L’importance des éléments de preuve pour le ministère public est un autre facteur pertinent. La gravité des accusations peut entrer en ligne de compte, bien qu’elle puisse jouer dans les deux sens.
[517] La fiabilité des aveux de M. Farinas ne se compare pas à des éléments de preuve matériels. Quant à l’importance des éléments de preuve, les parties n’y ont pas fait écho. Selon la preuve, il existerait des déclarations faites à un AI, de même qu’une preuve circonstancielle de téléphonie cellulaire. En outre, un témoin oculaire du meurtre doit rendre témoignage.
[518] Enfin, la gravité des accusations contre M. Farinas ne fait aucun doute. La gravité de l’infraction ne signifie pas pour autant que les preuves obtenues en contravention de la Charte ne peuvent être exclues.
- Le juge termine son analyse en se livrant à la mise en balance finale des critères de l’analyse requise pour l’application du paragraphe 24(2). Il écrit :
[519] Il s’agit d’une pondération globale qui ne peut être effectuée avec une précision mathématique. Aucun facteur ne prime. La société a un intérêt qu’une affaire de grande gravité soit jugée au fond mais, du même coup, la protection de la Charte s’applique à égalité avec ceux qui sont accusés d’avoir commis les crimes les plus graves. En effet, la société a un intérêt à ce que le « fonctionnement du système de justice demeure irréprochable au regard des individus accusés de ces infractions graves » .
[520] La mise en balance s’intéresse à la considération de l’administration de la justice. Comme le souligne la Cour suprême dans l’arrêt Morelli :
Lorsque nous mettons en balance ces considérations, nous devons, comme nous y oblige l’arrêt Grant, tenir compte des répercussions à long terme sur la considération dont jouit l’administration de la justice. Ainsi nous devons porter notre regard davantage sur l’incidence future que risque d’avoir l’admission de la preuve obtenue en violation des droits constitutionnels de l’accusé que sur l’affaire en cause97.
[521] Voici enfin le récapitulatif général de la règle proposé par le juge Vauclair et Me Desjardins :
Dans l’arrêt Elshaw, la Cour suprême avait pris acte qu’une déclaration extrajudiciaire obtenue à la suite d’une violation de la Charte est normalement exclue. D’ailleurs, on constate, empiriquement, que la Cour n’a jamais permis l’autorisation d’une déclaration dont l’utilisation aurait porté atteinte à l’équité du procès. […]
Dans l’arrêt Grant, la Cour a indiqué que « [l]es trois [facteurs] appuient le principe de l’exclusion générale présomptive ». En effet, se référant aux trois facteurs, les juges McLachlin et Charron ont indiqué, eu égard au premier, que « [l]e maintien de la confiance du public envers le système de justice suppose que la police respecte la Charte lorsqu’elle recueille des déclarations faites par des accusés en détention », eu égard au second, qu’une violation porte atteinte au principe interdisant l’auto-incrimination, l’« une des pierres angulaires de notre droit criminel » et, eu égard au troisième facteur, qu’« [u]n suspect détenu par la police et non assisté d’un avocat peut faire des déclarations qui ont plus à voir avec la tentative de s’extirper de cette situation qu’avec la vérité, [de sorte que] [l]’argument que la déclaration obtenue illégalement est nécessaire à une instruction au fond ne tient pas lorsque ce danger est présent ». En conséquence, une déclaration obtenue en violation d’un droit garanti par la Charte devra « généralement » être exclue.
[522] En l’espèce, au terme de la mise en balance des trois facteurs, j’estime qu’inclure la preuve en cause déconsidérerait l’administration de la justice.
- Le poursuivant reproche au juge une analyse qui comporte des erreurs de droit. Il soutient qu’il n’y a pas eu de changement de circonstances justifiant une nouvelle mise en garde selon les paramètres énoncés par la Cour suprême dans l’arrêt Sinclair[78].
- Tout d’abord, le poursuivant souligne que le juge d’instance n’a eu aucun doute raisonnable quant au caractère libre et volontaire des déclarations de M. Farinas et que l’alinéa 10a) de la Charte n’a pas été enfreint.
- Or, de l’avis du poursuivant, seul un changement de circonstances entourant la méthode d’enquête employée ou les risques encourus par le détenu, ou encore des circonstances démontrant que le prévenu n’a pas compris la portée de son droit de consulter un avocat, obligent les policiers à accorder à un détenu une nouvelle occasion d’exercer ce droit.
- Certes, le poursuivant reconnaît qu’il puisse exister d’autres situations qui comportent un changement de circonstances entraînant la nécessité d’une nouvelle communication pour assurer le respect de l’alinéa 10b), et ce, même si elles n’ont pas été expressément décrites dans l’arrêt Sinclair. Toutefois, ces autres situations exigent un changement dans la situation juridique du détenu ou dans le risque qu’il encourt.
- Pour ces raisons, le poursuivant affirme que l’exception selon laquelle un changement fondamental de circonstances justifie le renouvellement du droit à l’assistance d’un avocat ne s’applique pas dans le présent dossier.
- En effet, selon le poursuivant, M. Farinas n’est pas soupçonné d’une infraction différente ou plus grave que celle dont il est soupçonné au moment de la mise en garde et aucune autre des situations reconnues par la jurisprudence n’est en cause en l’espèce.
- La nature et l’objectif de l’interrogatoire de M. Farinas demeurent les mêmes. Il faisait face au même péril juridique lorsqu’il fait des aveux sur son implication relativement à la même infraction. Ni sa comparution, ni l’ordonnance de détention provisoire prononcées à cette occasion, survenues après qu’il eut consulté une avocate, représentent un changement du risque exigeant qu’il soit nécessaire de lui offrir de consulter à nouveau un avocat. Selon le poursuivant, aucune obligation n’incombait donc aux policiers de renouveler la mise en garde à M. Farinas.
- Même si les catégories énoncées dans l’arrêt Sinclair ne sont pas exhaustives, le poursuivant prétend qu’il ne fallait pas accorder à M. Farinas une nouvelle possibilité de consulter un avocat pour que soit réalisé l’objet de l’alinéa 10b) qui est de fournir au détenu des conseils dans la mesure où sa situation n’était pas nouvelle ou émergente au sens de cet arrêt.
- Le poursuivant ajoute que la cristallisation des craintes de M. Farinas, même renforcée par l’importance que leur accorde l’enquêteur Paquet qui met de l’avant sa sécurité lors de son incarcération prochaine en lui conseillant de recourir aux conseils de son avocate, ne constitue pas un changement de circonstances nécessitant une nouvelle consultation.
- Cette situation prévalait près d’une trentaine d’heures auparavant. Selon le poursuivant, la crainte exprimée ne peut pas être assimilée à une confusion de M. Farinas quant à son droit de garder le silence, ce qui implique que les policiers n’étaient pas tenus de lui donner l’occasion de consulter de nouveau un avocat. Cette technique d’enquête n’entraînait pas de changement considérable quant aux choix qui s’offraient à M. Farinas.
- Tout au plus, soutient-il, la cristallisation de ses craintes peut équivaloir à l’expression d’un besoin d’aide, ce qui ne justifie pas une nouvelle consultation avec un avocat.
- Le poursuivant estime, au contraire, qu’il s’agit simplement d’un facteur subjectif ayant influencé la décision de M. Farinas de discuter avec les policiers. L’enquêteur Paquet a fait un long monologue où il continuait de parler de l’enquête policière relative aux événements et a tenté d’établir de bons rapports avec M. Farinas dans le but de l’amener à donner sa version des faits. Il ne s’est pas présenté comme une personne pouvant répondre aux interrogations de M. Farinas. Lorsqu’un accusé comprend de façon générale le risque juridique qu’il encourt, il n’a pas le droit de consulter de nouveau un avocat, ce qui était le cas en l’espèce. Un « changement de circonstances » peut naître lorsqu’il existe des raisons de se demander si le détenu comprend le droit que lui confère l’al. 10b), mais la crainte ressentie par M. Farinas ne peut pas se qualifier comme tel.
- En résumé, selon le poursuivant, il n’y avait aucune obligation de redonner une mise en garde, car la comparution de M. Farinas et l’ordonnance de détention ne constituent pas un changement de circonstances analogue aux trois catégories énoncées par la Cour suprême dans l’arrêt Sinclair. De plus, la crainte éprouvée par Farinas ne saurait être assimilée à une forme de confusion quant au droit de garder le silence, d’autant plus que le risque juridique auquel il faisait face n’avait pas changé.
- Dans son jugement, le juge du procès s’est fondé sur les arrêts Sinclair[79], McCrimmon[80] et Willier[81] pour conclure qu’un changement de circonstances justifiait d’offrir à M. Farinas une nouvelle consultation avec un avocat.
- En l’espèce, j’estime qu’il s’agit essentiellement d’une évaluation des faits et non pas de l’application d’une norme juridique aux faits, ce qui constituerait une question de droit. Cela dit, même si on évalue la décision du juge en se demandant si ses constatations factuelles appuient la conclusion selon laquelle M. Farinas avait droit à une nouvelle consultation[82] se révèle manifestement fondée en droit.
- Elle est même fortifiée par les arrêts Dussault[83], Lafrance[84] et Beaver[85] qui n’avaient pas encore été prononcés au moment où il a rendu son jugement.
- Dans l’arrêt Lafrance, le juge Brown procède, pour la majorité, à une longue analyse de l’objet de l’alinéa 10b) de la Charte et du cadre d’analyse de l’arrêt Sinclair[86]. Il résume le droit à une nouvelle consultation en ces termes :
[72] Lorsqu’il est adéquatement interprété et appliqué, l’arrêt Sinclair donne effet à l’al. 10b) et réalise son objectif. Il identifie dans l’al. 10b) un volet informationnel (exigeant que les policiers avisent les détenus de leur droit à l’assistance d’un avocat) et un volet mise en application (exigeant que les policiers permettent aux détenus d’exercer leur droit de consulter un avocat), qui comporte implicitement « l’obligation pour la police de suspendre les questions jusqu’à ce que le détenu ait eu une possibilité raisonnable de consulter un avocat » (par. 27). De plus, comme je viens de le mentionner, l’arrêt Sinclair reconnaît également que le volet mise en application de l’al. 10b) impose à la police une autre obligation : celle de donner au détenu une possibilité raisonnable de consulter de nouveau un avocat si, par suite d’un changement de circonstances ou de faits nouveaux, cette mesure est nécessaire pour que soit réalisé l’objet de l’al. 10b) (par. 53). Trois catégories non exhaustives de circonstances exceptionnelles donnant naissance à cette obligation ont été relevées (par. 49‑52) : (1) les policiers invitent l’accusé à participer à des mesures peu habituelles que l’avocat n’envisagerait pas au moment de la consultation initiale; (2) il survient un changement du risque qui pourrait faire en sorte que les conseils obtenus durant la consultation initiale ne sont plus adéquats; et (3) il y a des raisons de se demander si le détenu comprend ses droits. C’est la troisième catégorie que la Cour d’appel a jugé applicable ici. Je suis du même avis.
[Le soulignement est ajouté]
- Dans l’arrêt Sinclair, la majorité (la juge en chef McLachlin et la juge Charron), explique que ces « catégories ne sont pas limitatives »[87] et qu’il « ne faudrait ajouter que les cas où il est nécessaire d’accorder une autre consultation pour que soit réalisé l’objet de l’al. 10b) »[88].
- Ainsi, « [l]orsque les circonstances ne correspondent pas à une situation reconnue à ce jour, il s’agit de se demander s’il faut accorder une nouvelle possibilité de consulter un avocat pour que soit réalisé l’objet de l’al. 10b) de fournir au détenu des conseils dans sa situation nouvelle ou émergente »[89].
- Par ailleurs, il importe que « le changement de circonstances [soit] objectivement observable pour donner naissance à de nouvelles obligations pour la police en matière de mise en application. Il ne suffit pas que l’accusé affirme, après coup, qu’il n’avait pas bien compris ou qu’il avait besoin d’aide alors qu’il n’existe aucun élément objectif indiquant qu’une nouvelle consultation juridique était nécessaire pour lui permettre d’exercer un choix utile pour ce qui est de coopérer ou non à l’enquête policière »[90].
- Bien que l’arrêt Lafrance concerne la troisième catégorie établie dans l’arrêt Sinclair (la mauvaise compréhension du détenu de ses droits), les observations du juge Brown ont une portée plus générale, car ils décrivent l’amplitude du droit protégé par l’alinéa 10b) de la Charte, son objet et l’approche qui encadre son interprétation.
- Le juge Brown rappelle que l’interprétation du droit garanti par l’alinéa 10b) de la Charte est libérale plutôt que formaliste et qu’elle doit viser à en réaliser l’objet et l’accès à sa protection[91]. Ainsi, « l’analyse porte sur les circonstances, énoncées en termes généraux. Cela évoque un examen non seulement de la question de savoir si la personne détenue a consulté un avocat, mais également de l’ensemble du contexte dans lequel l’interaction entre les policiers et le détenu a eu lieu »[92].
- L’arrêt Lafrance insiste sur la question du déséquilibre entre les pouvoirs de l’État et ceux des personnes détenues. Cette préoccupation n’est pas nouvelle dans la jurisprudence de la Cour suprême et elle s’avère d’une importance déterminante dans la présente affaire.
- Dans l’arrêt R. c. Hebert[93], la juge McLachlin décrit la fonction de l’avis juridique lors de la consultation initiale par la personne détenue et le contexte à l’intérieur duquel s’exerce cette consultation :
La fonction la plus importante de l’avis juridique au moment de la détention est d’assurer que l’accusé comprenne quels sont ses droits dont le principal est le droit de garder le silence. Le suspect détenu, exposé à se trouver en situation défavorable par rapport aux pouvoirs éclairés et sophistiqués dont dispose l’État, a le droit de rectifier cette situation défavorable en consultant un avocat dès le début afin d’être avisé de son droit de ne pas parler aux policiers et d’obtenir les conseils appropriés quant au choix qu’il doit faire. Pris ensemble, l’art. 7 et l’al. 10b) confirment le droit de garder le silence reconnu à l’art. 7 et nous éclairent sur sa nature[94].
- Les droits protégés par la Charte se rattachant à la détention « entrent en jeu du fait que la personne qui a été placée sous le contrôle des autorités de l’État se trouve en position de vulnérabilité »[95]. Ils « visent principalement à corriger l’inégalité de pouvoir entre elle et l’État »[96] et ainsi permettre à la personne détenue d’« atténuer son désavantage juridique »[97].
- Dans ces circonstances, l’objectif du droit protégé par l’alinéa 10b) de la Charte vise le maintien d’un équilibre entre le pouvoir de l’État et le détenu :
[23] En fixant des limites au pouvoir de l’État et en lui imposant des obligations envers ceux qu’il détient au moyen du concept de détention, la Charte vise à maintenir un équilibre entre les droits des personnes détenues et ceux de l’État. Le pouvoir de l’État de restreindre la liberté individuelle par la mise en détention ne peut s’exercer de façon arbitraire et il est assorti d’une obligation concomitante de protection contre la puissance supérieure de l’État.[98]
- Dans l’arrêt Lafrance, le juge Brown confirme l’importance de prendre en compte le degré de déséquilibre entre le pouvoir des policiers et celui des détenus en donnant une interprétation généreuse du droit protégé par l’alinéa 10b) de la Charte :
[77] À défaut d’une telle interprétation, notre travail jurisprudentiel (notamment dans les arrêts Grant et Le) sur la détention au titre de l’art. 9 visant à prendre en compte le déséquilibre des pouvoirs entre l’État et les personnes détenues et à l’atténuer, serait annihilé par une interprétation appauvrie des protections offertes par l’al. 10b), ce qui serait incompatible avec l’arrêt Sinclair lui-même et aurait des effets corrosifs sur la liberté du sujet. Une interprétation téléologique et généreuse de l’al. 10b) et, par extension, de la troisième catégorie de l’arrêt Sinclair, reflète également cette réalité pratique des interactions entre policiers et citoyens dont j’ai déjà parlé, et qui s’impose a fortiori en cas d’arrestation ou de détention : le détenu est désavantagé par rapport à l’État (V. A. MacDonnell, « R v Sinclair : Balancing Individual Rights and Societal Interests Outside of Section 1 of the Charter » (2012), 38 Queen’s L.J. 137, p. 156). Ce désavantage n’est pas mineur, particulièrement compte tenu du fait que les policiers peuvent recourir à des tactiques comme le mensonge lors d’un interrogatoire. Ce n’est qu’en veillant à ce que les personnes détenues obtiennent des conseils juridiques tenant compte de leur situation particulière, transmis d’une manière qu’elles peuvent comprendre, que l’al. 10b) peut véritablement corriger le déséquilibre des pouvoirs entre l’État (dont les représentants connaissent les droits du détenu) et le détenu (qui ne les connaît peut‑être pas).
[78] Mes collègues disent qu’il est inexact de décrire l’objet de l’al. 10b) comme visant à « atténuer le déséquilibre entre la personne et l’État » (par. 168). Soit dit en tout respect, cette affirmation est non controversée. Malgré l’opinion de mes collègues à l’effet contraire, elle découle de la déclaration de la Cour dans l’arrêt R. c. Willier, 2010 CSC 37, [2010] 2 R.C.S. 429, par. 28, selon laquelle « l’al. 10b) donne aux détenus la possibilité de communiquer avec un avocat lorsqu’ils sont privés de leur liberté et sous le contrôle de l’État, et que, de ce fait, ils se trouvent à la merci de son pouvoir et courent un risque sur le plan juridique » et « [l]’objectif de l’al. 10b) est de donner aux détenus la possibilité d’atténuer ce désavantage juridique ». Bien que mes collègues affirment que l’arrêt Sinclair, aux par. 30-31, rejette cette opinion, il s’agit, soit dit en tout respect encore une fois, d’une mauvaise interprétation de l’arrêt Sinclair. Dans ces passages, la question n’était pas de savoir si l’objet de l’al. 10b) est de corriger ce déséquilibre des pouvoirs, mais comment il le fait. Les juges dissidents LeBel et Fish soutenaient qu’il le fait en conférant un droit continu de consulter un avocat tout au long de l’entretien policier de l’accusé (par. 30 et 154). Les juges majoritaires ont toutefois décidé qu’il le fait en conférant un droit de consulter un avocat « pour obtenir renseignements et conseils dès le début de la détention » (par. 31) afin de réaliser l’objet de « l’al. 10b) [qui] vise à étayer le droit du détenu de choisir de coopérer ou non à l’enquête policière, en lui donnant accès à des conseils juridiques sur sa situation » (par. 32 (je souligne)).
[79] Le degré de déséquilibre entre le pouvoir des policiers et celui des détenus variera évidemment d’une affaire à l’autre, en fonction de la situation particulière des détenus eux-mêmes. Les caractéristiques spécifiques des détenus (décrites comme des « vulnérabilités » dans le contexte de l’interrogatoire policier) peuvent influencer le cours d’un entretien sous garde. Les enquêteurs et les cours de révision doivent être conscients de la possibilité que ces vulnérabilités, qui peuvent avoir trait au genre, à la jeunesse, à l’âge, à la race, à la santé mentale, à la compréhension de la langue, à la capacité cognitive ou à tout autre facteur, combinées aux faits nouveaux pouvant survenir au cours d’un interrogatoire policier, puissent rendre inadéquats les conseils juridiques initialement reçus par le détenu, affaiblissant sa capacité de faire un choix éclairé quant à savoir s’il veut coopérer ou non avec la police. Dans de telles situations, l’arrêt Sinclair exige que l’accusé ait droit à une consultation additionnelle afin que les forces soient égales.
- Dans la mesure où le droit à une nouvelle consultation existe « lorsqu’un changement de circonstances rend cette mesure nécessaire pour que soit réalisé l’objet de l’al. 10b) de fournir au détenu des conseils dans sa situation nouvelle ou émergente »[99], il me semble décisif que l’arrêt Dussault[100] ait confirmé que l’un des objets du droit à l’assistance d’un avocat est d’établir une voie de communication entre le détenu et un avocat :
[56] Dans R. c. Rover, 2018 ONCA 745, 143 O.R. (3d) 135, le juge Doherty a décrit le droit à l’assistance d’un avocat comme un [traduction] « canal de communication » grâce auquel les personnes détenues obtiennent des conseils juridiques et « ont aussi le sentiment qu’elles ne sont pas entièrement à la merci des policiers pendant leur détention » : par. 45; voir aussi R. c. Tremblay, 2021 QCCA 24, 69 C.R. (7th) 28, par. 40. Je suis d’accord. En l’espèce, la conduite policière a eu pour effet de miner et de dénaturer les conseils que M. Dussault avait reçus. Les policiers auraient dû offrir à ce dernier une seconde possibilité de rétablir son « canal de communication », mais ils ne l’ont pas fait. En ne le faisant pas, ils ont violé les droits que l’al. 10b) garantit à M. Dussault.
- J’ajoute qu’il faut se rappeler, comme l’explique le juge Doherty dans l’arrêt Rover, que la valeur psychologique de l’accès à un avocat ne saurait être sous-estimée[101].
- Dans le présent dossier, il ne s’agit pas d’une situation où les policiers ont miné les conseils d’un avocat, mais où ils ont dressé, activement ou par omission, des embûches qui ont eu pour effet d’empêcher M. Farinas d’être mis en communication avec son beau-père et avec l’avocat qui cherchait à lui parler après avoir été contacté par son beau-père.
- Les démarches pour avoir accès à un avocat ne peuvent devenir une course à obstacles où l’État met, activement ou passivement, des bâtons dans les roues de la personne détenue et de ceux qui cherchent à concrétiser cet accès.
- Il importe de rappeler que le droit canadien prévoit qu’une personne détenue peut contacter un membre de sa famille afin d’avoir accès à un avocat. La Cour d’appel de la Saskatchewan a conclu dans ce sens dans l’arrêt Ector[102] :
[48] To be clear, the s. 10(b) right embraces the right to speak with legal counsel and not to a non-lawyer. That said, the law also recognizes that the right to retain and instruct counsel includes the right to contact third parties for the purpose of obtaining counsel. Thus, where the detainee expresses a desire to speak with a third party for purposes of obtaining the name of legal counsel, and there are no investigative concerns arising from that request, denial of the right to access the third party may constitute a s. 10(b) breach (Tremblay; R. v. Laplante (1987), 40 C.C.C. (3d) 63 (Sask. C.A.); R. v. Menard, 2010 BCSC 1416 (B.C. S.C.) at para 46, (2010)11 B.C.L.R. (5th) 162(B.C. S.C.); R. v. Blake, 2015 ONCA 684 (Ont. C.A.) at para 14; R. v. Ferris, 2014 SKPC 6 (Sask. Prov. Ct.) at paras 27-31 [Ferris]).
[49] The right to speak with a third party to obtain the name of counsel is not absolute and it, too, is fact dependent. This point was explained in R. v. Kumarasamy, [2002] O.J. No. 303 (Ont. S.C.J.):
[26] This is not to say that a detainee is always entitled to make one or a series of calls to friends or relatives. The determination must be made on a case by case basis. No doubt there will be rare cases where a call to a friend or relative in private could jeopardize an ongoing investigation. For example, if the detainee has accomplices who had not been arrested, or if persons or property could be placed in jeopardy by permitting a call to someone other than a lawyer, a delay might be justified. That is not the case here.
[Le soulignement est ajouté]
- Le juge Trotter de la Cour d’appel de l’Ontario tire la même conclusion dans l’arrêt Pileggi :
[86] I respectfully disagree with the trial judge. The failure to follow through on the undertaking to contact the appellant’s father about a lawyer, combined with the overall delay in facilitating contact with any lawyer, infringed s. 10(b) of the Charter. As this court recognized in R. v. B. (J.), [2015] O.J. No. 5192, 2015 ONCA 684, 341 O.A.C. 23, at para. 14, the right to counsel includes the right to contact counsel of choice as well as the right to contact a third party to access counsel of choice. See also R. v. Ector, [2018] S.J. No. 251, 2018 SKCA 46, 362 C.C.C. (3d) 462, at para. 48.[103]
[Le soulignement est ajouté]
- L’enquêteur Paquet a convenu que les policiers permettent régulièrement aux personnes détenues de contacter un membre de leur famille[104].
- Le juge du procès a eu raison de prendre en compte la durée de la période qui sépare la consultation de M. Farinas auprès d’une avocate et le moment où il formule ses premiers aveux à la lumière de l’ensemble des circonstances, notamment de l’utilisation par l’enquêteur des craintes de M. Farinas comme levier pour le faire parler.
- Certes, l’arrêt Hebert établit que l’État est libre « d’utiliser des moyens de persuasion légitimes pour encourager le suspect »[105] à faire des déclarations.
- Toutefois, dans le contexte d’un interrogatoire mené dans une automobile, sans enregistrement, après de longues heures de détention et un long interrogatoire où M. Farinas avait revendiqué son droit au silence à 16 occasions, je partage la conclusion du juge du procès pour qui l’exploitation de la peur de M. Farinas par l’enquêteur avait un prix :
[466] M. Paquet pouvait exploiter cette peur pour soutirer un aveu à M. Farinas. Toutefois, cette tactique avait un prix. En exploitant les craintes de M. Farinas, M. Paquet a largement contribué à placer M. Farinas dans une nouvelle situation dans laquelle le choix de faire ou non une déclaration devait être précédé du renouvellement de son droit à l’avocat.
- Le juge du procès a eu raison de conclure que l’ensemble des circonstances justifiait la nécessité d’une nouvelle consultation avec un avocat en raison d’une situation nouvelle ou émergente. Il est significatif que le juge ait tiré une inférence défavorable du témoignage de l’enquêteur Paquet. En effet, cette constatation mettait en lumière le manque de transparence de ce dernier durant son témoignage qui minimisait l’objectif qu’il poursuivait lors de son interrogatoire et qui visait, selon toute vraisemblance, à repousser la conclusion qu’une nouvelle consultation s’avérait nécessaire. Le témoignage trompeur d’un policier est toujours préoccupant[106], mais particulièrement lorsqu’il tente d’atténuer les facteurs qui militent en faveur d’une nouvelle consultation avec un avocat. À juste titre, le juge pouvait en tenir compte pour conclure qu’il existait, en l’espèce, une situation nouvelle.
- Par ailleurs, le juge du procès considère avec raison que l’un des indices les plus révélateurs de l’existence d’une situation nouvelle est la réaction de l’enquêteur. Il suggère non seulement à M. Farinas de parler de ses craintes à l’avocate, mais ajoute qu’il aurait dû lui en parler avant. L’autre indice émane de la conclusion de l’équipe d’enquêteurs qu’il était nécessaire de procéder à un « nouveau départ »[107] en formulant une nouvelle mise en garde à M. Farinas.
- En raison de la nouvelle situation qu’il avait lui-même créée, l’erreur de l’enquêteur Paquet est de ne pas avoir informé M. Farinas de son droit de consulter à nouveau et de faire le nécessaire pour établir une nouvelle communication soit avec l’avocate que M. Farinas avait consultée près de 28 heures auparavant soit avec l’avocat qui s’échinait depuis plusieurs heures à le localiser pour lui parler, et ce, à la connaissance de plusieurs policiers impliqués dans cette enquête.
- À un moment particulièrement névralgique du point de vue même de l’équipe d’enquêteurs, M. Farinas avait le droit d’être informé par un avocat, comme l’énonce l’arrêt Lafrance, « des avantages et des désavantages de coopérer à l’enquête policière, ainsi que [des] stratégies pour résister à la coopération si tel est le choix du détenu »[108].
- Il est bon de rappeler que dans l’arrêt Otis, le juge Proulx écrit ce qui suit : « Une autre forme de persuasion abusive pourrait survenir dans un cas de détention prolongée. À ce sujet, mon collègue Fish écrivait : “Detention until confession is an unacceptable form of persuasion” »[109].
- Bien que ces propos aient été formulés dans l’analyse du droit au silence garanti par l’article 7 de la Charte, et même si la comparution de M. Farinas ne mettait pas fin à l’enquête policière[110], ils fortifient la conclusion du juge selon laquelle la durée de la détention de M. Farinas et l’ensemble des circonstances l’entourant confirmaient la nécessité d’une nouvelle consultation avec un avocat en raison d’une situation nouvelle.
- Au sujet de la renonciation, même si le contexte était différent, le juge du procès a eu raison de considérer que l’arrêt Stevens[111] est fort utile et pertinent pour résoudre les questions qui se posent dans le présent pourvoi. Dans cette affaire, le juge Kasirer a conclu que les réticences d’un policier à informer l’accusé du fait qu’un avocat essayait de le contacter l’avait sciemment empêché d’exercer son droit constitutionnel[112], ce qui affectait la validité de la renonciation à son droit de consulter un avocat[113].
- Il est tout simplement inacceptable que les policiers n’aient pas expliqué à M. Farinas que son beau-père ne voulait pas lui parler parce qu’il souhaitait qu’il communique avec Me Dubois ni que ce dernier avait tenté de le contacter. Dans ce contexte, l’omission des policiers s’avère fatale à la validité de la renonciation de M. Farinas à son droit de consulter un avocat.
- Le poursuivant ne remet pas en cause la décision du juge du procès d’exclure la preuve des déclarations de M. Farinas selon le paragraphe 24(2) de la Charte, mais uniquement la conclusion voulant que les droits constitutionnels de ce dernier aient été enfreints. À mon avis, les conclusions de fait du juge sont incontournables.
- Dans la mesure où je confirme la conclusion du juge au sujet des violations de l’alinéa 10b) de la Charte, je ne vois, vu la norme de contrôle applicable que j’ai décrite auparavant, aucune raison d’intervenir dans sa décision d’exclure les déclarations de M. Farinas. Sans être identique, l’évaluation des différents critères de l’analyse requise selon le paragraphe 24(2) de la Charte dans l’arrêt Lafrance soutient la conclusion du juge du procès[114].
* * *
- Un dernier commentaire.
- Dans l’arrêt Noël, la juge Arbour décrit les limites imposées à la quête de la recherche de la vérité dans la poursuite des infractions criminelles et elle affirme que « notre système de justice pénale n’a jamais permis la recherche de la vérité à tout prix et par tout moyen »[115]. Autrement dit, comme l’explique la juge en chef McLachlin dans l’arrêt Harrison, la fin ne justifie pas les moyens[116].
- Les faits de la présente affaire révèlent qu’il s’avère parfois malheureusement nécessaire de le rappeler. En effet, « [l]e paragraphe 24(2) [de la Charte] est axé sur le maintien à long terme de l’intégrité du système de justice et de la confiance du public à son égard »[117], ce qui, dans le présent cas, s’avère une préoccupation cruciale et déterminante.
- Je discute maintenant des autres moyens d’appel soulevés par le poursuivant.
- L’identité du tireur était au cœur du procès. Il n’y avait que deux possibilités : M. Farinas ou Mme Santos.
- Le poursuivant formule trois reproches à l’égard de l’exposé du juge au jury concernant la preuve qui établirait que c’est Mme Santos qui aurait tué la victime plutôt que M. Farinas.
- Premièrement, le juge aurait laissé entendre que le jury devait appliquer la norme « hors de tout doute raisonnable » au témoignage de Mme Santos et non pas à l’ensemble de la preuve.
- Deuxièmement, le juge aurait commis une erreur en disant au jury que le poursuivant devait prouver hors de tout doute raisonnable que Mme Santos n’avait pas commis le meurtre. En effet, la norme « hors de tout doute raisonnable » ne s’applique qu’aux éléments constitutifs de l’infraction et non pas aux faits subsidiaires.
- Finalement, le juge aurait usurpé le rôle du jury, car ses directives présupposent que Mme Santos a commis le crime et que le poursuivant devait démontrer hors de tout doute raisonnable que ce n’était pas le cas. Selon le poursuivant, le juge a moussé indûment l’inférence selon laquelle Mme Santos était la tireuse.
* * *
- Au cours du procès, le juge instruit le jury au sujet de la preuve relative à un tiers suspect connu dont il reprend l’essentiel dans le cadre de ses directives finales. Toutefois, il les bonifie en y rattachant les éléments de preuve qu’il croit pertinents pour l’examen de la défense du tiers suspect.
- Il termine cette partie de ses directives en précisant ce qui suit :
[153] Vous trouverez davantage de détails concernant cette séquence dans le résumé que je vous ferai plus loin dans ces directives.
[154] Bien entendu, vous ne devez pas considérer ces éléments isolément, mais plutôt, comme toujours, à la lumière de la totalité de la preuve.
[155] Il vous revient entièrement d’apprécier la crédibilité et la fiabilité du témoignage de Mme Santos. Vous pouvez la croire en totalité, en partie ou pas du tout.
[156] Vous devrez, par exemple, considérer que plusieurs des affirmations de Mme Santos devant vous ont été contredites par ses déclarations antérieures incompatibles. Je vous donne deux exemples simples reliés à ce qui précède.
[157] La défense a confronté Mme Santos à des déclarations antérieures qu’elle a reconnues à l’effet que M. Farinas et M. Tshenkenke étaient déjà sur les lieux à son arrivée en compagnie de M. Dufresne.
[158] La défense a confronté Mme Santos à une déclaration antérieure faite à l’AI et qu’elle a reconnue, dans laquelle elle avait dit qu’elle portait des gants en « rubber » et qu’il n’y avait donc pas ses empreintes digitales sur l’arme.
[159] Vous devez donc évaluer la fiabilité et la crédibilité de Mme Santos dans son ensemble et à la lumière de toute la preuve lorsque vous vous pencherez sur son rôle à titre de tiers suspect.
- De toute évidence, le jury aura compris que le fardeau de la preuve hors de tout doute raisonnable s’appliquait à chacun des éléments essentiels du crime et qu’il devait évaluer la preuve dans son ensemble. D’ailleurs, le juge le rappelle tout au long de ses directives. Il répète continuellement que le jury se doit de s’appuyer sur l’ensemble de la preuve lorsqu’il s’agit de déterminer si une preuve hors de tout doute raisonnable a été faite pour chacun des éléments essentiels des infractions, dont l’identité du tireur.
- À la lumière de ce qui précède, je ne retiens pas la première critique du poursuivant. Il me semble évident qu’il devait être clair pour le jury qu’il devait évaluer la preuve dans son ensemble et qu’il ne devait pas la morceler durant son évaluation.
* * *
- Le poursuivant poursuit l’exposé de ses griefs en critiquant vivement l’utilisation de la phrase qui suit : « C’est à la Couronne de prouver hors de tout doute raisonnable que Mme Santos n’a pas tué M. Dufresne ».
- Voici le contexte où le juge utilise cette expression :
[351] L’identité de l’auteur des gestes ayant causé la mort de M. Dufresne, qui est en litige dans ce procès, doit être prouvée hors de tout doute raisonnable à partir de l’ensemble de la preuve.
[352] Cela signifie que c’est la totalité de la preuve qui doit vous démontrer hors de tout doute raisonnable que M. Farinas est celui qui a commis le geste fatal. Il s’agit de la principale question en litige en ce qui concerne M. Farinas.
[353] D’une manière particulière, une question qui est en litige dans ce procès est celle de savoir si Mme Santos est celle qui est l’auteure principale ou réelle du meurtre, c’est-à-dire si c’est elle qui a mortellement tiré sur M. Dufresne.
[354] Je vous rappelle qu’il n’appartient pas à M. Farinas de prouver que c’est Mme Santos qui a tué M. Dufresne. C’est à la Couronne de prouver hors de tout doute raisonnable que Mme Santos n’a pas tué M. Dufresne. De plus, vous pouvez arriver à la conclusion que Mme Santos est l’auteure principale ou réelle du meurtre de M. Dufresne, mais vous pouvez également n’avoir qu’un doute raisonnable à cet égard. Si vous avez un doute raisonnable à l’effet que Mme Santos était celle qui a tué M. Dufresne, alors la Couronne ne vous aura pas convaincu hors de tout doute raisonnable que M. Farinas était celui qui a tué M. Dufresne (Titre n° 20, « Les tiers suspects »).
[355] De plus, ce premier élément essentiel de l’infraction, c’est-à-dire l’identité de M. Farinas à titre d’auteur principal ou réel, ne se résume pas à la question du tiers suspect. Même si la Couronne vous convainc hors de tout doute raisonnable que Mme Santos n’est pas l’auteure du meurtre de M. Dufresne, il faut qu’elle vous démontre hors de tout doute raisonnable que M. Farinas l’est.
[356] Vous devez donc considérer la preuve dans son ensemble et vous demander si vous êtes convaincus hors de tout doute raisonnable que les gestes reprochés, et sur lesquels se fondent les accusations, ont réellement été commis par M. Farinas.
[Le soulignement et les caractères gras sont ajoutés]
- Enfin, lorsque le juge résume la position de la défense à la toute fin de son exposé, il réitère l’obligation du poursuivant de prouver hors de tout doute raisonnable que Mme Santos n’a pas commis le meurtre :
[912] […] Le plus important des éléments que vous devez retenir, est celui voulant que la Couronne n’a pas été capable de prouver hors de tout doute raisonnable que ce n’est pas Véronique Santos l’auteur du meurtre.
[Le soulignement et les caractères gras sont ajoutés]
- S’agit-il d’une erreur? Je ne le crois pas.
- La défense du tiers suspect connu ne constitue pas un moyen de défense au sens traditionnel. La preuve relative à un tiers suspect connu vise à soulever un doute raisonnable quant à l’identité de l’auteur du crime[118].
- Comme le juge Watt l’explique dans l’arrêt Tomlinson « where a third party suspect defence is advanced at trial, the question for the trier of fact is whether, on the evidence as a whole, the possible involvement of the third party raises a reasonable doubt about the guilt of a person charged »[119].
- Tout d’abord, je signale que le modèle de directive proposé dans Watt’s Manual of Criminal Jury Instructions[120] et celui suggéré dans l’ouvrage CRIMJI: Canadian Criminal Jury Instructions comportent une directive de type W.(D.) adaptée à la question du tiers suspect. Une telle précision est conforme au fardeau de la poursuite d’établir hors de tout doute raisonnable l’identité de l’auteur du crime tel que l’énonce la juge Karakatsanis dans l’arrêt Grant[121] :
[3] De toute évidence, l’identification d’un accusé comme auteur du crime reproché est essentielle pour établir la responsabilité criminelle. Il incombe directement au ministère public de prouver hors de tout doute raisonnable que le coupable est la personne traduite devant la cour. Conformément à la présomption d’innocence, l’accusé n’est jamais tenu de prouver son innocence. Le droit de l’accusé à une défense pleine et entière, garanti par la Charte, l’autorise à contester la preuve du ministère public et à produire des éléments de preuve afin de soulever un doute raisonnable quant à savoir si l’accusé a commis le crime.
- Par ailleurs, je souligne que le modèle de directive de l’ouvrage CRIMJI comporte une phrase additionnelle : « The Crown must prove beyond a reasonable doubt that the defense cannot succeed »[122].
- Comme on le constate, cette phrase ressemble à la formulation utilisée par le juge du procès et elle s’avère simplement le revers de la médaille en ce qui a trait au doute raisonnable. En effet, lorsque le poursuivant présente une preuve hors de tout doute raisonnable de l’identité de l’accusé, une telle preuve réfute logiquement hors de tout doute raisonnable l’identité de l’autre suspect potentiel.
- Dans le présent dossier, le poursuivant affirmait que M. Farinas avait tué la victime alors que les intimés soutenaient que Mme Santos était en fait la tireuse.
- Compte tenu des faits particuliers du présent dossier et de la position des parties, le juge pouvait, en toute logique, expliquer au jury qu’une preuve hors de tout doute raisonnable que l’un était l’auteur du meurtre impliquait que l’autre suspect ne l’était pas. Je ne vois pas de préjudice dans l’affirmation qu’il incombait au poursuivant de repousser tout doute raisonnable quant au fait que M. Farinas était le tireur en établissant hors de tout raisonnable que Mme Santos n’avait pas tiré sur la victime.
- Le jury devait déterminer si le poursuivant avait prouvé hors de tout doute raisonnable que M. Farinas avait tué la victime. Or, puisqu’il n’y avait que deux tireurs potentiels (M. Farinas et Mme Santos), si le poursuivant établissait hors de tout doute raisonnable que M. Farinas était le tireur, cela impliquait, ipso facto, que Mme Santos ne l’était pas.
- Je rappelle qu’un juge n’est pas astreint à respecter « une formule préétablie ou une séquence donnée »[123], la question ultime étant celle de savoir si le jury était « convenablement outillé » pour trancher le litige[124]. En ce qui concerne la défense de tiers suspect connu, le juge Watt a déjà souligné qu’il n’existe aucune formulation contraignante : « No prescribed formula exists for such an instruction »[125].
- À mon avis, le jury était convenablement outillé eu égard aux circonstances[126].
- Les directives au jury doivent être « adaptées à la preuve et exposer les règles de droit dans un langage simple et compréhensible »[127]. Essentiellement, je ne crois pas que, dans le contexte de la présente affaire, la phrase critiquée par le poursuivant lui ait porté préjudice.
- Enfin, je ne discerne rien dans l’exposé au juré qui permet d’inférer que le juge aurait usurpé d’une quelconque manière le rôle du jury dans l’évaluation de la preuve.
- Le juge du procès a rendu une décision très élaborée dans laquelle il évalue soigneusement si la preuve établissait la vraisemblance de la thèse du poursuivant selon laquelle M. Provencher pouvait être déclaré coupable du meurtre parce qu’il avait conseillé à M. Tshenkenke de commettre le meurtre de M. Dufresne, engageant ainsi sa responsabilité en vertu de l’article 22 du Code criminel[128]. Ce fondement de la responsabilité exigeait que le juge détermine si M. Tshenkenke était un participant secondaire au meurtre[129].
- Essentiellement, le poursuivant réitère la plupart des arguments qui ont été présentés au juge du procès et que celui-ci a rejetés.
- Toutefois, le poursuivant soutient qu’il avait omis lors de ses observations d’attirer l’attention du juge du procès sur certaines déclarations de M. Provencher à l’agent d’infiltration durant l’opération M. Big.
- Le 11 mars 2020, en présence de Mme Santos, l’agent d’infiltration pose la question suivante à M. Provencher : « Ok. Mais c’est qui qui l’a callé la shot là ? », et celui-ci répond : « On l’a dé… c’est ça on l’avait toute décidé ». M. Provencher confirme aussi à l’agent d’infiltration que M. Tshenkenke devait initialement être le tireur, mais en fut incapable à la dernière seconde et que M. Farinas l’a remplacé à l’improviste.
- Selon le poursuivant, cette communication est un indice de la participation de M. Tshenkenke à l’infraction, car elle permet de conclure que ce dernier a dit quelque chose, en rapport avec le meurtre, qui va au-delà de simples pourparlers et qui favorise la perpétration du crime.
- Il est vrai que la décision d’instruire le jury sur un mode de participation à l’infraction d’un accusé exige que la preuve qui soutient celui-ci soit vraisemblable. Cette décision concerne une question de droit[130] qui est assujettie à la norme de la décision correcte[131], tout comme celle qui porte sur le caractère vraisemblable d’une défense[132].
- Je reproduis certains extraits de la décision du juge :
[80] Même si je présume qu’une inférence peut être tirée de la connaissance de M. Tshenkenke des intentions meurtrières de M. Farinas, inférence qui n’est pas acquise d’emblée dans les circonstances, je peine à voir comment il est possible d’inférer la participation de M. Tshenkenke au meurtre de M. Dufresne à partir de sa présence sur les lieux, de sa connaissance des intentions de M. Farinas et de son comportement après le fait dans les circonstances de cette affaire-ci.
[…]
[82] Il faut donc en revenir aux principes fondamentaux qui s’appliquent à la responsabilité pénale du participant. Comme le soulignent les juges LeBel et Moldaver dans les arrêts précités, le participant à l’infraction doit d’abord commettre un quelconque actus reus. Une preuve de celui-ci peut être directe, circonstancielle, ou un mélange des deux. Il faut pouvoir constater ou inférer que M. Tshenkenke a dit ou fait quelque chose en rapport avec le meurtre de M. Dufresne.
[…]
[84] Dans cette analyse, j’ai considéré la position avancée par le ministère public à l’effet que M. Farinas était l’auteur réel et M. Tshenkenke un participant secondaire. Comme discuté dans les arrêts précédents, l’identité et le rôle précis des participants ne sont pas pertinents. Conséquemment, il faut considérer l’hypothèse où M. Tshenkenke aurait eu une quelconque autre forme de participation, incluant à titre d’auteur principal ou à un autre titre, dans le meurtre de M. Dufresne.
[85] Or, rien dans la preuve ne permet de tirer davantage une telle inférence.
[86] Il s’ensuit que quelle que soit la manière d’approcher la question, la preuve introduite dans le procès de MM. Farinas et Provencher ne permet pas d’inférer une participation quelconque de M. Tshenkenke. Conséquemment, il ne peut avoir été encouragé ni conseillé par M. Provencher, et ce dernier ne peut donc avoir engagé sa responsabilité pénale par cette voie.
- À mon avis, le juge a bien considéré les éléments de preuve circonstancielle qui ont été relevés par le poursuivant[133].
- Je ne saurais ajouter quoi que ce soit à l’analyse du juge du procès, qui ne révèle aucune erreur de droit. Je partage sa conclusion.
- Par ailleurs, je rejette la métaphore de la course à relais proposée par le poursuivant lors de l’audition du pourvoi. Selon cette interprétation, M. Tshenkenke qui devait initialement tuer la victime aurait, en quelque sorte, passé le témoin à M. Farinas, ce qui permettrait de conclure que M. Tshenkenke a agi comme participant au meurtre commis par M. Farinas pour les besoins de l’application de l’article 22 C.cr. Les faits n’appuient pas cette thèse.
- Ce moyen doit être rejeté.
- Le poursuivant soulève un dernier moyen d’appel. Selon lui, les directives finales du juge sont défaillantes à cause de leur longueur et de leur caractère confus et inéquitable. Il formule quatre reproches.
- Premièrement, les directives sont trop longues et complexes. Même si la longueur n’est pas fatale en l’espèce, il s’agit d’un facteur qui influe sur les autres.
- Deuxièmement, les directives sont inéquitables. Lorsque le juge dresse la liste des éléments de preuve pouvant étayer l’inférence selon laquelle Mme Santos est la tireuse, il omet de les « nuancer ». Bien que le poursuivant concède que la preuve n’a pas à être résumée de façon exhaustive, il prétend néanmoins que « le juge oriente involontairement le jury vers la thèse de la défense en amplifiant, dû à sa répétition, les éléments incriminant Mme Santos et en soulignant ses contradictions ».
- Troisièmement, le juge aurait dû réviser ses directives finales à la suite de la question posée par le jury lors du délibéré. En effet, à la suite de cette question, le juge soumet un autre mode de participation à l’appréciation du jury, soit que Mme Santos a été conseillée ou encouragée à tuer la victime. Selon le poursuivant, ce nouveau mode « contrevient » aux directives initiales, selon lesquelles un acquittement s’imposerait si le jury concluait que Mme Santos était la tireuse.
- Quatrièmement, dans ses directives, le juge reprend les questions des avocats des coaccusés en les présentant comme des éléments de preuve, même si Mme Santos ne les a pas adoptées.
- Le cumul de ces erreurs fait en sorte que le jury n’était pas convenablement outillé pour trancher les questions dont il était saisi.
- Le poursuivant soutient que le juge du procès n’aurait pas clarifié et simplifié son exposé au jury autant que faire se peut.
- Il est vrai que l’exposé au jury comporte 154 pages et 953 paragraphes.
- Le poursuivant se plaint de la longueur et de la redondance du récapitulatif de la preuve visant Mme Santos et de la complexité des directives dans leur ensemble.
- Je souligne que, contrairement à l’affaire Tshilumba[134], invoquée à tort par le poursuivant, chacun des jurés disposait d’une copie des directives soigneusement rédigées par le juge. Le juge s’est conformé à la pratique préconisée par la jurisprudence[135].
- Par ailleurs, il faut tenir compte de la nature de l’affaire. Le procès s’est déroulé pendant six semaines et les plaidoiries ont duré deux jours. Plusieurs modes distincts de participation étaient avancés. Mme Santos, le principal témoin du poursuivant, était un témoin douteux. Elle avait des antécédents judiciaires. Elle s’était contredite à plusieurs reprises. Les coaccusés avançaient qu’elle était en fait l’auteure du meurtre. Si le juge n’avait pas traité de tous ces éléments, comme il se devait, on peut imaginer sans peine que le poursuivant aurait sans doute pu reprocher au juge d’avoir formulé des directives trop laconiques ou insuffisantes.
- À mon avis, le juge a trouvé un juste équilibre.
- En ce qui concerne le deuxième grief, le poursuivant soutient que la liste des éléments de preuve qui pouvait appuyer la conclusion que Mme Santos était un tiers suspect n’était pas équilibrée et qu’elle manquait de nuance.
- L’exposé du poursuivant ne me convainc pas.
- Les éléments de preuve cités par le juge sont indissociables d’une question absolument fondamentale quant au verdict, soit la possibilité qu’un tiers suspect connu, Mme Santos, ait commis le crime.
- Certes, le juge a dressé une liste sans doute incomplète, mais il a invité le jury à s’appuyer sur ses propres souvenirs et sa propre évaluation de la preuve.
- Je ne vois pas matière à intervention. Le poursuivant passe au peigne fin les directives. Or, c’est l’ensemble de l’exposé qui doit être évalué.
- J’estime que, dans le présent dossier, le jury était particulièrement bien outillé pour évaluer la preuve à la lumière de la position des parties et que l’exposé était globalement nuancé. Il était sans doute possible de faire un exposé plus court, mais comme le révèle la question posée par le jury, sur laquelle je reviendrai, le jury cernait avec acuité les enjeux fondamentaux de l’affaire.
- Invoquant la règle selon laquelle les suggestions ou questions à un témoin en contre-interrogatoire ne font partie de la preuve que si elles sont adoptées par le témoin[136], le poursuivant suggère que le juge aurait transformé en preuve la teneur des questions posées à Mme Santos alors qu’elle n’en avait pas adopté le contenu.
- Pour chacun des exemples soulevés par le poursuivant, le juge indique clairement que Mme Santos nie ou réfute la substance de la question. Je crois que le jury a sûrement compris que Mme Santos n’avait pas adopté le contenu de sa déclaration antérieure, car le juge a pris, chaque fois, le soin d’indiquer tant la question que la réponse dans le même paragraphe. Ceci permettait au jury d’évaluer les réponses en lien avec les questions formulées.
- Ce moyen d’une importance somme toute marginale dans les circonstances doit être rejeté.
- Au cinquième jour de ses délibérations, le jury pose la question suivante :
Mise en contexte : Le jury se retrouve actuellement dans une impasse. Il y a une confrontation entre le juge de droit et le juge des faits concernant les articles no 748 et 773 des directives finales au jury.
Question : Dans l’éventualité où, selon l’ensemble de la preuve, le verdict irait à l’encontre de ces deux (2) articles, quelles seraient les options ?[137]
- Le jury renvoie ici aux paragraphes 748 et 773 des directives finales que je reproduis :
[748] Une quatrième situation est celle où vous concluez que Mme Santos a tué M. Dufresne, ou qu’il existe un doute raisonnable que ce soit elle qui a tué M. Dufresne. Dans ce cas et tel que je vous l’ai expliqué, vous devez trouver M. Farinas non coupable de meurtre au premier degré. Dans cette situation, vous devez également déclarer M. Provencher non coupable puisque vous auriez un doute raisonnable que M. Farinas a été la personne conseillée qui a commis le meurtre. Vous examinerez alors le mode de participation par encouragement.
[…]
[773] Voici maintenant les éléments essentiels que la poursuite doit prouver pour établir la culpabilité de M. Provencher à l’infraction de meurtre au premier degré sous ce mode de participation. Ces éléments essentiels sont au nombre de trois. La Couronne doit prouver chacun de ces trois éléments hors de tout doute raisonnable :
i. La Couronne doit prouver que M. Farinas a commis l’infraction de meurtre;
ii. La Couronne doit prouver que M. Provencher a fait quelque chose, et que ce qu’il a fait a encouragé M. Farinas à commettre l’infraction de meurtre au premier degré;
iii. La Couronne doit prouver que M. Provencher avait l’intention que ses actes encouragent M. Farinas à commettre l’infraction de meurtre au premier degré.
- À la demande du poursuivant, malgré l’objection des intimés, le juge a accepté d’instruire le jury à l’égard d’un nouveau mode de participation qui concerne uniquement M. Provencher. En effet, selon le poursuivant, ce dernier aurait conseillé ou encouragé Mme Santos à tuer la victime.
- Ce fondement de la responsabilité criminelle de M. Provencher n’avait jamais été évoqué par le poursuivant. Comme le juge l’affirmait lui-même : « La question de savoir si monsieur Provencher a conseillé madame Santos, à ma connaissance, n’a jamais été sur le radar de ce procès jusqu’à présent ».
- Le poursuivant soutient qu’il y a une contradiction entre la nouvelle directive qui a été donnée par le juge et les directives antérieures au sujet de Mme Santos comme tiers suspect. Ces directives seraient incompatibles. Je ne suis pas de cet avis.
- Compte tenu de la question posée par le jury, le poursuivant a voulu convaincre le juge d’instruire le jury sur un nouveau fondement de la responsabilité de M. Provencher, car la question révélait la nette possibilité que le jury acquitte les intimés conformément à la directive contenue au paragraphe 743, parce qu’il croyait que Mme Santos avait tué la victime ou qu’il avait un doute à cet égard[138].
- À mon avis, le juge aurait dû refuser la demande du poursuivant, car elle était tardive et les avocats des intimés ne pouvaient présenter d’observations spécifiques au jury sur ce nouveau fondement pendant ses délibérations.
- Il est vrai que le poursuivant a le droit d’avoir une stratégie de procès et de la modifier en cours de route, pourvu que la modification n’entraîne aucune iniquité pour l’accusé[139]. Certes, le juge du procès a l’obligation de donner des directives au jury sur toutes les voies vraisemblables qui, selon la preuve, peuvent mener à conclure à la responsabilité criminelle d’un accusé, et ce, même si le poursuivant décide de ne pas invoquer une voie donnée[140].
- Cependant, il existe toujours un risque que le changement de la thèse du poursuivant et la modification apportée par le juge du procès à ses directives à la suite d’une question posée par le jury ait pour effet de compromettre l’équité du procès[141]. La prudence est donc de mise.
- Cela dit, je ne vois pas de contradiction entre les directives initiales et les directives supplémentaires. Elles n’ajoutaient qu’un nouveau fondement pavant ainsi une voie potentielle vers un verdict de culpabilité contre M. Provencher, verdict qui n’était pas incompatible en soi avec les directives initiales sur le tiers suspect.
- Peu de temps avant l’audition du pourvoi, le poursuivant a demandé à la Cour l’autorisation de soulever un nouvel argument. Les intimés ont eu l’occasion de formuler des observations orales et écrites. Dans ces circonstances et malgré son caractère tardif, je suis d’avis d’autoriser le poursuivant à soulever ce qui constitue un nouveau moyen, mais qui s’intègre néanmoins à d’autres critiques formulées par le poursuivant.
- Le poursuivant critique la phrase qui suit dans les directives supplémentaires à la suite de la question du jury :
Il n’est pas nécessaire de déterminer qui de M. Farinas ou de Mme Santos a commis le meurtre à condition que vous soyez convaincus hors de tout doute raisonnable que c’est M. Farinas ou Mme Santos qui l’a commis. Je répète que vous n’avez pas non plus à être unanimes sur cette question.[142]
- Selon le poursuivant, ce passage de la directive supplémentaire est erroné en droit puisqu’il impose l’obligation, dans le cadre de l’analyse du mode de participation prévu par l’article 22 C.cr., de démontrer hors de tout doute raisonnable l’identité de l’auteur réel ou le rôle précis des participants contrairement aux enseignements de l’arrêt Cowan[143].
- Si le jury n’était pas en mesure de déterminer selon la norme de preuve applicable qui de M. Farinas ou de Mme Santos était l’auteur réel de l’infraction, il devait acquitter M. Provencher. Autrement dit, même si le jury était convaincu hors de tout doute raisonnable que M. Provencher avait conseillé ces deux individus et que l’un ou l’autre avait commis l’infraction, il devait acquitter M. Provencher si un doute persistait quant à l’identité précise de l’auteur réel.
- L’argument du poursuivant doit être rejeté. Vu l’ensemble des directives et le fait que le meurtre ne pouvait avoir été commis que par M. Farinas ou Mme Santos, j’estime que le jury a compris qu’il n’était pas nécessaire de déterminer lequel d’entre eux l’avait commis. Conséquemment, le jury n’avait pas à être unanime sur l’identité précise du tueur. Je reconnais, comme le suggère le poursuivant, qu’une précision inspirée de l’arrêt Thatcher[144] aurait pu être ajoutée à la fin de la phrase critiquée, mais je ne vois pas quel préjudice a pu être causé à la thèse du poursuivant.
- Je propose à la Cour d’accorder au poursuivant l’autorisation de soulever un nouveau moyen, mais de rejeter l’appel.