Bell Canada c. Ville de Montréal | 2024 QCCS 4653 |
COUR SUPÉRIEURE |
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CANADA |
PROVINCE DE QUÉBEC |
DISTRICT DE | MONTRÉAL |
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No : | 500-17-114739-207 |
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DATE : | 17 décembre 2024 |
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE | L’HONORABLE | bernard larocque, J.C.S. |
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Bell Canada |
Demanderesse |
c. |
Ville de Montréal |
Défenderesse |
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JUGEMENT
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APERÇU....................................................................2
ANALYSE...................................................................2
1. LES FAITS...........................................................2
1.1 Le contexte de l’appel d’offres........................................2
1.2 L’appel d’offres du 14 octobre 2015....................................4
1.3 Les prix............................................................6
1.4 La facturation et leur paiement........................................7
1.5 Les addendas......................................................7
1.6 La soumission de Bell...............................................9
1.7 Le contrat.........................................................10
1.8 Le document d’architecture..........................................10
1.9 Le catalogue de services............................................11
1.10 Les demandes de mise en service et la facturation.....................16
2. LES PRINCIPES APPLICABLES......................................18
3. LES QUESTIONS EN LITIGE.........................................21
4. LA DISCUSSION....................................................21
4.1 La détermination d’une ambiguïté ou non et l’interprétation contractuelle..21
4.2 Le catalogue adopté au terme du processus de demande de changement.28
4.3 L’obligation d’information............................................30
4.4 Les dommages réclamés............................................33
CONCLUSION..............................................................36
- Bell Canada réclame de la Ville de Montréal des coûts de configuration de VRF (« Virtual Routing and Forwarding »)[1] dans le cadre d’un contrat de location pour la fourniture de circuits de données octroyé à la suite d’un appel d’offres public. Elle soutient qu’il était clair que le coût de ces services serait négocié après l’octroi du contrat et ajouté au coût des autres services alors que la Ville prétend à l’inverse qu’il se devait d’être inclus au contrat et que si ce n’était pas le cas, elle n’est pas tenue de l'acquitter.
- Après l’instruction et à l’invitation du Tribunal[2], les parties se sont entendues sur le montant réclamé – à l’origine de 879 321 $ – que la Ville contestait en partie en raison d’un argument basé sur la prescription, Bell ayant selon elle facturé une partie de ses services après l’écoulement du délai triennal applicable[3]. Ainsi, c’est un montant de 800 474,31 $ que la Ville reconnaît devoir dans la mesure où le Tribunal accueillait la demande en justice en totalité et rejetait tous ses arguments.
- Pour les motifs qui suivent, le Tribunal accueille la demande de Bell en partie.
- Le 14 octobre 2015, la Ville a lancé un appel d’offres public afin de solliciter le marché pour la fourniture de circuits de données[4]. Les soumissions devaient initialement être remises le 25 novembre suivant. Par la suite, des addendas[5] ont été distribués aux soumissionnaires pour faire partie des documents d’appel d’offres et les modifier notamment quant à la date de remise qui a été repoussée.
- Préalablement à cet appel d’offres, la Ville faisait affaire depuis plusieurs années avec un compétiteur de Bell spécialisé dans la fourniture de services de télécommunication. Celui-ci a conçu, géré et opéré le réseau informatique de la Ville selon un mode de fonctionnement « utilisateur ». Le fournisseur gérait ainsi en impartition l’ensemble des données de la Ville qui payait selon un « modèle à la prise » ou par branchement. Chaque service de la Ville communiquait directement avec le fournisseur pour se connecter au réseau qui facturait en conséquence. Précisons que le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) gérait à l’interne son propre réseau informatique, indépendant de celui géré par le fournisseur d’alors.
- Le représentant de la Ville qui supervisait alors les relations avec ce fournisseur[6] explique que l’objectif poursuivi par la Ville était de faire le ménage dans son réseau pour entre autres connaître les besoins de ses utilisateurs[7]. C’est le fournisseur qui recevait les demandes des utilisateurs, exécutait les démarches nécessaires pour ce faire et facturait ensuite la Ville. Le fournisseur disposait de l’expertise pour mettre en place le réseau et l’opérer.
- Cherchant à réduire les coûts de gestion de son réseau informatique et à en reprendre le contrôle tout en développant sa propre expertise, la Ville a donc décidé de lancer cet appel d’offres. Autrement dit, la Ville voulait rapatrier la gestion de l’ensemble de ses opérations informatiques pour en devenir le maître d’œuvre[8].
- L’affaire n’est pas simple. Cela implique le « renversement » des équipements de télécommunication dans tous les édifices de la Ville. Le réseau informatique est une « ville dans la ville » pour employer l’expression d’un des représentants d’alors de la Ville[9]. Pour donner une idée de l’ampleur du projet, on compte plus de 416 sites – édifices – répartis sur tout le territoire de l’île de Montréal[10].
- Les édifices de la Ville doivent tous être connectés à ses serveurs informatiques situés dans des centres de données afin de permettre un échange de données entre eux. N’ayant pas de gestionnaire interne du réseau, la Ville a, à ce moment, une connaissance parcellaire de son réseau, ne l’ayant pas opéré ni géré depuis le début du contrat avec son fournisseur d’alors. Ses responsables informatiques apprennent au fur et à mesure comment il est configuré, segmenté et fonctionne.
- La Ville décide, pour des raisons d’efficacité de coûts évidentes, de ne pas connecter elle-même les édifices entre eux – ce qui impliquerait physiquement de relier les édifices dispersés sur son territoire entre les centres de services – et de s’en remettre plutôt à un fournisseur disposant déjà d’un circuit qu’elle pourrait louer.
- De là l’appel d’offres qui est ici en cause.
- La Ville rédige les documents d’appel d’offres. Jean-Marie Cardona – spécialiste en informatique, alors un des gestionnaires responsables du changement informatique pour la Ville – et Frédéric Handfield – ingénieur en informatique, alors conseiller en télécommunication, puis devenu architecte de solution pour la Ville – participent au processus de préparation et de rédaction des documents. Une équipe technique est mise à contribution. Cardona[11] a un rôle important, notamment en répondant aux questions des soumissionnaires après le lancement de l’appel d’offres par le biais d’addenda[12].
- Les documents d’appel d’offres comprennent sept sections[13], à savoir : I – Instructions au soumissionnaire; II – Clauses administratives générales avec annexe intitulée Politique de gestion contractuelle; III – Clauses administratives générales; III – Clauses administratives particulières; IV – Formulaires de soumission; V – Devis technique; VI – Bordereau de soumission; VII – Enquête de sécurité. Les demandes techniques de la Ville, les services recherchés et les modalités du contrat à être formé entre la Ville et l’adjudicataire y sont décrits[14].
- En lançant cet appel d’offres, la Ville « sollicite le marché pour la fourniture de circuits de données (en location) »[15]. L’appel d’offres vise « divers types de circuit de transmission de données pour plusieurs lots (territoires) » identifiés aux documents d’appel d’offres[16]. Quant aux objectifs poursuivis par la Ville et décrits aux documents d’appel d’offres, on y lit notamment[17] :
L'objectif de la ville est de sélectionner des fournisseurs offrant, au meilleur coût, la livraison et l’exploitation des circuits de transmission de données pour lier son réseau étendu WAN/MAN pour l'ensemble des consommateurs de services de la Ville.
Les services qui seront fournis à la ville suite à l'adjudication du contrat devront permettre de lier tous les bâtiments faisant partie du lot soumissionné entre eux, ainsi que les centres de données de la Ville.
(…)
Les adjudicataires se doivent de faire les choix techniques les plus avantageux pour la Ville, d’acquérir les équipements et les logiciels requis et de gérer le tout pour rencontrer les spécifications et niveaux de service attendus.
- La Ville ne recherche pas à obtenir des services de création ou de conception d’un réseau informatique. Elle recherche plutôt la location de circuits de types et de vitesses différents pour ériger son propre réseau virtuel privé entre ses différents édifices ainsi que pour pouvoir offrir des liens internet de différentes vitesses[18].
- On ne retrouve pas de définition de VRF aux documents d’appel d’offres. Bell en donne la définition suivante à ses procédures[19] qui a été expliquée et en quelque sorte reprise par son témoin Karim Benhaybyles sans avoir été contredite par la Ville :
Un « Virtual Routing and Forwarding » ou « VRF » est une technologie permettant à plusieurs instances de tables de routage de coexister dans un même routeur[20] (ou lien) pour créer différents réseaux virtuels isolés les uns des autres et permettant le fonctionnement autonome de différentes applications ou l'accès au réseau par différents utilisateurs de façon simultanée sans avoir une infrastructure physique distincte pour chaque application ou utilisateur;
Le nombre de VRF pouvant être installé pour un même routeur ou un même bien est tributaire des spécificités techniques de l'appareil et de la largeur de la bande passante – débit maximal d’une voie de transmission - dont bénéficie l'usager.
- Pour configurer un VRF, il faut le créer dans le réseau informatique ainsi que le configurer dans les routeurs de chacun des édifices où les utilisateurs souhaitent avoir accès au réseau privé virtuel.
- Cette technologie permet à la Ville de réaliser des économies comparativement à son alternative qui consisterait à installer d’autres réseaux physiques supportés par des circuits et des appareils distincts. Pour Bell, cette technologie comporte des coûts en raison de la consommation de mémoire, d’énergie et de données, de l’utilisation des équipements technologiques, du temps de main-d’œuvre pour la configuration et de la gestion des demandes de la Ville.
- Les documents d’appel d’offres précisent quant aux VRF que « L’adjudicataire doit pouvoir offrir différents réseaux virtuels isolés l’un de l’autre, sur le même lien physique (ex. : VRF) » et que « Le trafic des différents réseaux de la Ville (ex. : VRF) doit être isolé de celui des autres clients de l’adjudicataire »[21]. Autrement, les documents d’appel d’offres ne précisent pas que les VRF doivent être inclus dans les circuits à être fournis ni que leur coût doit être inclus dans le prix du contrat. De plus, ni les documents d’appel d’offres, ni le schéma du réseau désiré par la Ville – qui se retrouve aux documents d’appel d’offres[22] – ne prévoient de segmentation ou de cloisonnement de son réseau informatique, par des VRF par exemple.
- La Ville recherche une tarification globale pour une durée de trois ans avec des années optionnelles. Le bordereau de soumission[23] comprend un coût de location unitaire mensuel selon la capacité minimale de vitesse internet recherchée – en mégabits par seconde – pour chacun des édifices. Il comprend aussi un coût unitaire pour les autres demandes de service appelées MAC ou MACD[24], pour par exemple en ajouter.
- Les documents d’appels d’offres précisent ce qui suit à cet égard[25] :
1.8 Prix soumis
Les prix soumis comprennent tous les coûts, charges, honoraires, redevances, frais de construction, équipements, etc., nécessaires pour rendre les services. Le coût unitaire des services pour chaque type de lien doit être uniforme pour l’ensemble du lot desservi incluant les prix des circuits de raccordement au réseau métropolitain de la ville.
Les Soumissionnaires doivent présenter les coûts unitaires mensuels pour les services demandés, et ce, pour la période du contrat.
Les Soumissionnaires doivent compléter les items unitaires reliés à la facturation des services requis, tels qu’énumérés au bordereau de Soumission.
3.11 Les déménagements, additions, changements et retraits (MACD)
La Ville entend s’assurer d’une flexibilité en matière de déménagements, d'additions et de changements (MAC) advenant le cas où il y aura un déménagement, un changement, un ajout de bâtiment. Le Soumissionnaire devra décrire la structure tarifaire régissant les MAC, en respect des niveaux de service demandés dans le présent devis et la flexibilité qu'il offre pour les MAC du réseau de télécommunications.
La modification, l’ajout, le changement et le retrait d’un service se feront par la création d’une demande de service (DDS) ou d’une demande de changement (DDC). Aucuns frais de MAC ou de toute autre nature ne devront être chargés lors d’un débranchement.
Les branchements lors de la période de prise en charge initiale ne devraient occasionner aucuns frais de MAC. Cette exception s’applique aux adresses mentionnées dans les listes descriptives des lots en annexe.
(…)
- Trois types de MAC sont identifiés[26] : type 1 : ajout, déménagement d’un circuit et augmentation de la capacité nécessitant un changement de technologie; type 2 : rapport ad hoc d’analyse de performance réseau (excluant les rapports mensuels requis); type 3 : ajout et modification de configuration et de paramètre – Modifications administratives.
- Des modifications au contrat sont autorisées par la Ville dans la mesure où elles sont documentées et approuvées par les mêmes instances que celles l’ayant approuvé[27].
- Des exigences en matière de facturation se retrouvent aussi aux documents d’appel d’offres[28]. Essentiellement, elle se fait sur une base mensuelle selon un processus documenté et structuré. Quant aux paiements par la Ville, les documents d’appel d’offres[29] prévoient notamment la possibilité pour la Ville d’opérer une compensation « pour les travaux non exécutés ou non conformes aux exigences du contrat[30].
- Les documents d’appels d’offres prévoient spécifiquement qu’en cas de difficulté d’interprétation, les addendas, du plus récent au plus ancien, ont préséance sur les autres documents. Les addendas priment donc sur les clauses de chacune des sections des documents d’appel d’offres qui ont aussi un ordre de préséance entre elles[31]. Leur importance ressort aussi d’une des clauses des documents d’appel d’offres qui prévoit ce qui suit[32] :
7.1 S’il y a lieu d’expliquer, de modifier ou de compléter l’appel d’offres, un addenda est émis et transmis à chacune des personnes ou sociétés s’étant procuré un exemplaire du cahier de charges. Tout addenda fait partie intégrante du cahier des charges, et le défaut d’accuser réception dudit addenda à la section IV – Renseignements complémentaires, pourra entraîner le rejet de la soumission.
7.2 Aucun renseignement obtenu autrement que par un tel addenda n’engage la responsabilité de la Ville.
- Un total de huit addendas ont été transmis aux soumissionnaires après le lancement de l’appel d’offres jusqu’à la date finale de remise des soumissions. Chacun répond à plusieurs questions. Ce n’est pas négligeable. À tel point que Marc Sicotte, représentant de la Ville ayant participé en 2008 au projet d’implantation avec le fournisseur précédent et à celui de location de circuits visé par l’appel d’offres, dira[33] :
(…) Donc, puis on commençait à se poser des questions si les addendas continuaient, si on ne cancellait pas l’appel d’offres. Parce que trop d’addendas, ça veut dire que les demandes ne sont pas claires. Puis comme on a dit tantôt, la Ville, c’est la première fois qu’elle faisait ça depuis longtemps. Donc, puis finalement, les questions se sont taries, puis ils ont décidé d’aller de l’avant avec la publication et l’octroi du contrat. (…)
- La Ville ne sait pas le nombre de VRF dont elle aura besoin au moment de lancer l’appel d’offres ni à la date finale de remise des soumissions. Le fournisseur antérieur a refusé de lui transmettre cette information et elle ne l’a pas colligée, de sorte que deux questions sont posées par des soumissionnaires.
- À la suite d’une première question demandant de préciser davantage le devis technique et pour savoir si un VRF est suffisant pour assurer la confidentialité et l’intégrité des données, la Ville répond le 29 octobre 2025 dans un premier addenda[34] qu’elle « souhaite que ses données soient isolées de celles des autres clients » et « en conséquence, des VRF dédiées dans le réseau du fournisseur sont suffisantes pour assurer la confidentialité et l’intégrité des données »[35].
- La réponse de la Ville à la deuxième question concernant les VRF est également transmise par addenda daté du 11 novembre 2015[36]. Il lui est demandé de « spécifier le nombre de VRF requis pour ses liens principaux ainsi que pour les sites distants afin de répondre aux besoins des différents clients de la Ville, et ce, pour chacun des lots, incluant le réseau du SPVM ». La Ville répond que « le nombre et « (l)es détails des VRF seront discutés après l’adjudication du contrat. » et ajoute que « (l)e nombre de VRF ne doit pas être limité par l’Adjudicataire. ».
- Le 11 décembre 2015, Bell répond à l’appel d’offres en déposant sa soumission[37] qui inclut sa proposition, soit un descriptif des services offerts, et son bordereau de prix[38].
- Conformément aux documents d’appel d’offres, le bordereau fourni par Bell comprend le coût mensuel de location des circuits et le coût unitaire d’une demande MAC seulement. Cette grille de prix est établie en fonction de ce que la Ville requiert, comme l’indique Laurence Sulmon, qui était la gestionnaire du compte de la Ville chez Bell.
- Les représentants de Bell témoignent qu’il n’y a aucune tarification prévue de façon spécifique au bordereau pour les VRF puisque le nombre et les détails lui sont inconnus. On retrouve à la soumission des précisions quant à la construction du réseau, c’est-à-dire qu’il est construit « sur la couche MPLS/VPN du réseau IP/MPLS et est conçu pour assurer la confidentialité des communications des clients »[39]. De plus, Bell ajoute ce qui suit[40] :
Multiple réseaux virtuels privés
Le service Réseau Privé Virtuel IP (RPVIP) proposé par Bell supporte la configuration de multiples tables de routage VRF. Cette fonctionnalité permet de concevoir plusieurs réseaux privés virtuels isolés tout en partageant le même routeur CE et le même accès physique sur le site du client. Le nombre de tables de routage VRF supportées par le service est défini ci-dessous :
(…)
La Ville n'a pas fourni de volumétrie en ce qui concerne ses besoins en matière de tables de routage VRF. Bell pourra discuter avec la Ville des tables de routage VRF lors de la transition à l'entrée. L'ajout, la modification et la configuration des tables de routage VRF sont assujettis à une demande de changement par la Ville.
- Le nombre de tables de routage VRF est précisé – 123 au total – en fonction de la vitesse internet désirée (en mégabits ou gigabits par seconde). Il n’y a pas de limitation quant au nombre de VRF pouvant être offert.
- Pour procéder à l’installation des circuits, un plan de transition et un échéancier sont prévus à la soumission. Ils comprennent une méthodologie et les étapes prévues à l’échéancier qui s’étend sur cent vingt (120) jours[41]. Un processus de « demandes de changements » y est aussi prévu.
- Les services proposés par Bell sont schématisés[42] et respectent le schéma demandé par la Ville[43].
- Quatre soumissions conformes sont reçues par la Ville. Bell est le plus bas soumissionnaire des quatre et l’emporte. Le 25 février 2016, la Ville octroie le contrat à Bell par résolution du Conseil d’agglomération[44]. Elle prévoit « d’accorder aux firmes ci-après désignées, plus bas soumissionnaires conformes pour les services mentionnés en regard de leur nom, le contrat à cette fin, aux prix unitaires de leur soumission ». L’entente est pour une durée de trois ans et d’un montant estimé de presque six millions de dollars.
- Les documents d’appels d’offres, les addendas et la soumission forment ainsi le contrat entre la Ville et Bell.
- Un document d’architecture[45] est préparé par Bell et la Ville afin de mettre en œuvre les moyens d’exploitation des services en fonction des besoins de Bell, conformément aux documents d’appel d’offres[46]. Ce document est technique et n’est pas l’occasion de discuter de la tarification. Treize versions du document sont échangées entre Bell et la Ville[47]. Soheil Saberi pour Bell crée la première version, en collaboration avec Frédéric Handfield pour la Ville. Il y est fait référence aux VRF.
- C’est au cours de ces discussions qu’il est question des besoins précis de la Ville en ce qui a trait aux VRF. Ils apparaissent dans la version du 19 avril 2016[48]. À partir de la version suivante du 21 avril 2016 et jusqu’à la version finale du 15 décembre 2016[49], il sera question de 6 VRF qui devront être configurés dans le réseau informatique de la Ville.
- Ultimement, ce sont sept VRF – un VRF natif et six supplémentaires – qui sont proposés dans la version finale du document d’architecture[50], pour permettre la segmentation de son réseau.
- De cette façon, la Ville peut demander à Bell de configurer dans son réseau informatique un ou plusieurs VRF sur les sites distants de la Ville afin de segmenter les accès et de prévoir quels sites peuvent avoir accès à quels sous-réseaux. C’est donc lors de ces discussions que le nombre de VRF est établi.
- Le document d’architecture énonce ce qui suit[51] :
2.1 Les liens MPLS au centre de données de la VdM :
(…)
Selon le besoin de la VdM et les discussions entre Bell et VDM, seulement 6 VRFs seront configurés sur les deux CE aux centres de données. Bell permet jusqu’à 20 instances de VRF (Virtual Routing and Forwarding ) sur les circuits MPLS avec la vitesse 100 Mbps et plus.
Pour les liens MPLS de 10 Mbps et moins, la limite de 20 VRF par circuit est applicable, sauf pour les circuits approvisionnés sur la technologie FTTN (Fiber to the Node). Ces derniers auront une limite de 7 VRF (incluant le VRF racine) par circuit. (…)
- Bell et la Ville entament à l’automne 2016 des discussions afin de convenir d’un catalogue de services WAN. Il s’agit d’une étape prévue aux documents d’appel d’offres qui permet d’opérationnaliser le contrat. À ce stade, il est nécessaire de l’établir afin d’encadrer la facturation des services distincts, optionnels et facturables à usage non prévu auparavant. Marc Sicotte de la Ville décrit ainsi sa nécessité[52] :
L’équipe de projet s’est aperçue en cours de route qu’il manquait des morceaux de robot dans l’équation. Donc, ils ont demandé des choses au fournisseur pour, un, activer la cadence, pour activer les services, ou des besoins particuliers.
- Pour Bell, les VRF n’ont pas été considérés dans les prix soumis au bordereau déposé avec les autres documents d’appel d’offres en raison du fait que la Ville ignorait la volumétrie requise. À l’inverse, la Ville tenait pour acquis qu’ils étaient inclus dans les prix soumis par Bell lors de la remise des documents d’appel d’offres, notamment parce qu’aucune précision à cet effet n’est faite dans les documents d’appel d’offres alors que cette précision est faite pour d’autres services[53]. La Ville ajoute que la configuration des tables de routage VRF est au cœur du réseau MPLS proposé par Bell.
- Le 11 mai 2016, une demande de changement est présentée par Bell pour l’intégration de l’arrondissement d’Anjou au réseau IPVPN de Bell en cours de déploiement[54]. Selon la Ville, il ne s’agit pas d’un service s’inscrivant dans le processus de migration prévu au Devis technique du contrat[55]. Il s’agit plutôt d’un « mini-projet de migration » qui s’ajoute aux VRF identifiés dans le document d’architecture en plus du VRF « natif ». Le prix convenu pour ce projet est de 3 730 $[56]. Il n’y a pas eu d’autre demande de la sorte.
- Le 30 novembre 2016, dans le cadre des discussions relatives au catalogue de service, Bell transmet à la Ville une version de ce catalogue. Il y est indiqué que chaque VRF a un coût mensuel par routeur (CE). Laurence Sulmon de Bell écrit dans un courriel transmis à la Ville[57] :
Multiple VPN/VRF (coût par VRF) VPN (Virtual Private Network). Le client peut avoir deux réseaux virtuels distincts sur le réseau de Bell Canada. Le trafic d’un réseau ne sera pas accessible au (sic) l’autre réseau virtuel. Chaque réseau virtuel à un coût mensuel par CE.
- Selon ce courriel, les frais reliés au VRF apparaissent dans la liste de services non inclus au contrat, et sont de 250 $ pour la mise en service et de 200 $ pour les frais mensuels par VRF[58]. Comme ses représentants en témoignent lors de l’instruction, ces frais s’expliquent par les coûts de main-d’œuvre nécessaires, l’utilisation de capacité technologique et la mémoire du processeur qu’ils requièrent de Bell. Leur configuration nécessite l’analyse de la capacité de gestion et la duplication d’éléments de gestion.
- Le 7 décembre 2019, Cardona, qui est l'interface de la Ville en ce qui a trait à la facturation des services prévus au contrat, répond à Sulmon en lui retournant la dernière version du catalogue avec ses commentaires. Il raie la mention relative aux VRF et aux frais y étant associés puisque ceux-ci sont déjà inclus aux prix apparaissant au bordereau[59]. Selon lui, il n’a jamais été question de rajouter ces frais et le fait savoir à Bell.
- Le 16 décembre 2016, Sulmon transmet à la Ville une autre version du catalogue tenant compte de certains des commentaires formulés par la Ville, mais tout en maintenant la position de Bell quant aux frais associés aux VRF. Elle précise[60] :
« Tu indiques que selon le contrat certaines fonctions devraient être non facturables toutefois notre lecture diffère quelque peu :
(…)
Multiple VRF : Dans la réponse à l’appel d’offre (page 26), Bell a identifié ce qui pouvait être supporté, mais par manque de volumétrie de la part de la Ville, la configuration des tables de routage VRF sont assujettis à une demande de changement de la Ville donc facturable. »
- Le 16 décembre 2016, Cardona communique la réponse de la Ville à Sulmon en ces termes[61] :
Puisque nous définissons de nouveaux services au contrat, le catalogue devra, une fois que nous aurons trouvé un accord, être présenté aux instances décisionnelles (conseil d’agglomération) pour être validé avant d’être utilisable.
Je vais répondre rapidement à certains de tes commentaires, et envoyer une invitation pour la rentrée car je pense qu’une révision commune du contrat est nécessaire pour faciliter nos échanges.
Rappel contractuel : il est important de savoir quel document prédomine dans le cas d’un litige.
(…)
Multiple VRF :
Addenda Réponse 66
Le nombre et le détail des VRF seront discutés après l’adjudication du contrat. Le nombre de VRF ne doit pas être limité par l’Adjudicataire
Devis technique clause 3.3.
L’adjudicataire doit pouvoir offrir différents réseaux virtuels isolés l’un de l’autre, sur le même lien physique (ex. : VRF).
(…)
- Une rencontre de négociation se tient en janvier 2017. Par la suite, le 31 janvier 2017, Sulmon transmet une autre version du catalogue à Bell[62]. Il y est ajouté une mention de « limite de 6 VRF », toujours sous la rubrique « Demande de changement "FEATURES" non inclus au contrat »[63], pour 250 $ pour la mise en service et 200 $ pour les frais mensuels par VRF. Le mot « existant » est aussi ajouté au type de modifications tarifées à 25 $ pouvant être demandées par la Ville « Ajouter/enlever/modifier un ou plusieurs VRF existant dans un même CE »[64].
- Selon la Ville, il ressort clairement de ces échanges qu’on ne vise que les VRF qui s’ajouteront aux 7 VRF prévus, à savoir le VRF racine et les autres VRF, limités à 6. Seuls ceux qui s’ajouteront pourront être facturés alors que le nombre dont la Ville a besoin est à ce moment connu puisqu’inclus aux documents d’architecture. Pour Bell, il n’a jamais été question que cette mention de « limite de 6 VRF » implique qu’aucun coût ne serait facturé, et ce n’est pas ce qui est indiqué au catalogue selon elle. Cette mention signifie plutôt que la Ville bénéficie d’un taux préférentiel.
- Le 22 février 2017, les parties s’entendent sur une version finale du catalogue[65]. Quant aux VRF, cette version inclut des coûts de 250 $ pour la mise en service et 200 $ de frais mensuels avec la mention « limite de 6 VRF ».
- Comme on l’a vu, le contrat est déjà conclu à ce moment et les parties ont commencé leur partenariat. Afin de ne pas retarder l’installation des VRF, il est entendu que Bell installe les VRF pendant la période de négociation du catalogue, mais qu’ils seront facturés après sa conclusion et son adoption. Cette façon de faire a l’avantage de permettre aux utilisateurs du réseau de pouvoir en bénéficier sans attendre les délais inhérents au processus administratif.
- Par la suite, la Ville met en branle son processus afin de faire approuver le catalogue par ses propres instances. Il s’agit d’un processus indépendant qui se fait sans intervention ou implication de Bell. C’est conforme aux documents d’appel d’offres qui prévoient ce qui suit[66] :
Note : Le soumissionnaire doit communiquer avec le responsable de l’approvisionnement s’il désire faire ajouter un item de facturation à la grille d’évaluation que la Ville aurait pu omettre, et qui lui semble obligatoire pour livrer ses services. Seuls les items énumérés à la grille pourront être facturés à la Ville.
- Le 20 avril 2017, la Ville prépare une demande de changement au contrat[67]. Cette démarche est nécessaire pour que la Ville soit autorisée à payer les services non prévus au bordereau soumis avec l’appel d’offres[68]. Cette demande[69] est titrée « Introduction de services au catalogue location de circuits. ».
- Dans la rubrique « Description », on lit : « Suite à la mise en œuvre du contrat et à la mise en place des processus opérationnels entre les deux organisations, il fut constaté que certains services que la Ville pourrait requérir sont disponibles chez Bell. Toutefois, ces nouveaux services sont distincts des services demandés au bordereau.».
- La rubrique « Impact au contrat » prévoit que « les services précisés dans cette demande sont optionnels et facturables à l’usage » et que « Cinq groupes de services seront introduits : 1 - Services reliés à la performance des liens en locations (…) – Définition de multiple VPN/VRF sur un lien (limitation à 6). ». Enfin, la rubrique « Impact de prix » prévoit des frais de mise en service de 250 $ et 200 $ de frais mensuels.
- Une résolution est adoptée par le conseil d’agglomération le 28 septembre 2017 afin d’autoriser l’ajout de services aux catalogues de services du contrat[70]. Elle est accompagnée d’un sommaire décisionnel destiné aux élus[71] et explique les raisons sous-jacentes à la résolution demandée. Ce sommaire prévoit entre autres :
Le Service des TI a alors identifié 3 éléments à ajuster afin de bien répondre aux besoins de la Ville :
[…]
2. L’ajout de services au contrat de transmission de données au contrat # 15- 14657 sans ajustement à l’enveloppe budgétaire […]
[…]
Le présent dossier vise donc à autoriser l’ajout de services aux catalogues des contrats octroyés à la firme Bell Canada, contrat 14-14657 – Location de circuits – Transmission de données et le contrat 15-14367 – Services de téléphonie filaire.
[…]
La mise en œuvre et l’exploitation des contrats de téléphonie et de locations de circuits ont mis en lumière des activités spécifiques, aux processus de livraison et d’exploitation de Bell, qui n’étaient pas expressément énoncées au devis.
Voici un sommaire des modifications requises par contrat :
Contrat 14-14657 – Location de circuits – Transmission de données
Les services à introduire au contrat de location de circuits visent l’ensemble des lots octroyés à BELL. L’ensemble des services qui seront introduits services à l’exploitation des solutions de transmission de données et sont accessoires aux contrats déjà octroyés.
[…]
Introduction de services reliés à la performance de configuration des liens en locations :
Ajout de multiples VPN/VRF : des besoins d’exploitation particuliers pour un circuit déployé à un site pourraient requérir la configuration d’un nombre supplémentaire de réseaux virtuels sur le circuit. Cette option pourrait être requise lors de l'exploitation de certains projets.
- Comme impact de ces dépenses, le sommaire décisionnel précise un montant de 1 897 $ pour le lot 2 et de 1 207 $ pour le lot 3[72] pour la durée résiduelle du contrat.
- Une fois la résolution adoptée, elle est transmise à Bell.
- Bell reçoit des demandes de mise en service de la Ville selon un formulaire standardisé[73]. Pour l’ajout de VRF, le lieu où l’ajout doit se faire, la description du VRF et les capacités techniques recherchées sont précisés au formulaire[74]. Bell procède à leur ajout.
- Les coûts d’installation sont facturés à la Ville. Quant aux frais mensuels, ils le sont partiellement en raison d’une omission[75]. Certains VRF n’ont pas été captés et entrés manuellement au système de facturation de Bell comme ils auraient dû l’être. Lise Leblanc, responsable de la facturation pour Bell, en témoigne. Cette erreur n’est découverte qu’à l’automne 2019.
- En parallèle, la Ville lance en décembre 2018 un nouvel appel d’offres pour la location de circuits pour le contrat qui succédera à celui octroyé à Bell le 26 février 2016. Les documents d’appel d’offres précisent que « L’Adjudicataire doit pouvoir offrir différents réseaux virtuels isolés l’un de l’autre, sur le même lien physique (ex. : VRF). Un même lien doit pouvoir supporter jusqu’à 6 réseaux »[76]. Bell remporte le contrat comme plus bas soumissionnaire conforme.
- À l’automne 2019, Bell procède à un processus d’audit pour migrer vers le nouveau contrat qu’elle vient de décrocher de la Ville. C’est à ce moment qu’elle découvre avoir omis de facturer tous les frais liés aux VRF sous le contrat alors en vigueur. La Ville en est informée et Bell répertorie les VRF non facturés[77]. Le 4 décembre 2019, Bell transmet à la Ville un tableau de VRF non facturés s’élevant à 291 014,64 $ selon la catégorisation du contrat à venir et non celle du contrat en cours.
- Une nouvelle facture est émise par Bell. Celle-ci décide de ne pas facturer les frais de mise en service et limite la période de location aux 36 mois précédents l’émission de la facture – datée du 1er janvier 2020[78] –, soit pour les années 2017, 2018 et 2019, en plus du mois de décembre. Selon cette facture, les frais de VRF rétroactifs s’élèvent à 663 503,40 $. Cette facture est téléversée dans l’outil de facturation mis en place par Bell et est téléchargée par la Ville.
- Les représentants de la Ville sont surpris. D’abord, le montant facturé est supérieur à celui apparaissant au tableau transmis le 4 décembre. Ensuite, Bell n’a pas avisé la Ville de sa décision finale de facturer avant de transmettre sa facture.
- S’ensuivent de nombreux échanges. Des discussions, demandes de précisions[79], échanges écrits[80], réunions au sein d’un comité bipartite créé pour résoudre le conflit ont lieu. Bell transmet à la Ville plusieurs tableaux qui comprennent entre autres le nombre de VRF installés, les dates de mise en service et de facturation, la date de facturation et la liste des noms des liens associés aux VRF[81].
- Aucun accord n’intervient. Les parties échangent leurs positions respectives.
- Bell soutient qu’elle a fourni à la Ville ce qui est demandé dans les documents d’appel d’offres, soit des VRF isolés les uns des autres. Elle affirme qu’en aucun cas, elle n’a indiqué dans sa proposition que le coût des VRF était inclus, ce qu’elle ne pouvait faire puisque Bell ignorait les besoins de la Ville à cet égard. Se basant sur le catalogue de commande, elle ajoute que les VRF s’y retrouvent et sont limités sur un lien à 6. Pour Bell, il est donc clair que la Ville peut commander un maximum de 6 VRF par lien au prix indiqué et non que les 6 premiers VRF commandés sur un lien sont inclus au bordereau de prix[82].
- La Ville est d’avis contraire. Selon elle, seuls les VRF non identifiés au Document d’architecture – les VRF natifs – sont facturables à l’exclusion des 6 VRF supplémentaires et les VRF du SPVM qui sont sur un réseau différent. De plus, la modification apportée quant aux VRF par le biais de la Demande de changement est accessoire au contrat, puisqu’elle n’en change pas la nature ni l'objet, et est accessoire en valeur. Le Document d’architecture déterminait également les 6 VRF visés et limités et ne prévoyait aucune mention de frais supplémentaires ni de limitation sur la largeur de la bande passante.
- La Ville procède à sa propre analyse à la lumière de son interprétation du contrat. Elle conclut que du montant total facturé par Bell pour des VRF depuis le début du contrat – soit 933 588,06 $ avant taxes –, un montant de 879 321,39 $ avant taxes n’est pas conforme au contrat et a été facturé en contravention de ce dernier. Autrement dit, la Ville reconnait devoir 54 266,68 $ avant taxes[83]. Elle effectue son calcul en incluant la facturation de l’année 2020 jusqu’au 1er juin 2020, de sorte que selon elle, le solde payable par la Ville est de 198 733,30 $ avant taxes et de 228 493,61 $ après taxes. Sur cette base et tenant compte de la facturation de mai 2018 à décembre 2019, la Ville applique un crédit de 215 817,60 $ sur les montants facturés et dus à Bell.
- Le 23 octobre 2020, Bell met en demeure la Ville de lui payer une somme de 879 321 $, soit les 663 503,40 $ facturés le 1er janvier 2020 pour les VRF et le remboursement de la somme créditée par la Ville de 215 817,60 $[84]. Le 4 novembre 2020, la Ville répond et refuse d’acquitter cette somme[85].
- En bref, selon Bell, une lecture de ces documents soutient sa position selon laquelle aucun VRF n’était inclus dans le bordereau initial. Du point de vue de la Ville, ces mêmes VRF se devaient d’être inclus dans le bordereau initial et la limite de 6 VRF, prévue au catalogue, se voulait un indicateur du nombre au-delà duquel des frais supplémentaires pouvaient être facturés par Bell.
- Comme on vient de le voir, les parties ont une vision différente du contrat. Elles soutiennent toutes deux que celui-ci est clair, mais en viennent à des conclusions différentes quant à l’inclusion ou non du coût des VRF dans le bordereau de prix initial et quant aux prix indiqués au catalogue.
- Rappelons que le contrat est formé des documents d’appel d’offres et de la soumission de Bell acceptée par la Ville – et du catalogue de services négocié après l’octroi du contrat à Bell. Elles sont toutes deux d’avis qu’il est clair en ce qui a trait aux VRF, mais pour des raisons différentes qui soutiennent selon elles leur position. Les parties ne contestent pas non plus les principes légaux applicables qu’elles analysent, encore ici, différemment, pour obtenir le résultat que chacune recherche.
- Afin de déterminer si la réclamation de Bell est ben fondée, il est donc nécessaire de s’attarder à ces documents qui forment le contrat et, au besoin, de les interpréter.
- Un contrat est la loi des parties et les y oblige[86]. S’ajoutent aux obligations qui y sont exprimées celles qui lui sont implicites et nécessaires afin de combler ses carences qui sont déterminées en fonction de sa nature. La Cour suprême du Canada l’explique ainsi[87] :
[55] En l’espèce, les obligations implicites des appelants procèdent avant tout de la nature même de l’Entente des présidents. Comme l’a souligné la Cour, la nature d’un contrat sera la source d’une obligation implicite lorsque celle-ci « semble nécessaire pour que le contrat soit cohérent et lorsqu’elle s’inscrit dans son économie générale » (Churchill Falls (Labrador) Corp. c. Hydro-Québec, 2018 CSC 46, [2018] 3 R.C.S. 101, par. 74). Dit autrement, l’obligation implicite découlant de la nature du contrat ne doit pas avoir pour effet d’ajouter à celui-ci des obligations inédites, mais doit plutôt combler les carences de son contenu explicite (D. Lluelles et B. Moore, Droit des obligations (3e éd. 2018), no 1542). Selon le professeur Crépeau, la justification de l’inclusion des obligations implicites découlant de la nature d’un contrat tient avant tout de la volonté présumée des parties (p. 7‐8). En ce sens, les obligations implicites participent du même fondement que les obligations explicites, reliant ainsi, comme le rappelle aujourd’hui le sous-titre précédant l’art. 1434 C.c.Q., l’autonomie de la volonté avec la « force obligatoire et [le] contenu du contrat » (voir Churchill Falls, par. 74, le juge Gascon, et par. 170, le juge Rowe, dissident, mais non sur ce point).
[Soulignements du Tribunal]
- Elle enseigne aussi dans ce même arrêt[88] que l’exécution du contrat de bonne foi est une norme législative d’ordre public implicitement incluse, même en l’absence de clause à cet effet dans le contrat. Cette bonne foi commande de renseigner un co-contractant même au stade précontractuel. Il s’agit d’un devoir « à géométrie variable selon le contexte »[89]. À défaut, l’absence d’information pourrait mener à un déséquilibre des forces en présence, « une forme d’exploitation »[90].
- Cette obligation de renseignement répond aux critères suivants appliqués contextuellement[91] : 1 - la connaissance réelle ou présumée de l’information par la partie débitrice de l’obligation de renseignement; 2 - la nature déterminante de l’information en question; et 3 - l’impossibilité pour le créancier de l’obligation de se renseigner lui-même, ou la confiance légitime de ce dernier envers le débiteur de l’obligation, ce que la relation et le climat de confiance entre les parties servent à évaluer[92].
- Ajoutons que cette obligation de renseignement au stade précontractuel ne va pas jusqu’à imposer à une partie de « renoncer à son propre intérêt ou de subordonner son intérêt à celui d’autrui »[93]. Elle peut inclure l’obligation de transmettre des informations permettant d’évaluer le prix d’un bien, d’une entreprise ou de ses actions[94].
- Avant de se livrer à un exercice d’interprétation, il faut d’abord en arriver à la conclusion que le contrat est ambigu. À défaut et en présence d’un contrat clair, il n’est pas du rôle du Tribunal de l’interpréter, mais plutôt de l’appliquer. Dans la mesure où les termes des contrats sont ambigus[95], et seulement dans cette hypothèse, il faut alors rechercher la commune intention des parties, conformément aux règles prévues aux articles 1425 et ss. du C.c.Q.[96]. Si les termes sont clairs, il n’est pas nécessaire d’effectuer cette recherche.
- Dans l’éventualité où cet exercice interprétatif s’avère nécessaire, le résultat favorisant un résultat équitable et commercialement raisonnable doit être priorisé[97]. Aussi, en dernier recours, il pourra être fait référence à la règle prévue à l’article 1432 C.c.Q. selon laquelle un contrat d’adhésion s’interprète en faveur de l’adhérent[98].
- Il est acquis qu’un contrat issu d’un processus d’appel d’offres auprès d’un organisme public constitue un contrat d’adhésion, alors que les termes contractuels sont imposés par le donneur d’ouvrage public. Dans un passage maintes fois repris, la Cour d’appel énonçait ce qui suit à cet égard[99] :
Dans le cas de contrats de construction conclus avec le gouvernement, les organismes publics subventionnés ou les grandes sociétés publiques ou privées, l'élaboration des documents contractuels demeure la plupart du temps l'œuvre unilatérale du donneur d'ouvrage qui soumet, à l'intention des contractants, des formules incluant toutes les conditions relatives aux contrats. Ces contrats me paraissent répondre à la nouvelle définition du contrat d'adhésion.
- À la lumière de ces principes, les questions suivantes se posent :
- les documents contractuels comportent-ils une ambiguïté?
- afin de résoudre cette ambigüité, le cas échéant, quelle était l’intention commune des parties?
- la Ville a-t-elle manqué à son obligation d’information?
- si l’interprétation à donner au contrat favorise Bell ou que la Ville a manqué à son obligation d’information, quels sont les dommages auxquels Bell a droit?
- Les parties se sont livrées à deux processus distincts.
- Dans un premier temps, celui de l’appel d’offres jusqu’à ce que la Ville retienne la proposition de Bell. À ce moment, le contrat s’est formé selon les documents d’appel d’offres et la proposition de Bell. L’élaboration des documents d’appel d’offres demeurerait un travail unilatéral de la Ville auquel les soumissionnaires – dont Bell – devaient se plier.
- Dans un deuxième temps, un catalogue a été adopté, fruit d’un processus de négociation. La preuve est probante et claire à cet égard. Ce processus a pris plusieurs mois et a permis de déterminer des besoins et des services, non prévus aux tarifs du processus d’appel d’offres. Les termes et les frais applicables ont été négociés librement. Certes, les discussions font suite à un appel d’offres dont les termes ont été dictés par la Ville. Toutefois, relativement aux services qui s’ajoutent et qui sont prévus au catalogue à la suite du processus déjà prévu à l’appel d’offres, les parties se retrouvent à armes égales. Rien ne démontre que Bell s’est vu imposer à ce stade des conditions relativement à la tarification des VRF.
- En fait, la preuve révèle plutôt que dès le début, lorsque l’erreur ou l’oubli de facturation des VRF de Bell a été décelée et que la Ville en a été informée, les parties sont restées campées dans leur position après de nombreux échanges et des analyses respectives. Manifestement, les parties ont agi de façon collaborative, sans acrimonie et entêtement, pour finir par s’entendre sur le fait qu’elles ne s’entendaient pas, pour employer une expression connue.
- Ce constat est survenu après la conclusion du contrat et du catalogue. La preuve révèle en fait que l’erreur est survenue lorsque la responsable de la facturation pour Bell – Leblanc – la découvre alors qu’elle est à répondre à un audit interne de Bell, nécessaire dans le cadre du contrat pour les mêmes services que Bell vient de décrocher auprès de la Ville.
- Une des difficultés réside ici dans le fait que les échanges entre les parties, leurs représentations, sont basés sur leur perception respective de la signification des termes contractuels. La clarté des termes revus a posteriori par les deux parties alors qu’elles sont toutes deux convaincues de leur position et veulent avoir gain de cause – ce qui est légitime dans les deux cas – teinte le débat par ailleurs honnête et loyal. Chacune revoit la trame factuelle à travers son propre prisme. Les témoins de part et d’autre sont venus expliquer leur position qui, souvent, se situait à la limite de l’exercice d’interprétation contractuelle qu’ils invitent le Tribunal à faire.
4.1.1 Les documents d’appel d’offres
- On l’a vu, les documents d’appel d’offres ont été préparés par la Ville. Une fois le processus d’appel d’offres lancé, la Ville a répondu aux différentes demandes des soumissionnaires par des questions répondues par addendas. Ces addendas priment sur le texte des documents d’appel d’offres.
- Était-il clair des documents d’appel d’offres que le Ville s’attendait à un prix uniforme incluant les coûts de VRF? Est-ce bien ce que l’on en comprend?
- Au risque de répétitions, reprenons la clause 3.11 de la section V – Devis technique – des documents d’appel d’offres[100].
3.11 Les déménagements, additions, changements et retraits (MACD)
La Ville entend s’assurer d’une flexibilité en matière de déménagements, d'additions et de changements (MAC) advenant le cas où il y aura un déménagement, un changement, un ajout de bâtiment. Le Soumissionnaire devra décrire la structure tarifaire régissant les MAC, en respect des niveaux de service demandés dans le présent devis et la flexibilité qu'il offre pour les MAC du réseau de télécommunications.
La modification, l’ajout, le changement et le retrait d’un service se feront par la création d’une demande de service (DDS) ou d’une demande de changement (DDC). Aucuns frais de MAC ou de toute autre nature ne devront être chargés lors d’un débranchement.
Les branchements lors de la période de prise en charge initiale ne devraient occasionner aucuns frais de MAC. Cette exception s’applique aux adresses mentionnées dans les listes descriptives des lots en annexe.
- Cette notion de MACD, de l’acronyme anglophone « Move, Add, Change et Delete » englobe les « adresses, les déménagements, les additions, les changements et retraits de service »[101]. À part les branchements qui n’occasionnent aucuns frais de ce type et qui font figure d’exception, on en comprend donc que tous les autres frais sont tarifiés pour être ensuite facturés.
- Les exigences de la Ville en ce qui a trait à la quantité ou à la volumétrie des VRF ne sont pas précisées ou autrement indiquées aux documents d’appel d’offres. On y retrouve une référence à l’offre attendue par la Ville selon laquelle les « différents réseaux virtuels sont isolés l’un de l’autre, sur le même lien physique (ex. : VRF) »[102]. Aussi, on y retrouve une référence selon laquelle « le trafic des différents réseaux de la Ville (ex. : VRF) doit être isolé de celui des autres clients de l’Adjudicataire ». On comprend donc que l’exigence de la Ville est d’isoler ses réseaux les uns des autres et que ceux-ci soient aussi isolés des réseaux des autres clients même s’ils sont « sur le même lien physique » (ex. : VRF). Si l'on s’arrête à ces propos, l'on pourrait en déduire que la quantité ou la volumétrie importe peu à la Ville, pourvu que ses exigences d’isoler les réseaux les uns des autres soient respectées.
- La preuve révèle que cette absence de mention quant à la quantité ou à la volumétrie des VRF a suscité des questions des soumissionnaires répondues par addenda. Rappelons ici que la Ville a spécifié aux documents d’appel d’offres comment les interpréter les uns par rapport aux autres en établissant un ordre de préséance qui débute par le plus récent addenda jusqu’au plus ancien. Ces deux questions et réponses sont intégralement reprises ci-après :
Addenda no 1 du 29 octobre 2015[103]
Question 6
Section 5 – Devis technique – 2.2 La confidentialité et l’intégrité des données transitant par le circuit et le réseau fourni selon les modalités émises par la ville. Pouvez-vous détailler davantage ? Est-ce qu’une VRF dédiée dans le réseau du fournisseur est suffisante pour assurer la confidentialité et l’intégrité des données ?
Réponse 6
La Ville souhaite que ses données soient isolées de celles des autres clients. En conséquence, des VRF dédiées dans le réseau du fournisseur sont suffisantes pour assurer la confidentialité et l’intégrité des données.
Addenda no 3 du 11 novembre 2015[104]
Question 66
Suite à la réponse reçue à la question 6 de l’addenda 1 et en référence à la section V du devis technique, le nombre de VRF qui sera requis pour les sites de raccordement principaux vers la ville (2580 boulevard St-Joseph, 1441 rue St-Urbain et 775 rue Gosford), n’est pas indiqué.
Pouvez-vous spécifier le nombre de VRF requis pour ces liens principaux ainsi que pour les sites distants afin de répondre aux besoins des différents clients de la Ville et cela pour chacun des lots, incluant le réseau du SPVM ?
Réponse 66
Le nombre et les détails des VRF seront discutés après l’adjudication du contrat. Le nombre de VRF ne doit pas être limité par l’Adjudicataire.
- On comprend de la première réponse que dans la mesure où l’intégrité des données et leur confidentialité sont respectées, le nombre importe peu. Il n’est pas autrement précisé. Le pluriel est utilisé pour VRF, « des VRF dédiées », mais sans que l’on comprenne pourquoi. La Ville s’attend-elle à plusieurs VRF? Cela ne semble pas être important puisque la phrase se poursuit avec l’adjectif « suffisantes », qui signifie « qui suffit »[105] ou « qui est en quantité assez grande »[106].
- Pourtant, la Ville répond à la dernière phrase du dernier addenda que le nombre de VRF doit être illimité. La Ville décide d’écrire que le nombre de VRF fera l’objet d’une discussion après l’adjudication. C’est contradictoire ou à tout le moins ambigu si l'on lit cette réponse avec la précédente où il est question des exigences de la Ville quant aux VRF dans la mesure où (elles) « sont suffisantes pour assurer la confidentialité et l’intégrité des données. ».
- En effet, la Ville ne change pas son exigence d’isoler les réseaux les uns des autres par le dernier addenda concernant les VRF en répondant à la question 66. En fait, la Ville ne réfère simplement pas à cette exigence. La Ville l’a précisé au premier addenda en réponse à la question 6 sous forme de souhait, en écrivant que ses données sont isolées de celles des autres clients afin d’en assurer la confidentialité et l’intégrité.
- Le nombre illimité de VRF est-il une exigence supplémentaire à celle relative à la protection des données pour en assurer la confidentialité et l’intégrité? Faut-il nécessairement en déduire que le nombre illimité de VRF signifie à volonté, sans coût supplémentaire à celui du premier installé, comme la Ville le soutient? Ou faut-il au contraire en déduire que peu importe le nombre, c’est l’assurance que les données de la Ville seront protégées en isolant son réseau de celui des autres clients de l’adjudicataire qui importe, comme le soutient Bell? Faut-il en comprendre que le coût des VRF est individualisé?
- En fait, lorsque l’on demande directement à la Ville de préciser « le nombre de VRF requis », sa réponse est claire : le nombre et les détails des VRF seront discutés après l’adjudication du contrat. Là où cela devient moins clair, c’est l’ajout de la Ville selon lequel le nombre de VRF « ne doit pas être limité par l’Adjudicataire ».
- Cette Cour, s’inspirant des articles 1425 C.c.Q. et ss, rappelait encore récemment[107] :
[9] Si le Tribunal décèle une ambiguïté, il doit la résoudre en procédant à la seconde étape de l’interprétation du contrat. Cette étape consiste à rechercher quelle a été la commune intention des parties plutôt que de s’arrêter au sens littéral des termes utilisés. Il faut tenir compte des éléments intrinsèques du contrat, tel que les termes de la disposition en cause et les autres clauses du contrat, ainsi qu’à sa nature, son contexte extrinsèque, les circonstances factuelles entourant sa conclusion, l’interprétation que les parties lui ont donnée et les usages.
- Dans cette cause, la Cour a eu recours à la preuve pour déterminer la commune intention des parties. Elle s’est appuyée sur les témoignages des représentants du donneur d’ouvrage pour conclure à une ambiguïté.
- Bien qu’ici, contrairement à cette dernière décision, les témoins de la Ville n’ont pas admis l’ambiguïté, la preuve ne permet pas de la dissiper. Il est donc nécessaire de passer à la seconde étape, celle de déceler la commune intention des parties.
- Voyons ce qu’il en est.
- D’abord, la Ville soutient qu’il est clair, à la lecture du Devis technique et de la phrase « L’adjudicataire doit pouvoir offrir différents réseaux virtuels isolés l’un de l’autre, sur le même lien physique (ex. : VRF) » qu'il s’agit d’une « fonctionnalité requise ». C’est vrai qu'il est clair que les VRF sont une fonctionnalité requise par les documents d’appel d’offres.
- Là où l’argument de la Ville ne convainc pas à la lumière de la preuve, c’est lorsqu’elle se limite aux mots « doit pouvoir offrir ». Selon la Ville, on ne peut s’arrêter au sens littéral s’il conduit à un sens irréaliste. Si l'on donne à ces mots le sens de disponibilité de la fonctionnalité, cela impliquerait que tout ce que la Ville cherche à obtenir par l’appel d’offres, c’est la possibilité pour les soumissionnaires de rendre les services décrits. Se basant sur l’arrêt M.J.B. Entreprises Ltd.[108], elle plaide qu’un « appel d’offres n’est pas une étude de marché, et qu’une soumission est une offre de rendre les services décrits dans l’appel d’offres en contrepartie d’un prix donné »[109].
- Mais l’appel d’offres ne se limite pas aux documents initialement présentés aux soumissionnaires lors du lancement de l’appel d’offres. Ils ont été complétés par les addendas où la Ville dit d’une part que ce qui importe est d’isoler les VRF, pour protéger le réseau, et que d’autre part, une discussion quant au nombre de VRF suivra l’adjudication du contrat. C’est de là que naît l’ambiguïté, comme on l’a vu.
- Il est clair de la preuve que la Ville n’avait ni l’expertise ni une connaissance fine de son réseau au moment de lancer l’appel d’offres. Il s'agit d'un des objectifs du contrat, soit de contrôler son réseau et de développer son expertise interne. Il est vrai que la Ville s’attend à des prix concurrentiels et finaux, comme elle le plaide.
- Cependant, les données relatives aux besoins quant au nombre de VRF requis sont – au moment de l’appel d’offres – détenues par le fournisseur avec qui la Ville faisait alors affaire sans qu’elle n’y ait accès ou n’exige de les avoir. Cette information n’a pas été obtenue par la Ville et n’a pas été transmise aux soumissionnaires. Pour pallier cela, la Ville choisit elle-même d’ajouter un addenda dans lequel elle répond que cette étape du partage d’informations relatives aux VRF suivra dans une discussion ultérieure.
- La Ville ajoute qu’il y a accord de volonté entre les parties sur le fait que les prix dans la soumission de Bell comprennent tous les frais qui pourraient découler de la configuration de VRF. Du fait qu’aucun représentant de Bell ayant participé à sa soumission n’est venu témoigner, elle en tire l’argument qu’aucune preuve contraire n’a été présentée et qu’il en découle nécessairement que les prix de Bell « incluent tous les coûts, charges, honoraires, redevances, frais de construction, équipements, etc. », comme le prévoit la clause 1.8 du Devis technique.
- Avec égards, le Tribunal ne partage pas la position de la Ville.
- Bell précise dans son appel d’offres que « l’ajout, la modification et la configuration des tables de routage VRF sont assujettis à une demande de changement de la Ville »[110]. La notion de MACD prévue à la clause 3.11 des documents d’appel d’offres de la Ville, comme on l’a vu, englobe celle des demandes d’ajout de service.
- Bell a ainsi manifesté sa volonté d’assujettir la configuration et la modification de VRF à une demande de changement, processus prévu au Devis. Qu’un témoin y ait été ajouté n’est pas déterminant. C’est le fait que Bell ait clairement indiqué ne pas inclure les VRF qui l’est et que la soumission a été retenue par la Ville. Celle-ci ne peut maintenant soutenir que Bell a donné son accord. Que la position de Bell ne se tienne pas à la lumière des règles applicables est une chose, manifester sa volonté en est une autre. La Ville assimile à tort l’une et l’autre.
- Les deux parties soutiennent que la logique commerciale privilégie sa propre interprétation du contrat. D’un côté, la Ville soutient que commercialement, les soumissionnaires comprenaient que la Ville, entité composée de nombreux services et arrondissements, ait besoin d’isoler différents réseaux les uns des autres, et qu’elle cherche par conséquent à louer des circuits lui permettant d’opérer son réseau avec cette fonctionnalité. En revanche, Bell soutient qu’il était plus logique commercialement de s’attendre à ce que chaque service supplémentaire, comme les VRF différents du VRF racine, impliquait un coût d’installation et de location. Le contraire reviendrait à accorder un service gratuit.
- La preuve supporte l’argument présenté par Bell. Ses représentants ont clairement établi les coûts reliés à l’installation et à la location de VRF. Chaque demande de la Ville pour l’installation est exécutée selon ses spécifications et dans le délai imparti. Il y a un coût et la logique commerciale veut qu’un soumissionnaire ou un adjudicataire n’offre pas de services gratuitement. Bell a ainsi établi que le nombre ou la volumétrie peut exercer une influence sur les tarifs offerts.
- La Ville a présenté une preuve relative à ses attentes et à ce qu’elle qualifie « d’attente de l’industrie » qu’un VRF est un MACD habituellement à prix unitaire, un « one off ». C’est précisément ce que Bell soutient. Chaque VRF doit être payé et la discussion suivant l’attribution des contrats annoncée par la Ville dans l’addenda no 3 du 11 novembre 2015[111] permettra d'en préciser le nombre. Soutenir le contraire implique la gratuité d’un service dont la Ville ne peut préciser les contours avant de l’exiger, selon la preuve.
- Bien plus, la Ville corrige le tir lors de l’appel d’offres suivant pour le contrat devant succéder à celui accordé à Bell. On retrouve à l’appel d’offres la description suivante des services et coûts recherchés[112] :
« L’adjudicataire doit pouvoir offrir différents réseaux virtuels isolés l’un de l’autre, sur le même lien physique (ex : VRF). Un même lien doit pouvoir supporter jusqu’à 6 réseaux. Ces réseaux peuvent être définis tout au long du contrat, et ce sans frais mensuel supplémentaire. »
[Soulignement du Tribunal]
- Les intentions de la Ville y sont claires. Cette description illustre qu’il était possible d’ajouter la précision, mais qu’à défaut, on ne peut présumer que les VRF et leur ajout étaient nécessairement sans frais.
- Pour la Ville, Bell a fait le choix de soumissionner sachant que la volumétrie était inconnue et qu’elle pouvait demander à la Ville d’ajouter cet élément, ce qu’elle n’a pas fait, et que lui donner raison reviendrait à contourner les règles des appels d’offres.
- Or, s’il est vrai que Bell avait cette connaissance, la Ville a elle-même choisi de reporter « la discussion » à plus tard dans la mesure où elle peut compter sur un soumissionnaire offrant la possibilité d’avoir un nombre illimité de VRF. Difficile dans ce contexte de reprocher à Bell d’avoir compris que cette discussion inclurait aussi les frais applicables.
- D’ailleurs, le nombre de six VRF par réseau a été précisé par la Ville après l’adjudication du contrat dans le cadre du processus d’élaboration du document d’architecture[113].
- Bref, le Tribunal conclut que les documents d’appel d’offres, incluant les deux addendas, sont ambigus. De plus, la logique commerciale et la preuve permettent de conclure que le deuxième addenda permettait à Bell d’ajouter une tarification pour les VRF, tant pour leur coût unitaire que pour leur coût mensuel.
- La Ville reconnaît que la mention apparaissant à la Demande de changement au contrat[114] manque peut-être de précision[115]. Il y est indiqué « Définition de multiple VPN/VRF sur un lien (limitation à 6) ». Selon elle, la limitation implique que seuls ceux qui seront facturés au-delà de ce nombre seront facturés. Les 6 premiers ne le seront pas. Ce processus est ainsi décrit par la Ville[116] :
Suite à la mise en œuvre du contrat et à la mise en place des processus opérationnels entre les deux organisations, il fut constaté que certains services que la Ville pourrait requérir sont disponibles chez Bell. Toutefois, ces nouveaux services sont destins des services demandés au Bordereau.
- Rappelons que cette demande est datée du 20 avril 2017 et s’inscrit après le processus d’élaboration entre la Ville et Bell du document d’architecture terminé en décembre 2016[117].
- Or, contrairement à ce que soutient la Ville, cet ajout n’est pas ici ambigu : il est clair. Il signifie qu’il y a une limite de 6 VRF par circuit. Il ne dit pas ni ne signifie que les 6 premiers VRF sont gratuits.
- Et cette demande de changement intervient après l’adjudication du contrat. Ainsi, soit que cette précision était inutile puisque la Ville savait que les VRF étaient déjà inclus dans les tarifs prévus au bordereau, soit qu’elle s’avérait nécessaire comme ajout de service devant être inclus au document d’architecture et assujettie à une demande de changement. C’est précisément ce que la Ville a fait[118].
- Cette exigence de la Ville quant aux 6 VRF est adaptée aux besoins techniques de celle-ci, qui désirait avoir au moins ce nombre sans augmentation de la bande passante[119]. Pour les besoins supérieurs à 6 VRF, la Ville les estimait très faibles, mais voulait aussi en connaitre et établir les coûts avec Bell.
- D’ailleurs, le schéma retenu dans la version finale du Document d’architecture[120] prévoit bien 6 VRF en plus du VRF racine. Le schéma que la Ville invoque au soutien de ses prétentions et qui ne comprend qu’un seul VRF est un schéma antérieur[121], donc intervenu au cours des discussions ayant par la suite évolué. La Ville ne peut donc raisonnablement soutenir qu’il était compris de tous que ces 6 VRF additionnels seraient sans coût s’ils ont été ajoutés pendant le processus de discussion visant justement à procéder à des changements au contrat.
- Par la suite, le catalogue[122] des services a été intégré à la Demande de changement préparée par la Ville et approuvé[123] par le conseil d’agglomération.
- L’article 573.3.0.4 de la Loi sur les cités et villes[124] prévoit :
Une municipalité ne peut modifier un contrat accordé à la suite d’une demande de soumissions, sauf dans le cas où la modification constitue un accessoire à celui-ci et n’en change pas la nature.
- La modification recherchée ici est une suite normale, logique et nécessaire des services prévus au contrat. Les réponses aux addendas où la Ville indique ce qu’elle cherche à isoler sur son réseau pour protéger la confidentialité et l’intégrité de ses données sans avoir une idée de la volumétrie démontrent le rattachement au contrat. Comme le reconnaît un représentant de la Ville, il s'agit d'une modification accessoire[125].
- C’est de cette façon que la Ville envisage le processus de modifications[126], bien qu’elle ne partage pas la position de Bell sur les tarifs applicables. La modification – la configuration des VRF – ne change pas la nature du contrat.
- Les parties ont ici voulu faire une « modification accessoire au contrat qui entraînait une augmentation de prix, mais n’en altérant pas la nature forfaitaire ou une modalité essentielle »[127].
- Selon la preuve présentée, ces modifications ne changent pas les choix et décisions de Bell – elle tarifie les ajouts convenus entre les parties à la lumière de la discussion annoncée par la Ville dans les addendas – sans dénaturer les règles d’adjudication du contrat[128]. La demande de modification est donc conforme.
- Rappelons qu’une obligation de renseignement reposait sur les épaules de la Ville à l’égard des soumissionnaires qui, en contrepartie, avaient celle de se renseigner. Les contours de cette obligation sont ainsi résumés par la Cour[129]:
[24] Quant à cette obligation de renseignement, la jurisprudence en décrit la nature et les paramètres, soit : (1) la connaissance, réelle ou présumée, de l'information par la partie débitrice de l'obligation de renseignement; (2) la nature déterminante de l'information en question; et (3) l'impossibilité du créancier de l'obligation de se renseigner soi-même, ou la confiance légitime du créancier envers le débiteur.
[25] Au fil des ans, cette obligation de renseignement s’est intensifiée. Lorsque le maître de l’ouvrage est une municipalité qui retient les services d’experts, elle doit fournir à l’entrepreneur l’ensemble des informations qu’elle détient et aussi toute information qu’elle devrait détenir.
[26] L’obligation de renseignement prend source dans la notion fondamentale de bonne foi imposée à tous dans le cadre de l’exercice de ses droits civils. L’entrepreneur est en droit de présumer que les informations données quant aux diverses conditions sont adéquates et suffisantes. L’envers de la médaille à l’obligation de renseignement est l’obligation de se renseigner. Néanmoins, l’entrepreneur ne doit pas refaire en détail le travail accompli.
[Références omises]
- La Ville soutient qu’elle n’avait pas connaissance de ses besoins en termes de nombre en VRF. La preuve démontre qu’elle ne l’a pas obtenu de son partenaire d’affaires, mais ne démontre pas qu’il lui était impossible de l’obtenir. La Ville argue que c’était plutôt à Bell de demander d’ajouter un élément au Bordereau de prix avant la fermeture des soumissions si cet élément était à ce point nécessaire.
- Cet argument de la Ville contourne sa propre obligation d’information. C’est la Ville qui répond que le nombre doit être illimité dans le dernier addenda et que le nombre fera l’objet d’une discussion. La Ville laisse en quelque sorte flotter ses besoins sans avoir fait d’analyse ou sans être en mesure de les préciser, s’attendant des soumissionnaires qu’ils s’adaptent et en faisant reposer l’obligation d’information sur leurs épaules.
- Cette information à l’égard des VRF est déterminante pour Bell. Elle le spécifie dans sa soumission et comme on l'a vu, la preuve révèle que des coûts y sont associés. Il faut traiter les demandes de la Ville à cet égard et en disposer. Rien ne permet de conclure que Bell s’est engagé à fournir ce service gratuitement ni qu’un seul VRF pouvait être facturé pour l’installation et les coûts, indépendamment du nombre.
- Bell pouvait se fier et devait se fier à la Ville pour cette information. Celle-ci n'était pas disponible, mais au risque de redite, assujettie à une discussion à suivre.
- Enfin, la Ville répond à cet argument en disant que le devoir d’information de la Ville ne va pas jusqu’à lui imposer d’effectuer une partie des travaux de l’appel d’offres – ici la migration – pour déterminer ces informations. Cet argument ne convainc pas. D’une part, l’information pouvait être obtenue puisque la Ville bénéficiait de ce service d’un fournisseur sans qu’il soit nécessaire de procéder à la migration, ne serait-ce que pour permettre aux soumissionnaires d’avoir une idée du travail à accomplir et d’ajuster leurs prix en conséquence. Certes, ses besoins pouvaient être ajustés. Mais c’est sur elle que revient l’obligation d’être précise. D’autre part, comme on l'a vu, un processus d’élaboration des services supplémentaires postérieurs était déjà prévu. La Ville pouvait très bien par addenda ajouter une précision quant à la tarification. Dit autrement, la Ville pouvait préciser qu’elle s’attendait à ce que peu importe le nombre de VRF demandé sur un réseau, un seul tarif s'applique pour l’installation et la location. Elle ne l’a pas fait et a donc manqué à son devoir d’information.
- Le nombre de VRF a un impact sur les activités de Bell et les coûts qui y sont associés. La preuve le démontre. Ainsi, à chaque demande de la Ville d’ajout d’un VRF, celle-ci doit être traitée par Bell, programmée et le réseau devient donc un peu plus sollicité qu’il l’était, ce qui augmente la consommation d’énergie. Cette preuve n’est pas contredite par la Ville.
- Il est vrai que la Ville a administré une preuve selon laquelle il est standard dans l’industrie d’avoir un « one Off » pour un MACD. Toutefois, cette preuve n’est pas prépondérante dans le contexte de l’appel d’offres dont il est ici question. Elle ne permet pas de comprendre le contexte dans lequel se situent ces services, comment les fournisseurs calculent leur prix ni quels sont les coûts, contrairement à la preuve administrée par Bell. Les représentants de Bell sont mieux placés que ceux de la Ville pour expliquer comment la tarification de Bell a été établie et sa raisonnabilité. La Ville ne convainc pas non plus sur ce point.
- Ajoutons que :
- Dans son interrogatoire, Sicotte reconnait que le nombre de VRF ne peut pas être infini et dépend de l’intensité de la bande passante[130]. Il ne peut donc être fait abstraction de la quantité et sachant qu’il y a un coût pour la bande passante, il est logique que le nombre de VRF influe sur les coûts, comme la preuve administrée par Bell le démontre.
- Sicotte reconnaît aussi que la Ville supposait – lors du lancement de l’appel d’offres –, de par sa relation avec son fournisseur antérieur – qu’« on (la Ville) savait exactement quels clients consommaient quels services, donc c’était plus simple pour octroyer un nouveau contrat »[131]. Il s’agissait d’une première pour la Ville de procéder ainsi et de devenir maître d’œuvre de son réseau, car auparavant, les services visés par l’appel d’offres étaient en impartition. En d’autres mots, la Ville présumait avoir toutes les données pertinentes en main pour que les soumissionnaires puissent répondre à l’appel d’offres en toute connaissance de cause et établir leur prix en conséquence.
- Toutefois, Sicotte reconnaît, devant l’ampleur des questions posées par les soumissionnaires et répondues par addenda, que la Ville s’est interrogée sur l’opportunité d’annuler l’appel d’offres. Il dit : « Donc, puis on commençait à se poser des questions si les addendas continuaient, si on ne cancellait pas l’appel d’offres ». Il poursuit en ajoutant : « Parce que trop d’addendas, ça veut dire que les demandes ne sont pas claires. Puis comme on a dit tantôt, la Ville, c’est la première fois qu’elle faisait ça depuis longtemps ».
- Il devient donc clair selon la preuve que relativement aux VRF, avec les réponses 6 et 66 données par la Ville aux questions des soumissionnaires contenues aux addendas[132], que la Ville n’avait pas toutes les informations essentielles. Pourtant, la preuve démontre qu’il s’agit d’une donnée fondamentale et essentielle pour la tarification des VRF. La Ville ne peut alors faire reposer sur les épaules des soumissionnaires ce défaut dans le contexte où elle reporte cette « discussion » quant à la volumétrie des VRF après l’adjudication, comme elle le fait en soutenant que Bell devait lui revenir avec une question de clarification. La Ville ne peut alors se surprendre des coûts liés aux VRF supplémentaires et décider unilatéralement de ne pas les payer en s’en remettant au contenu des documents d’appel d'offres qui n’étaient pas clairs et complets. La Ville a ainsi manqué à ses obligations informationnelles et a elle-même entretenu le doute quant à la solution qui serait mise de l’avant pour pallier cela, soit d’y voir après l’adjudication. Selon le Tribunal, l’équilibre était alors brisé.
- Les trois conditions relatives à l’obligation d’information qui reposait sur la Ville sont donc ici réunies et force est de constater qu’elle ne les a pas respectées. L’information était accessible ou disponible pour la Ville; elle ne l’a pas obtenue. Il s’agissait d’une information déterminante pour Bell et les autres soumissionnaires, en ce sens qu’elle pouvait influencer le prix. Enfin, les soumissionnaires ne pouvaient se renseigner autrement qu’en se fiant aux réponses de la Ville, qui ne donnait pas de réponses autres que le service offert se devait d’être illimité, mais surtout devait permettre d’isoler les réseaux les uns des autres, que ce soit ceux de la Ville ou ceux des autres clients.
- Rappelons qu’initialement, la réclamation de Bell s’élevait à une somme de 879 321 $. Après les plaidoiries, les parties ont convenu[133] de revoir cette réclamation à la lumière des arguments de prescription de la Ville. Ainsi[134], les parties ont convenu que l’effet de la prescription emporte une réduction de la valeur de la réclamation pour la facturation rétroactive[135] d’un montant de 78 846,69 $, emportant une réduction de 663 503,39 $ à 584 656,70 $ pour ce volet, et corrélativement une réduction totale de la réclamation de 879 321,40 $ à 800 474,31 $[136].
- Il convient de d’abord de trancher l’argument relatif à la prescription.
- Une obligation successive s’exécute de manière consécutive et chaque versement ne devient exigible qu’à l’arrivée de son terme[137]. La Cour d’appel écrit ce qui suit à cet égard[138] :
[54] Quand une obligation s'exécute de manière consécutive, chaque versement ne devient exigible qu'à l’arrivée de son terme. Chaque versement ou prestation a conséquemment son propre délai de prescription, qui commence à courir à son échéance. En l'espèce, on ne peut établir le point de départ de la prescription du recours au moment de la signature du contrat; ce serait l'établir à une date où les fondements juridiques du recours n'existent pas encore.
- Le contrat prévoit une facturation mensuelle[139]. C’est donc à partir du 31e jour suivant l’envoi de chaque facture que la prescription a commencé à courir à compter de chaque facture[140]. En des mots différents, dès que le service a été rendu par Bell et les VRF installés, elle se devait de facturer. Son erreur d’avoir facturé tardivement ne peut contrer l’effet de la prescription[141], ici triennale[142] :
[50] Le Tribunal est d’avis que les termes de l’entente font en sorte que l’obligation de la débitrice devenait née et exigible à la fin de chaque mois et que la facturation devait venir à ce moment en confirmer les détails.
[51] De plus, les demanderesses ne peuvent bénéficier de leur décision unilatérale de ne pas facturer au moment convenu, dans la détermination des conséquences de l’entente. Les parties pouvaient convenir du moment de la facturation et du jour où le droit d’action prendrait naissance comme elles l’ont fait. Le Tribunal est d’avis que si les parties peuvent convenir de retarder ce jour, comme dans le cas d’un terme suspensif, elles peuvent également prévoir le moment précis de la facturation, comme en l’espèce, bien que ce soit plus rare.
- L’argument de la Ville relatif à la prescription est bien fondé et le montant total de la réclamation est donc de 800 474,31 $.
- La Ville soutient que Bell n’a pas fait la preuve des dommages réclamés. Elle affirme que la preuve est incomplète et insuffisante.
- Le Tribunal ne partage pas la position de la Ville.
- D’une part, la Ville a acquitté une partie des VRF facturés par Bell[143].
- D’autre part, le nombre de VRF installés n’est pas remis en cause par la Ville, qui ne détient pas de registre de VRF et n’est pas en mesure de déterminer le nombre de VRF sur chacun des réseaux[144]. La facture[145] émise par Bell, après avoir réalisé son omission d’avoir facturé les VRF, permet de constater distinctement les frais pour VRF « jamais facturés ». Cela a été suffisamment expliqué et la Ville a pu la contre-vérifier et obtenir des détails sur celle-ci[146].
- Cette preuve est probante.
- L’erreur ou l’omission d’avoir facturé ces frais n’est pas fatale à Bell[147].
- Ensuite, la Ville soutient que Bell n’a pas fait la preuve de la somme retenue par la Ville – 215 817,60 $ –, conformément aux clauses de compensation prévues au contrat P-1. Cette somme correspond aux montants de VRF payés pendant le contrat et que la Ville a par la suite jugé non conformes[148]. Selon la Ville, cette somme ne correspond pas à ses données internes.
- La facturation des VRF a été effectuée conformément au Catalogue et à la demande de changement. La preuve est prépondérante à cet égard.
- Il n’est pas remis en doute par la Ville que les VRF ont été installés. La Ville a rejeté les factures dans leur intégralité, peu importe le nombre de ce qu’elle qualifie d’irrégularités, indépendamment de la question de savoir si les services ont été ou non rendus[149]. Faire droit à son argument reviendrait à lui permettre de se faire justice à elle-même et de lui faire profiter de services dont elle a bénéficié gratuitement en raison d’une erreur excusable de Bell[150]. Bell détient une créance valide contre la Ville qui ne peut par conséquent appliquer les règles de la réception de l’indu prévues à l’article 1491 C.c.Q. à la situation sous étude[151].
- Enfin, ajoutons que la clause 3.9 du Devis technique des documents d’appel d’offres ne fait pas échec à la réclamation de Bell comme la Ville le soutient. Dans cette clause, rien n’interdit à la Ville de payer des services ayant été facturés tardivement. Le but de la facturation régulière[152] est bien d’effectuer une gestion efficace, mais rien n’indique que lorsque cet objectif n’est pas atteint, il s’ensuit par conséquent que la Ville est ainsi libérée de ses obligations.
- En résumé, les documents d’appel d’offres, qui incluent les réponses données par la Ville dans les addendas aux demandes de précisions des soumissionnaires, sont ambigus. À la lumière de la preuve, leur interprétation amène à conclure que les prix donnés au bordereau ne comprennent pas les VRF. C’est le résultat le plus logique commercialement et le plus favorable aux soumissionnaires. Ces prix ont été déterminés dans un second temps - lors de l’étape de la négociation du catalogue - et comportent un prix pour l’installation à la pièce et de location mensuel. Les VRF supplémentaires aux VRF racines pouvaient dont être facturés par Bell tant en ce qui a trait à leur configuration qu’à leur location.
- De plus, le Tribunal conclut que la Ville a manqué à son obligation d’information. Elle se devait non seulement d’informer les soumissionnaires que le nombre de VRF devait être illimité - comme elle l’a précisé -, mais aussi que le coût devait être unique, indépendamment du nombre de VRF. Cette information s’avérait nécessaire pour les soumissionnaires afin d’évaluer le coût des services. En ne le faisant pas et en reportant la discussion après l’adjudication du contrat, elle donnait prise à l’interprétation selon laquelle les coûts seraient aussi déterminés à ce moment, ce qui a été fait. Dans ces circonstances, retenir la position de la Ville reviendrait à lui faire bénéficier gratuitement d’un service qu’elle savait être payant, au détriment de l’adjudicataire.
- C’est pourquoi le Tribunal conclut que Bell pouvait facturer les VRF supplémentaires aux VRF racines et que la preuve des dommages qu’elle réclame est bien fondée. La Ville est par voie de conséquence condamnée à la totalité des montants réclamés par Bell[153], déduction faite de ceux prescrits.
- En guise de conclusion, le Tribunal souligne le travail remarquable des avocates et avocats des deux parties et les en remercie. Leur courtoisie, la collaboration dont ils ont fait preuve entre eux et avec le Tribunal ainsi que la qualité des arguments présentés de part et d’autre sont dignes de mention. Elles contribuent à préserver la sérénité des débats, qui est indispensable pour que justice puisse être rendue.
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
- Accueille en partie la demande introductive d’instance de Bell Canada du 1er décembre 2020;
- Condamne la Ville de Montréal à payer à Bell Canada la somme de 800 474,31 $ avec intérêts au taux légal et l’indemnité additionnelle prévue à l’article 1619 du Code civil du Québec à compter du 23 octobre 2020;
- Avec les frais de justice en faveur de Bell Canada.
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| __________________________________ BERNARD LAROCQUE j.c.s. |
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Me Vincent de l’Étoile |
Me Justine Brien |
LANGLOIS AVOCATS, S.E.N.C.R.L. |
Avocats de la demanderesse |
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Me Mélissa Beaudry |
BELL CANADA |
Avocate de la demanderesse |
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Me Marylise Parent |
Me Léa Maalouf GAGNIER GUAY BIRON |
Avocates de la défenderesse |
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Dates d’audience : | 10 au 14 et 17 juin 2024 |
Mise en délibéré : | 26 juin 2024 |
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[1] L’acronyme de l’expression anglaise a été utilisé par les parties dans leurs échanges, les procédures et les documents d’appel d’offres. La traduction française est : réseau virtuel privé RVP.
[2] Courriel de Me Vincent de l’Étoile du 26 juin 2024.
[4] Pièce P-1 : Appel d’offres public no 15-14657 « Location de circuits – Transmission de données ».
[5] Pièce P-2 en liasse : Addenda no 1 du 29 octobre 2015 et Addenda no 2 du 11 novembre 1995; Pièce D-2 : Addenda no 3 du 11 novembre 2015. Au total, 8 addendas ont été distribués entre le 29 octobre 2015 et le 11 décembre 2015 - Voir pièce D-1, page 59 - mais ce sont les trois seuls qui ont été déposés en preuve.
[6] Pièce P-21 : Interrogatoire au préalable de Marc Sicotte du 29 juin 2021, page 15.
[7] Pour une description technique, voir la pièce P-1, section V, devis technique, partie 1, article 1.3 : la situation actuelle.
[9] Pièce P-21 : Interrogatoire au préalable de Marc Sicotte du 29 juin 2021, page 16.
[10] Pièce P-1, annexe 1, page 101, p. 101 et ss.
[11] L'usage des prénoms ou des noms de famille dans le jugement a pour but d’alléger le texte et l’on voudra bien n’y voir aucune discourtoisie à l’égard des personnes concernées.
[12] Pièce P-21 : Interrogatoire au préalable de Marc Sicotte du 29 juin 2021, page 20.
[14] Pièce P-1, section V, devis technique, page 67 et ss.
[15] Pièce P-1, page 3 : lettre de présentation.
[16] Pièce P-1, section III, page 47, article 1.
[17] Pièce P-1, section V, page 74, article 1.6
[18] Pièce P-1, section V, page 77, article 2.2 et page 80, article 3.2
[19] Demande introductive d’instance du 1er décembre 2020, par. 2.
[20] Définition de routeur du Petit Robert 2014 : Outil logiciel ou matériel pour acheminer les paquets d’informations circulant sur un réseau informatique ou télématique. L’acronyme anglais CE – Customer Edge Router – est aussi utilisé par les parties.
[21] Pièce P-1, section V, devis technique, page 81, section 3.3.
[22] Pièce P-1, section V, devis technique, page 76, section 2.1.
[23] Pièce P-1, section VI, bordereau de soumission, page 125 et ss.
[24] MAC ou MACD est défini comme suit aux documents d’appel d’offres : Acronyme anglophone « Move, Add, Change et Delete » Adresse les déménagements, les additions, les changements et retraits de service. Pièce P-1, section V, devis technique, page 71.
[25] Pièce P-1, section V, devis technique, page 75, clause 1.8 et page 84, clause 3.11.
[26] Pièce P-1, section V, devis technique, page 84, section 3.11.
[27] Pièce P-1, section III, clauses administratives générales; Annexes : politique de gestion contractuelle, page 43, clause 7.1.
[28] Pièce P-1, section II, clauses administratives générales, page 28, clause 6.1; Section V, devis technique, page 83, clause 3.9 et page 95, section 5.9.
[29] Pièce P-1, section II, clauses administratives générales, page 28, clause 7.
[30] Pièce P-1, section II, clauses administratives générales, page 28, clauses 7.2 et 7.9.
[31] Pièce P-1, section I, instructions aux soumissionnaires, page 13, article 6.1.
[32] Pièce P-1, section I, instructions aux soumissionnaires, page 13.
[33] Pièce P-21 : Interrogatoire au préalable de Marc Sicotte du 29 juin 2021, page 20.
[34] Addenda no 1 du 29 octobre 2015, question et réponse 6, pièce D-2.
[35] Addenda no 1 du 29 octobre 2015, question et réponse 6, pièce D-2.
[37] Pièce D-1 : Proposition de Bell à l’appel d’offres 15-14657.
[39] Pièce D-1, page 33 (section « Confidentialité des communications »).
[40] Pièce D-1, page 34 (section « Multiple réseaux virtuels privés »).
[41] Pièce D-1, pages 36 à 38 (plan de transition).
[42] Pièce D-1, page 34 (Topologie du réseau).
[43] Pièce P-1, section V, devis technique, page 76, section 2.1.
[46] Pièce P-1, section V, devis technique, page 87, section 4.1.
[47] Pièce D-6. L’historique des versions apparaît aux pages 145 et 146.
[48] Pièce D-6, version 1.6.
[52] Pièce P-21 : Interrogatoire au préalable de Marc Sicotte du 29 juin 2021, page 48.
[53] Voir par exemple les Services de protection des réseaux, pièce P-4, page 11; Voir aussi la fonctionnalité IPSEC, pièce P-4, page 12.
[55] Pièce P-1, section V, devis technique, page 87, section 4.1.
[58] Pièce P-6; Pièce D-9, page 3.
[66] Pièce P-1, section V, devis technique, pages 83-84, section 3.10.
[68] Pièce P-21 : Interrogatoire au préalable de Marc Sicotte du 29 juin 2021, pages 14-15 et 46.
[72] Pièce D-11, page 11.
[74] À titre d’exemple, voir : P-23, P-24.
[75] Voir pièce P-8 pour les VRF facturés au 1er septembre 2019.
[80] Pièces D-15, D-16, D-17, D-18, D-19, D-20.
[82] Pièces P-18 et P-19.
[86] Article 1434 C.c.Q.; Ville de Repentigny c. 9165-1364 Québec inc. (Toitures Techni Toit), 2024 QCCS 691, par. 36 (en appel).
[87] Ponce c. Société d’investissements Rhéaume ltée, 2023 CSC 25
[91] Banque de Montréal c. Bail Ltée, [1992] 2 RCS 554, p. 586-587; Ponce c. Société d’investissements Rhéaume ltée, précité note 87, par. 82; Wu c. Kong, 2024 QCCS 646, par. 37 à 39.
[92] Ponce c. Société d’investissements Rhéaume ltée, précité note 87, par. 50.
[94] Id., par. 61; Wu c. Kong, précité note 91, par. 39.
[97] Exportations Consolidated Bathurst c. Mutual Boiler, [1980] 1 RCS 888; Ville de Léry c. Sintra inc., 2021 QCCA 861, par. 11-13 et 15-17; Entrepreneurs Bucaro inc. c. Ville de Montréal, 2019 QCCS 1927, par. 62-63; Ihag-Holding, a.g. c. Corporation Intrawest, 2011 QCCA 1986.
[98] Ferme Vi-Ber inc. c. Financière agricole du Québec, 2016 CSC 34, par. 84; Exportations Consolidated Bathurst c. Mutual Boiler, [1980] 1 R.C.S. 888, 901 p. 899-900.
[99] Régie d'assainissement des eaux du bassin de la Prairie c. Janin Construction (1983) ltée, 1999 CanLII 13754 (QCCA), p. 43; Voir également : Ville de Repentigny c. 9165-1364 Québec inc. (Toitures Techni Toit), 2024 QCCS 691(en appel); Groupe Civicam inc. c. Ville de Montréal, 2022 QCCS 2717, par. 11.
[100] Pièce D-1, page 84.
[102] Pièce P-1, section V, devis technique, clause 3.3, page 81.
[103] Addenda no 1 du 29 octobre 2015, question et réponse 6, pièce D-2.
[104] Addenda no 3 du 11 novembre 2015, question et réponse 66, pièce D-2.
[105] Le Petit Robert de la langue française 2024, au mot « suffisant ».
[106] Le Petit Larousse illustré 1987, au mot « suffisant ».
[107] Pavages Chenail inc. c. Ville de Montréal, 2023 QCCS 4813.
[108] M.J.B. Entreprises Ltd. c. Construction de Défense (1951) Ltée, [1999] 1 R.C.S. 619, pages 637 et 639-641.
[109] Plan d’argumentation de la Ville de Montréal, par. 99.
[110] Pièce D-1, page 34.
[113] Pièce P-21 : Interrogatoire au préalable de Marc Sicotte du 29 juin 2021, page 37.
[115] Plan d’argumentation de la Ville, par. 119.
[117] Pièce P-4, p. 3-4, historique des versions.
[118] Pièce P-21 : Interrogatoire au préalable de Marc Sicotte du 29 juin 2021, page 102, ligne 2, page 103 à ligne 12.
[119] Pièce P-21 : Interrogatoire au préalable de Marc Sicotte du 29 juin 2021, page 62, ligne 2 à page 63, ligne 18.
[120] Pièce P-4, version 2.4, page 14.
[121] Pièce D-21, page 3.
[125] Pièce P-21 : Interrogatoire au préalable de Marc Sicotte du 29 juin 2021, page 79, pièce P-21.
[126] Pièce D-21, pages 1 et 2. Voir aussi P-14, sommaire décisionnel, page 3.
[127] Adricon Ltée c. East Angus (Ville d’), [1978] 1 RCS 1107, p. 1118.
[128] Déneigement Fontaine Gadbois inc. c. Ville de Montréal (Arrondissement Rivière-des-Prairies–Pointe-aux-Trembles), 2018 QCCS 4492, par. 74-75.
[129] Groupe Civicam inc. c. Ville de Montréal, 2022 QCCS 2717.
[130] Pièce P-21 : Interrogatoire au préalable de Marc Sicotte du 29 juin 2021, page 28, ligne 20 à page 29, ligne 3.
[131] Pièce P-21 : Interrogatoire au préalable de Marc Sicotte du 29 juin 2021, page 14, ligne 21 à page 16, ligne 8.
[133] Courriel de Me Vincent de l’Étoile du 26 juin 2024. C’est à cette date que le dossier a été mis en délibéré.
[134] Extrait du courriel du 26 juin 2024 : « Ce calcul tient compte des circuits et VRF individuels en cause en fonction de leur date d’installation respective alléguée par Bell Canada et de l’effet de la suspension de la prescription entre le 15 mars et le 1er septembre 2020 découlant des décrets et arrêtés ministériels issus de la situation d’urgence sanitaire à l’époque. »
[135] Pièce P-9, premier volet des conclusions de la Demande introductive d’instance.
[136] Pièce P-9 et retenue contractuelle.
[137] Article 2931 C.c.Q.
[138] Centre de santé et de services sociaux de l'Énergie c. Maison Claire Daniel inc., 2012 QCCA 1975, par. 54.
[139] Pièce P-1, section II, clauses administratives générales, clause 6.1; section V, Devis technique, clause 3.9.
[140] Pellerin Savitz s.e.n.c.r.l. c. Guindon, 2017 CSC 29.
[141] Dessau inc. c. Ville de Montréal, 2022 QCCQ 8766.
[142] Article 2925 C.c.Q.
[144] Pièce P-25, réponses E-3 et E-4 aux engagements souscrits et répondus par Marc Sicotte à la suite de son interrogatoire au préalable.
[147] Société en commandite Gaz Métro c. Araujo, 2009 QCCS 3, par. 44, 47 et 48; appel rejeté à 2011 QCCA 307; Requête pour autorisation de pouvoir à la Cour suprême rejetée, 2011 Can LII 62453 (CSC).
[149] Pièce P-20, interrogatoire au préalable de Maxime Cadieux, page 34.
[150] Société en commandite Gaz Métro c. Araujo, 2009 QCCS 3, par. 44, 47 et 48; appel rejeté à 2011 QCCA 307; Demande pour autorisation de pourvoi rejetée, 2011 CanLII 62453 (CSC).
[151] Montréal (Ville) c. Octane Stratégie inc., 2019 CSC 57, par. 68 à 70
[152] Pièce P-1 : clause 5.9 du Devis technique.
[153] Dans sa demande en justice, Bell demande que les intérêts et l’indemnité additionnelle courent pour le montant de 663 503,39 $ – réduit à 584 656,70 $ – à compter de la date de facturation – 1er janvier 2020 – et pour le montant de 215 817,60 $ – à compter de la date de la mise en demeure, pièce P-10, du 23 octobre 2020. Bell n’a pas justifié la raison pour laquelle il devrait être dérogé à la règle de l’article 1617 C.c.Q. selon laquelle le créancier y a droit à compter de la demeure. C’est donc à compter de cette date qu’ils devront être calculés pour les deux montants.