Comité patronal de négociation du secteur de la santé et des services sociaux (CPNSSS) c. Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec — FIQ | 2025 QCCA 572 |
COUR D’APPEL |
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CANADA |
PROVINCE DE QUÉBEC |
SIÈGE DE MONTRÉAL |
N° : | 500-09-029998-226 |
(500-17-110947-192) |
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DATE : | 5 mai 2025 |
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FORMATION : | LES HONORABLES | MANON SAVARD, J.c.Q. JOCELYN F. RANCOURT, J.C.A. JUDITH HARVIE, J.C.A. |
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COMITÉ PATRONAL DE NÉGOCIATION DU SECTEUR DE LA SANTÉ ET DES SERVICES SOCIAUX (CPNSSS), personnellement et en sa qualité de mandataire des entités mentionnées ci-après : CENTRE INTÉGRÉ UNIVERSITAIRE DE SANTÉ ET DE SERVICES SOCIAUX DE L’ESTRIE – CENTRE HOSPITALIER UNIVERSITAIRE DE SHERBROOKE CENTRE INTÉGRÉ UNIVERSITAIRE DE SANTÉ ET DE SERVICES SOCIAUX DE L’OUEST-DE-L’ÎLE-DE-MONTRÉAL CENTRE INTÉGRÉ UNIVERSITAIRE DE SANTÉ ET DE SERVICES SOCIAUX DU CENTRE-OUEST-DE-L’ÎLE-DE-MONTRÉAL CENTRE INTÉGRÉ UNIVERSITAIRE DE SANTÉ ET DE SERVICES SOCIAUX DU CENTRE-SUD-DE-L’ÎLE-DE-MONTRÉAL CENTRE INTÉGRÉ UNIVERSITAIRE DE SANTÉ ET DE SERVICES SOCIAUX DE L’EST-DE-L’ÎLE-DE-MONTRÉAL CENTRE INTÉGRÉ UNIVERSITAIRE DE SANTÉ ET DE SERVICES SOCIAUX DU NORD-DE-L’ÎLE-DE-MONTRÉAL CENTRE INTÉGRÉ UNIVERSITAIRE DE SANTÉ ET DE SERVICES SOCIAUX DE L’OUTAOUAIS CENTRE INTÉGRÉ UNIVERSITAIRE DE SANTÉ ET DE SERVICES SOCIAUX DE LANAUDIÈRE CENTRE INTÉGRÉ UNIVERSITAIRE DE SANTÉ ET DE SERVICES SOCIAUX DE LAVAL (OPTILAB – LANAUDIÈRE) CENTRE INTÉGRÉ UNIVERSITAIRE DE SANTÉ ET DE SERVICES SOCIAUX DES LAURENTIDES CENTRE INTÉGRÉ UNIVERSITAIRE DE SANTÉ ET DE SERVICES SOCIAUX DE LA MONTÉRÉGIE-CENTRE CENTRE INTÉGRÉ UNIVERSITAIRE DE SANTÉ ET DE SERVICES SOCIAUX DE LA MONTÉRÉGIE-EST CENTRE INTÉGRÉ UNIVERSITAIRE DE SANTÉ ET DE SERVICES SOCIAUX DE LA MONTÉRÉGIE-OUEST INSTITUT DE CARDIOLOGIE DE MONTRÉAL CENTRE HOSPITALIER DE L’UNIVERSITÉ DE MONTRÉAL CENTRE UNIVERSITAIRE DE SANTÉ McGILL CONSEIL CRI DE LA SANTÉ ET DES SERVICES SOCIAUX DE LA BAIE-JAMES CENTRE DE SANTÉ TULATTAVIK DE L’UNGAVA CENTRE DE SANTÉ INUULITSIVIK – INUULITSIVIK HEALTH CENTER CENTRE INTÉGRÉ DE SANTÉ ET DE SERVICES SOCIAUX DE L’ABITIBI-TÉMISCAMINGUE CENTRE INTÉGRÉ DE SANTÉ ET DE SERVICES SOCIAUX DU BAS-SAINT-LAURENT CENTRE INTÉGRÉ DE SANTÉ ET DE SERVICES SOCIAUX DE CHAUDIÈRE-APPALACHES CENTRE HOSPITALIER UNIVERSITAIRE DE QUÉBEC CENTRE INTÉGRÉ UNIVERSITAIRE DE SANTÉ ET DE SERVICES SOCIAUX DE LA CAPITALE-NATIONALE CENTRE INTÉGRÉ UNIVERSITAIRE DE SANTÉ ET DE SERVICES SOCIAUX DE LA MAURICIE-ET-DU-CENTRE-DU-QUÉBEC CENTRE INTÉGRÉ UNIVERSITAIRE DE SANTÉ ET DE SERVICES SOCIAUX DU SAGUENAY-LAC-SAINT-JEAN INSTITUT UNIVERSITAIRE DE CARDIOLOGIE ET DE PNEUMOLOGIE DE QUÉBEC |
APPELANTS – mis en cause |
c. |
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FÉDÉRATION INTERPROFESSIONNELLE DE LA SANTÉ DU QUÉBEC – FIQ, personnellement et agissant pour les syndicats affiliés désignés ci-après : FIQ – SYNDICAT DES PROFESSIONNELLES EN SOINS DES CANTONS-DE-L’EST FIQ – SYNDICAT DES PROFESSIONNELLES EN SOINS DE SANTÉ DE L’OUEST-DE-L’ÎLE-DE-MONTRÉAL FIQ – SYNDICAT DES PROFESSIONNELLES EN SOINS DU CENTRE-OUEST-DE-L’ÎLE-DE-MONTRÉAL FIQ – SYNDICAT DES PROFESSIONNELLES EN SOINS DE SANTÉ DU CENTRE-SUD-DE-L’ÎLE-DE-MONTRÉAL FIQ – SYNDICAT DES PROFESSIONNELLES EN SOINS DE L’EST-DE-L’ÎLE-DE-MONTRÉAL FIQ – SYNDICAT DES PROFESSIONNELLES EN SOINS DU NORD-DE-L’ÎLE-DE-MONTRÉAL FIQ – SYNDICAT DES PROFESSIONNELLES EN SOINS DE L’OUTAOUAIS FIQ – SYNDICAT INTERPROFESSIONNEL DE LANAUDIÈRE FIQ – SYNDICAT DES PROFESSIONNELLES EN SOINS DES LAURENTIDES FIQ – SYNDICAT DES PROFESSIONNELLES EN SOINS DE MONTÉRÉGIE-CENTRE FIQ – SYNDICAT DES PROFESSIONNELLES EN SOINS DE MONTÉRÉGIE-EST FIQ – SYNDICAT DES PROFESSIONNELLES EN SOINS DE MONTÉRÉGIE-OUEST SYNDICAT DES PROFESSIONNELLES EN SOINS INFIRMIERS ET CARDIORESPIRATOIRES DE L’INSTITUT DE CARDIOLOGIE DE MONTRÉAL (FIQ) SYNDICAT DES PROFESSIONNELLES ET PROFESSIONNELS EN SOINS DE SANTÉ DU CENTRE HOSPITALIER DE L’UNIVERSITÉ DE MONTRÉAL (FIQ) SYNDICAT DES PROFESSIONNELLES EN SOINS INFIRMIERS ET CARDIORESPIRATOIRES DU CUSM (FIQ) SYNDICAT NORDIQUE DES INFIRMIÈRES ET INFIRMIERS DE LA BAIE JAMES (FIQ) SYNDICAT DES PROFESSIONNELLES EN SOINS DE LA BAIE D’UNGAVA SYNDICAT NORDIQUE DES INFIRMIÈRES ET INFIRMIERS DE LA BAIE D’HUDSON (FIQ) FIQ – SYNDICAT DES PROFESSIONNELLES EN SOINS INFIRMIERS ET CARDIORESPIRATOIRES DU BAS-SAINT-LAURENT FIQ – SYNDICAT DES PROFESSIONNELLES EN SOINS DE CHAUDIÈRE-APPALACHES SYNDICAT INTERPROFESSIONNEL DU CHU DE QUÉBEC FIQ – SYNDICAT DES PROFESSIONNELLES EN SOINS DE LA CAPITALE-NATIONALE FIQ – SYNDICAT DES PROFESSIONNELLES EN SOINS DE LA MAURICIE ET DU CENTRE-DU-QUÉBEC FIQ – SYNDICAT DES PROFESSIONNELLES EN SOINS DU SAGUENAY-LAC-SAINT-JEAN SYNDICAT INTERPROFESSIONNEL DE LA SANTÉ DE L’IUCPQ (FIQ) FIQ – SYNDICAT INTERPROFESSIONNEL EN SOINS DE SANTÉ DE L’ABITIBI-TÉMISCAMINGUE |
INTIMÉS – demandeurs |
et |
TRIBUNAL ADMINISTRATIF DU TRAVAIL |
MIS EN CAUSE – défendeur |
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ARRÊT
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- Les appelants, le Comité patronal de négociation du secteur de la santé et des services sociaux, personnellement et en sa qualité de mandataire de 27 établissements de santé, se pourvoient contre un jugement rendu le 1er mars 2022 par la Cour supérieure, district de Montréal (l’honorable Marc St-Pierre), qui accueille le pourvoi en contrôle judiciaire des intimés, la Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec – FIQ, agissant personnellement et pour ses 26 syndicats affiliés[1].
- Le jugement de la Cour supérieure annule les décisions du Tribunal administratif du travail (« TAT ») rendues le 25 avril 2019 (« TAT-1 »)[2] et le 5 décembre 2019 en révision interne (« TAT-2 »)[3], et retourne le dossier au TAT pour une nouvelle audition à être tenue sur le fond de l’affaire.
- Pour les motifs du juge Rancourt, auxquels souscrivent la juge en chef Savard et la juge Harvie, LA COUR :
- ACCUEILLE l’appel;
- INFIRME le jugement de la Cour supérieure;
- REJETTE le pourvoi en contrôle judiciaire des intimés;
- RÉTABLIT les décisions du Tribunal administratif du travail rendues les 25 avril et 5 décembre 2019;
- LE TOUT avec les frais de justice, tant en appel qu’en Cour supérieure.
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| MANON SAVARD, J.c.Q. |
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| JOCELYN F. RANCOURT, J.C.A. |
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| JUDITH HARVIE, J.C.A. |
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Me Laurence Bich-Carrière Me Marie-Hélène Jolicoeur |
lavery, de billy |
Pour les appelants |
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Me Isabelle Boivin |
fédération interprofessionnelle de la santé du québec – fiq |
Me Frédéric Nadeau |
roy bélanger avocats |
Pour les intimés |
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Me Geneviève Bond Roussel |
fitzback bond roussel |
Pour le mis en cause |
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Date d’audience : | 23 janvier 2024 |
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L’aperçu
- Le débat entre les parties concerne la compétence de la division des services essentiels du TAT (« TAT-DSE ») à prononcer des ordonnances de redressement portant sur le temps supplémentaire obligatoire (« TSO ») accompli par des professionnels de la santé (personnel des soins infirmiers et cardiorespiratoires) dans les établissements de santé des appelants.
- Les intimés plaident que les appelants ont recours au TSO de manière systématique et concertée au point où cette pratique est désormais érigée en mode de gestion. Pour cesser cette pratique qualifiée d’abusive et portant atteinte à la qualité des services, ils demandent au TAT-DSE d’intervenir et de, notamment, rendre des ordonnances pour assurer au public un service auquel il a droit, comme le prévoit l’article 111.18 du Code du travail (« C.t. »)[4].
- Cette demande d’intervention est contrée par la présentation d’un moyen déclinatoire de la part des appelants. Ils soutiennent que la demande de redressement porte plutôt sur le niveau des services rendus et sur l’abus dans la gestion du TSO, sujets qui ne sont pas de la compétence du TAT-DSE.
- La décision TAT-1 donne raison aux appelants en affirmant qu’il n’appartient pas au TAT-DSE de s’immiscer dans la gestion des ressources humaines et des affectations de travail. La décision TAT-2 avalise le raisonnement de TAT-1 en concluant qu’aucun vice de fond de nature à l’invalider n’a été démontré.
- Le juge de la Cour supérieure n’est pas d’accord. Selon lui, avant de statuer sur sa compétence à entendre la demande d’intervention des intimés, le TAT-DSE devait impérativement entendre la preuve sur les conditions d’ouverture de l’article 111.18 C.t. Faute d’avoir entendu cette preuve, le juge annule les décisions rendues par TAT‑1 et TAT‑2 et retourne le dossier au TAT-DSE, afin qu’elle soit administrée.
- En appel, la question en litige consiste à savoir si le juge de la Cour supérieure a choisi la bonne norme de contrôle et s’il l’a appliquée correctement[5].
- Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que le juge s’est mépris dans l’application de la norme de contrôle de la décision raisonnable et que les décisions de TAT-1 et TAT‑2 doivent être rétablies.
Le contexte
- Les faits à la source du litige s’articulent de la façon suivante.
- Le 2 avril 2019, les intimés annoncent qu’une journée nationale sans TSO se tiendra le 8 avril 2019.
- De son propre chef, le TAT-DSE convoque les parties à une audience pour régler cette question de la journée nationale sans TSO. Le 5 avril 2019, il rend sa décision[6] et ordonne aux appelants d’accepter sans condition toute demande de TSO lors de situations urgentes et exceptionnelles, comme en temps normal, conformément à leurs obligations déontologiques. Le TAT-DSE écrit également que les appelants devront prendre les moyens nécessaires pour recourir au TSO dans les cas d’urgence uniquement. Cette décision ne fait pas l’objet du présent appel.
- Concomitamment, soit le 3 avril 2019, les intimés déposent au TAT-DSE un acte introductif d’instance. Ils demandent son intervention et sollicitent une ordonnance aux termes de laquelle le TAT-DSE devrait déclarer notamment que les appelants agissent de manière concertée en recourant de façon abusive au TSO.
- Leur demande est fondée sur l’article 111.18 C.t. qui est ainsi rédigé :
111.18 Le Tribunal peut, de la même manière, exercer les pouvoirs que lui confèrent les articles 111.16 et 111.17 si, à l’occasion d’un conflit, il estime qu’une action concertée autre qu’une grève ou un ralentissement d’activités porte préjudice ou est susceptible de porter préjudice à un service auquel le public a droit. | 111.18 The Tribunal may, in the same manner, exercise the powers conferred on it by sections 111.16 and 111.17, if, in the course of a conflict, it considers that a concerted action other than a strike or a slowdown is or is likely to be prejudicial to a service to which the public is entitled. |
- Cette demande d’intervention des intimés se heurte à un moyen déclinatoire des appelants présenté le 8 avril 2019. D’avis que le TAT-DSE n’a pas la compétence pour trancher cette demande, les appelants l’invitent à rendre une décision portant sur sa compétence à rendre les ordonnances recherchées par les intimés, préalablement à toute analyse du fond de l’affaire.
- Le 9 avril 2019, les intimés avisent le TAT-DSE de leur consentement à ce qu’une décision portant sur sa compétence soit rendue avant toute analyse du fond de l’affaire[7].
- Le 10 avril 2019, le TAT-DSE prend acte de cette entente intervenue entre les parties[8].
- L’audience portant sur la question de la compétence du TAT-DSE à trancher la demande d’intervention des intimés est fixée au 12 avril 2019[9].
- Le 11 avril 2019, le TAT-DSE transmet aux parties un document renfermant la question à être débattue lors de l’audience du 12 avril 2019[10].
- La question est libellée de la façon suivante :
Alors même en supposant que la gestion des employeurs serait inadéquate comme le prétend la FIQ, le Tribunal a-t-il compétence pour rendre une ordonnance de redressement à l’encontre des employeurs fondée sur 111.18 du Code du travail?[11]
- Dans la soirée du 11 avril 2019, les intimés modifient leur acte introductif d’instance pour relater ce qu’il s’est passé lors de la journée nationale sans TSO du 8 avril 2019[12].
- À l’audience du 12 avril 2019, la membre du TAT-DSE annonce aux parties la tenue d’une brève conférence de gestion en présence des avocats, afin de convenir du déroulement de l’instruction portant sur le moyen déclinatoire[13].
- Après la conférence de gestion, la membre du TAT-DSE fait le point sur trois éléments[14].
- Le premier élément concerne la demande des appelants de retirer une allégation figurant dans l’acte introductif d’instance modifié suivant laquelle les parties auraient admis « qu’il existait un conflit relatif à l’utilisation du TSO comme mode de gestion »[15]. Les appelants soutiennent qu’une telle admission n’a jamais été consentie. La membre du TAT-DSE prend acte de cette contestation de l’admission et demande aux parties de lui présenter des observations à ce sujet lors de l’audience.
- Le deuxième élément porte sur la demande des appelants de déposer des pièces. Les intimés s’opposent. Les pièces consistent en des conventions collectives, des ententes locales et des modèles de griefs. La membre du TAT-DSE accepte le dépôt des pièces « avec une grande réserve »[16].
- Le troisième élément concerne le résumé de la conférence de gestion présenté aux parties par la membre du TAT-DSE : « Alors est-ce que j’ai bien résumé ce qu’on s’était dit et est-ce que vous avez quelque chose à ajouter [à] mon résumé? »[17]. Au nom des appelants, Me Marie-Hélène Jolicoeur répond que de son côté le portrait est complet[18]. Au nom des intimés, Me Isabelle Boivin formule la réponse suivante : « [ç]a va pour nous »[19].
Les décisions TAT-1 et TAT-2
- Le TAT-DSE rend sa décision le 25 avril 2019. Il précise que le TAT exerce une compétence d’attribution[20]. Il est d’avis que les intimés tentent par leur acte introductif d’instance modifié de l’amener à déterminer le niveau de services à offrir à la population et à la façon de les dispenser[21]. Il conclut que ce n'est pas son rôle et décline, en conséquence, compétence[22].
- Il refuse de répondre à l’argument des intimés suivant lequel la santé ou l’intégrité du personnel soignant est menacée en raison du recours abusif au TSO, en indiquant que l’arbitre de griefs possède tous les pouvoirs pour répondre à cette question[23]. Il souligne que la gestion des ressources humaines et des affectations de travail est l’apanage de l’arbitre de griefs[24]. Bien que le TAT-DSE soit nanti de vastes pouvoirs d’intervention, mobilisés tant à l’égard des employeurs que des syndicats, il estime que ceux-ci sont exercés pour assurer les services essentiels lors de grèves légales ou d’un conflit pour ainsi éviter que des actions concertées portent préjudice à un service auquel le public a droit[25]. Après avoir cité un passage de l’arrêt de la Cour suprême dans Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 301 c. Montréal (Ville de)[26], il réaffirme qu’il n’a pas à s’immiscer dans la gestion des établissements de santé et qu’il n'a pas à examiner les trois critères d’application de l’article 111.18 C.t. pour parvenir à cette conclusion[27].
La décision TAT-2
- La décision TAT-1 fait l’objet d’un recours en révision interne des intimés. Le TAT (Division des relations du travail) rejette la demande en révision le 5 décembre 2019.
- Après avoir souligné le caractère exceptionnel du recours en révision interne[28], il rappelle que la décision pourra être révisée « si elle est entachée d’une erreur fondamentale dont la gravité, l’évidence et le caractère déterminant entraîne nécessairement sa nullité »[29].
- Il est d’avis que la décision TAT-1, bien que succincte, est complète et motivée[30]. Selon TAT-2, TAT-1 énonce avec justesse sa compétence en matière de services essentiels[31]. La démarche empruntée par TAT-1, qui repose sur l’identification de l’essence du litige à la lumière des faits allégués, respecte les enseignements de la Cour suprême en la matière[32]. Il avalise la conclusion de TAT-1 selon laquelle l’essence du litige en l’espèce ne relève pas de la compétence du TAT-DSE, mais de l’arbitre de griefs[33].
- Il repousse l’argument des intimés qui reprochent à TAT-1 de ne pas avoir examiné les conditions d’application de l’article 111.18 C.t.[34]. Selon TAT-2, TAT‑1 s’est bien dirigé en tenant les faits allégués comme étant avérés et en se demandant si ceux-ci étaient susceptibles de donner ouverture aux conclusions recherchées par les intimés. TAT-1 n’avait pas à les qualifier juridiquement[35].
Le jugement de la Cour supérieure
- Les intimés se pourvoient en contrôle judiciaire.
- Le juge estime que TAT-1 aurait dû examiner les conditions prévues à l’article 111.18 C.t.[36]. Il aurait dû entendre la preuve et les arguments des intimés portant sur le fait que le recours systématique au TSO peut causer un épuisement professionnel et porter atteinte à la qualité des services rendus aux patients[37]. Faute d’avoir permis l’administration de cette preuve, la décision TAT-1 est déraisonnable[38].
- En ce qui concerne la décision TAT-2, le juge est d’avis qu’il ne pouvait statuer sur un moyen d’irrecevabilité en tenant simplement pour avérées les allégations de la demande d’intervention sans avoir à entendre la preuve[39]. Il affirme que l’absence d’action concertée susceptible de porter atteinte à un service auquel le public a droit ne peut s’inférer de la mauvaise gestion des établissements, d’autant que l’existence d’un conflit ne serait pas remise en cause[40].
- Il résume ainsi sa pensée au paragraphe 24 :
[24] En résumé, il y a peut-être et peut-être certainement un conflit créé par l’utilisation abusive ou soi-disant abusive du TSO, ça n’est apparemment pas contesté, peut-être une action concertée des gestionnaires pour l’utiliser parce que moins compliqué ou moins coûteux (selon les prétentions des syndicats) et peut‑être atteinte à un service au public, le tout ne pouvant être décidé sans examen.[41]
- Il conclut, sans par ailleurs s’expliquer, que des décisions fort intelligibles peuvent être déraisonnables lorsqu’elles ne peuvent se justifier en regard du droit applicable[42].
- En conséquence, il annule les décisions TAT-1 et TAT-2, en sus de retourner le dossier au TAT-DSE pour que la demande d’intervention des intimés soit statuée au fond[43].
La norme de contrôle
- La norme de contrôle applicable, comme en conviennent les parties, est celle de la décision raisonnable. La question en jeu traite de la compétence du TAT-DSE à trancher la demande d’intervention des intimés. Elle ne met pas en exergue deux régimes législatifs concurrents susceptibles d’entraîner un véritable conflit opérationnel entre le TAT-DSE et l’arbitre de griefs, de sorte qu’une partie pourrait se retrouver aux prises avec deux décisions contradictoires[44].
- Une fois cela dit, nous sommes en présence d’une contestation en contrôle judiciaire par les intimés des décisions TAT-1 et TAT-2 qui ont toutes deux donné raison aux appelants et qui ont décliné compétence. Dans leur pourvoi en contrôle judiciaire, les intimés remettent en cause le caractère raisonnable de ces deux décisions[45]. Dans ce cas de figure, comme le souligne la Cour dans Corbi c. Ville de Montréal[46], il faut examiner d’abord et avant tout le caractère raisonnable de la décision initiale, soit celle de TAT‑1. Mon attention doit donc être concentrée sur le caractère raisonnable de la décision TAT‑1.
- En appel, le test est connu. Comme nous l’avons déjà établi, il s’agit de savoir si le juge a choisi la bonne norme de contrôle et s’il l’a appliquée correctement[47].
L’analyse
- Je conçois, par les questions en litige posées par le juge et par la réponse offerte aux paragraphes 17 et 26 du jugement entrepris, que le juge a choisi la norme de contrôle de la décision raisonnable.
- Une fois cela dit, l’a-t-il appliquée correctement?
- Une réponse négative s’impose.
- Dans Vavilov, la Cour suprême écrit que le juge du contrôle judiciaire doit s’intéresser au raisonnement suivi et au résultat de la décision rendue par le décideur administratif[48]. Son rôle n’est pas de se demander quelle décision il aurait rendue à la place de ce décideur[49]. Il doit se livrer à un examen des « motifs donnés avec "une attention respectueuse", et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à sa conclusion »[50]. Il doit, dans la même veine, s’arrêter à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables au regard des faits et du droit[51].
- Le juge ne s’est aucunement attardé à l’examen du caractère transparent et intelligible du processus qui a conduit à la décision TAT-1. Dit autrement, il n’a pas cherché à comprendre le fil du raisonnement suivi par la membre du TAT-DSE qui l’a amenée à la conclusion de décliner compétence[52].
- À l’instar de ce qu’écrivent les appelants dans leur exposé, le juge se méprend lorsqu’il décide que le TAT-DSE aurait dû se prononcer sur les conditions d’ouverture des ordonnances recherchées.
- Je rappelle que les parties avaient convenu avant l’audience : 1) de procéder uniquement sur la question de la compétence du TAT-DSE à rendre les ordonnances de redressement recherchées par les intimés; 2) de s’entendre sur la question à être décidée par TAT-DSE qui postulait de tenir pour avérée la gestion inadéquate du temps supplémentaire obligatoire; et 3) de recevoir les observations des avocates au dossier sans autre preuve que la preuve documentaire déjà versée.
- C’est du reste ce qu’ont fait les avocates des appelants et des intimés devant le TAT-DSE, en répétant pendant l’audience qu’elles n’avaient pas à traiter des conditions d’ouverture de l’article 111.18 C.t.[53].
- Or, le juge de la Cour supérieure a complètement changé la donne en décidant que le TAT-DSE ne pouvait se prononcer sur sa compétence matérielle sans entendre une preuve portant au fond sur les conditions d’ouverture de l’article 111.18 C.t.
- En concluant de la sorte, le juge a substitué au cadre d’analyse déterminé par les parties et le TAT-DSE sa propre vision de ce qui devait être décidé par ce dernier. Ce n’était certes pas son rôle que de trancher une question que les parties avaient convenu de ne pas soumettre à l’attention du TAT-DSE. Dans ces circonstances, la prétention des intimés selon laquelle une preuve des conditions d’ouverture devait être administrée est inexacte.
- Le juge a également confondu la preuve requise pour obtenir le rejet de la demande (fondée sur l’absence de compétence matérielle) avec la preuve exigée pour obtenir le rejet au fond de la demande (conditions d’ouverture du redressement), tenant pour acquis que le TAT-DSE était compétent pour l’entendre.
- Dans un cas de rejet de la demande fondée sur sa compétence matérielle, le TAT‑DSE pouvait tenir pour avérée[54] la gestion lacunaire des appelants et rechercher, comme la jurisprudence l’enseigne[55], l’essence du litige mû entre les parties à la lumière des faits allégués dans la demande d’intervention. Il n’avait pas à examiner les conditions d’ouverture de l’article 111.18 C.t. puisqu’en tout état de cause, s’il estimait que l’essence du litige relevait de la compétence de l’arbitre de griefs et non du TAT-DSE, il devait liminairement décliner compétence[56].
- J’ajoute que si le juge s’était livré au véritable exercice de contrôler judiciairement la décision TAT-1, il serait nécessairement parvenu à la conclusion que sa décision était raisonnable.
- À charge de redite, les parties avaient convenu de sceller l’issue de la compétence du TAT-DSE avant de traiter de la demande au fond. S’agissant de répondre à la question de savoir s’il était matériellement compétent pour entendre la demande d’intervention des intimés, le TAT-DSE a d’abord rappelé que le tribunal exerçait une compétence d’attribution[57]. Puis, il a circonscrit l’essence du litige à la lumière des faits allégués dans la demande d’intervention des intimés[58]. L’examen de cette demande l’a enfin amené à conclure que les intimés cherchaient à faire déterminer le niveau de services devant être offerts au public et à la façon de les dispenser, ce que le TAT-DSE estime ne pas être de son ressort[59].
- Le TAT-DSE précise en outre qu’il n’entre pas dans sa compétence de déterminer si un établissement de santé peut suspendre ou non un service en raison du manque de ressources[60]. Au regard de l’application de la Loi sur les services de santé et les services sociaux[61], il estime qu’il ne lui incombe pas de la mettre en œuvre[62]. Quant à l’affectation des ressources humaines, dont les tenants et aboutissants sont prévus dans les conventions collectives, il fait état que l’arbitre de griefs possède tous les pouvoirs pour les interpréter[63]. Il détermine que les intimés l’invitent à s’immiscer dans la gestion des établissements de santé, ce qui n’est pas son rôle[64]. Enfin, il rappelle à bon droit le périmètre d’intervention du TAT-DSE[65], dont les vastes pouvoirs visent à assurer le respect des services essentiels lors d’une grève légale ou d’un conflit et que, pendant la durée de la convention collective, son rôle consiste à garantir à la population que les services usuellement offerts seront dispensés sans modulation ni perturbation[66].
- Ainsi, à l’aune des motifs fournis par le TAT-DSE, il était permis de comprendre le fil de son raisonnement pour arriver à la conclusion de décliner compétence. Le processus décisionnel est intelligible et transparent et la solution retenue est de celles appartenant aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.
- L’application incorrecte par le juge de première instance de la norme de la décision raisonnable requiert une intervention de la Cour.
- Je propose donc d’accueillir l’appel avec les frais de justice, d’infirmer le jugement de la Cour supérieure et de rétablir les décisions TAT-1 et TAT-2.
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JOCELYN F. RANCOURT, J.C.A. |
[1] Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec — FIQ c. Tribunal administratif du travail, 2022 QCCS 718 [Jugement entrepris].
[2] FIQ — Syndicat des professionnelles en soins des Cantons-de-l'Est et Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux de l'Ouest-de-l'Île-de-Montréal, 2019 QCTAT 1912 [Décision TAT-1].
[3] Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec (FIQ) et Comité patronal de négociation du secteur de la santé et des services sociaux (CPNSSS), 2019 QCTAT 5434 [Décision TAT-2].
[4] Code du travail, RLRQ, c. C-27, art. 111.18.
[5] Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, paragr. 47 (Agraira).
[6] Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec (FIQ) et Comité patronal de négociation du secteur de la santé et des services sociaux (CPNSSS), 2019 QCTAT 1618.
[7] Remarques préliminaires, 12 avril 2019, p. 7.
[9] Plumitif du dossier TAT-1, no 1032459, entrée 2019/04/12.
[10] Remarques préliminaires, 12 avril 2019, p. 8.
[11] Décision TAT-1, paragr. 11.
[12] Remarques préliminaires, 12 avril 2019, p. 8.
[20] Décision TAT-1, paragr. 19.
[26] Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 301 c. Montréal (Ville de), [1997] 1 R.C.S. 793.
[28] Décision TAT-2, paragr. 19.
[36] Jugement entrepris, paragr. 13.
[44] Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, paragr. 64 (Vavilov).
[45] Demande de pourvoi en contrôle judiciaire, 20 décembre 2019, paragr. 92-95.
[46] Corbi c. Ville de Montréal, 2021 QCCA 1899, paragr. 11, note infrapaginale 13.
[47] Agraira, supra, note 5, paragr. 47.
[48] Vavilov, supra, note 44, paragr. 83.
[53] Observations de Me Jolicoeur, 12 avril 2019, p. 20 et 64-65. Observations de Me Boivin, 12 avril 2019, p. 207 et 221.
[54] Syndicat des professionnelles et professionnels du gouvernement du Québec c. D.B., 2019 QCCA 459, paragr. 28, note infrapaginale 18.
[55] Weber c. Ontario Hydro, [1995] 2 R.C.S. 929.
[56] Knafo c. Kugler Kandestin, 2020 QCCA 141, paragr. 7 (j. unique), citant Syndicat de l’industrie du journal de Québec inc. c. Lepage, 2011 QCCA 952, paragr. 39; Interinvest (Bermuda) Ltd. c. Herzog, 2009 QCCA 317 (j. unique), paragr. 6; André Rochon, avec la collab. de Frédérique Le Colletter, Guide des requêtes devant le juge unique de la Cour d’appel. Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2013, p. 77.
[57] Décision TAT-1, paragr. 19.
[61] Loi sur les services de santé et les services sociaux, RLRQ, c. S-4.2.
[62] Décision TAT-1, paragr. 25.
[65] Sur la compétence du TAT-DSE, voir SCFP, section locale 301 c. Montréal (Ville), [1997] 1 R.C.S. 793.
[66] Décision TAT-1, paragr. 29-30.