Décision

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Audet c. Société Radio-Canada

2025 QCCS 1730

COUR SUPÉRIEURE

(Chambre civile)

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

MONTRÉAL

 

No :

500-17-096027-167

 

DATE :

Le 22 mai 2025

______________________________________________________________________

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE

L’HONORABLE

BABAK BARIN, J.C.S.

______________________________________________________________________

 

PHILIPPE AUDET ET AL.

Demandeurs

c.

SOCIÉTÉ RADIO-CANADA

et

JOSÉE DUPUIS

Défenderesses

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JUGEMENT SUR UNE DEMANDE EN DIFFAMATION

(ARTIcle 1457 C.c.Q.)

______________________________________________________________________

 

L’INTRODUCTION

  1.    La frontière entre la liberté de diffuser de l’information, la critique vive, à l’occasion, et l'atteinte à l'honneur ou à la réputation des personnes n'est pas toujours facile à tracer. Les limites sont souvent floues, les esprits raisonnables divergeront sans doute d’opinion et les citoyens ordinaires ne seront pas toujours du même avis, ce qui permet, au sein de notre société, l’expression d’une vaste diversité de points de vue libre de contraintes excessives et réceptive à des critiques constructives.
  2.    La liberté d'expression est une liberté fondamentale, l'une des pierres angulaires des sociétés libres et démocratiques. Les médias y jouent un rôle primordial.  Ce sont ces derniers qui, en réunissant et en diffusant l’information, nous permettent de nous forger une opinion éclairée sur les enjeux et les questions susceptibles d’avoir un effet important tant sur la vie privée, que sur la vie publique.
  1.                 L'organisation internationale Reporters sans frontières définit la liberté d’expression comme étant « la possibilité effective pour les journalistes, en tant qu'individus et en tant que collectifs, de sélectionner, produire et diffuser des informations dans l'intérêt général, indépendamment des interférences politiques, économiques, légales et sociales, et sans menace pour leur sécurité physique et mentale ».
  2.                 Cette liberté pour la presse et les médias d’exprimer en toute liberté leurs opinions à l’égard du fonctionnement des institutions publiques, telle que la Sûreté du Québec (S.Q.), soit l’une des premières dans la province, et la seule organisation policière à servir l’ensemble de la province[1], ou sur des sujets aussi épineux que la réalité de certains peuples autochtones au Canada, est fondamentale, voire indispensable.
  3.                 Il ne peut y avoir de démocratie sans la liberté d’exprimer de nouvelles idées et des opinions sur le fonctionnement des institutions publiques et on ne peut trop insister sur l’importance de la liberté d’expression.  C’est la raison pour laquelle les auteurs de la Charte canadienne des droits et libertés[2] ont rédigé l’alinéa 2b) en termes absolus, ce qui le distingue, par exemple, de l’article 8 qui garantit le droit plus relatif à la protection contre les fouilles et les perquisitions abusives.  Les libertés consacrées par l’alinéa 2b) ne devraient être restreintes que dans les cas les plus clairs[3], et ce, uniquement si nécessaire.
  4.                 Pour en venir au sujet de la présente affaire, aucun groupe au Canada n’a été confronté à des épreuves et à des enjeux de racisme et de marginalisation aussi douloureux que l’ont été les peuples autochtones, et surtout les femmes autochtones. Il s’agit d’une ténébreuse réalité de l’histoire canadienne qui, malheureusement, persiste encore[4].
  5.                 C’est dans ce contexte que, le 22 octobre 2015 est diffusé, dans le cadre de l’émission Enquête, le reportage intitulé « Abus de la S.Q. : Des femmes brisent le silence »[5], à la télévision de la société d’État, la Société Radio-Canada. Il s’agit d’une émission de journalisme qui s’emploie à exposer les aspects méconnus des sujets les plus divers « même si cela dérange à l’occasion ».
  6.                 L’émission en question déclenche une prise de conscience nationale au Québec et cause une véritable onde de choc quant aux comportements et pratiques de certains policiers de la S.Q., affectés au poste 144 de la municipalité de Val-d’Or, en Abitibi-Témiscamingue, à l’égard des femmes autochtones. Le reportage – le fruit de six déplacements et d’une investigation de plus de six mois sur le terrain effectués par l’une des équipes journalistiques les plus chevronnées du réseau public canadien de langue française – s’inscrit parmi le « Top 50 des nouvelles de l’année 2015 »[6] et offre à ces femmes l’occasion de s’exprimer au sujet des abus qu’elles ont subis.
  7.                 L’équipe journalistique était composée, entre autres, des personnes suivantes : la défenderesse, Mme Josée Dupuis, journaliste, M. Emmanuel Marchand, réalisateur, M. Michel Cormier, directeur de l’information des services français, M. Jean Pelletier, directeur des affaires publiques et rédacteur en chef et Mme Claudine Blais, réalisatrice-coordinatrice. Ils cumulent entre eux plus d’un siècle d’expérience journalistique.
  8.            Selon Radio-Canada, ce reportage, toujours disponible sur sa plateforme numérique, a transformé la société québécoise en matière de relations gouvernementales avec les peuples autochtones. Lors de sa première diffusion, il attire plus de sept cent mille téléspectateurs.
  9.            Les révélations publiques des femmes autochtones, témoignant à visage découvert, ébranlent la province et déclenchent une série d’évènements importants, dont la mise en place d’une ligne téléphonique afin de permettre aux femmes autochtones de porter plainte en toute confiance, et la création de la « Commission d’enquête sur les relations entre les peuples autochtones et certains services publics au Québec : Écoute, réconciliation, progrès »[7] (Commission Viens).
  10.            Cette commission d’enquête fut mandatée par le gouvernement de Philippe Couillard afin de faire la lumière sur le traitement réservé aux peuples autochtones dans la prestation de services publics, et en particulier d’évaluer si celui-ci était marqué par la violence ou des pratiques discriminatoires.
  11.            Le rapport synthèse de la Commission Viens (Rapport Viens), déposé en 2019, établit ainsi l’historique des faits pertinents à l’époque :

En 2015, peu de temps après la sortie d’un rapport de la Gendarmerie royale du Canada faisant état de la disparition de 1 181 filles et femmes autochtones en 30 ans au pays, l’équipe de l’émission Enquête de Radio-Canada se rend à Val-d’Or pour rencontrer les parents de Sindy Ruperthouse, 44 ans, portée disparue depuis le printemps 2014. Le reportage, diffusé le 22 octobre 2015, ne se limite cependant pas à cette histoire. Devant la caméra, une dizaine de femmes autochtones de la région allèguent avoir été victimes d’abus de la part de policiers de la Sûreté du Québec en poste à Val-d’Or entre 2002 et 2015. L’onde de choc provoquée par ces révélations publiques déclenche une série d’événements qui mèneront à la mise en place, le 21 décembre 2016, de la Commission […].

[Soulignement ajouté]

  1.            Le Rapport Viens conclut en ces termes :

SERVICES DE POLICE

Les travaux de la Commission ont confirmé le caractère extrêmement difficile des relations entre les peuples autochtones et les autorités policières. Là, comme dans tous les autres services faisant l’objet de l’enquête, des épisodes de racisme et de discrimination directe ont été portés à mon attention. Un certain nombre de comportements et de pratiques inacceptables de la part d’agents et d’officiers en fonction ont aussi été mis en lumière. Plusieurs témoins autochtones ont en effet relaté des situations où ils auraient été eux-mêmes, ou l’un de leurs proches, brutalisés par des policiers au cours de la période couverte par mon mandat, et ce, dans différentes régions du Québec. À la brutalité décriée par bon nombre de témoins se sont superposées plusieurs autres histoires où des policiers en exercice auraient fait montre, selon les faits relatés, de force excessive, de menaces ou de non-assistance. D’autres témoins ont aussi fait état de faveurs sexuelles obtenues en échange d’argent ou encore d’agression sexuelle. Des expériences de «cure géographique» ont également été rapportées, tout comme un certain nombre de récits d’arrestations jugées abusives et discriminatoires.

Comme le veut mon mandat, j’ai toutefois choisi de ne pas me limiter aux faits individuels pour plutôt tenter d’établir un portrait général de la situation. L’exercice m’a permis de constater que peu de choses dans le fonctionnement actuel du système permettent de redonner confiance aux peuples autochtones envers les services policiers, et ce, tant en milieu urbain qu’autochtone.

[Soulignement ajouté]

  1.            Comme l’enseigne la jurisprudence, les faits exposés dans ce rapport ne peuvent servir à établir la responsabilité civile d’une partie, mais peuvent aiguiller le tribunal quant aux circonstances entourant le reportage et aux faits généraux susceptibles d’avoir été connus par les parties à l’époque.
  2.            Le 19 octobre 2016, à la suite du reportage qui par ailleurs ne révèle le nom d’aucun policier, quarante-deux des plus ou moins soixante policiers de la S.Q. travaillant principalement à Val-d’Or[8], ville de près de trente-trois mille habitants à l’époque, introduisent un recours personnel en diffamation contre Radio-Canada et Dupuis[9]. Ils attaquent le reportage sur presque tous les fronts et font valoir, notamment, que les défenderesses ont transgressé les normes journalistiques applicables.
  1.            De l’avis des demandeurs, soutenu par leur expert, le professeur Marc-François Bernier, « l’enquête journalistique effectuée par l’équipe d’Enquête, lorsqu’analysée dans son ensemble, ne peut être qualifiée de rigoureux travail de collecte et de vérification des informations au sens des normes journalistiques. »
  2.            Selon les demandeurs, l’impression générale qui se dégage du reportage signale l’existence d’une faute. Pour ces derniers, « l’impression générale ne peut pas être différente de la réalité et ne peut reposer sur une enquête qui ne respecte pas les normes journalistiques applicables. »
  3.            Radio-Canada et Dupuis s’appuyant sur leur expert, M. Gilbert Lavoie, rétorquent que le reportage, fruit d’une enquête journalistique minutieuse, a été confectionné sans aucune intention de nuire et en tout respect des normes et pratiques journalistiques de Radio-Canada. De plus, les défenderesses ajoutent qu’aucune faute n’étant commise, la poursuite des demandeurs est abusive.
  4.            Le procès au fond de cette affaire, qui soulève d’importantes questions sociales, s’est tenu à Montréal à compter du début du mois de février 2024 et a duré plus de quarante jours.
  5.            Étonnamment, sans la moindre explication, la S.Q. a été absente durant l’intégralité des débats judiciaires, et ce, même si elle a été directement mise en cause par le reportage et qu’elle y a participé en offrant sa version des faits et des précisions.
  6.            L’absence de la S.Q. comme partie au litige est significative à trois égards. D’abord, bien qu’elle soit l’entité directement mise en cause par le reportage, elle n’a pas jugé nécessaire d’intervenir sur le mérite et n’a pas fait savoir si elle estimait avoir été diffamée par celui-ci, ce qui laisse présumer que tel n’est pas le cas.
  7.            Deuxièmement, la S.Q. a participé au reportage en présentant sa version des faits, en transmettant un message au public après sa diffusion et par le biais de ses prises de décisions et ses déclarations publiques. Elle a aussi indemnisé certains des demandeurs pour atteinte à leur réputation découlant de leur suspension à la suite de la diffusion du reportage.
  8.            Enfin, pour des raisons qui lui sont propres, elle n’a pas identifié publiquement les policiers suspendus quand elle aurait pu le faire.

 

 

LE SURVOL DU DROIT

  1.            Le droit québécois ne prévoit pas de recours particulier pour « la communication de propos ou d’écrits qui font perdre l’estime ou la considération de quelqu’un ou qui, encore, suscitent à son égard des sentiments défavorables ou désagréables »[10].
  2.            Au Québec, une personne est diffamée lorsqu’un individu ou plusieurs personnes lui renvoient une image inférieure à celle que non seulement elle a d’elle-même, mais surtout qu’elle projette aux « autres » dans le cours normal de ses interactions sociales[11].
  3.            En d’autres mots, diffamer quelqu’un, « c’est attenter à une réputation légitimement gagnée »[12]. L’effet de la diffamation n’est pas tant l’incidence sur la dignité et le traitement égal, mais sur la diminution de l’estime qui revient à une personne à la suite de ses interactions sociales[13].
  4.            Il faut préciser que des paroles peuvent être diffamatoires par l’idée qu’elles expriment directement ou encore par les insinuations qui s’en dégagent. La forme d’expression diffamatoire importe peu; c’est le résultat obtenu dans l’esprit du lecteur, de l’auditeur ou du téléspectateur qui crée potentiellement la faute.
  5.            Autrement dit, en droit civil québécois, l’atteinte portée à la réputation d’une personne peut reposer sur des propos outrageants et injurieux ou simplement sur des allégations de fait. Notre droit ne se soucie pas que les assertions prennent la forme d’écrits, de paroles, d’images ou de gestes, ni qu’elles s’attaquent directement à la réputation d’autrui ou qu’elles y attentent par allusion ou insinuation[14].
  6.            Bien qu’il prenne appui sur le droit à la sauvegarde de sa réputation que garantit l’article 4 de la Charte des droits et libertés de la personne[15] et que protège l’article 3 du Code Civil du Québec[16], le fondement du recours en diffamation au Québec, comme toute autre action en responsabilité civile, délictuelle ou quasi délictuelle, s’inscrit dans le régime prévu à l’article 1457 C.c.Q.[17].  
  7.            Il s’agit donc d’évaluer si la conduite des défendeurs a causé un préjudice réel aux demandeurs, celui-ci étant le résultat – lien de causalité – d’une faute des défendeurs.

Le préjudice

  1.            Le préjudice qui définit la diffamation est l’atteinte à la réputation. Le préjudice ou la nature diffamatoire des propos s’analyse selon une norme objective. Pour faire la preuve d’un préjudice, le demandeur doit convaincre le tribunal que les propos litigieux sont diffamatoires[18].
  2.            L’examen de l’atteinte à la réputation se fait objectivement en adoptant une perspective qui se veut à la fois rationnelle et empreinte de réalisme. L’atteinte s’évalue selon la perspective du « citoyen ordinaire », récepteur des propos ou des gestes litigieux et non selon celle de la victime[19].
  3.            Le citoyen ordinaire n’est ni un encyclopédiste ni un ignare[20]. Doué de bon sens et conscient du contexte dans lequel les propos incriminés sont tenus, ce dernier sait faire preuve de jugement et de discernement. Il est en mesure de lire entre les lignes et de saisir le message qui se dégage des propos auxquels il est exposé. Il fait une lecture d’ensemble de la situation et considère les écrits en litige et les paroles dénoncées comme un tout, sans disséquer ou déconstruire le propos taxé de diffamation[21].
  4.            Le recours à la norme du citoyen ordinaire présente un avantage pratique indéniable. Une telle norme constitue un repère rationnel et objectif. Elle permet de faciliter la preuve du préjudice, étant donné que cette preuve peut s’avérer difficile à faire et que, souvent, le préjudice ne peut être établi qu’indirectement[22].
  5.            Le préjudice existe lorsque le citoyen ordinaire estime que les propos tenus, pris dans leur ensemble, ont déconsidéré la réputation de la victime, et ce, sans égard aux émotions ou à la susceptibilité de la personne qui s’estime diffamée. Un sentiment d’humiliation, de tristesse ou de frustration chez la personne même qui prétend avoir été diffamée est insuffisant pour fonder un recours en diffamation[23].
  6.            Lors de l’analyse, il faut également éviter d’examiner si le citoyen ordinaire, se portant lui-même juge des faits, aurait estimé que la réputation de la victime a été déconsidérée aux yeux d’un public susceptible d’ajouter foi aux propos ou aux écrits en question. Ceci n’est pas le bon angle d’analyse.
  7.            Le ou la juge saisie de l’affaire doit plutôt considérer ce que pense le citoyen ordinaire qui incarne la société[24]. Ce dernier, qui représente à la fois la société canadienne et québécoise, est conscient d’abord et avant tout de la réalité des peuples autochtones au Canada; il est éveillé, lucide et sensible à l’importance de la liberté d’expression dans notre grande société diversifiée.
  8.            Cette personne partage non seulement les aspirations et les idéaux démocratiques, mais est également consciente de leurs failles et de leurs travers. Elle a pleinement connaissance de la vaste portée de la protection accordée à la liberté d’expression et de l’importance que lui attribue la société, mais ne se montre pas imperturbable lorsqu’elle est confrontée à des propos diffamants. Enfin, elle n’est pas imperméable à tout propos négligent, raciste ou discriminatoire.
  9.            Sa perception s’appuie donc sur une vision d’ensemble de la communication litigieuse et s’attache non seulement aux assertions de l’auteur, mais également aux insinuations et aux imputations qui transparaissent de ses dires[25]. Cela signifie qu’il faut se demander si le citoyen ordinaire estime que les propos tenus, pris dans leur ensemble et dans leur contexte particulier, ont déconsidéré la réputation des demandeurs.

Le groupe

  1.            L’intérêt pratique de la norme objective est encore plus grand dans les cas de propos tenus à l’endroit d’un groupe, lorsque le préjudice est similaire pour toutes les personnes qui ont été visées par les mêmes propos et qui ont été atteintes dans ce que leur réputation a en commun[26].
  2.            L’appartenance d’un individu à un groupe ayant fait l’objet de propos offensants n’est cependant pas, en soi, suffisant pour démontrer le préjudice. La diffamation doit traverser l’écran de la généralité du groupe et atteindre personnellement ses membres.
  3.            Un recours en diffamation ne peut réussir que si les demandeurs ont, dans les faits, subi un préjudice personnel, qui n’a pas à être singulier. Une demande en justice ne peut être formée que par une personne qui est apte à ester en justice et qui dispose d’un intérêt suffisant.
  4.            Une personne ne possède pas, simplement à titre de membre d’un groupe, l’intérêt suffisant pour exercer un recours en dommages-intérêts pour un préjudice subi par le groupe à titre de groupe. L’intérêt doit être direct et personnel[27]. Le droit à la protection de la réputation est un droit individuel intrinsèquement rattaché à la personne, qu’elle soit morale ou physique[28].
  5.            Pour traverser l’écran de la généralité du groupe et prétendre à une atteinte personnelle, la victime d’une diffamation n’a pas à être nommée ou désignée et l’attaque n’a pas à être particulière ou particularisée[29]. Les demandeurs doivent démontrer qu’un citoyen ordinaire aurait conclu que chaque personne a été victime personnellement d’une atteinte à sa réputation. L’ensemble des circonstances doivent être prises en compte[30]. 
  6.            Certains facteurs peuvent fournir des pistes d’analyse afin de déterminer si un membre du groupe, certains d’entre eux ou encore l’ensemble de ses membres ont subi un préjudice personnel. Ces facteurs ne sont pas exhaustifs et aucun n’est à lui seul déterminant.
  7.            Parmi les facteurs à considérer on peut citer la taille et la nature du groupe, le statut, les fonctions, les responsabilités ou les activités des demandeurs au sein du groupe, l’objet réel des attaques, à savoir les termes, gestes ou images utilisés pour véhiculer le message, la gravité ou l’extravagance des allégations, la vraisemblance des propos et la propension à emporter l’adhésion[31].
  8.            D’autres facteurs liés, par exemple, à l’auteur ou au récepteur des propos, au medium utilisé ou au contexte général, peuvent aussi influencer l’évaluation du préjudice[32].
  9.            En somme, une analyse compartimentée est à éviter et il faut se demander si un citoyen ordinaire pourrait croire que les propos pris dans leur ensemble ont déconsidéré la réputation des demandeurs. Le contexte général demeure la meilleure approche pour détecter les atteintes personnelles camouflées derrière la généralité d’une attaque contre un groupe[33].

La faute

  1.            En ce qui concerne la faute, l’analyse se fait en deux temps.
  2.            Premièrement, il faut déterminer si une personne raisonnable aurait tenu les propos litigieux en cause dans le même contexte. Deuxièmement, si la conclusion est négative et que l’auteur des propos a donc commis une faute, il faut se demander si ces propos ont diminué l’estime que le citoyen ordinaire porte à la victime. Il faut bien sûr qu’un lien de causalité soit établi entre la faute et le préjudice.
  3.            Rappelons qu’en droit civil québécois, en vertu de l’article 2805 C.c.Q., la bonne foi du défendeur est présumée. Il appartient donc au demandeur de démontrer que celui-ci a commis une faute.
  4.            Toute personne a le devoir de respecter les règles de conduite qui, suivant les circonstances, les usages ou la loi, s’imposent à elle, de manière à ne pas causer de préjudice à autrui. Elle est, lorsqu’elle est douée de raison et qu’elle manque à ce devoir, responsable du préjudice qu’elle cause par cette faute à autrui et tenue de réparer ce préjudice, qu’il soit corporel, moral ou matériel[34].
  5.            Or, dans un recours en diffamation, le demandeur doit démontrer, selon la prépondérance des probabilités, le premier élément de la responsabilité civile, soit l’existence d’un préjudice, c’est-à-dire une atteinte à la réputation. Il faut aussi que le demandeur démontre l’existence d’une faute et d’un lien de causalité entre le préjudice et la faute[35].
  6.            Dans un tel recours, il importe de bien distinguer la faute du préjudice. La preuve du préjudice ne permet pas de présumer qu’une faute a été commise, tout comme la démonstration d’une faute n’établit pas, à elle seule, l’existence d’un préjudice susceptible de réparation[36].
  7.            L’allégation ou l’imputation diffamatoire peut être directe comme elle peut être indirecte, c’est-à-dire exprimée par voie de simple allusion, insinuation ou ironie, ou se produire sous une forme conditionnelle, dubitative ou hypothétique. Les mots doivent être interprétés dans leur contexte. L’article de journal, l’émission, ou le reportage doivent être considérés comme un tout et non pas par morceaux[37].
  8.            En droit civil québécois, la communication d’une information fausse n’est pas nécessairement fautive. En d’autres mots, des propos jugés diffamatoires n’engageront pas nécessairement la responsabilité civile. En revanche, la transmission d’une information véridique peut parfois constituer une faute[38].
  9.            Il faut, en outre, que le demandeur démontre une faute – malveillante ou tout simplement négligente. Le tribunal doit procéder à une analyse contextuelle des faits et des circonstances pour déterminer si une faute a été commise. La situation doit être considérée dans son contexte et dans son ensemble.
  10.            Trois situations sont susceptibles d’engager la responsabilité de l’auteur de paroles diffamatoires. D’abord, c’est le cas lorsque des propos désagréables à l’égard d’un tiers sont prononcés tout en les sachant faux. De tels propos ne sont alors tenus que par méchanceté avec l’intention de nuire à autrui. 
  11.            La seconde situation se produit lorsqu’une personne propage des informations désagréables sur autrui alors qu’elle devrait les savoir fausses.
  12.            Enfin, le troisième cas est celui de la personne médisante qui tient, sans juste motif, des propos défavorables, mais véridiques, à l’égard d’un tiers[39].

L’impression générale

  1.            L’impression générale doit guider l’appréciation de l’existence d’une faute. L’examen global de l’objet du recours en diffamation est nécessaire, afin d’évaluer sa teneur, sa méthodologie et son contexte. Dans tous les cas, l’appréciation de la faute demeure une question contextuelle qui s’évalue selon les faits et les circonstances. J’y reviendrai plus en détail plus tard dans le jugement.
  2.            La véracité et l’intérêt public ne sont que des facteurs à considérer pour évaluer le caractère fautif du comportement lors de l’analyse contextuelle globale de la faute dans une poursuite pour diffamation intentée en vertu du C.c.Q.[40]  
  3.            De manière générale, selon la norme prévue à l’article 1457 C.c.Q., la faute correspond à une conduite qui s’écarte de la norme de comportement qu’adopterait une personne raisonnable. Il s’agit du comportement qu’une personne informée adopterait dans les circonstances en question. Le concept de personne raisonnable a un caractère normatif et non descriptif.

Les normes professionnelles

  1.            Les journalistes et les médias n’auront commis une faute que s’il est démontré qu’ils n’ont pas respecté les normes professionnelles. Les journalistes doivent respecter les standards de la profession et tenter, dans la mesure du possible, de transmettre une information exacte et complète, fruit d’une enquête sérieuse. Ils ont pour fonction de rechercher, de traiter et de communiquer de l’information. Il ne s’agit pas d’une science exacte.
  2.            Ils ont aussi vocation de commenter et d’interpréter celle-ci. Les journalistes ne sont pas tenus à un critère de perfection absolue. La faute ne se réduit pas à la seule publication d’une information erronée. Elle se rattache à l’inexécution d’une obligation de diligence ou de moyen. 
  3.            La conduite du journaliste raisonnable devient donc une balise de la plus haute importance. Elle représente la norme par excellence à l’aune de laquelle on déterminera si une faute a été commise, de même que le cadre de référence servant à passer au crible d’autres éléments importants à prendre en considération, tels que la véracité, la fausseté et l’intérêt public.
  4.            De plus, même si la distinction entre faits et opinions ne coule pas toujours de source, la norme applicable à l’évaluation de la faute varie selon les propos attaqués. Par exemple, la norme de conduite qui trouve application en présence d’énoncés de fait se distingue de celle ayant pour vocation de régir l’expression d’une opinion, laquelle, souvent, échappe par définition à toute contre-vérification[41].
  5.            En somme, dans le contexte d’un reportage produit à la suite d’une enquête journalistique, il faut procéder à une lecture, à une compréhension et à une analyse globale du message et du contenu du reportage afin de déterminer quelle interprétation en ferait un citoyen ordinaire, plutôt que de décortiquer de manière chirurgicale chaque phrase, chaque échange, chaque témoignage ou encore chaque image dans le but de trouver une faille.
  6.            Il faut se rappeler que l’évaluation ne doit pas se faire au regard d’une norme de perfection. La raisonnabilité constitue une norme qui s’adapte au contexte. Le fait qu’un reportage ne fasse pas référence à tous les éléments qu’un citoyen ordinaire aurait peut-être voulu voir dans une émission de ce genre ne constitue pas une faute.

LE CONTEXTE

  1.            Les faits dans cette affaire ne sont pas contestés. Les demandeurs n’ont administré aucune preuve factuelle visant à démontrer que les défenderesses n’ont pas respecté les Normes et pratiques journalistiques de Radio-Canada (NPJ)[42].
  2.            Cependant, les demandeurs et leur expert, le professeur Bernier, sont d’avis que la preuve prépondérante dans cette affaire démontre que l’enquête journalistique effectuée par l’équipe d’Enquête, lorsqu’analysée globalement, ne peut être qualifiée de rigoureux travail de collecte et de vérification des informations au sens des normes journalistiques.
  3.            Les demandeurs sont aussi d’avis que la méthodologie et la teneur du reportage ne correspondent pas à la norme du journaliste prudent et diligent.
  4.            De plus, et étonnamment, alors même que d’un même élan, ils déposent en preuve l’extrait de l’intervention du Sergent Robert Lebrun devant la Commission Viens lorsqu’il témoigne avec la Sergente Brigitte Dufresne du service de police de la Ville de Montréal le 16 août 2018[43], les demandeurs reprochent aux défenderesses, et surtout à Dupuis personnellement, des fautes dans la cueillette de l’information et dans la présentation du reportage.
  5.            Il est utile de souligner que devant la Commission Viens, le Sergent Lebrun a spontanément décrit, et ce, de manière très candide, la réalité des femmes autochtones au Québec et a exposé les difficultés rencontrées lors des enquêtes dans ce genre de dossier, tant par ces femmes que par les journalistes et l’ensemble du système judiciaire, y compris les policiers.
  6.            Selon le Sergent Lebrun :

[La] difficulté dans ces dossiers-là, c’est que les victimes sont souvent victimes d’événements, plusieurs événements dans leur vie. Leur état fait en sorte que, bon, la mémoire, c’est pas un disque dur qu’on peut faire jouer hors de tout doute, là, puis qu’on est capable de ramener. Donc on est obligé d’aller avec les souvenirs de ces gens-là et qui dit qu’on ne mélange pas des fois certains événements avec d’autres, etc., etc. Donc dire est-ce qu’elle est allée au Walmart directement? Est-ce qu’elle est allée dans…dans cour du poste, cette journée-là, c’est ça qui est difficile à…à déterminer. Mais on peut pas non plus porter un jugement sur des hypothèse que ça pourrait être ça. Vous comprenez? C’est…c’est…une grosse problématique.

[Soulignement ajouté]

  1.            La Sergente Dufresne qui, à la demande des demandeurs, a témoigné lors du procès n’a pas nié ce que le Sergent Lebrun avait à dire à cet égard. En tout cas, elle n’a certainement pas saisi l’occasion qui lui était offerte d’affirmer le contraire.
  2.            Quoi qu’il en soit, au moment du reportage, la ville de Val-d’Or, chef-lieu de la Municipalité régionale de comté (MRC) de la Vallée-de-l’Or en Abitibi-Témiscamingue, à proximité de la réserve faunique La Vérendrye, était une ville carrefour et une plaque tournante où vivait, au centre-ville, une population itinérante intoxiquée, dont la grande majorité était, selon les demandeurs, autochtone10F[44].
  3.            Certains demandeurs ont même qualifié le groupe s’y retrouvant fréquemment comme étant le « noyau » ou le « noyau dur »11F[45] de la population du centre-ville.
  4.            Il y avait aussi, depuis 2014, une directive de tolérance zéro pour la violation de la règlementation municipale au centre-ville, visant spécifiquement la population itinérante en question. Cela avait résulté en une augmentation importante de l’émission de constats d’infractions à l’égard de cette population[46]. 
  5.            La relation entre les policiers et cette population itinérante autochtone était donc déjà tendue avant le reportage, en raison, entre autres, de nombreuses interventions policières auprès de celle-ci12F[47].
  6.            À l’époque, à Val-d’Or, aucune formation ni programme spécialisé n’existaient pour les policiers qui travaillaient en milieu autochtone15F. En effet, la première formation sur la réalité autochtone a été donnée au poste 144 au courant de l’été 201516F[48]. Avant le reportage du 22 octobre 2015, il y avait également un important manque de ressources à ce poste, compte tenu de la quantité d’interventions quotidiennes pratiquées par les policiers et policières dans une ville de cette taille17F[49].
  7.            Au début de 2015, dans un contexte où les communautés autochtones et plusieurs organismes réclamaient depuis de nombreuses années une commission d’enquête au sujet du grand nombre de femmes autochtones disparues ou assassinées, Dupuis, une journaliste chevronnée de Radio-Canada possédant une quarantaine d’années d’expérience sur le terrain, dont plus de trente ans en affaires publiques, et plus particulièrement en journalisme d’enquête, s’intéresse à ce sujet. J’y reviendrai.
  8.            Par le passé, à titre de journaliste d’enquête, Dupuis avait déjà réalisé plusieurs reportages ayant mené à des changements importants dans la société. Elle avait, par exemple, fait un reportage sous forme d’une enquête historique sur le camouflage par l’industrie de l’amiante et de la nocivité de ce produit sur les travailleurs. À l’époque, le gouvernement de Pauline Marois avait par la suite décidé de ne pas rouvrir la mine Jeffrey, une mine d’amiante à ciel ouvert située au Québec, près de la ville de Val-des-Sources.
  9.            Dupuis avait aussi effectué un reportage sur la vente d’alcool à 94 % par la Société des alcools du Québec au Nunavik et dans la communauté mohawk de Kahnawake au lendemain de la crise d’Oka.
  10.            Au cours de sa carrière, Dupuis a reçu des prix prestigieux en journalisme, autant au Canada, qu’à l’international.
  11.            Concernant le reportage en question, Dupuis travaillait avec Emmanuel Marchand, un autre journaliste chevronné de Radio-Canada, cumulant plus de trente ans d’expérience en tant que journaliste et réalisateur, autant pour le réseau francophone que pour le réseau anglophone de Radio-Canada, The Canadian Broadcasting Corporation ou CBC.
  12.            Marchand avait été réalisateur pour des reportages d’enquêtes journalistiques entre 2009 et 2017 avant de devenir réalisateur-coordonnateur pour Enquête en 2017. À ce titre, il faisait partie de la direction de l’émission et était impliqué dans l’ensemble des décisions éditoriales et de leur application. Depuis 2021, Marchand est le premier réalisateur de Fifth Estate, émission sœur d’Enquête au réseau CBC, sur les ondes depuis 1974.
  13.            Enquête était et demeure l’émission d’affaires publiques phare de Radio-Canada. Elle emploie environ dix équipes de journalistes et de réalisateurs, ainsi que trois journalistes-recherchistes. En 2015, Jean Pelletier en était le rédacteur en chef. Il avait un pouvoir décisionnel, notamment quant à l’application des NPJ, d’autant plus qu’il était également le directeur des affaires publiques de la société d’État; c’est à lui qu’incombait la responsabilité du produit journalistique final.
  14.            Blais, la réalisatrice-coordonnatrice, gérait au quotidien l’émission hebdomadaire. Ensemble, les patrons supervisaient les équipes, approuvaient les sujets et les budgets, s’assuraient que les équipes étaient en place pour les reportages et garantissaient un lien, le cas échéant, avec le contentieux interne, ainsi qu’avec le directeur de l’information, Michel Cormier. En tant que directeur de l’information du réseau français de Radio-Canada au moment des faits, Cormier n’était pas impliqué dans les décisions quotidiennes en lien avec le reportage.
  15.            Le contentieux interne et Cormier n’étaient concernés directement qu’à certains moments de la confection du reportage, notamment lors de la validation de l’application des NPJ.
  16.            La confection du reportage en question s’est échelonnée sur une période d’environ dix mois, en débutant par des démarches préliminaires de recherche. S’ensuivit un travail de cueillette d’informations d’une durée d’environ sept mois, puis la scénarisation, le montage et la validation auprès de la direction de l’émission avant la diffusion du reportage. Dupuis effectue six déplacements à Val-d’Or entre mars et octobre 2015, deux fois seule et quatre fois accompagnée de Marchand et de l’équipe technique, soit un caméraman et un preneur de son.
  17.            Entre les voyages, Dupuis entreprend d’autres démarches, notamment des entretiens téléphoniques avec plusieurs personnes dans le but de recueillir davantage d’informations et de faire avancer son enquête. La plupart du temps, Dupuis effectue seule les démarches, en informe Marchand et en discute avec lui. Durant chaque voyage, l’équipe tient la direction de l’émission au courant des développements de la cueillette.
  18.            Sur les lieux, la grande majorité des sources, composées essentiellement de femmes autochtones ayant vécu certains événements traumatiques et de quelques intervenantes sociales qui recevaient leurs confidences, témoignent à visage découvert, ce qui permet à l’équipe d’Enquête de récolter plusieurs témoignages.
  19.            L’équipe et la direction d’Enquête prennent la décision éditoriale de ne nommer aucun des policiers visés par les allégations des différentes sources et ce, même si l’équipe connaissait les noms de plusieurs d’entre eux.
  20.            Selon Radio-Canada, cette décision éditoriale, relevant de sa discrétion, visait à mettre l’accent sur l’existence d’une situation d’abus de diverses natures, situation qui impliquait un important organisme public – la S.Q. – redevable à la population. Aussi, selon Radio-Canada, cette décision a été prise dans un contexte où l’équipe savait qu’elle ne pourrait confronter individuellement chacun des policiers nommés par les sources, ni confirmer certains faits quant à leur identité, car ceux-ci étaient uniquement connus de la S.Q.
  21.            En tout état de cause, le reportage précise, à plusieurs reprises, que ce ne sont pas tous les policiers de Val-d’Or qui sont visés par les allégations, mais plutôt un petit nombre d’entre eux et ce, sur une assez longue période.
  22.            Voici quelques extraits[50] explicites tirés du reportage qui le confirment :

MADAME JOSÉE DUPUIS:

Puis le fameux chalet de ski de fond, de la Route de l'Aéroport les policiers se font faire des pipes par des femmes autochtones, c'est-tu une rumeur ça ou c'est vrai?

MADAME PRESCILLA PAPATIE:

C'est pas une rumeur ça, c'est vrai ça.

[…]

MADAME JOSÉE DUPUIS (Voix hors champ):

Ces femmes pour la première fois prennent la parole et dénoncent publiquement le mépris qu'elles subissent de la part de ceux qui, normalement, devraient les protéger.

MADAME BIANKA MOUSHOUN:

Bien moi j'en ai connu, une, deux... six (6), sept (7), sept (7) agents de la S.Q. que, t'sé qu'ils me demandaient de faire des fellations puis...

MADAME JOSÉE DUPUIS:

Sept (7) agents de la S.Q. qui t'ont demandé ça?

[…]

MADAME CAROLE MARCIL:

J'ai pas la chienne des polices, mais ceux-faut qu'y arrêtent de faire du mal aux filles, qu'est-ce qui se passe en ce moment, c'est grave .

[…]

MADAME MANI DECOURCY:

En plein hiver, si il fait moins quarante (- 40) dehors, quelqu'un se fait ramasser puis débarquer à l'aéroport.

MADAME JOSÉE DUPUIS:

Pis embarquer par la police.

VOIX NON IDENTIFIÉE:

Oui.

[…]

MADAME JOSÉE DUPUIS (Voix hors champ):

Elle se sont mises à dénoncer pour la première fois publiquement le comportement de certains policiers. Charlène Papatie a parlé de sa sœur qui a été reconduite la nuit, très loin du centre-ville. Une pratique douteuse pour permettre aux femmes en état d'ébriété de dessoûler en revenant à pied. Une pratique qui les rend encore plus vulnérables.

MADAME CHARLENE PAPATIE:

Elle était soûle, elle s'est fait ramasser par la police, elle s'est fait envoyer à... t'sé vers le Chemin de l'Aéroport, puis il fallait qu'elle pique le bois elle. «Tiens va te cacher là-bas, va te cacher là-bas, va-t'en dans le bois», t'sé puis la police était comme... bien insistante. Je pense qu'elle avait pogné un policier vraiment raciste là. Quand ils ne la voyaient plus, bien, c'est qu'ils sont partis. Puis ma sœur, bien, elle a ressorti du bois, puis en marchant jusqu'à la ville.

[…]

MADAME JOSÉE DUPUIS (Voix hors champ):

Des policiers profiteraient de ces endroits isolés. Priscilla Papatie nous conduit vers l’un d’entre eux à l’extérieur de la ville.

MADAME JOSÉE DUPUIS:

Priscilla on s’approche de…du chemin…

MADAME PRESCILLA PAPATIE:

Du chemin de Baie Carrière.

[…]

Le fameux chemin des filles, c’est là où ce que le monde…le monde ils nous amenaient quand ils voulaient avoir des faveurs là.

MADAME JOSÉE DUPUIS:

Avec la police?

MADAME PRESCILLA PAPATIE:

Oui, le petit chemin qui est dans le coin drette là là.

[…]

MADAME JOSÉE DUPUIS (Voix hors champ):

Bianka nous conduit ensuite au belvédère, un lieu désert la nuit venue.

MADAME JOSÉE DUPUIS:

Toi est-ce que ça te dérangeait ça, tu te sentais-tu exploitée par eux? Comment tu te sentais?

MADAME BIANKA MOUSHOUN:

Bien moi, t'sé, moi t'sé, j'étais tellement, j'étais tellement gelée que moi, t'sé, ça me faisait rien, t'sé, comme genre j'avais rien à foutre, moi, t'sé moi ce que je voulais c'était de l'argent pour me payer de la dope, je faisais ça pour ça, puis...

MADAME JOSÉE DUPUIS:

Puis t'en as eu combien de policiers comme ça?

MADAME BIANKA MOUSHOUN:

Sept (7).

MADAME JOSÉE DUPUIS:

Puis t'es pas la seule là?

MADAME BIANKA MOUSHOUN:

Non, je suis pas la seule.

MADAME JOSÉE DUPUIS:

Vous étiez plusieurs?

MADAME BIANKA MOUSHOUN:

Oui, plusieurs filles.

[…]

MADAME JOSÉE DUPUIS:

Les filles autochtones?

MADAME BIANKA MOUSHOUN:

Oui.

MADAME JOSÉE DUPUIS:

Surtout?

MADAME BIANKA MOUSHOUN:

Oui, surtout les filles autochtones, oui.

[…]

MADAME JOSÉE DUPUIS (Voix hors champ):

Le Manoir, un bar très fréquenté par les autochtones à Val-d'Or. En fait, le seul bar qui les accueille d'emblée. Carole Marcil est barmaid, c'est la maîtresse des lieux. Des confidences elle en a eu. Des interventions policières musclées à l'endroit de femmes autochtones, elle en a vu.

MADAME CAROLE MARCIL:

Elles confient ce que, comme quoi si elles font pas des... des... si elles leur font pas ce que c'est que le policier demande, il les garroche en bas du char, puis il va les mener dans les chemins de gravelle.

MADAME JOSÉE DUPUIS:

Si elles font pas quoi?

MADAME CAROLE MARCIL:

Si elles font pas des fellations, des blow job en bon québécois, des blow job, si elles font pas ça, elles se font... elles se font massacrer. Elles arrivent avec des claques, puis des... des bleus, puis des coups de poing, puis des brûlures dans le fond de la tête, puis...

MADAME JOSÉE DUPUIS:

C'est pas juste une femme à qui c'est arrivé?

MADAME CAROLE MARCIL:

Non. Quinze (15), vingt (20) personnes, trente (30) peut-être. C'est assez hein?

[…]

MADAME JOSÉE DUPUIS (Voix hors champ):

Voici les blessures subies par cette jeune femme. Nous l'avons rencontrée au Manoir. Elle nous a raconté comment un policier de Val-d'Or l'a malmenée après qu'elle soit montée dans sa voiture. Elle n'a pas voulu être identifiée, mais elle a écrit ceci:

VOIX HORS CHAMP:

«Il m'a poussée hors de l'auto lorsque nous étions sur le chemin de Waswanipi vers Val-d'Or. Il voulait que je lui fasse une fellation et j'ai refusé. Il m'a poussée en dehors de l'auto. Il m'a tiré par les cheveux. Il m'a laissée seule sur l'autoroute.»

MADAME JOSÉE DUPUIS:

Elle parle d'un policier qui n'était pas en uniforme mais qui se disait policier.

MADAME CAROLE MARCIL:

(Inaudible) pas en uniforme mais elle l'a reconnu. Qu'est-ce qu'il faisait dans le bout de Waswanipi lui ? C'est peut-être ça son trip de ramasser des filles quand il ne travaille pas, puis en plus il les ramasse quand il travaille, à un moment donné c'est assez là.

MADAME JOSÉE DUPUIS (Voix hors champ):

Carole Marcil a hésité longtemps avant de nous parler à visage découvert. Elle insiste pour dire que ce n'est pas tous les policiers qui agissent de la sorte.

MADAME JOSÉE DUPUIS:

Vous avez leurs noms?

MADAME CAROLE MARCIL:

Je veux juste pas avoir de trouble avec la police, puis c'est pas tous des pas bons, il y en a deux (2), trois (3), quatre (4) pommes pourrîtes dans la gang, c'est tout .

[…]

MADAME JOSÉE DUPUIS:

Les policiers qui seraient supposés vous protéger, ce n'est pas ça qu'ils font là.

[…]

[Soulignement ajouté]

  1.            Cette confirmation – c’est-à-dire qu’il s’agit plutôt d’un petit nombre et non pas de tous les policiers – est également reprise dans la réponse qu’offre elle-même la S.Q. lors du reportage :

MADAME MARIE-MAUDE DENIS:

Dans un instant la Sûreté du Québec donne sa version des faits.

SERGENTE MARTINE ASSELIN :

Le comportement des policiers, des allégations comme vous mentionnez, c'est sûr que la Sûreté du Québec n'entérine pas ces comportements-là.

MADAME JOSÉE DUPUIS:

Madame Asselin je crois que vous êtes au courant de ce qui se passe à Val-d'Or, au poste de police de Val-d'Or, des abus que les femmes autochtones disent avoir été victimes de la part des policiers. Vous êtes au courant de ça?

SERGENTE MARTINE ASSELIN:

Oui, tout à fait.

MADAME JOSÉE DUPUIS (Voix hors champ):

La S.Q. a été mise au courant de certains abus dès le lendemain de notre rencontre avec ces femmes de Val-d'Or. L'impact de cette rencontre dans la communauté a poussé d'autres femmes autochtones à rencontrer les enquêteurs.

SERGENTE MARTINE ASSELIN:

Quatorze (14) dossiers qui ont été ouverts pour des allégations relativement à des comportements de nos policiers. Donc on parle notamment d'abus de pouvoir ou de voies de fait.

MADAME JOSÉE DUPUIS:

Donc vous avez identifié certaines personnes?

SERGENTE MARTINE ASSELIN:

Effectivement, il y a huit (8) policiers qui ont été rencontrés.

MADAME JOSÉE DUPUIS:

Mais huit (8) policiers dans une petite ville comme Val-d'Or c'est beaucoup ça?

SERGENTE MARTINE ASSELIN:

Effectivement, c'est plusieurs policiers.

MADAME JOSÉE DUPUIS:

C'est beaucoup huit (8) policiers dans une petite ville qui s'en prennent comme ça aux femmes autochtones. Qu'est-ce que ça dénote, qu'est-ce que ça dit?

SERGENTE MARTINE ASSELIN:

Je comprends que c'est huit (8) policiers dans le poste, ça demeure que c'est des accusations... ce sont des allégations et non des accusations pour le moment. Tous les dossiers seront soumis au Directeur des poursuites criminelles et pénales, et à ce moment-là on pourra voir la suite des choses.

MADAME JOSÉE DUPUIS (Voix hors champ):

Huit (8) policiers sur une cinquantaine en poste à Val-d'Or. Ces policiers sont toujours au travail pour le moment. Parmi les allégations, deux (2) cas d'abus sexuels. Nous savons que l'une des victimes est Priscilla Papatie. Lors de l'entrevue, la S.Q. attendait toujours sa venue.

[…]

SERGENTE MARTINE ASSELIN:

Malheureusement la victime n’est pas prête. Par contre lorsqu’elle sera prête, évidemment elle sera rencontrée par les enquêteurs de la Direction des normes professionnelles.

MADAME JOSÉE DUPUIS (Voix hors champ):

La Direction des normes professionnelles ce sont les policiers qui enquêtent sur les policiers.

SERGENTE MARTINE ASSELIN:

Ce n'est pas les enquêteurs du poste de Val-d'Or, c'est vraiment une unité d'enquête externe qui mène cette enquête-là.

[…]

MADAME JOSÉE DUPUIS (Voix hors champ):

Bien qu'elle dise avoir réagi très vite à la situation, la S.Q. n'est pas au courant de certains comportements de ses agents.

MADAME JOSÉE DUPUIS:

Mais, des femmes qui font des fellations à des policiers dans des petits chemins forestiers, des femmes qui se font reconduire loin du centre-ville...

SERGENTE MARTINE ASSELIN:

Mais je vous rassure que les propos que vous venez de tenir ce ne sont pas des allégations qui ont été... dont nous avons été informés. Les policiers, non, nous on n'était pas au courant de ces abus sexuels là. Le comportement des policiers, des allégations comme vous mentionnez, c'est sûr que la Sûreté du Québec n'entérine pas ces comportements-là.

 [Soulignement ajouté]

  1.        Rappelons qu’au moment de l’introduction de l’instance, tous les demandeurs étaient policiers ou policières à la S.Q., affectés au poste de police de la MRC de la Vallée-de-l’Or, soit le poste 144 situé dans la ville de Val-d’Or. En date de la fin du procès, seul le demandeur, Benoît Gosselin, n’exerçait plus ses fonctions de policier.
  2.        Ainsi, les demandeurs reprochent à Radio-Canada et Dupuis d’avoir porté atteinte à leur réputation par la diffusion d’informations fausses alors qu’elles savaient que les vérifications requises par les NPJ n’avaient pas été effectuées afin de s’assurer de l’exactitude de ces informations.
  3.        Les défenderesses réfutent ces accusations. 

L’ANALYSE

  1.        Les demandeurs recherchent des réponses affirmatives, entre autres, aux questions suivantes : Radio-Canada et Dupuis ont-elles commis une faute dans la cueillette et dans la présentation du reportage du 22 octobre 2015? Ont-elles commis une faute en diffusant à nouveau le reportage le 21 novembre 2016 et en rediffusant un extrait de l’entrevue de Mme Priscilla Papatie le 19 septembre 2019? Les demandeurs ont-ils subi des dommages? Les allégations transcendent-elles l’écran de la généralité et atteignent-elles personnellement les demandeurs ? Ceux-ci ont-ils subi un dommage personnel? Et enfin, existe-t-il un lien de causalité entre la faute et les dommages, s’il y a lieu?
  2.        Les défenderesses, en revanche, soumettent que le litige s’articule plutôt autour de deux questions : la démarche de corroboration utilisée par Radio-Canada est-elle une démarche qui correspond à ses normes et pratiques journalistiques dans le cas d’un reportage de même nature? Les demandeurs ont-ils subi une atteinte personnelle à leur réputation à la suite de la diffusion du reportage, ou les inconvénients qu’ils ont subis sont-ils plutôt une conséquence malheureuse de la crise sociale qui s’en est suivie?
  3.        Les défenderesses recherchent également une déclaration à l’effet que la poursuite des demandeurs est abusive en vertu de l’article 51 du Code de procédure civile[51]. 
  4.        Selon les défenderesses, bien que cette procédure soit plus souvent utilisée lorsqu’un justiciable estime que la poursuite intentée est manifestement mal fondée, le C.p.c. prévoit, depuis maintenant plusieurs années, que l’abus peut aussi résulter de l’utilisation des procédures dans un autre but, si cela a pour effet, entre autres, de limiter la liberté d’expression d’autrui dans le cadre de débats publics.
  5.        Les défenderesses soutiennent que la poursuite des demandeurs a été signifiée dans le but de contrôler le débat public. Elles reprochent aux demandeurs d’avoir utilisé les procédures judiciaires pour rendre publique leur version des faits – puisque les directives de leur employeur et les décisions de communication prises par la S.Q. les en empêchaient – et d’avoir tenté d’intimider les sources des défenderesses pour éviter de nouvelles dénonciations ou de nouveaux témoignages devant une éventuelle commission d’enquête.

Résumé des motifs

  1.        Pour les motifs qui suivent, les demandes respectives des parties sont rejetées sans frais de justice. Les demandeurs n’ont pas réussi à démontrer, selon la prépondérance des probabilités, l’existence d’un préjudice ou d’une atteinte à leur réputation.
  2.        Les défenderesses n’ont commis aucune faute journalistique. Radio-Canada et Dupuis ont respecté les normes professionnelles du journalisme dans leur reportage du 22 octobre 2015, et au moment de sa rediffusion en 2016 et en partie en 2019.
  3.        De surcroît, la demande introductive d’instance des demandeurs n’est pas abusive. De l’aveu même des défenderesses, l’action intentée par les demandeurs soulève certaines questions valables.
  4.        Dans l’ensemble et vu globalement, le reportage, bien qu’imparfait à certains égards selon les demandeurs – à mon avis aucun reportage d’enquête ne peut atteindre la perfection – respecte le fragile équilibre entre le droit à la liberté d’expression et la protection de la réputation.
  5.        Les personnes qui sont en position d’autorité en raison de leur uniforme et de leur statut doivent assumer les responsabilités et les critiques qui en découlent parfois. La critique respectueuse de l’autorité est non seulement permise et utile, mais elle est même parfois nécessaire pour le bon fonctionnement d’une société libre et démocratique.
  6.        Dans le présent dossier, je suis d’avis que les policiers ont fait preuve d’une sensibilité immodérée, comme ce fut d’ailleurs le cas dans l’affaire entendue par mon collègue le juge Louis-Philippe Galipeau il y a près de trente ans.
  7.        Pour ces motifs, je ferai également miens les commentaires de ce dernier réagissant aux témoignages de plusieurs policiers de Sherbrooke dans le contexte d’une action en diffamation entreprise par leur association à la suite de propos désobligeants tenus à leur égard et diffusés le 10 septembre 1992 sur les ondes d’une station de télévision locale[52].

43. Plusieurs témoins membres de l'association et produits par elle, sont venus faire part au Tribunal de leur réaction personnelle à la suite du reportage de Delorme et manifester leur désapprobation des propos qu'il a tenus à l'endroit des policiers de Sherbrooke.

44. Tout en se gardant de mettre en doute la sincérité de ces témoins, et reconnaissant qu'ils peuvent et ont le droit de réagir avec émotivité à des propos qu'ils jugent blessants et désobligeants, le Tribunal ne peut pas s'empêcher de s'étonner de leurs réflexes qu'il trouve pour le moins surprenants. Ce sont pourtant là des personnes aguerries, reconnues pour leur force de caractère, leur maîtrise de soi, leur résistance et leur quasi-imperméabilité à l'insulte venant de ceux qu'elles interpellent, leur robustesse et leur objectivité fruits de l'expérience acquise au contact de drames humains dont elles ont été maintes et maintes fois les témoins dans l'exercice de leurs fonctions. Il lui est difficile de croire qu'elles puissent avoir les nerfs et la sensibilité si à fleur de peau et l'épiderme si sensible, que les propos de Delorme aient pu les bouleverser autant qu'elles l'ont mentionné dans leur témoignage. Les policiers ne sont pas aussi pusillanimes qu'on a voulu le dire et le Tribunal refuse de prendre ces témoignages au pied de la lettre. 

45. Par ailleurs, que des policiers aient été choqués, froissés et frustrés de la teneur des propos de Delorme n'est pas «in se» une preuve que des dommages ont pu être causés à leur association. Cette dernière, si elle voulait établir ses dommages, se devait de prouver que les propos de Delorme ont eu sur elle un effet négatif, mesuré dans la population en général et faisant état d'une baisse d'estime à son endroit et d'une dégradation de la réputation de policier dans l'esprit de cette même population. Elle se devait aussi de prouver que cet effet négatif, s'il en fut un, a été causé directement par la diffusion du reportage diffamatoire, ce qu'elle est loin d'avoir établi.

[L’emphase en italique est du texte original, soulignement ajouté]

Le préjudice ou l’atteinte à la réputation

  1.        Au risque de me répéter, il n’existe aucun recours particulier au Québec pour sanctionner la diffamation[53]. L’action en diffamation repose sur l’article 1457 C.c.Q. Ainsi, comme pour toute action en responsabilité civile, délictuelle ou quasi délictuelle, les demandeurs doivent établir, selon la prépondérance des probabilités, l’existence d’un préjudice, d’une faute et d’un lien de causalité entre les deux[54]. Les trois éléments de la responsabilité civile sont en cause en l’espèce. J’examinerai chacun de ces critères à tour de rôle.
  2.        Dans l’intervalle, il suffit de signaler, encore une fois, qu’il s’agit d’un domaine du droit où il importe de bien distinguer la faute du préjudice. La preuve du préjudice ne permet pas de présumer qu’une faute a été commise. La démonstration de la commission d’une faute n’établit pas, à elle seule, l’existence d’un préjudice susceptible de réparation[55].
  3.        Afin de démontrer, comme l’exprime la Cour suprême[56] et l’examine la Cour d’appel[57], le premier élément de la responsabilité civile dans cette affaire, soit l’existence d’un préjudice, ou d’une atteinte à la réputation, les demandeurs devaient me convaincre, selon la prépondérance de la preuve, que l’ensemble du reportage du 22 octobre 2015 – soit les propos et les images – a fait perdre l’estime ou la considération de chacun des demandeurs individuellement ou, exprimé autrement, que l’ensemble du reportage a suscité à l’égard de tous personnellement des sentiments défavorables ou désagréables.
  4.        Au Québec, un recours en diffamation, à l’endroit d’une personne ou d’un groupe, ne peut réussir que si les demandeurs ont dans les faits chacun subi un préjudice personnel[58]. En d’autres termes, chacun des membres du groupe doit donc avoir subi une atteinte à la réputation qui ne relève pas simplement de son appartenance au groupe[59].
  5.        La diffamation doit traverser l’écran de la généralité du groupe et atteindre personnellement ses membres. Cela dit, la victime n’a pas à être expressément nommée ou désignée pour pouvoir exercer un recours en diffamation[60]. Des attaques dirigées contre un groupe peuvent, dans les faits, atteindre certains ou l’ensemble de ses membres personnellement[61].
  6.        Rappelons qu’il s’agit bien évidemment d’une question contextuelle de faits et de circonstances. Chaque cas est un cas d’espèce. Comme indiqué précédemment, plusieurs facteurs peuvent permettre la détermination de l’existence d’un préjudice personnel. Parmi eux doivent être considérés la taille et la nature du groupe, le lien du demandeur ou des demandeurs avec le groupe, l’objet réel de la diffamation, la gravité ou l’extravagance des allégations, la vraisemblance des propos et la propension à emporter l’adhésion et autres facteurs extrinsèques. Cette liste n’est pas exhaustive et aucun des facteurs n’est à lui seul déterminant.
  7.        Afin de déterminer l’objet réel des attaques, il faut analyser les termes, gestes ou images utilisés pour véhiculer le message. La précision des allégations ou, à l’inverse, leur caractère général influencera l’analyse du caractère personnel du préjudice. Plus les allégations sont générales, évasives et imprécises, plus il sera difficile de traverser l’écran du groupe[62].
  8.        Enfin, lorsqu’un segment du groupe est visé, les allégations rejailliront difficilement sur tous les membres de manière personnelle. Cette situation se présente lorsque les propos contiennent des expressions telles que « certains », « quelques » ou « plusieurs ».
  9.        Cependant, étant donné qu’il n’est pas nécessaire que l’allégation porte en toute certitude sur chacun des membres, mais plutôt qu’un soupçon s’incruste dans l’esprit du citoyen ordinaire, de pareilles situations peuvent, à l’occasion, donner lieu à un recours en diffamation par un membre du groupe, certains d’entre eux ou encore l’ensemble du groupe[63].
  10.        Rappelons aussi qu’au Québec, une personne est diffamée lorsqu’un individu ou plusieurs personnes lui renvoient une image inférieure à celle que non seulement elle a d’elle-même, mais surtout qu’elle projette aux « autres » dans le cours normal de ses interactions sociales.
  11.        Rappelons enfin que l’examen de l’atteinte à la réputation se fait objectivement à travers les yeux d’un citoyen ordinaire, récepteur des propos ou des gestes litigieux et non à travers ceux de la victime elle-même, en adoptant une perspective qui se veut à la fois rationnelle et empreinte de réalisme.
  12.        Ce citoyen ordinaire, comme je l’ai déjà indiqué, n’est ni un encyclopédiste ni un ignare. Il est doué de bon sens, est conscient du contexte dans lequel les propos incriminés sont tenus et sait faire preuve de jugement et de discernement.
  13.        Cette personne est en mesure de faire une lecture d’ensemble de la situation et de considérer les propos en litige comme un tout, sans disséquer ou déconstruire ceux taxés de diffamation[64].
  14.        Je propose, à ce stade, d’énumérer sommairement les nombreux facteurs présentés par les demandeurs qui, selon eux, démontrent qu’ils ont subi un préjudice suite à la diffusion du reportage.
  1.                  La taille du groupe
  1.        Les demandeurs soumettent que dans la présente affaire, Radio-Canada a diffusé des propos diffamatoires visant des personnes membres d’un groupe restreint, soit des policiers de la S.Q., en poste à Val-d’Or, et non pas tous les policiers de la S.Q. à travers la province.
  2.        Selon les demandeurs, chacun des quarante-deux policiers nommés dans la demande introductive d’instance est personnellement atteint par les allégations contenues dans le reportage du 22 octobre 2015. Ils ajoutent qu’au moment du reportage, environ soixante policiers travaillaient au poste 144 de la S.Q. à Val-d’Or, et que par conséquent, il s’agit d’un nombre significatif de personnes visées dans une ville d’environ trente-trois mille habitants[65].
  3.        Les demandeurs reconnaissent cependant que la taille d’un groupe n’est pas le facteur déterminant, qu’elle doit être mise en balance avec d’autres considérations et que seule une analyse contextuelle permet de déterminer le caractère personnel du préjudice. En général, plus le groupe est strictement organisé et homogène, plus il sera facile d’établir que le préjudice est personnel.
  1.                La nature du groupe
  1.        Selon les demandeurs, les soixante policiers de la S.Q., en poste à Val-d’Or, forment un groupe facilement identifiable. Ils portent un uniforme lorsqu’ils patrouillent, et ce, dans des voitures marquées du logo de leur organisation.
  2.        Il s’agit d’un groupe doté d’une chaîne de commandement, d’une discipline stricte et d’un grand sens de la cohésion. La situation des demandeurs est, à leur l’avis, assimilable à celle des agents correctionnels visés dans l’affaire A.U.P.E.[66]
  3.        Avant de poursuivre, j’ouvre une brève parenthèse pour distinguer les faits de cette affaire de ceux de l’affaire dont je suis saisi; il s’agit de faits totalement distincts et il est dès lors difficile de comprendre pourquoi les demandeurs ont tenté de faire un quelconque rapprochement. 
  4.        Voici les raisons pour lesquelles le juge albertain estime qu’il y a eu de la diffamation à l’égard des agents correctionnels demandeurs devant lui :

[43] To fully appreciate the effect of the Denhoff article published on 26th October 1978 it is necessary to cite the comments complained of in their context. This article commenced as follows:

Roy Farran, your spying days are over.

We’ve been playing your little game now for months, Farran, and you are tired and beaten.

Twice, the solicitor-general of this province and his jail guard boys at Fort Saskatchewan have tried to seize Sun films.

And twice the wily boys from The Sun’s photography department have outfoxed the former number one spy in Israel for the British and his gang of bumbling yo-yos at the Fort Saskatchewan jail.

[44] Denhoff then discussed an incident involving a photographer named Alan Scott and made certain critical comments of the Edmonton Journal’s coverage of the incident in question.

[45] […]

Why didn’t The Journal photographer, reflecting the freedom loving philosophy of that paper, stand up and say no?

Or do what our photographers dobeat the yo-yos at their own game.

It doesn’t take much.

Roy Farran was once the hero of England for running around Palestine telling the Jews they didn’t have a right to exist as a nation.

He was Britain’s big intelligence guy.

And now his men have been outfoxed by a couple of photographers.

The Journal writes very nasty things about Farran saying it’s Nazi Germany. It Can’t Happen Here and ‘‘Jackboot mentality’’.

But what are they doing about it?

The Sun doesn’t take these guys seriouslyFarran or his goons.

We simply treat them as they area joke.

Certainly, we get editorially upset about the treatment, but let’s not give minor-leaguer Roy Farran and his gumshoes more credibility than they deserve.

They haven’t got the brains to be Nazis, the discipline to be jackboots or the mentality to philosophically endorse either of the above.

[46] This article does not specifically limit the application of the statements to guards who were actually involved in the incident. It contains such general references as “his jail guard boys”, “his gang of bumbling yo-yos at the Fort Saskatchewan jail”.

[47] The references in the portion of the article commencing with the paragraph: “Why didn’t The Journal photographer, reflecting the freedom loving philosophy of that paper, stand up and say no?” to the end of the article, can only be interpreted as applying generally to all guards employed at the Fort Saskatchewan Correctional Centre.

[48] Denhoff testified that he intended to refer only to the Solicitor General and to those individuals who were involved in the incident. The intention of the author is of no consequence on the issue of identification if the words used by him include individuals he did not intend to include.

[49] Here the ordinary meaning of the words taken in the context of the whole article includes all guards employed at the Fort Saskatchewan Correctional Centre. The author made no effort to limit his remarks to specific individuals or to the incident itself. I am satisfied that the ordinary, sensible reader would reasonably believe that comments were made generally of guards employed at the Fort Saskatchewan Correctional Centre. A reader who either knew one of the plaintiffs and was aware that he performed such duties at the Fort Saskatchewan Correctional Centre or who identified one of the plaintiffs by the distinctive uniform which he wore would be of the opinion that this article referred to that individual.

[50] The group (approximately 200 individuals) is not so large as to make it improbable that any ordinary reader would identify the plaintiffs as being referred to in the statements. Nor are the claims of such a generalized or exaggerated nature that no individual could reasonably identify them with the plaintiffs.

[Soulignement ajouté. Emphase italique est du texte original.]

  1.        Les faits en l’espèce diffèrent grandement. Le reportage d’Enquête ne vise pas tous les policiers du poste 144 à Val-d’Or, mais uniquement ceux d’entre eux impliqués dans les incidents dénoncés, et cela bien qu’aucun nom particulier n’ait été divulgué. De plus, le reportage se limite à certains incidents spécifiques.
  1.             Le lien avec le groupe
  1.        Le statut, les fonctions, les responsabilités ou les activités d’un demandeur au sein d’un groupe pourront faciliter la preuve d’un préjudice personnel[67]. Les demandeurs soumettent que les policiers de la S.Q. étaient des figures connues et familières à Val- d’Or qui, rappelons-le, est une petite communauté d’environ trente-trois mille habitants.
  2.        Selon les demandeurs, au moment du reportage du 22 octobre 2015, chacun d’entre eux était à l’emploi de la S.Q. dans cette ville, et ce, pour plusieurs, depuis de nombreuses années. Apparemment, l’ancienneté moyenne des demandeurs était de six ans et ils étaient des policiers bien implantés dans leur communauté.
  3.        De plus, selon les témoignages des demandeurs, ils étaient facilement identifiables comme policiers, alors même qu’ils étaient habillés en civil, par exemple, à l’épicerie, au restaurant ou à l’aréna. Les demandeurs ajoutent que la quasi-totalité d’entre eux se sont fait insulter à la suite de la diffusion du reportage, alors qu’ils n’avaient jamais entendu ce type d’insultes auparavant. Les demandeurs expliquent qu’ils ont subi ces attaques en raison du lien très fort qui les unit à leur groupe de policiers de Val-d’Or.
  1.             L’objet réel de la diffamation
  1.        Les demandeurs soumettent que même si le reportage du 22 octobre 2015 s’intitule «Abus de la S.Q.: Des femmes brisent le silence», ce n’est pas véritablement la S.Q. comme organisation qui est principalement visée, mais plutôt ses policiers de Val-d’Or.  Selon les demandeurs, le reportage ne diffuse pas des critiques vagues et générales de la S.Q., mais met de l’avant des gestes commis par des individus.
  2.        De l’avis des demandeurs, il est affirmé dans le reportage que les policiers de la S.Q. de Val-d’Or forcent des femmes autochtones à avoir des relations sexuelles en échange de paiements, parfois en argent, parfois en cocaïne ou en alcool, qu’ils « massacrent » les femmes autochtones si elles refusent d’effectuer certaines faveurs sexuelles, en les battant, en les brûlant, en les jetant hors d’un véhicule en mouvement, qu’ils pratiquent une « cure géographique » en amenant des femmes autochtones à l’extérieur de la ville puis en les laissant, par grand froid, sur le bord du chemin pour qu’elles dégrisent.
  3.        Ils ajoutent que le reportage insinue que les policiers se protègent entre eux pour ces abus, que les crimes perpétrés par leurs collègues ne sont pas dénoncés et enfin qu’ils sont possiblement responsables de la disparition d’une femme autochtone, à la suite d’une « cure géographique ».
  4.        Les demandeurs ajoutent qu’il est reproché aux policiers la commission de crimes, et non des manquements à des politiques administratives de la S.Q. Dès lors, à leur avis, le reportage ne fait pas la critique d’un système ou d’une idée, mais plutôt de gestes commis par des personnes[68]. Ce sont donc les policiers comme individus qui ont été diffamés par le reportage et non l’institution.
  5.        Par ailleurs, les demandeurs soumettent que le reportage ne spécifie pas combien de policiers effectuaient des « cures géographiques » ou battaient des femmes autochtones, mais prétend que «quinze, vingt, trente femmes autochtones » auraient été maltraitées par des policiers, insinuant qu’il s’agissait d’une pratique connue et tolérée par les policiers.
  6.        De l’avis des demandeurs, ce faisant, le reportage créait un doute chez les citoyens quant à la probité et l'honnêteté de l'ensemble des demandeurs. Il était impossible pour un citoyen, plaident-ils, « d’exclure un policier de l’équation – un soupçon pesait nécessairement sur ses épaules, que ce soit comme abuseur actif ou témoin passif de ces exactions ».
  1.                La gravité ou l’extravagance des allégations
  1.        Les demandeurs prétendent que les allégations amplifiées du reportage sont d’une gravité extrême. À leur avis, la gravité des allégations étant un facteur à prendre en considération, en l’espèce, même si certaines dans le reportage « peuvent paraître surprenantes, elles n’apparaissent pas comme extravagantes ou exagérées ».
  2.        Les demandeurs ajoutent, en se basant sur une décision de la Cour d’appel de la Nouvelle-Écosse[69], que plus les allégations sont sérieuses ou provocantes, plus il y aura des personnes qui risquent d’être éclaboussées.
  3.        Ils expliquent, qu’un citoyen ordinaire, n'ayant pas accès à l’ensemble du matériel journalistique « ne peut relever les contradictions flagrantes et le manque de corroboration inhérent » qui s’y trouvent.
  1.             La vraisemblance des propos et la propension à emporter l’adhésion
  1.        Citant la Cour suprême, les demandeurs soumettent également que de manière générale, une allégation plausible ou convaincante captera davantage l’attention d’un citoyen ordinaire, lui permettant plus facilement de faire le lien entre l’allégation et chacun ou certains des membres du groupe personnellement.
  2.        À l’inverse, un citoyen ordinaire écartera rapidement de sa pensée les allégations invraisemblables, sans faire de lien entre celles-ci et les membres du groupe personnellement. La vraisemblance d’une allégation utilisée et sa capacité à emporter l’adhésion sont influencées par le contexte.
  3.        La grande taille d’un groupe, la composition hétérogène de celui-ci, ainsi que la généralité des propos et leur caractère exagéré sont autant d’éléments qui viennent réduire les probabilités qu’un citoyen ordinaire ajoute foi à l’affirmation[70].
  4.        Selon les demandeurs, étant donné la nature même des allégations et du travail des policiers, les citoyens de Val-d’Or et, a fortiori, du Québec entier, ne sont pas en mesure de bien apprécier, ou de « distinguer » pour reprendre les mots des demandeurs, les extravagances des affirmations diffusées dans le reportage du 22 octobre 2015.
  5.        Les demandeurs sont d’avis que le reportage est construit d’une manière tellement convaincante qu’il est difficile pour le public en général d’y apporter des nuances. Selon les demandeurs, pour le commun des mortels, le reportage apparaît comme une preuve irréfutable des comportements reprochés aux policiers à titre de groupe.
  1.           Facteurs extrinsèques
  1.        Enfin, les demandeurs soumettent que la fiabilité du medium utilisé ou la crédibilité de l’auteur des propos sont aussi des facteurs additionnels pouvant militer en faveur de la plausibilité d’une allégation qui, à première vue, pourrait paraître invraisemblable[71].
  2.        Selon eux, l’émission Enquête de Radio-Canada est une émission d’affaires publiques réputée et considérée fiable par la population québécoise. Voici comment l’expert, le professeur Bernier, mandaté par les demandeurs, décrit la notoriété de cette émission :

À propos de l’émission Enquête

Il ne fait aucun doute que les informations diffusées dans le cadre de l’émission Enquête sont considérées comme véridiques, et donc crédibles, par une grande partie de la population québécoise. Du reste, dans un ouvrage consacré à Enquête, on affirme que : « Jamais, dans l’histoire récente du Québec, le travail des artisans d’une émission d’affaires publiques n’aura eu un tel effet sur le cours des choses », parlant ici de l’impact des reportages relatifs à la collusion et la corruption dans l’octroi de contrats publics. Le reportage intitulé « Abus de la S.Q. : Des femmes brisent le silence » a eu un impact important en raison de la crédibilité accordée à Radio-Canada, ce qui a été l’élément déclencheur conduisant à la création de la Commission Viens. Pour plusieurs, il est maintenant pris pour acquis que ce reportage était véridique et fiable :

« Un reportage de Radio-Canada en 2015 avait donné la parole à une dizaine de femmes autochtones affirmant avoir été victimes d’abus sexuels de la part de policiers de la S.Q. en poste à Val-d’Or. Cela avait mené à la création de la commission Viens, qui avait pour mandat d’enquêter sur les relations entre les autochtones et les services publics québécois »[72]

[Autres citations omises, soulignement ajouté]

  1.        Enfin, à la suite de l’application de chacun des facteurs énumérés par la Cour suprême dans l’affaire Bou Malhab, les demandeurs soumettent, entre autres, que les allégations du reportage transcendent l’écran de la généralité et qu’elles les atteignent personnellement. Ils soumettent également qu’ils forment un groupe restreint et facilement identifiable.
  2.        Les défenderesses rétorquent que les allégations des sources du reportage ne visent que certains policiers et que la prémisse de base de la réclamation des demandeurs est conséquemment fausse.
  3.        De l’avis des défenderesses, certains extraits du reportage reproduits ci-haut sous la rubrique « LE CONTEXTE » dans ce jugement, ainsi que les témoignages des demandeurs selon lesquels ils ont été insultés ou ont fait l’objet de commentaires négatifs, uniquement lorsqu’ils travaillaient en uniforme, minimisent l’importance des facteurs de taille et de la nature du groupe dans cette affaire, et démontrent que la diffamation alléguée par ces derniers n’a pas traversé l’écran de la généralité du groupe pour les atteindre chacun personnellement.
  4.        Je partage le point de vue des défenderesses.  
  5.        Toutefois, avant d’aller plus loin, j’ouvre une parenthèse afin d’évoquer des questions que j’ai soulevées lors du procès, questions auxquelles les parties n’ont pas réussi à m’offrir des réponses tout à fait satisfaisantes :
  • Sur quelle base exactement les quarante-deux policiers de la S.Q. prétendent-ils être diffamés à titre de groupe?
  • Sur quelle base réclament-ils des dommages?
  • Est-ce, comme ils le prétendent, parce qu’ils travaillaient tous au poste de police 144, à Val-d’Or, qu’ils portaient le même uniforme, et patrouillaient quotidiennement avec les mêmes voitures identifiées?
  1.        Il ne fait aucun doute, à mon avis, que la S.Q. a une personnalité juridique qui la rend capable d’ester en justice – mais la S.Q. ne fait pas partie de ce recours, ni des débats qui ont eu lieu.  Il est aussi bien établi qu’un groupe ne peut intenter un recours sur la base d’un préjudice qu’il prétend avoir subi à titre de groupe n’ayant par ailleurs aucune personnalité juridique[73].
  2.        Les policiers de la S.Q., en poste à Val-d’Or, n’ayant pas une personnalité juridique à titre de groupe, ne peuvent donc intenter un recours sur cette base. En d’autres mots, ni les soixante, ni les quarante-deux policiers de la S.Q. de Val-d’Or, ni le poste de police 144 de la S.Q., dans cette même ville, n'ont une personnalité juridique. Ainsi, aucun de ces groupes ne peut intenter un recours en diffamation sur la base d’un préjudice qu’ils prétendent avoir subi à titre de groupe sans personnalité juridique.
  3.        Aucun des policiers en question ne possède, simplement à titre de membre d’un groupe, l’intérêt suffisant pour exercer un recours en dommages-intérêts pour un préjudice subi par le groupe, à titre de groupe. C’est d’autant plus le cas lorsque le groupe n’a pas de personnalité juridique.
  4.        Pour être suffisant, l’intérêt doit notamment être direct et personnel[74]. Le reportage du 22 octobre 2015 ne nomme ou ne désigne aucun policier. Les quarante-deux policiers qui poursuivent les défenderesses individuellement prétendent qu’ils ont été diffamés à cause de leur uniforme et de leur appartenance au poste 144 de la S.Q. qui n’a pas de personnalité juridique.
  5.        Rappelons que, selon les demandeurs, comme ils l’indiquent dans leur Plan d’argumentation, le groupe est formé de soixante policiers de la S.Q. à Val-d’Or :

b.      Est-ce que les allégations du Reportage transcendent l’écran de la généralité et atteignent personnellement les Demandeurs?

[317] Dans le présent dossier, Radio-Canada a diffusé des propos diffamatoires qui visaient des personnes membres d’un groupe restreint: les policiers de la Sûreté du Québec à Val-d’Or. La présente requête est un recours individuel déposé par 42 Demandeurs qui ont chacun été personnellement atteints par les allégations contenues dans le Reportage.

[318] Pour obtenir gain de cause, les Demandeurs doivent prouver le préjudice personnel causé par le Reportage. […]

[Soulignement ajouté]

  1.        Or, à mon sens, en l’espèce, les propos dénoncés n’attaquent pas directement tous les policiers de la S.Q. en poste à Val-d’Or, mêmes s’ils sont, lorsqu’en uniforme, plus qu’aisément identifiables dans une petite ville de près de trente-trois mille habitants. Le reportage vise uniquement certains policiers de la S.Q. Les demandeurs ne sont alors pas interpellés à titre personnel, mais plutôt, selon leur propre témoignage, en raison de la fonction qu’ils occupent ou de l’uniforme qu’ils portent.
  2.        Rappelons, à nouveau, que pour être suffisant, l’intérêt doit être direct et personnel. Comme l’explique la Cour suprême, même si les attributs du groupe (ici, selon les demandeurs, tous les policiers de la S.Q. en poste à Val-d’Or) et ceux de la partie demanderesse (ici les quarante-deux policiers de la S.Q.) ne sont pas mutuellement exclusifs, il demeure néanmoins que chacun des quarante-deux policiers de la S.Q. doit être en mesure de faire valoir un droit qui lui est propre[75].
  3.        Or, dans la mesure où le reportage du 22 octobre 2015 ne nomme ni ne désigne aucun policier, comment les quarante-deux des soixante policiers de la S.Q. peuvent-ils prétendre avoir été personnellement diffamés sur la seule base de leur uniforme et de leur appartenance au poste de police 144 de la S.Q.?
  4.        À mon avis, le principe est bien posé et il ne fait aucun doute que les défenderesses auraient été condamnées si les demandeurs avaient été suffisamment désignés, qu’une faute avait été commise par les défenderesses et qu’un lien de causalité avait été démontré; il y aurait eu un préjudice personnel et une diffamation personnelle pour chaque individu.
  5.        Le droit de poursuivre individuellement est reconnu à toute personne diffamée, lorsqu’une allégation diffamatoire est dirigée contre un groupe de personnes et que tous les membres du groupe sont atteints sans exception – ce qui était le cas dans l’affaire Ortenberg c. Plamondon[76] décidée il y a plus d’un siècle et dans l’affaire A.U.P.E. citée plus tôt, mais non dans cette affaire.
  6.        En effet, le reportage ne vise ici que certains et non pas tous les policiers de la S.Q. en poste à Val-d’Or, et ne vise ni ne désigne aucun des quarante-deux policiers faciles à reconnaître, selon leurs prétentions, qui ont intenté cette action.
  7.        Dans Ortenberg, l’appelant Ortenberg, de religion juive, se plaint de l’intimé Plamondon qui aurait, dans une conférence, attaqué les juifs en général, les juifs au Québec et l’appelant en particulier. Cette conférence a été publiée par Leduc, l’autre intimé.
  8.        Or, lors de la conférence, Plamondon, tient les propos suivants : « Les quelques faits que je vous ai relatés sont pris, il est vrai, en d’autres pays que le nôtre. Mais le juif, ne l’oubliez pas, est le même en tous lieux, et ce qu’il a fait ailleurs, il le fera certainement ici le jour où il se croira assez puissant pour l’oser. […] ». La Cour du Banc du Roi conclut qu’il s’agissait bien de diffamation personnelle :

[Plamondon] « a attaqué la race ou la religion juive, ni pour avoir répété les accusations que des historiens ou des pamphlétaires ont portées contre les juifs en général, ni parce qu’il a dénoncé avec raison le travail du dimanche, mais il est condamné pour avoir pris à partie les 75 chefs de familles juives de Québec et pour avoir attribué à tous et à chacun de ces derniers la volonté de commettre les crimes abominables dont on accuse leur race, quand ils seront assez forts pour les commettre ici. C’est là de la diffamation personnelle.

[Soulignement ajouté]

  1.        En l’espèce, comme l’annonce le reportage à plusieurs reprises, les faits diffamatoires ne pouvant être l’œuvre que de quelques-uns des policiers de la S.Q. à Val-d’Or, il est impossible d’en déterminer les auteurs. Les quarante-deux policiers de la S.Q. ne peuvent donc pas, à mon avis, poursuivre les défenderesses pour le bénéfice de ces auteurs indéterminés, insuffisamment désignés ou identifiés.

Application aux faits en l’espèce

  1.        Quoi qu’il en soit et malgré la démonstration précédente, les quarante-deux policiers de la S.Q. n’ont pas, à mon avis, réussi à démontrer qu’un citoyen ordinaire pourrait croire que chacun ou chacune d’entre eux/elles a été personnellement victime d’une atteinte à sa réputation.
  2.        Du point de vue des demandeurs, le reportage du 22 octobre 2015 et plus particulièrement les propos des femmes autochtones, tels que rapportés par Radio-Canada et Dupuis, visaient un groupe formé de soixante policiers de la S.Q. en poste à Val-d’Or.
  3.        Avec égard, je ne suis pas d’accord avec cette qualification.
  4.        Il s’agit plutôt de quarante-deux personnes qui estiment avoir été diffamées par le reportage. Il n’est pas possible de savoir ce que pensent les dix-huit autres policiers ni s’ils sont d’accord ou non avec les prétentions de leurs collègues. De toute façon, cette question n’est pas pertinente.
  5.        À première vue, il est vrai que ces quarante-deux policiers peuvent aisément être considérés comme un tout petit groupe facilement identifiable étant donné qu’ils ont tous plus ou moins cinq années d’ancienneté, qu’ils font partie de la même chaîne de commandement, qu’ils sont soumis à une discipline stricte, qu’ils ont un grand sens de la cohésion policière et qu’ils portent un uniforme distinct lorsqu’ils patrouillent dans une ville de près de trente-trois mille habitants dans des voitures marquées du logo de leur organisation.
  6.        Or, là n’est pas la question. Bien que je ne sois pas prêt à exclure que dans certaines circonstances, bien particulières, des propos ou commentaires outrageants ou injurieux visant un groupe de cette taille et de cette nature, possédant un sens très fort de la cohésion de groupe, pourraient rejaillir sur chacun de ses membres personnellement, cela n’est pas le cas en l’espèce et ce, pour les raisons suivantes.
  7.        Au Québec, une personne est diffamée lorsqu’un individu ou plusieurs personnes lui renvoient une image inférieure à celle que non seulement elle a d’elle-même, mais surtout qu’elle projette aux « autres » dans le cours normal de ses interactions sociales.
  8.        Or, les propos du reportage à l’effet que seulement certains policiers de la S.Q. en poste à Val-d’Or, dont peut-être un, deux, six ou, même huit agents de la S.Q., ni nommés ni identifiés, forcent, selon les descriptions des demandeurs, des femmes autochtones à avoir des relations sexuelles en échange de paiements, parfois en argent, parfois en drogue et alcool, les harcèlent si elles refusent d’effectuer certaines faveurs sexuelles, en les battant, en les brûlant, en les projetant hors d’un véhicule en mouvement, pratiquent des « cures géographiques » en amenant des femmes autochtones à l’extérieur de la ville et en les laissant par grand froid sur le bord du chemin afin qu’elles dégrisent, se protègent entre eux pour ces abus en ne dénonçant pas les crimes perpétrés par leurs collègues, sont trop vagues et imprécis pour traverser l’écran du groupe et atteindre les policiers demandeurs personnellement.
  9.        Rappelons que dans le reportage, la Sergente Martine Asselin, porte-parole de la S.Q. à Montréal, indique qu’elle était au courant de ce qui se passait au poste de police 144 à Val-d’Or, que quatorze dossiers ont été ouverts pour des allégations relatives à des comportements de policiers dans cette ville et que huit policiers ont été rencontrés concernant les allégations en question.
  10.        Rappelons également que dans le reportage, Carole Marcil, la barmaid chez Le Manoir, un bar très fréquenté par les autochtones – en fait, le seul bar qui les accueille à Val-d’Or – affirme à visage découvert que « ce n’est pas tous les policiers qui agissent de la sorte » et que « c’est pas tous des pas bons, il y a deux (2), trois (3), quatre (4) pommes pourrîtes (sic) dans la gang […] ». Marcil insiste qu’elle « ne cherche pas le trouble » avec la police.
  11.        Or, il convient de se demander si, non pas la victime elle-même, mais un citoyen ordinaire récepteur des propos, pleinement conscient de la vaste portée de la protection de la liberté d’expression et de l’importance que lui accorde la société mais qui ne se montre pas imperturbable lorsqu’il est confronté à des propos diffamants, pourrait croire que les propos rapportés dans le reportage en question ont porté atteinte à la réputation de chacun des membres du poste 144, de telle sorte que chacun aurait subi un préjudice personnel.
  12.        Cette appréciation devra se faire selon une norme objective, c’estàdire en adoptant une perspective externe qui se veut à la fois rationnelle et empreinte de réalisme, et ce, sans égard aux émotions ou à la susceptibilité de la personne qui s’estime diffamée[77] :

[40]      À l’inverse, la norme objective adoptée par la Cour suprême a l’avantage de ne pas rendre l’exercice de qualification du propos litigieux et, par conséquent, la détermination du préjudice tributaire de l’émotion ou du sentiment purement subjectif de la personne qui s’estime diffamée. S’il suffisait en effet, pour établir le caractère préjudiciable d’un propos, de faire état de son sentiment d’humiliation, de mortification, de vexation, d’indignation, de tristesse ou de contrariété personnelle ou encore d’un froissement, d’un heurt ou même d’un piétinement de la sensibilité, il ne resterait pas grand-chose de la liberté d’opinion et d’expression. En outre, ce serait faire dépendre l’idée même de diffamation, entièrement, de l’affectivité particulière de chaque individu. La norme objective préconisée par la Cour suprême a donc le double intérêt de permettre une détermination rationnelle de l’existence du préjudice, selon un standard réaliste, tout en ne l’assujettissant pas au seul critère de la blessure intime.[78]

  1.        Au moment de l’évaluation, il ne faut pas sous-estimer la capacité de discernement du citoyen ordinaire qui a visionné le reportage le soir du 22 octobre 2015.  Contrairement aux demandeurs, j’estime que celui-ci aura considéré l’ensemble du reportage et aura été davantage intéressé par le contexte social, par les enjeux et par les épreuves subies par les femmes autochtones et leur témoignage à visage découvert.
  2.        Conscient que le reportage émane de l’émission Enquête de Radio-Canada, qui s’emploie à exposer les aspects méconnus de sujets divers, même si cela dérange à l’occasion, le citoyen ordinaire aura sans l’ombre d’un doute compris qu’il s’agissait de porter au jour le caractère extrêmement difficile des relations entretenues entre les peuples – et surtout les femmes – autochtones et les autorités policières et qu’il est clair et évident que le reportage ne peut être raisonnablement compris comme suggérant que chaque membre du poste 144, à Val-d’Or, était impliqué dans un certain nombre de comportements et de pratiques inacceptables de la part d’agents et d’officiers en fonction ou non, ou faisait peut-être partie des « deux (2), trois (3), quatre (4) pommes pourrîtes (sic) […] » comme mentionné dans le reportage.
  3.        Le reportage est certes de nature à déplaire aux policiers personnellement et cela est tout à fait compréhensible compte tenu de la nature de leur travail, du rôle important que chacun d’entre eux joue dans la société et du fait que la S.Q. est la seule organisation policière à desservir l’ensemble du territoire du Québec. Les demandeurs peuvent, aussi peut-être, comme ils le prétendent, y voir un procès d’intention qui les a exposés à une humiliation publique et à de la diffamation.
  4.        Cependant, ce n’est pas le cas dans le présent dossier. Je suis d’avis que les demandeurs se méprennent lorsqu’ils prétendent que le reportage crée un doute dans l’esprit d’un citoyen ordinaire sur la probité et l’honnêteté de l’ensemble des policiers du poste 144 à Val-d’Or. Lorsqu’il est convenablement informé, comme en l’espèce, le citoyen ordinaire est beaucoup plus intelligent, éveillé, lucide et sensible à la réalité des peuples autochtones et au travail quotidien des policiers dans la société qu’on pourrait le croire.
  5.        Selon moi, un citoyen ordinaire ne pourra considérer que le reportage du 22 octobre 2015, pris dans son ensemble et replacé dans son contexte, a déconsidéré la réputation dont jouissait chacun des policiers concernés. Les demandeurs ont donc tort lorsqu’ils concluent que les propos du reportage sont diffamatoires pour l’ensemble des policiers pris individuellement et qu’ils se révèlent préjudiciables dans un contexte de diffamation.
  6.        Enfin, lorsqu’un policier de la S.Q., en poste à Val-d’Or, agit dans son travail avec le public, il ne doit pas avoir l’épiderme trop sensible au risque de limiter indûment la liberté d’expression dans une société démocratique47F[79].
  7.        Je pourrais m’arrêter à ce stade-ci et tout simplement rejeter la demande introductive d’instance des demandeurs. Toutefois, par souci d’exhaustivité, j’examinerai, de manière approfondie, l’autre élément de l’article 1457 C.c.Q., soit la faute.

La faute

  1.        Comme je l’ai indiqué précédemment, dans le contexte d’une demande en diffamation, il existe trois types de conduite pouvant mener à une faute.
  2.        Tout d’abord, lorsqu’une personne agit de mauvaise foi en prononçant des propos désagréables à l’égard d’un tiers tout en les sachant faux; de tels propos ne peuvent être tenus que par méchanceté, avec l’intention de nuire à autrui.
  3.        En deuxième lieu, lorsqu’une personne agit par négligence en diffusant des choses désagréables sur autrui alors qu’elle devrait les savoir fausses; la personne raisonnable s’abstient généralement de donner des renseignements défavorables sur autrui si elle a des raisons de douter de leur véracité.
  4.        En dernier lieu, lorsqu’une personne médisante tient, sans juste motif, des propos défavorables, mais véridiques, à l’égard d’un tiers[80].
  5.        En l’espèce, la conduite reprochée s’apparente au deuxième cas de figure. Il faut en effet déterminer si les défenderesses ont été négligentes au point où leur conduite constituerait une faute civile.
  6.        Les demandeurs recherchent des réponses affirmatives, principalement, aux questions suivantes : Radio-Canada et Dupuis ont-elles commis une faute dans la cueillette et dans la présentation du reportage du 22 octobre 2015? Ont-elles commis une faute en diffusant à nouveau le reportage le 21 novembre 2016 et en rediffusant un extrait de l’entrevue de Mme Priscilla Papatie le 19 septembre 2019? Il va sans dire qu’une réponse négative à la première question permet de répondre aux deux autres.  
  7.        En droit civil québécois, la communication d’une information fausse n’est pas nécessairement fautive. À l’inverse, la transmission d’une information véridique peut parfois constituer une faute. Toutefois, même en droit civil, la véracité des propos peut constituer un moyen de prouver l’absence de faute dans des circonstances où l’intérêt public est en jeu[81].
  8.        Pour déterminer si une faute a été commise, il ne suffit pas de mettre l’accent sur la véracité du contenu du reportage diffusé le 22 octobre 2015.  Il faut examiner dans l’ensemble la teneur du reportage, sa méthodologie et son contexte[82]. Dans tous les cas, l’appréciation de la faute demeure une question contextuelle de faits et de circonstances[83]. 

Le rôle des normes journalistiques

  1.        La notion de faute en responsabilité civile consiste à se demander ce qu’une personne raisonnable placée dans les mêmes circonstances aurait fait[84]. Si le comportement reproché s’écarte de cette norme, on peut conclure qu’il a été négligent au point d’être fautif.
  2.        Par ailleurs, selon la jurisprudence et la doctrine, les journalistes sont soumis à une responsabilité assimilable à celle des professionnels[85]. Dans cette optique, il faut se demander ce qu’un journaliste raisonnable aurait fait dans les mêmes circonstances à la lumière des normes journalistiques. Comme l’exprime, la Cour d’appel :

On se trouve beaucoup plus devant une responsabilité assimilable à la responsabilité professionnelle. Les médias ont pour fonction de rechercher, de traiter et de communiquer l’information. Ils ont aussi vocation à la commenter et à l’interpréter. Dans leur activité de recherche de l’information, leur responsabilité paraît essentiellement une responsabilité d’ordre professionnel, basée sur un critère de faute. Celui-ci fait certes appel au critère de la personne raisonnable, mais œuvrant dans ce secteur de l’information. Dans le cas d’un reportage, il faut rechercher si l’enquête préalable a été effectuée en prenant des précautions normales, en utilisant des techniques d’investigation disponibles ou habituellement employées. On déterminera si l’on a procédé, en somme, avec un soin raisonnable à la préparation de l’article ou du reportage. L’on doit retenir alors quelques réalités ou difficultés du métier de journaliste ou d’informateur […].

[Soulignement ajouté]

  1.        Les journalistes et les médias n’auront donc commis une faute que s’il est démontré qu’ils n’ont pas respecté les normes professionnelles. Les journalistes, soumis à une responsabilité assimilable à celle des professionnels, doivent respecter les standards de la profession et tenter, dans la mesure du possible, de transmettre une information exacte et complète, fruit d’une enquête sérieuse[86].
  2.        Toutefois, le terme « assimilable » ne signifie pas identique. Les journalistes ne font pas partie d’un ordre professionnel et les normes qui encadrent leur pratique n’ont pas d’effet coercitif, comme l’est par exemple le Code de déontologie des avocats[87] ou d’autres codes professionnels adoptés en vertu du Code des professions[88].
  3.        Par exemple, le Guide de déontologie des journalistes du Québec[89] spécifie dans son préambule :

Ce Guide formule les règles déontologiques qui doivent orienter le travail des journalistes. Elles fondent leur crédibilité, qui est leur atout le plus précieux.

Ce Guide n’est pas un code au sens strict car il tient compte de la nature particulière du milieu journalistique. Au Québec, il n’existe pas de regroupement obligatoire des journalistes au sein d’un ordre professionnel. Ni le titre de journaliste, ni l’acte journalistique ne sont réservés à un groupe particulier de personnes. Le milieu journalistique est un milieu ouvert et les journalistes le veulent ainsi. Il n’existe pas non plus de tribunal disciplinaire disposant de l’autorité légale nécessaire pour sanctionner les écarts déontologiques. Les journalistes sont soumis à l’ensemble des lois qui régissent la vie des citoyens.

Le présent Guide n’a donc pas de pouvoir coercitif.

[Soulignement ajouté]

  1.        Les normes journalistiques, incluant les NPJ ou autres politiques internes, sont donc utiles pour guider et déterminer ce qui correspond à la norme du journaliste raisonnable, mais elles se limitent à ce rôle et leur transgression n’implique pas automatiquement l’existence d’une faute[90].
  2.        La responsabilité des journalistes doit être évaluée à la lumière des normes établies par leurs pairs plutôt que dans l’abstrait, et en ce sens, on peut « l’assimiler » à une responsabilité professionnelle. Cependant, il importe de garder à l’esprit le caractère distinct du métier de journaliste, qui n’est pas une profession du point de vue juridique et qui se manifeste sous plusieurs formes.
  3.        Cette diversité est protégée et justifiée par nos idéaux démocratiques. Dans ce même ordre d’idées, l’auteur J-D. Archambault nous met en garde contre une interprétation trop restrictive des normes journalistiques :

Coincer le droit normatif de la diffamation civile, factuelle et erronée en l’occurrence, puis de la responsabilité extracontractuelle qui peut en découler pour le « journaliste » diffamateur, dans l’étau du droit privé de la « faute professionnelle », banalise conceptuellement la liberté d’expression et l’émascule. Le « journaliste » constitue, si l’on veut en langage courant, un « professionnel »; mais quand il s’exprime publiquement il ne fait qu’exercer, comme tout citoyen et ni plus ni moins que ce dernier, une liberté constitutionnelle et fondamentale[91].

[Soulignement ajouté]

  1.        L’auteur Trudel partage le même raisonnement[92] :

Le juge prend soin de préciser qu’il s’agit d’une responsabilité « assimilable » à une responsabilité professionnelle. La nuance est importante : l’activité journalistique n’est pas comme telle assujettie à une règlementation ayant un caractère obligatoire semblable à celle qui caractérise les professions visées au Code des professions.

L’activité journalistique reflète l’exercice de la liberté d’expression et n’est pas réservée à une catégorie spécifique de personnes. Elle peut s’exercer selon un large spectre de normes reflétant une grande diversité de conceptions.

[Soulignement ajouté]

  1.        Comme l’explique la Cour suprême, l’existence d’une faute constitue l’exigence de base en droit de la responsabilité civile pour diffamation et cette faute doit être appréciée en fonction des normes journalistiques professionnelles.  Les journalistes ne sont pas tenus à un critère de perfection absolue; ils sont astreints à une obligation de moyen. 
  2.        D’une part, le fait qu’un journaliste diffuse des renseignements erronés n’est pas déterminant en matière de faute.  D’autre part, un journaliste ne sera pas nécessairement exonéré de toute responsabilité simplement parce que l’information diffusée est véridique et d’intérêt public[93]. 
  3.        Dans tous les cas, il n’y a aucun intérêt pour le public à recevoir de fausses informations. Ce qui est communiqué doit être soigneusement examiné car la diffusion de l’information fausse ne sert pas l’intérêt public. Le fonctionnement d’une société libre et démocratique exige que ses membres soient informés et non désinformés[94].
  4.        Quoi qu’il en soit, si pour d’autres raisons, le journaliste n’a pas respecté la norme du journaliste raisonnable, les tribunaux pourront toujours conclure à l’existence d’une faute.  Vu sous cet angle, la responsabilité civile pour diffamation continue de s’inscrire parfaitement dans le cadre général de l’art. 1457 C.c.Q.[95]

La conciliation de deux droits fondamentaux

  1.        Comme je l’ai indiqué précédemment, le recours en diffamation possède la caractéristique particulière d’opposer deux droits fondamentaux, soit le droit à la liberté d’expression et le droit à la réputation[96].
  2.        Cette spécificité le distingue d’un simple recours en responsabilité civile et l’analyse de la faute en matière de diffamation doit prendre en compte l’objectif de conciliation et d’équilibre recherché entre ces deux droits fondamentaux[97]. Comme le résume la Cour suprême :

[…] la valeur et la dignité de l’individu, y compris sa réputation, constituent une importante valeur sous-jacente de la Charte, qu’il faut concilier avec la liberté d’expression, dans laquelle s’inscrit la liberté des médias. À cet égard, la fonction de la Cour n’est pas de privilégier l’une par rapport à l’autre en créant une « hiérarchie » de droits, mais de tenter de concilier les deux. Il n’est pas question de considérer l’atteinte à la réputation de l’individu comme une conséquence regrettable, mais inévitable, des controverses publiques, mais il ne faut pas non plus vouer à la réputation personnelle une déférence exagérée propre à « paralyser » un débat ouvert sur des questions d’intérêt public[98].

[Soulignement ajouté]

  1.        La Cour suprême ajoute un peu plus de trois ans plus tard[99]:

Bien entendu, il n’existe pas d’instrument de mesure précis pour déterminer le point d’équilibre entre la protection de la réputation et la liberté d’expression. La conciliation de ces deux droits reposera sur le respect des principes qui servent de fondement à une société libre et démocratique. Le point d’intersection varie suivant l’évolution de la société. Ce qui était une limite acceptable à la liberté d’expression au 19e siècle peut ne plus l’être aujourd’hui. D’ailleurs, au cours des dernières décennies particulièrement, on observe une évolution du droit de la diffamation afin de protéger plus adéquatement la liberté d’expression à l’égard des questions touchant l’intérêt public.

[Soulignement ajouté]

  1.        Dans le contexte d’un reportage, le droit à la liberté d’expression prend la forme de la liberté de la presse. La protection de cette liberté fondamentale est essentielle au bon fonctionnement d’une société démocratique[100]. Elle peut, bien entendu, être limitée par le droit à la réputation.

Le journalisme d’enquête

  1.        Les journalistes en général et le journalisme d’enquête en particulier jouent un rôle clé dans l’exercice de cette liberté. Tel qu’énoncé dans les NPJ :

Caractéristiques particulières – Journalisme d’enquête

Le journalisme d’enquête est un genre particulier qui peut mener à des conclusions et, parfois, à des jugements sévères. Une enquête journalistique s’appuie généralement sur une prémisse, mais nous ne diffusons jamais le résultat d’une enquête avant d’avoir suffisamment de faits et d’éléments de preuve pour nous permettre de tirer des conclusions et de porter des jugements.

Par souci d’équité, nous tentons de présenter rapidement le point de vue des personnes ou des institutions visées par l’enquête.

[Soulignement ajouté]

  1.        Selon le Conseil de presse du Québec, le journalisme d’enquête vise « à mettre en lumière ce qui sous-tend certaines activités, affaires, problématiques ou certains événements et phénomènes sociaux laissés dans l’ombre, soit en raison de leur complexité, soit par leur caractère obscur, voire secret »[101], l’objectif étant d’offrir « un éclairage supérieur sur des enjeux politiques, économiques et sociaux majeurs et sur des questions d’intérêt public »[102].
  2.        La Cour suprême s’est exprimée à quelques reprises sur son rôle crucial relatif au traitement de sujets sensibles et publiquement controversés, notamment lorsqu’ils concernent nos institutions publiques:

Le rôle du journalisme d’enquête s’est élargi au fil des ans pour combler ce qui a été décrit comme un déficit démocratique dans la transparence et l’obligation redditionnelle de nos institutions publiques[103].

  1.        À une autre occasion, elle s’est prononcée sur le danger insidieux pour la protection de la liberté de la presse que peut engendrer une protection indue du droit à la réputation[104] :

La fonction du délit de diffamation est de permettre le rétablissement de la réputation, mais de nombreux tribunaux ont conclu qu’il faudrait peut-être modifier les éléments constitutifs traditionnels de ce délit pour faire plus de place à la liberté d’expression. On redoute en effet que, par crainte des coûts de plus en plus élevés et des problèmes engendrés par les poursuites en diffamation, les diffuseurs passent sous silence des questions d’intérêt public. Selon la Coalition des médias, des reportages d’enquête sont mis à l’écart, en dépit de leur véracité, parce qu’ils sont fondés sur des faits difficiles à établir en fonction des règles de preuve. Inévitablement, lorsqu’il y a controverse, il y a souvent poursuite, non seulement pour des motifs sérieux […], mais simplement à des fins d’intimidation. Bien sûr, il n’est pas intrinsèquement mauvais que les propos faux et diffamatoires soient « réprimés », mais lorsque le débat sur des questions d’intérêt public légitimes est réprimé, on peut se demander s’il n’y a pas censure ou autocensure indues. La controverse publique a parfois de rudes exigences, et le droit doit respecter ses exigences.

[Soulignement ajouté]

  1.        Le danger que représente l’autocensure est particulièrement inquiétant puisque, par définition, le propos reste sous silence sans que son importance puisse être débattue dans l’espace public. Le préambule du Guide de déontologie des journalistes du Québec souligne lui aussi ce rôle en rapport avec les institutions publiques [105] :

Les journalistes ont le devoir de défendre la liberté de presse et le droit du public à l’information, sachant qu’une presse libre joue le rôle indispensable de chien de garde à l’égard des pouvoirs et des institutions.

[Soulignement ajouté]

  1.        Cette affaire illustre bien ce rôle de chien de garde. Le Rapport Viens identifie explicitement le reportage du 22 octobre 2015 comme ayant été l’un des éléments déclencheurs de la Commission d’enquête, mise en place le 21 décembre 2016, démontrant ainsi l’importance cruciale que peuvent avoir les reportages d’enquête dans l’exercice de leur « rôle indispensable de chiens de garde à l’égard des pouvoirs et des institutions. »
  2.        Cependant, il ne faut pas sous-estimer le rôle, la puissance et l’importance que les émissions de télévision telle qu’Enquête, qui permettent une diffusion large et instantanée de l'information, peuvent avoir sur les téléspectateurs. La télévision demeure un média très puissant et ce genre d’émission possède un potentiel et une capacité à la fois d’influence et de nuisance remarquable.
  3.        Étant donné le caractère sensationnel de sa production, une telle émission est bien plus susceptible de causer des dommages que d'autres publications ou émissions moins connues.
  4.        Par conséquent, ceux qui produisent de telles émissions ont une responsabilité plus grande de s'assurer que le contenu de leur reportage est fiable et rigoureux du point de vue des faits[106].
  5.        Voici comment Radio-Canada considère elle-même les défis éthiques, déontologiques et méthodologiques qui se posent à tout journalisme d’enquête[107] :

Le journalisme d'enquête s'exerce dans la discipline qu'imposent les principes journalistiques et la politique qui en découle.

Tout journalisme, au sens large, est investigateur ; cependant, le terme définit particulièrement l’examen rigoureux et approfondi des institutions et des activités politiques ou de ce qui touche la vie d’une grande partie de la population. Le journalisme d’enquête devrait s’intéresser aux problèmes à cause de leur importance et non seulement chercher à révéler des erreurs, des injustices ou des méfaits. Les petites affaires ne devraient pas être suivies quand des sujets plus importants requièrent l’attention.

C'est un genre très particulier de journalisme, dont l'influence peut être énorme sur l'esprit du public et donc sur la vie et le bien-être des citoyens, sur la vitalité des institutions et des entreprises privées. Par conséquent, il commande des talents supérieurs et le respect d'une stricte exactitude. Le journaliste d'enquête ne devrait pas œuvrer sans ressources suffisantes à sa recherche et sans assez de temps pour la mener à bonne fin.

Les conclusions que l'auditoire peut tirer de l'examen du sujet dans l'émission doivent logiquement découler des faits et non d'opinions éditoriales ou de procédés partiaux de présentation. Il est donc essentiel que pour se conformer aux principes d'exactitude, d'honnêteté, d'équité et d'intégrité, l'émission repose sur une recherche des plus scrupuleuses et assidues. L'émission doit tenir compte de tous les témoignages disponibles sur le sujet et reconnaître les opinions diverses qu'il suscite.

Au nom de l'équité, toutes les parties concernées dans une émission de journalisme d'enquête devraient avoir la possibilité d'exprimer leur point de vue.

[…]

Pour écarter le risque d'être entraîné à des affirmations inexactes ou partiales, le journaliste doit vérifier soigneusement la véracité de ses sources et obtenir des témoignages de sources appropriées pour corroborer les premières. […]

  1.        L’ombudsman de Radio-Canada a aussi commenté ce genre très particulier de journalisme et le fait qu’il nécessite l’adhérence à une stricte exactitude:

 … d’autant qu’il fait de celui qui le pratique à la fois l’enquêteur, le procureur de la poursuite et le juge qui rend le verdict. On peut dès lors s’imaginer les conséquences de la pratique de ce genre de journalisme pour les cas où toutes les mesures, absolument toutes les mesures, n’auraient pas été prises afin que la démarche qui l’a guidée et les conclusions auxquelles il a abouti soit (sic) inattaquables [108].

[Soulignement ajouté]

  1.        Cela dit, et ce, avec justesse, les demandeurs ne contestent pas qu’en journalisme d’enquête, le journaliste et le média conservent une latitude dans le traitement du sujet d’intérêt public notamment quant aux moyens d’édition et de production choisis; néanmoins, ces éléments peuvent aussi appuyer la conclusion d’une faute selon les circonstances.
  2.        Les demandeurs allèguent que les défenderesses ont commis des fautes tant dans la cueillette de l’information que dans le traitement et la manière de présenter celle-ci.
  3.        Selon ces derniers, les fautes commise se regroupent, entre autres, sous les thèmes suivants :
  1. Les policiers de la S.Q. en poste à Val-d’Or, profitent de la vulnérabilité des femmes autochtones en les abusant sexuellement dans des endroits isolés. Propos :
    1. Au sujet du chalet de ski de fond
    2. Au sujet du chemin Baie-carrière
    3. De Bianka Moushoum « pipes à 200$, drogue et bière »
    4. De la source anonyme #1
    5. D’Angela King
    6. De la source anonyme #2, appuyée par Carole Marcil
    7. Relativement à l’agression sexuelle subie par Priscilla Papatie
    8. À l’effet que les huit policiers identifiés par la S.Q. incluent 2 cas d’abus sexuels;

 

  1. Les policiers de la S.Q. en poste à Val-d’Or, profitent de la vulnérabilité des femmes autochtones en les abandonnant loin du centre-ville pour qu’elles reviennent à pied, par grand froid.

Propos de:

  1. Mani Decourcy
  2. Chérilyn Papatie
  3. Priscilla Papatie au sujet de l’événement du Walmart 
  4. Carole Marcil;

 

  1. Plaintes en déontologie laissées sans réponse;
  2. Enquête sur la disparition de Sindy Ruperthouse.
  1.        Les demandeurs soutiennent que les défenderesses se sont écartées de la norme du journaliste raisonnable en rapportant des informations factuelles erronées. En effet, selon le Guide FPJQ, les journalistes doivent « rapporter fidèlement » une information complète, exacte et pluraliste »[109].
  2.        Dans cet objectif, ils ont « l’obligation de s’assurer de la véracité des faits qu’ils rapportent au terme d’un rigoureux travail de collecte et de vérification des informations»[110].
  3.        Les NPJ prévoient aussi différentes normes liées à l’exactitude et à la vérité de l’information communiquée au public et désignent l’exactitude comme étant un des principes cardinaux[111] : 
  • Exactitude

 

Nous recherchons la vérité sur toutes les questions d'intérêt public. Nous déployons les efforts nécessaires pour recueillir les faits, les comprendre et les expliquer clairement à notre auditoire.

 

Les techniques de production que nous utilisons servent à présenter nos contenus d'une manière claire et accessible.

  1.        Cela étant dit, il demeure que les journalistes sont soumis à une obligation de moyen et non de résultat[112]. Le fait qu’une information fausse ait été communiquée n’est donc pas suffisant pour conclure à une faute. Ce qu’il faut évaluer, c’est plutôt la conduite qui a mené à cette erreur, la méthodologie employée, le respect des normes journalistiques et des normes internes du média concerné, ainsi que l’utilisation de méthodes courantes et répandues.[113]
  2.        Comme l’explique la Cour d’appel :

La faute ne se réduit pas à la seule publication d’une information erronée. Elle se rattache à l’inexécution d’une obligation de diligence ou de moyen, comme cela arrive fréquemment en responsabilité professionnelle.[114]

[Soulignement ajouté]

  1.        La fausseté de l’information n’est pas sans pertinence; elle est un facteur à prendre en considération pour évaluer la diligence d’une recherche journalistique, mais elle n’est jamais suffisante en soi pour conclure à une faute. En d’autres mots, l’analyse ne porte pas sur le résultat, c’est-à-dire l’exactitude des faits rapportés, mais plutôt sur la qualité du processus ayant mené à ce résultat.
  2.        Comme l’explique la Cour suprême :

Donc, pour déterminer si une faute a été commise, il ne suffit pas de mettre l’accent sur la véracité du contenu du reportage […]. Il faut examiner globalement la teneur du reportage, sa méthodologie et son contexte.

Cela ne signifie pas qu’il est sans importance que les propos diffamatoires soient véridiques ou d’intérêt public. La véracité et l’intérêt public ne sont toutefois que des facteurs dont il faut tenir compte en procédant à l’analyse contextuelle globale de la faute dans une action pour diffamation intentée sous le régime du Code civil du Québec. Ils ne représentent que des éléments pertinents de l’ensemble du casse-tête et ne jouent pas nécessairement le rôle d’un facteur déterminant en toutes circonstances […].[115]

[Soulignement ajouté]

  1.        Toujours selon la Cour suprême, dans le cadre d’une autre affaire[116]:

Ainsi, en droit civil québécois, la communication d’une information fausse n’est pas nécessairement fautive. À l’inverse, la transmission d’une information véridique peut parfois constituer une faute […]. Toutefois, même en droit civil, la véracité des propos peut constituer un moyen de prouver l’absence de faute dans des circonstances où l’intérêt public est en jeu.

[Soulignement ajouté]

  1.        Les auteurs Michaud et Scott résument bien la place que joue cet élément dans la détermination de la faute :

Les décisions révèlent que les inexactitudes des journalistes d’enquête ne sont pas fatales, pourvu qu’une enquête sérieuse et diligente ait été effectuée et qu’elles ne touchent pas le cœur de l’article ou du reportage. La responsabilité s’attache plutôt aux enquêtes bâclées, aux cas où les journalistes se sont fié[s] indûment à des sources partiales, peu fiables ou ayant des intentions cachées, et aux cas où ils ont versé dans le journalisme d’embuscade.[117]

[Soulignement ajouté]

  1.        Au même effet, l’auteur Morissette explique :

Il se peut en effet qu’une enquête impeccable et prudente, consciencieuse et rigoureuse, aboutisse, pour toutes sortes de raisons, à une erreur de fait, tout comme il est possible qu’un journaliste négligent, incompétent et imprudent arrive à la vérité par hasard, ce qui a pour effet de placer, injustement, sur le même pied le journaliste compétent et consciencieux et l’incompétent ou l’imprudent, et de ne tenir aucun compte de l’action, mais du seul résultat de celle-ci.[118]

[Soulignement ajouté]

Le reportage

  1.        Les défenderesses soutiennent, sans que cela soit démenti, que la confection du reportage du 22 octobre 2015 s’est échelonnée sur une période d’environ dix mois, en commençant par des démarches préliminaires de recherche de sujets. Par la suite, un travail de cueillette d’informations d’une durée d’environ six mois, puis la scénarisation, le montage et la validation de la direction ont eu lieu avant la diffusion de l’émission.
  2.        Selon les défenderesses, Dupuis a effectué, entre mars et octobre 2015, six voyages à Val-d’Or, deux seule et quatre accompagnée de Marchand et de l’équipe technique, soit un caméraman et un preneur de son. Entre les voyages, Dupuis a entrepris d’autres démarches, notamment des entretiens téléphoniques avec plusieurs personnes dans le but de recueillir davantage d’informations et de faire avancer son enquête.
  3.        Les défenderesses ajoutent que la plupart du temps, Marchand et Dupuis effectuaient les démarches ensemble. Lorsqu’elle les effectuait seule, Dupuis tenait Marchand au courant et ils en discutaient. Durant chaque voyage, l’équipe informait la direction de l’émission des développements de la cueillette d’informations.
  4.        Au sujet de la disparition de Sindy Ruperthouse, Dupuis et Marchand expliquent qu’ils ont recueilli des informations auprès de ses parents, de ses sœurs, d’intervenantes sociales ainsi que de plusieurs de ses amis. Ils ont aussi obtenu la version des faits de son ex-conjoint, Lévis Landry, et de la représentante de la S.Q. attitrée au dossier.
  5.        Pour ce qui est des abus commis par certains policiers, Dupuis et Marchand expliquent qu’ils ont recueilli de nombreux témoignages, à la fois de victimes alléguées, de témoins ou de confidentes, notamment des intervenantes sociales, et effectué une entrevue avec la Sergente Martine Asselin afin d’obtenir la version des faits de la représentante de la S.Q.
  6.        Ils ont également communiqué avec plusieurs victimes, confidentes, intervenantes sociales et même avec une avocate de l’aide juridique à Val-d’Or et ont interviewé certaines de ces personnes. Parmi elles, on retrouve Joséphine, Nadia, Priscilla et Chérilyn Papatie, Juanita et Bianka Moushoum, Angela King, Chantal Wabanonik, Émilie Mercier-Roy, Sandra Lévesque, Linda L’Italien, Carole Marcil, Mani Decourcy et Me Marie-France Beaulieu, avocate en droit criminel de l’aide juridique à Val-d’Or, aujourd’hui juge à la Cour du Québec.
  7.        Il convient de souligner, au moins en ce qui concerne certaines de ces personnes, qu’il s’agissait de femmes autochtones ayant vécu dans la rue, à Val-d’Or, parfois en situation d’itinérance et de prostitution, et qui étaient dans un état de très grande vulnérabilité.
  8.        Avant de continuer, il est utile de rappeler certains éléments essentiels. D’abord, comme les journalistes sont soumis à une obligation de moyen et non de résultat, pour déterminer si une faute a été commise, il ne suffit pas de mettre l’accent sur la véracité du contenu du reportage. Il faut examiner globalement sa teneur, sa méthodologie et son contexte.
  9.        Enfin, lorsque les débats sur des questions d’intérêt public légitimes sont réprimés, il y a par conséquent assurément une censure ou une autocensure indue. La controverse publique a parfois de rudes exigences et le droit doit les respecter.
  10.        Les défenderesses affirment que l’enquête journalistique dans cette affaire est minutieusement documentée par les notes manuscrites de Dupuis dans ses calepins journalistiques, par des enregistrements audio des appels téléphoniques, des enregistrements vidéo sur le téléphone iPhone de Dupuis, par des enregistrements des entrevues, des images tournées par le cameraman et par le témoignage de Dupuis.
  11.        Je suis du même avis.
  12.        Au début de 2015, dans un contexte où les communautés autochtones et plusieurs organismes réclamaient, depuis plusieurs années, une commission d’enquête sur les femmes autochtones disparues et assassinées en grand nombre, Dupuis s’intéresse à ce sujet. Notamment, elle souhaite connaître la réalité des jeunes filles autochtones et comprendre ce qui les rend vulnérables. Son processus de recherche l’a rapidement amenée sur le terrain.
  13.        En janvier et février 2015, elle visite le Centre d’Amitié Autochtone de Montréal. Elle discute, entre autres, avec Linda L’Italien qui lui dépeint le portrait de la situation de l’itinérance à Val-d’Or et de la grande vulnérabilité des femmes autochtones. Dupuis communique aussi avec Sandra Lévesque alors employée chez « Assaut Sexuel Secours », qui lui parle de Chantal Wabanonik, une ancienne prostituée de Val-d’Or qui fréquentait l’organisme et qui apparaît dans le documentaire « Le commerce du sexe » d’Ève Lamont.
  14.        Ensuite, à compter du 29 mars 2015, Dupuis fait six voyages à Val-d’Or. Le premier a lieu entre le 29 mars et le 1er avril 2015. Dupuis part seule pour rencontrer Hélène Michel, conseillère en service de santé en Abitibi, qui lui parle de ses amies proches disparues quand elle était jeune. Elle lui parle également des agressions commises par un policier sur des jeunes filles autochtones qui étaient ivres et qui n’ont jamais porté plainte.

Le premier voyage 

  1.        Le 30 mars 2015, elle rencontre Émilie Mercier-Roy avec qui elle avait déjà eu une discussion téléphonique et qui lui parle de son passé en tant qu’escorte, lui racontant qu’elle avait été arrêtée dans l’opération Écrevisse et avait été emprisonnée pendant un certain temps.
  2.        Elle parle également des demandes de prostitution pour de très jeunes filles autochtones à Val-d’Or, mentionnant, par exemple, le cas de Samantha Rogers, une femme autochtone de très petite taille qui avait l’air d’avoir 13 ou 14 ans et qui était très en demande auprès des clients.
  3.        Concernant Sindy Ruperthouse, Mercier-Roy mentionne à Dupuis qu’une autre femme autochtone, Caroline Chachaï, aurait aperçu Sindy Ruperthouse dans le magasin Tigre Géant, à Val-d’Or, plusieurs mois après sa disparition, mais que la police n’a pas visionné les bandes vidéo du magasin pour en vérifier le contenu.
  4.        Lors de ce même voyage, Dupuis rencontre également Sandra Lévesque, avec qui elle avait aussi déjà eu une discussion téléphonique. Sandra Lévesque lui confie qu’elle recevait beaucoup de femmes autochtones dans le contexte de son travail, dont certaines lui avaient rapporté avoir été raccompagnées, dans le but d’obtenir des faveurs sexuelles, par certains policiers à l’extérieur de la ville, sur le chemin de l’aéroport.
  5.        Elle mentionne également le chalet de ski de fond où certaines femmes « faisaient des pipes » à certains policiers; ces pratiques rendaient les femmes plus vulnérables. Au sujet de Sindy Ruperthouse, Sandra Lévesque mentionne avoir déjà aperçu des marques de strangulation dans son cou, ajoutant qu’elle était déjà venue à l’organisme Assaut Sexuel Secours après avoir été victime de violence conjugale. Elle était aussi au courant de l’évènement du Tigre Géant et se demandait si la police avait mis suffisamment d’efforts pour la retrouver.
  6.        Au Centre d’Amitié Autochtone de Val-d’Or, Dupuis rencontre également Édith Cloutier, la directrice générale, qui lui parle du racisme systémique qui perdure, et du fait que le gouvernement n’intervient pas suffisamment.
  7.        Entre le premier et le deuxième voyage, Dupuis réalise que la disparition de Sindy Ruperthouse n’a pas fait la manchette au Québec, qu’elle n’a vu aucun avis de recherche affiché à Val-d’Or concernant cette personne et qu’elle n’était pas sur la liste des femmes disparues de la Gendarmerie Royale du Canada. Elle apprend plus tard que l’avis de recherche concernant Sindy Ruperthouse, affiché au Centre d’Amitié Autochtone de Montréal, provenait de ses parents.
  8.        Pendant cette même période, Dupuis et Marchand conviennent d’enquêter sur la disparition de Sindy Ruperthouse afin de la faire connaître du grand public; l’équipe se prépare à se rendre de nouveau à Val-d’Or.

Le deuxième voyage

  1.        Le deuxième voyage a lieu entre le 12 et le 15 avril. Le 13 avril 2015, l’équipe se rend au domicile des parents de Sindy Ruperthouse à Pikogan. Ils lui apprennent, entre autres, que le conjoint de leur fille était violent, qu’ils ne faisaient pas confiance à la police étant donné leur expérience passée, et qu’ils se sentaient seuls et désespérés face aux événements.
  2.        En ce qui concerne l’enquête policière, les parents de Sindy Ruperthouse mentionnent à l’équipe qu’ils avaient déjà porté plainte à Amos auprès du Sergent Carlos Kistabish, un policier autochtone qui connaissait Sindy, que l’enquête avait rapidement été transférée à Rouyn-Noranda, puis à Montréal après quelques mois.
  3.        Entretemps, l’équipe apprend qu’à la suite de leur passage, la police a perquisitionné le domicile de Lévis Landry, fouillé sa voiture et demandé un échantillon de l’ADN de la sœur de Sindy Ruperthouse.
  4.        Après le tournage chez les parents de Sindy Ruperthouse, l’équipe s’est rendue au poste de police d’Amos où elle a rencontré le Sergent Carlos Kistabish et un autre policier qui venait de la communauté de Pikogan. L’équipe leur a d’abord expliqué la raison de sa présence, puis le responsable du poste a appelé le quartier général de la S.Q., à Montréal, afin d’obtenir une autorisation de donner une entrevue étant donné que les autorisations de communication avec les médias étaient centralisées à Montréal.
  5.        L’équipe communique avec une représentante de la S.Q. à Montréal qui l’avise qu’elle n’a pas l’autorisation d’effectuer une entrevue avec les policiers d’Amos au sujet de la disparition de Sindy Ruperthouse. Il est reproché à Dupuis d’être entrée « cavalièrement » dans le poste de police d’Amos. Plus tard, Dupuis rappelle la S.Q. pour reformuler sa demande et essuie le même refus d’entrevue. 
  6.        Le 13 avril, à l’aide d’une caméra cachée, puisqu’elle avait toutes les raisons de croire que Lévis Landry avait eu des comportements violents, l’équipe se rend chez ce dernier. Le lendemain, elle rencontre Caroline Chachaï et filme l’entrevue dans les locaux d’Assaut Sexuel Secours.
  7.        Ensuite, l’équipe rencontre en entrevue Émilie Mercier-Roy qui raconte ses démarches auprès de la police et mentionne que cette dernière aurait remis en question la crédibilité de Caroline Chachaï. Elle explique également que ce n’était pas la première fois que la police mettait en doute la crédibilité d’une femme autochtone.
  8.        Le 15 avril 2015, l’équipe rencontre Sandra Lévesque dans les locaux d’Assaut Sexuel Secours. Celle-ci mentionne de nouveau que des femmes autochtones se faisaient intimider par les policiers, que certaines lui ont rapporté s’être fait reconduire sur le chemin de l’aéroport et y avoir subi des agressions sexuelles par certains policiers.
  9.        De retour à Montréal, Dupuis poursuit ses démarches d’enquête sur la disparition de Sindy Ruperthouse, et s’intéresse aux agissements de certains policiers mentionnés deux fois par Sandra Lévesque. Elle appelle alors Me Marie-France Beaulieu. Cette dernière informe Dupuis, entre autres, que des clientes lui ont déjà confié que certains policiers requéraient des services sexuels sur le chemin de l’aéroport où se trouvait le vieux chalet de ski de fond. Elle explique que cela était moins fréquent depuis que le chalet avait été rénové.
  10.        Me Beaulieu mentionne aussi le Belvédère comme étant un endroit proche de la ville, mais comportant des chemins forestiers où ces agissements pouvaient avoir lieu. Elle mentionne que certains noms de policiers étaient mentionnés plus souvent que d’autres et que c’était avec les années qu’elle avait réussi à faire des recoupements.
  11.        Durant cette période, Dupuis retourne à plusieurs reprises au Centre d’Amitié Autochtone de Montréal et procède à des entrevues avec Tricia Brazeau et Janis Papatie, principalement au sujet de Sindy Ruperthouse. Elle appelle de nouveau Linda L’Italien.

Le troisième voyage

  1.        Entre les 9 et 12 mai 2015, l’équipe se rend à nouveau à Val-d’Or pour rencontrer, entre autres, Priscilla Papatie afin de s’entretenir au sujet de Sindy Ruperthouse. Au début de la rencontre, plusieurs personnes qui se trouvaient au Centre d’Amitié Autochtone de Val-d’Or décident spontanément de participer à l’entretien.
  2.        Autour de la table se trouvent alors Marie-Jeanne Papatie, Cynthia Penosway, Gerry Anishnapeo, Joséphine Papatie, Chérilyn Papatie, Mani Decourcy, Priscilla Papatie, Élia-Kim Papatie, une intervenante du centre, Nadia Papatie et Elton John Cooper. Outre Priscilla Papatie, Dupuis n’avait déjà discuté qu’avec Marie-Jeanne Papatie. Bien que Dupuis avait aussi eu des échanges via messages textes avec Angela King, mais cette dernière n’était pas autour de la table à ce moment, ne se sentant pas encore prête à parler avec l’équipe.
  3.        Rapidement, l’équipe s’est ajustée techniquement afin de pouvoir suivre et capter les propos de chaque personne. Les défenderesses expliquent que l’équipe comprend alors le privilège qu’elle a de vivre ce moment, soit de pouvoir parler avec plusieurs personnes qui étaient toutes des amies de Sindy Ruperthouse puisqu’il aurait été difficile, en temps normal, de les retracer et de les rassembler.
  4.        Lors de la table ronde, plusieurs témoignages s’enchaînent autant sur ce que ces personnes avaient vécu personnellement que sur ce qui était arrivé à leurs proches. Les discussions ont progressé vers la révélation des sentiments de méfiance et de peur ressentis par les femmes envers la police. Chérilyn Papatie déclare que si elles prenaient la décision de porter plainte, elles ne seraient pas crues.  
  5.        Plusieurs témoins ont aussi exprimé la peur de ce qui pourrait leur arriver à la suite de la diffusion de l’entrevue. Elles craignaient des représailles, mais toutes ont accepté de témoigner à visage découvert, espérant ainsi que ces événements ne se reproduisent plus. La directrice du centre, Édith Cloutier, s’est jointe au groupe. Elle a fait part de sa surprise et de ses émotions après avoir entendu ces témoignages et a manifesté sa volonté d’accompagner davantage les femmes autochtones à l’avenir.
  1.        Durant ce même voyage, Angela King accepte aussi de donner une entrevue. Elle raconte, avec beaucoup d’émotion, l’agression sexuelle que lui a fait subir un policier, il y a une vingtaine d’années, au 2e étage du poste de police de Val-d’Or, alors qu’elle n’avait que 19 ans. Elle dit avoir revu ce même policier, toujours à Val-d’Or plusieurs années plus tard, et qu’il avait cherché à l’intimider.
  2.        À la suite de l’entrevue avec Angela King, Priscilla et Marie-Jeanne Papatie amènent l’équipe visiter les lieux où Priscilla avait déclaré avoir subi une agression sexuelle de la part d’un policier à la retraite; elles se mettent alors à la recherche du chalet dudit policier.
  3.        Sur le chemin Baie-Carrière, au coin Barette, Priscilla identifie un petit chemin de terre où des femmes lui ont dit avoir été amenées par certains policiers. L’équipe rencontre également Bianka Moushoum et Samantha Rogers et elles se donnent rendez-vous le lendemain.
  4.        Le lendemain matin, l’équipe se rend chez Bianka, mais Samantha n’est pas au rendez-vous. L’équipe et Bianka retournent en voiture sur le chemin Baie-Carrière toujours pour tenter de retrouver le chalet du policer à la retraite, mais sans succès. Elles se dirigent ensuite vers le Belvédère.
  5.        En route, Bianka identifie plusieurs petits sentiers du chemin Baie-Carrière où elle était déjà allée pour rendre des services sexuels à des policiers et où ces mêmes policiers lui avaient donné de la bière en échange. Elle mentionne que cela était arrivé à presque toutes les filles qui faisaient de la prostitution à Val-d’Or, y compris Samantha Rogers.
  6.        Elle explique également que les policiers débarquaient des filles aux mêmes endroits et qu’elles devaient marcher pour revenir en ville. Bianka ajoute qu’elle avait fait des fellations à deux policiers en haut de la Tour du Belvédère et qu’elle avait rendu des services sexuels à sept agents de la S.Q.
  7.        Selon ses dires, chaque policier la payait 200 $ : 100 $ pour la fellation et 100 $ pour qu’elle se taise. Parfois, elle se faisait payer aussi en cocaïne. Enfin, Bianka explique que deux policiers lui ont cassé le bras quand elle était mineure, qu’elle avait porté plainte, mais qu’il n’y avait eu aucun suivi.
  8.        Les défenderesses soumettent que Bianka n’avait pas participé à la table ronde avec les autres hommes et femmes autochtones et que son témoignage a été recueilli dans le but de corroborer le témoignage de Priscilla Papatie.
  1.        Trois jours après la table ronde, et entre le troisième et le quatrième voyage, soit le 14 mai 2015, Édith Cloutier envoie une lettre au Capitaine Jean-Pierre Pelletier, directeur du poste 144, l’informant des allégations de violence physique et d’abus sexuels commis sur des femmes autochtones.
  2.        Elle reçoit une réponse, le 30 juin 2015, de la directrice du cabinet de la ministre de la Sécurité publique qui l’informe que les plaintes seront traitées de manière sérieuse.
  3.        Le 25 mai 2015, Priscilla Papatie se rend à Montréal afin de déposer une plainte au quartier général de la S.Q. Entretemps, Dupuis retourne au Centre d’Amitié Autochtone de Montréal dans le but de recueillir le témoignage d’une première source confidentielle et le 16 juin 2015, elle contacte Johnny Wylde, le père de Sindy Ruperthouse.

 

Le quatrième voyage

  1.        Dupuis retourne seule à Val-d’Or pour une quatrième fois entre les 17 et 20 juin 2015, principalement dans le but de rencontrer Chantal Wabanonik. Elle s’entretient avec cette dernière et procède ensuite au tournage, le 19 juin 2015.
  2.        Chantal Wabanonik raconte une expérience personnelle où, alors qu’elle était assise sur un bloc de béton, un policier s’était placé entre ses jambes contre son gré. Elle explique qu’elle était déjà allée au chalet du policier retraité et qu’elle avait reçu les confidences de certaines femmes autochtones selon lesquelles les policiers les payaient avec de la drogue saisie ou de l’argent liquide en échange de services sexuels, la nuit durant leur quart de travail.
  3.        Elle explique que les policiers amenaient les femmes autochtones dans des petits chemins de bois, des petites rues, en dehors de la ville et retiraient l’insigne, portant leur nom, épinglée sur leur uniforme. Elle désigne le chemin Baie-Carrière, le Belvédère et la source Gabriel comme étant des endroits problématiques. 
  4.        Lors de ce voyage, Dupuis cherche à revoir la mère de Samantha Rogers mais sans succès. Elle réussit à s’entretenir brièvement à deux reprises avec Samantha Rogers et à lui envoyer des messages textes. Cette dernière ne lui a pas accordé d’entrevue, probablement, selon Dupuis, parce qu’elle craignait les représailles.
  5.        Dupuis réussit également à rencontrer Carole Marcil, la barmaid du bar Le Manoir, qui lui promet de réfléchir à la possibilité de lui donner une entrevue.
  6.        Entre le quatrième et le cinquième voyage, Dupuis contacte Marcil afin d’obtenir les noms des policiers qu’elle avait notés dans son calepin et constate que les noms donnés par Marcil et ceux révélés par plusieurs femmes autochtones se recoupent.

Le cinquième voyage

  1.        Dupuis retourne à Val-d’Or, du 6 au 10 août 2015, pour une cinquième fois avec l’objectif de procéder à des entrevues avec Carole Marcil et Édith Cloutier. Lors de ce voyage, l’équipe rencontre une deuxième source confidentielle au Manoir en présence de Carole Marcil. La source accepte d’écrire son témoignage et d’apparaître à visage couvert, parce qu’elle craint les représailles.
  2.        Cette source raconte être embarquée, sur la route de Waswanipi, dans un VUS noir conduit par un policier en civil qu’elle avait reconnu. Il lui avait alors demandé de lui faire une fellation, ce qu’elle refusa. Il l’a alors tirée par les cheveux pour l’expulser du véhicule et la laisser seule sur la route.
  3.        L’entrevue avec Édith Cloutier a lieu le 9 août 2015. L’objectif de cette entrevue était d’obtenir sa réaction officielle quant aux allégations formulées lors de la table ronde et quant aux démarches qu’elle avait entreprises par la suite concernant notamment l’accompagnement d’autres femmes qui avaient porté plainte.
  4.        Édith Cloutier explique, entre autres, avoir aidé des femmes autochtones à contacter, par écrit, la S.Q. Elle ajoute également avoir constaté leur crainte de subir des représailles de la part des policiers et leur peur de dénoncer une personne en autorité.
  5.        L’entrevue avec Carole Marcil, qui devait initialement être faite à visage couvert, dans une chambre d’hôtel puisqu’elle craignait de perdre son emploi, a finalement lieu à visage découvert après que sa fille l’ait convaincue de le faire. Cependant, elle accepte l’entrevue à la condition sine qua non d’obtenir l’assurance que ses propos à l’effet que ce ne sont pas tous les policiers, mais seulement certains d’entre eux qui avaient des comportements répréhensibles, seront diffusés.
  6.        Entre le cinquième et le sixième voyage, Dupuis entreprend certaines démarches pour retrouver le policier à la retraite. Elle obtient la confirmation, par son recherchiste, que cet individu possédait bel et bien un chalet au Lac Lemoine, mais elle ne le contacte pas.
  7.        Le 29 septembre 2015, elle appelle la S.Q. dans le but d’obtenir une entrevue afin de connaître sa version des faits concernant toutes les allégations et envoie également le même jour une demande écrite par courriel.
  8.        La S.Q. accepte de donner une entrevue le 14 octobre 2016, soit une semaine avant la diffusion du reportage. Cependant, elle ne contacte pas l’équipe pour discuter des différentes modalités de l’entrevue.

Le sixième voyage

  1.        Entre les 4 et 8 octobre 2015, Dupuis retourne à Val-d’Or pour une sixième et dernière fois. Elle profite de cette occasion pour revoir Carole Marcil et Priscilla Papatie. Son gendre ayant des problèmes avec la police, Carole Marcil souhaite retirer son témoignage puisqu’elle craint que l’entrevue n’aggrave la situation. Après discussion avec Dupuis, elle consent finalement à sa diffusion.
  2.        Dupuis rencontre Priscilla Papatie qui lui confie avoir peur de subir des représailles dirigées contre elle et sa famille, si elle procède à l’identification des policiers. Dupuis se rend également chez Bianka Moushoum et s’entretient avec sa sœur Juanita, qui raconte son expérience de « cure géographique » sur le chemin du Capitol.
  3.        Le 14 octobre 2015, l’équipe rencontre en entrevue la porte-parole de la S.Q., la lieutenante Martine Asselin, au quartier général de la S.Q., à Montréal. Un enquêteur de la S.Q. est également présent.
  4.        Le 16 octobre 2015, l’équipe rencontre, à nouveau en entrevue Priscilla Papatie à sa sortie du quartier général de la S.Q.  L’équipe considère que le fait que Priscilla ait complété ses démarches de dénonciation à la S.Q., allant jusqu’à identifier un policier, et le fait qu’elle ait accepté de témoigner à visage découvert renforcent sa crédibilité.
  5.        Bref, quel que soit l’angle ou le point de vue examiné, le travail accompli par les défenderesses, et surtout par Dupuis personnellement, peut être qualifié de colossal.
  6.        Aurait-elle pu faire plus? Peut-être oui, mais n’est-ce pas toujours le cas? Cependant, ce n’est pas le test et ce n’est certainement pas ce qui est requis.
  7.        Le travail effectué par Dupuis était consciencieux, rigoureux et sérieux. De plus, après avoir examiné globalement la teneur du reportage, sa méthodologie et son contexte, je ne détecte aucune faute de quelque nature que ce soit. 
  8.        Rappelons qu’en ce qui concerne la faute, la principale question posée par les demandeurs est la suivante : les défenderesses ont-elles commis une faute dans la cueillette de l’information et dans la présentation de l’ensemble du reportage du 22 octobre 2015?
  9.        Rappelons, à nouveau, que les journalistes ne sont pas tenus à un critère de perfection mais uniquement à une obligation de moyen.  La question est de savoir ce qu’un journaliste raisonnable aurait fait dans les mêmes circonstances à la lumière des normes journalistiques applicables.
  10.        Il faut retenir que dans une société libre et démocratique, il faut s’assurer que des reportages d’enquête ne soient pas mis à l’écart, en dépit de leur véracité, au motif qu’ils seraient fondés sur des faits difficiles à établir en fonction des règles de preuve juridiques.
  11.        Rappelons enfin que même si, selon certains, un journaliste d’enquête est quelqu’un qui pratique à la fois le rôle d’enquêteur, de procureur et de juge, il ou elle n’a pas à soumettre au public une preuve plus convaincante qu’une autre avant de se qualifier de journaliste raisonnable.
  12.        J’ouvre ici une parenthèse afin de faire quelques commentaires au sujet des expertises. De manière non équivoque, l’article 232 C.p.c. ne reconnaît pas aux parties le droit de se prévaloir de plus d’une expertise par discipline ou matière à moins que le tribunal ne l’autorise, en raison, entre autres, de la complexité ou de l’importance de l’affaire.

Les rapports d’experts

  1.        Ni le respect du principe central de notre procédure, celui de la contradiction, ni le respect du droit d’être entendu n’exigent le recours à un expert. Dans toute affaire contentieuse ou non contentieuse devant les tribunaux, la nomination d’un expert n’est qu’une possibilité car, en application du principe de la proportionnalité un juge peut même aller jusqu’à interdire une preuve par expertise afin d’assurer une saine gestion de l’instance. 
  2.        La nomination d’un expert n’est donc pas un droit fondamental.
  3.        Le C.p.c. définit le rôle et le but de l’expertise dans les termes suivants :

 

22. L’expert dont les services ont été retenus par l’une des parties ou qui leur est commun ou qui est commis par le tribunal a pour mission, qu’il agisse dans une affaire contentieuse ou non contentieuse, d’éclairer le tribunal dans sa prise de décision. Cette mission prime les intérêts des parties.

 

L’expert doit accomplir sa mission avec objectivité, impartialité et rigueur.

 

 

22. The mission of an expert whose services have been retained by a single party or by the parties jointly or who has been appointed by the court, whether the matter is contentious or not, is to enlighten the court. This mission overrides the parties’ interests.

 

 

Experts must fulfill their mission objectively, impartially and thoroughly.

231. L’expertise a pour but d’éclairer le tribunal et de l’aider dans l’appréciation d’une preuve en faisant appel à une personne compétente dans la discipline ou la matière concernée.

L’expertise consiste, en tenant compte des faits relatifs au litige, à donner un avis sur des éléments liés à l’intégrité, l’état, la capacité ou l’adaptation d’une personne à certaines situations de fait, ou sur des éléments factuels ou matériels liés à la preuve. Elle peut aussi consister en l’établissement ou la vérification de comptes ou d’autres données ou porter sur la liquidation ou le partage de biens. Elle peut également consister en la vérification de l’état ou la situation de certains lieux ou biens.

[Soulignement ajouté]

231. The purpose of expert evidence provided by a qualified expert in the area or matter concerned is to enlighten the court and assist it in assessing evidence.

 

To provide expert evidence is to give an expert opinion, taking into consideration the facts relating to the dispute, on particulars relating to a person’s personal integrity, status or capacity or adaptation to a given set of circumstances, or on factual or real evidence; to determine or audit accounts or other data; to give an expert opinion on the liquidation or partition of property; or to ascertain the state or situation of certain premises or things.

  1.        Dans la présente affaire, bien avant mon intervention dans le dossier, il a été décidé du dépôt de deux rapports d’experts. Deux expertises sur les normes journalistiques se trouvent donc dans au dossier et les deux experts ont témoigné au procès.  
  2.        Ces derniers s’entendent sur le fait que les NPJ, le Guide de déontologie de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (Guide de la FPJQ) et le Guide de déontologie du Conseil de presse du Québec doivent être considérés dans l’évaluation de la conduite du journaliste raisonnable.
  3.        Ces normes et guides émanent soit d’organismes d’autoréglementation, des entreprises médiatiques elles-mêmes, ou des journalistes dans le cas du Guide de la FPJQ.
  4.        Les deux experts conviennent que les principales valeurs du journalisme sont : l’exactitude, la rigueur et la recherche de la vérité, l’équité, l’équilibre, l’impartialité, l’intégrité et l’honnêteté ainsi que l’intérêt public, et enfin, que le sujet du reportage du 22 octobre 2015 est incontestablement d’intérêt public.
  5.        L’expert nommé par les demandeurs, le professeur Marc-François Bernier (PhD), est un professeur agrégé du Département de communication de l’Université d’Ottawa. Il a œuvré comme journaliste de 1980 à 2000, dédiant ensuite la poursuite de sa carrière au professorat. Il a aussi participé à la rédaction de ce qui est devenu le Guide de la FPJQ, en plus d’avoir été régulièrement appelé à agir comme formateur auprès de journalistes et de patrons de presse au sujet des obligations professionnelles et des pratiques reconnues et recommandées en journalisme.
  6.        Le professeur Bernier était notamment l’expert du demandeur dans l’affaire Lalli c. Gravel et Radio-Canada[119]. Il a rédigé un rapport de soixante-quatre pages daté du 5 décembre 2019, puis modifié un peu plus de quatre ans plus tard.
  7.        L’expert des défenderesses, Gilbert Lavoie, est à la retraite depuis 2018. Il a été journaliste et patron de presse et possède plus de quarante ans d’expérience à titre de journaliste de terrain. Lavoie a été correspondant parlementaire, puis chef du bureau de presse à Ottawa, de 1979 à 1985, et secrétaire de presse du premier ministre de l’époque, Brian Mulroney, entre 1989 et 1992.
  8.        Bien que ce soit la première fois qu’il témoigne à titre d’expert devant la Cour supérieure, et qu’il n’ait jamais fait partie d’un bureau de journalisme d’enquête, il a été appelé, à plusieurs reprises, à pratiquer ou à superviser des enquêtes journalistiques. Lavoie a rédigé un rapport succinct de vingt-deux pages. J’y reviendrai.
  9.        Dans son rapport, le professeur Bernier explique qu’il puisse être appelé, entre autres, « à prendre connaissance, analyser et porter un jugement documenté sur certaines pratiques journalistiques », à éclairer le tribunal sur les règles de l’art qui s’appliquent en journalisme et « à exposer des manquements professionnels importants eu égard aux normes déontologiques reconnues et aux principes éthiques qui les fondent ».
  10.        Il ajoute qu’il est conscient qu’il ne faut pas « attendre la perfection de quelque professionnel que ce soit », et confirme que son approche des questions d’éthique et de déontologie est fondée sur le respect de la liberté de la presse.
  11.        Avant de débuter son analyse, soit à la toute première page, le professeur Bernier fait les neuf constats suivants reliés à l’analyse déontologique du reportage du 22 octobre 2015 :

 

Constat 1

Bien que le sujet (thème) soit d’un intérêt public incontestable, la présence d’affirmations inexactes, d’insinuations et d’allégations non corroborées (rhèmes), tout comme l’existence de nombreuses omissions, font en sorte que le reportage de l’équipe d’Enquête ne peut être reconnu comme étant d’intérêt public car il induit le public en erreur et le public n’a pas un intérêt rationnel à être trompé. […]

 

Constat 2

Dans le présent dossier, bon nombre d’allégations sont diffusées sans corroboration, sans même une démarche de corroboration, ce qui est une transgression à la déontologie du journalisme. […]

 

Constat 3

En recourant à la généralisation hâtive et à l’amalgame, la journaliste Dupuis a transgressé la norme déontologique de la rigueur journalistique. […]

 

Constat 4

En choisissant un titre trompeur et sensationnaliste, l’équipe d’Enquête et Radio-Canada ont transgressé la règle déontologique de la rigueur et de l’exactitude. […]

 

Constat 5

Les journalistes mis en cause ont transgressé le principe éthique de l’équité en refusant de chercher la version de X… et en induisant en erreur la porte-parole de la Sûreté du Québec. […]

 

Constat 6

Les journalistes mis en cause ont transgressé la norme de l’équité dans le traitement de l’information en multipliant les omissions d’informations importantes, contribuant ainsi à fausser la réalité qu’ils prétendaient décrire. […]

 

 

Constat 7

Les journalistes mis en cause ont transgressé la norme de l’équité en diffusant des propos de sources anonymes sans se plier aux règles de vérification qui s’appliquent dans de tels cas. […]

 

Constat 8

Les défendeurs ont transgressé les normes de l’impartialité et de l’équilibre en journalisme, notamment par le fait d’avoir favorisé certains points de vue au détriment d’autres objectivement importants, voire déterminants. […]

 

Constat 9

Par l’ensemble des inexactitudes, omissions, procédés partiaux et aussi en raison de l’absence de corroboration et de vérification, par les insinuations et, surtout, en attribuant faussement à des agents en poste de la S.Q. de Val-D’or – plutôt qu’aux policiers de la Sûreté municipale de l’époque – des abus sexuels possiblement survenus il y a de très nombreuses années, par un policier alors retraité de surcroit, les journalistes ont transgressé les principes d’intégrité et d’honnêteté. […]

 

[Soulignement ajouté]

  1.        Le rapport du professeur Bernier débute avec l’analyse du premier constat, mais outre plusieurs références théoriques et académiques, il ne donne pas les raisons pour lesquelles le reportage « ne peut être reconnu comme étant d’intérêt public ».  Le rapport précise plutôt que « ce premier constat repose sur le fait que des règles de l’art » n’ont pas été respectées comme on peut le lire dans les sections suivantes de son rapport.
  2.        Ainsi, au lieu de procéder à une lecture, une compréhension et une analyse globale du message et du contenu du reportage, le professeur Bernier entreprend plutôt de décortiquer de manière chirurgicale chaque segment du reportage, chaque témoignage et chaque échange dans le but de trouver une faille.
  3.        De plus, bien qu’au début de son rapport, l’expert explique qu’il est conscient que « l’on ne peut attendre la perfection de quelque professionnel que ce soit », si l’on suit ses observations et commentaires relativement au Constat 2, par exemple, c’est précisément ce qui est recherché dans son rapport. 

Témoignage de Priscillia Papatie : événement du Walmart

Dans le reportage Priscillia Papatie a relaté un événement traumatisant où elle aurait été laissée au Wal-Mart en pleine nuit, par des policiers qui avaient « mis en morceaux » son cellulaire. La séquence présentée dans le reportage laisse entendre que Mme Papatie a marché à pied pour revenir du Wal-Mart jusqu’au centre-ville de Val-d’Or. Or, Mme Papatie a donné une version de cet événement contradictoire à ce qui est présenté dans le reportage[120], moins dramatique surtout, et la journaliste n’a pas cherché à corroborer laquelle de ces versions était véridique. Ce faisant, le public a été exposé à une version vraisemblablement inexacte.

  1.        En agissant ainsi, plutôt que d’examiner « globalement la teneur du reportage, sa méthodologie et son contexte » et d’éclairer objectivement le tribunal, ce qui prévaut sur l’intérêt des parties, l’expert prend connaissance du reportage et de son matériel brut,  en fait l’analyse en amont de l’interrogatoire au préalable de Dupuis et, porte un jugement, comme il l’explique lui-même, en se basant sur la pratique journalistique de cette dernière.
  2.        Rappelons que l’opinion d’un expert en journalisme est, à l’occasion, utile[121], afin de déterminer s’il y a faute professionnelle, soit un comportement s’écartant de la norme de conduite d’un journaliste d’enquête raisonnable et diligent. Le tribunal n’a cependant pas besoin de l’opinion d’un expert pour déterminer si un propos est oui ou non diffamatoire. Le tribunal n’est d’ailleurs pas lié par l’opinion de l’expert.
  3.        Voici un autre très bon exemple du jugement que porte le professeur Bernier à l’égard du reportage du 22 octobre 2015[122]. Bien qu’il y en ait d’autres, dans un souci de proportionnalité, je n’examinerai seulement que deux extraits en détail. Les analyses présentées s’appliquent également aux autres exemples cités par l’expert.

Témoignage de Priscilla Papatie : allégation d’abus sexuel

De même, dans le reportage, Priscilla Papatie relate un événement d’abus sexuel survenu il y a dix ans, dont elle garde un souvenir confus, mais qui impliquerait un ex-policier déjà à la retraite à ce moment, désigné ci-après comme le policier X…, afin de préserver sa réputation. En visionnant le brut du matériel ayant servi au reportage, on constate que le souvenir qu’elle en conserve est confus, elle se souvient de la présence de quatre (4) personnes autour d’elle, puis de s’être retrouvée au Tim Horton, juste en soutien-gorge, en jeans, sans soulier, d’où elle a appelé son oncle pour qu’il vienne la chercher. La journaliste n’a pas cherché à corroborer ces allégations auprès de ceux-ci. Cette allégation est néanmoins portée au compte des « Abus de la SQ : Des femmes brisent le silence », comme l’affirme le titre, sur lequel je reviendrai plus loin.

L’ex-policier X… à la retraite

Pendant son enquête, il appert que l’ex-policier X…, à la retraite à l’époque des faits allégués qui se seraient déroulés il y a plusieurs années (bien que cela ne soit jamais révélé au public), serait en cause dans des cas d’abus sexuels allégués par Priscilla Papatie et Bianka Moushoum. Ajoutons que la journaliste avait obtenu de la part de Bianka Moushoum des déclarations plus que surprenantes concernant cet ex-policier, notamment qu’il possédait une arme de calibre 357 et avait joué à la roulette russe en sa présence, en plus de chercher à tourner des films pornographiques à l’intérieur de son chalet. Sur le plan journalistique, de telles affirmations doivent être recoupées, vérifiées et corroborées, ne serait-ce que pour évaluer la crédibilité de la source, puisque certaines de ces autres affirmations seront diffusées. Il en allait de même de la nécessaire corroboration des allégations de Priscilla Papatie concernant cet ex-policier. Sans tentative de corroboration de la part de sources concernées, la journaliste ne pouvait, de façon rationnelle et empirique, évaluer la crédibilité de ses sources et, par conséquent, de la pertinence de leur accorder ou pas un espace de parole dans le cadre du reportage. La journaliste Dupuis a minimalement tenté d’en savoir plus au sujet de cet ex-policier, en questionnant brièvement, et en vain, l’ex-épouse de celui-ci. Cette dernière lui dit d’en parler plutôt à son ex-époux, ce que la journaliste l’assure qu’elle va faire. Pourtant, quand elle a pu parler avec cet ex-policier, la journaliste n’a pas profité de l’occasion pour chercher à corroborer les graves allégations le concernant. La journaliste elle-même reconnaît, en interrogatoire, que l’ex-policier aurait pu « contredire ou confirmer les dires » de ses sources, avant d’ajouter que « nous, on avait suffisamment de renseignements pour savoir que ce qu’elles disaient était juste ». Voici un extrait de l’interrogatoire au préalable de Mme Dupuis :

« Q- Avez-vous tenté de parler à X…?

R- Je l’ai contacté. Oui, j’ai essayé de lui parler. En fait, je l’ai appelé pour vérifier si j’appelais au bon endroit, mais je n’ai pas poussé plus loin cette partie de l’enquête, mais j’avais toutes les informations.

Q- Donc, vous l’aviez identifié?

R- Oui.

Q- Vous l’aviez appelé pour être sûre que c’était la bonne personne?

R- On l’avait identifié depuis longtemps, on avait identifié le lac Lemoine, l’endroit qui était à peu près, où Bianka nous disait où il était. On a eu différentes sources qui nous ont identifié X...

Q- X....

R- ... de toutes sortes de monde et de toutes sortes d’époques, alors on était, bien avant la police, on savait qui était cet homme-là.

Q- Puis pourquoi vous ne l’avez pas contacté? Pourquoi vous n’avez pas obtenu sa version finalement?

R- Parce que là, on ne faisait pas un reportage sur X… c’était un reportage sur des abus policiers.

Q- Mais est-ce que X… n’aurait pas été utile pour corroborer ou contredire Bianka et Priscilla qui ont eu des situations avec lui?

R- Ça aurait pu, mais on a jugé que c’était un reportage pas sur une personne, mais sur un ensemble de personnes, pas sur une en particulier.

Q- Non, je comprends ça, mais quand vous faites, dans votre méthodologie journalistique, est-ce que vous évaluez la crédibilité́ de ce que les gens vous disent?

R- Oui.

Q- Donc, puis peut-être que j’ai posé la question, peut-être que vous m’avez répondu, mais je vais la reposer: est-ce que X… n’était pas une personne qui aurait pu contredire ou confirmer les dires de Priscilla et de Bianka?

R- Il aurait pu contredire ou confirmer les dires, mais nous, on avait suffisamment de renseignements pour savoir que ce qu’elles disaient était juste, mais ce n’était pas un reportage sur X…, c’était un reportage sur des abus policiers. Monsieur X… était un ancien policier de la S.Q. et ça nous suffisant pour le moment.

Q- Si je prends, je reviens un peu en arrière, Priscilla, vous avez vu dans le reportage que Priscilla avait été victime d’agression sexuelle il y a dix (10) ans. Cette agression sexuelle-là, c’est X… qui l’aurait commise?

R- Ça aurait été X….

Q- Exact. Les seuls témoins, c’est X…, Priscilla, peut-être la tante et l’oncle de Priscilla.

R- Hum, hum.

Q- J’ai compris ce matin, l’oncle et la tante, vous ne les avez pas communiqués?

R- Non.

Q- Pourquoi ne pas communiquer avec X… pour obtenir sa version de ce qui est arrivé avec Priscilla pour ensuite affirmer dans votre reportage qu’il y a eu une agression sexuelle?

Q- Parce que, si je me souviens bien, à l’époque, c’est une décision qu’on a prise parce que, comme je vous le répète, ce n’était pas un reportage sur X…, mais sur des abus ».

En tout respect, cet argument est spécieux, car si on veut parler d’abus avec rigueur et équité, cela oblige d’identifier des événements précis ainsi que de faire appel à des témoignages précis et corroborés par les gens mis en cause (témoins, acteurs, victimes, etc.). Même si le reportage ne vise pas à identifier un ou quelques policiers, la seule façon rationnelle d’en assurer autant que faire se peut la véracité et l’exactitude est de confronter les versions, évaluer la crédibilité et les intérêts des sources, chercher des documents ou des témoignages qui corroborent les dires des uns et des autres. Cette démarche est obligatoire, sinon on verse dans l’arbitraire, le double standard et le piège cognitif bien connu du biais de confirmation. Cette justification est d’autant plus surprenante et incompréhensible que la journaliste a communiqué avec l’ex-épouse de l’ex-policier X…, avec qui elle a eu une conversation de quelques minutes pour essayer de corroborer des allégations, à propos desquelles celle-ci ne savait rien. Alors qu’elle avait accès à la personne la mieux placée pour réagir aux allégations, la journaliste a préféré poser des questions à l’ex-épouse qui ne savait rien. Il y a lieu de rappeler ici un passage des Normes et pratiques journalistiques de Radio-Canada qui, bien que datant de 2005, demeure pertinent :

« Pour écarter le risque d'être entraîné à des affirmations inexactes ou partiales, le journaliste doit vérifier soigneusement la véracité de ses sources et obtenir des témoignages de sources appropriées pour corroborer les premières » […].

Mais l’argument de Mme Dupuis évite le fond de la question : le reportage contient des allégations graves que la journaliste devait chercher à corroborer et elle ne l’a pas fait, ni auprès de l’ex-policier, ni auprès d’autres femmes autochtones qui seraient allées à son chalet, ni auprès de l’oncle et la tante de Priscilla qui auraient été témoins des événements ayant suivi son agression sexuelles survenue dix ans avant l’entrevue.

[Soulignement ajouté]

  1.        Il ressort clairement de ces deux extraits que le professeur Bernier examine le travail journalistique des défenderesses et surtout celui de Dupuis en bénéficiant rétrospectivement du temps écoulé et de l’interrogatoire au préalable mené par un avocat d’expérience. Aucun journaliste qui enquête sur un sujet d’actualité aussi sensible et percutant ne dispose d’un tel luxe.
  2.        À mon avis, les critiques et commentaires du professeur Bernier à l’égard du travail journalistique de Dupuis sont inutilement sévères et sans fondement. Or, accepter l’analyse du professeur Bernier et restreindre inutilement les normes journalistiques, surtout dans le contexte d’un reportage sur les abus dont ont été victimes les femmes autochtones, n’auront aucun autre effet que de limiter de manière injustifiée la liberté d’expression dans une société libre et démocratique.  
  3.        C’est précisément ce que certains auteurs expriment, lorsqu’ils écrivent que « coincer le droit normatif de la diffamation civile, factuelle et erronée en l’occurrence, puis de la responsabilité extracontractuelle qui peut en découler pour le journaliste diffamateur, dans l’étau du droit privé de la faute professionnelle, banalise en quelque sorte conceptuellement la liberté d’expression et l’émascule[123] ».
  4.        Rappelons qu’il s’agit d’une responsabilité assimilable à une responsabilité professionnelle et non pas une responsabilité assujettie à une réglementation ayant un caractère obligatoire semblable à celui qui caractérise certaines professions telles que celles d’avocat et de médecin, par exemples, soumises à un Code des professions. Cette nuance est importante[124].
  5.        Pour reprendre les mots de l’auteur J.-D. Archambault, « le journaliste est, si l’on veut en langage courant, un professionnel, mais quand il s’exprime publiquement [dans le contexte d’un reportage] il ne fait qu’exercer, comme tout citoyen et ni plus ni moins que ce dernier, une liberté constitutionnelle et fondamentale[125] » – c’est-à-dire la liberté d’expression. 
  6.        Je suis également d’accord avec les défenderesses lorsqu’elles plaident que dans le contexte d’un reportage tel que celui diffusé le 22 octobre 2015, une méthode de corroboration plus souple est de mise. Selon elles, puisque l’angle du reportage était de décrire une situation d’abus commis par certaines personnes appartenant à la même institution publique et non pas le comportement blâmable d’un individu identifié, la méthode de corroboration plus exigeante, qui nécessite plusieurs témoignages et la démonstration d’un « pattern » en sus des autres normes usuelles, ne devait pas s’appliquer.
  7.        De l’avis des défenderesses, dans le contexte de leur reportage particulier, la corroboration des allégations a été la suivante :

Quelle est la personne dont la réputation sera potentiellement atteinte?

La S.Q.

Quelles sont les allégations qui lui sont reprochées?

Des abus de pouvoir à l’égard de femmes autochtones par certains de ses policiers, des abus sexuels à l’égard de femmes autochtones par certains de ses policiers, une absence de suivi sur des plaintes déposées par certaines de ces femmes, et la méfiance et la peur des femmes autochtones à l’égard de la S.Q.

  1.        Ce sont ces allégations qui devaient être corroborées expliquent les défenderesses ajoutant qu’elles l’ont toutes été par un minimum de deux sources et même plus généralement. Le tableau de corroboration annexé au Plan d’argumentation des demandeurs, au dossier de la cour, confirme ce point.
  2.        Examinons maintenant un autre extrait du rapport du professeur Bernier :

 

Témoignage de Priscilla Papatie: les chemins dans le bois

 

Par ailleurs, dans le reportage, Priscilla Papatie, en indiquant le lieu d’un chemin forestier à la journaliste, explique que c’est à cet endroit que les filles lui ont raconté qu’elles se « faisaient domper », qu’il fallait qu’elles « fassent une pipe ou il fallait qu’elles se fassent faire un complet par la personne, par le policier, ou bien des fois c’était des clients aussi. Puis elles marchaient tout ça pour revenir jusqu’au centre-ville encore ». Ici non plus, la journaliste n’a obtenu aucune information permettant de corroborer les propos de Priscilla, qui sont néanmoins diffusés dans le reportage :

 

Q- O.K. Donc, si je vous pose la même question, quand on dit: “Des fois il y avait des filles qui s’en venaient me voir qui me disaient que il fallait qu’elles fassent une pipe ou il fallait qu’elles se fassent faire un complet par la personne ”, c’est toujours à cet endroit-là?

R- Oui.

Q- Même chose, est-ce que vous avez un seul nom de personne qui a fait une pipe ou qui s’est fait faire un complet par un policier à cet endroit- ?

R- Non.

Q- Donc, est-ce que vous avez un seul nom d’une personne qui a marché de cet endroit-là jusqu’au centre-ville de Val-d’Or ?

R- Non, j’ai pas de nom précis.

Q- Est-ce que vous savez combien il y a de filles qui ont fait ça ?

R- Non, je sais pas combien de filles ont fait ça.

 

Témoignage de Bianka Moushoum

 

Abordons plus précisément certaines allégations non corroborées de Bianka Moushoum. La journaliste laisse cette dernière affirmer en ondes qu’elle exige 200$ par policier en échange de fellations, dont 100 $ pour se taire. Pendant son enquête, la journaliste a appris que la cousine de Bianka (Janice Papatie), chargeait 40 $ et que cela avait causé des frictions entre elles, aux dires de Bianka. La journaliste dit avoir rencontré Janice Papatie à plusieurs reprises, et que lors d’une rencontre impromptue (la journaliste n’avait pas l’intention de procéder à une démarche de corroboration avant cette rencontre) cette dernière a nié l’affirmation de sa cousine Bianka, concernant le tarif de 40 $. Non seulement n’y a-t-il aucune corroboration, mais il y a une réfutation de cette allégation. La journaliste ne tient pas compte de cette réfutation, mais en plus elle la cache au public, rendant ainsi le témoignage de Bianka plus crédible et percutant. La journaliste a jugé ce témoignage moins crédible en raison des problèmes passés vécus par Janice Papatie. Or, à la lumière de tout ce que j’ai pu lire, voir et entendre dans ce dossier, il appert que les principales des sources de la journaliste ont toutes vécu des situations plus que difficiles par le passé (drogue, alcool, itinérance, prostitution, etc.). On semble avoir affaire ici à un double standard en fonction de la conformité ou non des allégations des sources, eu égard aux prémisses et au cadrage du reportage. Ce qui peut les affaiblir ou les réfuter est laissé de côté, ce qui va à l’encontre des règles de l’art du journalisme, surtout du journalisme d’enquête qui exige un niveau plus élevé de rigueur, de vérification, d’équité et d’intégrité.

 

Paradoxalement, la même Bianka qui dit exiger 100 $ à chaque policier pour assurer son silence raconte d’autre part qu’ils se seraient laissés photographier par elle, ce qui est coupé au montage. Également coupé au montage, elle prétend les avoir aussi filmés à leur insu, avec son téléphone, pendant qu’elle leur faisait une fellation. Mais elle n’a plus ces images qui seraient demeurées dans ses anciens téléphones. Devant des affirmations aussi surprenantes, ne serait-ce que sur le plan logistique voire acrobatique, la journaliste ne se pose aucune question de nature à évaluer la crédibilité de sa source. Elle la trouve crédible même si elle ne sait pas comment cela pouvait se faire, et ne lui a pas demandé non plus, considérant que cela peut être un jeu et que c’est compatible avec sa personnalité provocante. En interrogatoire elle dit lui avoir fait complètement confiance car elle a vécu des choses pénibles et ne lui a pas caché ses démêlées avec les policiers, son passé de prostituée, son accusation pour voies de faits contre un policier, etc. C’est sur la base de cette même crédibilité accordée sans condition qu’elle croit Bianka quand elle relate qu’un de ses clients, un ex-policier retraité au moment des faits, jouait à la roulette russe avec une arme de calibre 357, chose que la journaliste n’a pas cherché à corroborer avec X… Devant de telles allégations plus que surprenantes, la journaliste ne demande aucune précision, ne fait aucune vérification ni tentative de corroboration. De même, en entrevue avec la journaliste, Bianka dit avoir rendu des services sexuels à 7 policiers actifs de la S.Q., parfois avec deux policiers en même temps au sommet de la tour Rotary du Belvédère, cela serait arrivé une ou deux fois selon des déclarations contradictoires faites à la journaliste. Le reportage diffuse les propos de Bianka qui ajoute que « pas mal toutes les filles qui… qui faisaient de la prostitution en ville pis tout ça » rendaient de tels services sexuels aux policiers de la S.Q. Mais la journaliste, qui a demandé à Bianka les noms des policiers, n’a pas demandé les noms d’autres femmes autochtones auprès desquelles elle aurait pu corroborer le témoignage diffusé.

 

[Soulignement ajouté]

  1.        Dans son rapport, le professeur Bernier s’attarde encore une fois à des éléments spécifiques du témoignage de Bianka Moushoum et Priscilla Papatie sans analyser globalement la corroboration de certains des abus en question. Il ignore aussi le témoignage accablant de Carole Marcil qui n’avait aucune raison de témoigner et encore moins de mentir. Il faut également retenir les nombreux échanges que Dupuis a eus avec, entre autres, Sandra Lévesque et Me Marie-France Beaulieu.
  2.        En réponse au rapport du professeur Bernier, l’expert Lavoie, dans son rapport du 1er février 2024, constate que le but du reportage était de démontrer, à l’aide de plusieurs témoignages de même nature, que des situations d’abus commis par certains policiers de la S.Q. menaient à une situation potentiellement dangereuse pour certaines femmes autochtones vulnérables.
  3.        De l’avis de l’expert Lavoie, les abus allégués commis par certains policiers à l’endroit de ces femmes autochtones était d’intérêt public car d’une gravité incontestable. Tout journaliste consciencieux aurait tenté d’y donner suite le plus rapidement possible.
  4.        Cependant, selon l’expert Lavoie, l’actualité a démontré à maintes reprises à quel point il est difficile, pour les victimes de telles situations, de dénoncer des agressions et des comportements violents lorsqu’il n’y aucun témoin.
  5.        Face à ce dilemme, sur un sujet d’intérêt public évident, c’est la multiplication des témoignages qui constitue la corroboration et qui permet de vérifier la crédibilité du témoignage des victimes. C’est leur parole contre celle de l’agresseur, écrit l’expert Lavoie.  Il ajoute :

Comment un journaliste raisonnable devrait-il traiter des déclarations aussi graves qu’il est impossible de corroborer de manière classique parce que les dénonciatrices étaient seules avec leur agresseur au moment des faits allégués?

La journaliste Dupuis a tenté, par exemple, d’obtenir le témoignage de Samantha qui aurait, notamment, participé à la rencontre évoquée par Papatie avec un ex-policier dans un chalet isolé. Mais Samantha a refusé de témoigner.

À défaut d’obtenir une forme classique de corroboration, les journalistes n’ont d’autres choix, à cette étape de leur reportage, que de se faire leur propre opinion sur la crédibilité de leurs sources. Différents facteurs entrent alors en ligne de compte. Celui-ci m’a frappé : lors de sa visite au site du belvédère avec Bianka Moushoum, la journaliste Dupuis présume que ces policiers stationnaient leur véhicule dans le stationnement des visiteurs. Et Moushoum [la corrige] immédiatement, en précisant qu’ils se stationnaient à l’arrière de la tour. Pourquoi aurait-elle corrigé la journaliste sur un si petit détail si ses dénonciations n’étaient qu’un tissu de mensonges?

[Soulignement ajouté]

  1.        De l’avis de l’expert Lavoie, dans le cas d’une petite ville comme Val-d’Or, le défi de l’équipe journalistique était amplifié par le fait qu’il était difficile et parfois impossible de trouver des témoins directs des agressions présumées commises par les policiers.

Les propos tenus autour de la table ronde le 12 mai 2015 étaient ceux de femmes autochtones dont plusieurs étaient itinérantes et faisaient de la prostitution, peu familières avec les habitudes médiatiques et donc moins bien outillées pour se faire entendre. Dans les cas relevés, les plaignantes étaient souvent seules avec les agresseurs présumés et n’avaient donc pas de corroboration directe à offrir. D’autres, comme Samantha, qui aurait participé à un évènement relaté avec Priscilla Papatie, a refusé de témoigner par crainte, a-t-on dit, de représailles.

Bref, la corroboration exigée dans une situation aussi complexe ne pouvait pas se limiter à des petites cases à cocher pour satisfaire à des exigences de base dictées par les guides de bonne pratique journalistique. Si les patrons de la journaliste Dupuis lui avaient imposé un encadrement aussi simpliste et rigide, l’intérêt public en aurait souffert gravement.

[Soulignement ajouté]

  1.        Le rapport ajoute que l’équipe journalistique est allée jusqu’au bout de la démarche raisonnable exigée en termes de vérification des faits, de recherche de témoignages et notamment de corroborations visant à démontrer une situation à sa face même inacceptable quant au comportement de certains policiers de la S.Q.
  2.        Le rapport souligne également que les vérifications supplémentaires exigées par les demandeurs ne correspondent pas à une pratique journalistique usuelle et raisonnable et n’auraient rien ajouté de significatif au dossier.
  3.        Bref, tout comme l’expert Lavoie, je suis d’avis que le professeur Bernier fait une analyse exagérément minutieuse et une critique beaucoup trop sévère des témoignages et des faits recueillis par les défenderesses. Le niveau de corroboration qu’il réclame dépasse non seulement la prépondérance des probabilités qui est déjà une norme plus exigeante que celle qui devrait être demandée aux journalistes, mais équivaut aux exigences posées aux policiers dans leurs enquêtes visant à bâtir une preuve judiciaire en vue de porter des accusations devant les tribunaux.
  4.        Dans une enquête journalistique, le fardeau de preuve n’est ni la prépondérance des probabilités, ni celui de hors de tout doute raisonnable.
  5.        Les demandeurs soutiennent que les défenderesses se sont écartées de la norme journalistique exigeant de corroborer les sources d’information. En effet, autant les NPJ que le Guide de la FPJQ soulignent l’importance de vérifier auprès d’une deuxième source les informations rapportées par une première source.
  6.        Selon l’auteur Trudel, « la corroboration est généralement exigée en fonction de la gravité des accusations, du caractère vague et imprécis de l’information reçue ou du peu de fiabilité des sources »[126]. Dans la section portant sur le journalisme d’enquête des NPJ (présentement en ligne sur le site web du Radio-Canada), il est écrit :

Vérification auprès d’une deuxième source

Notre engagement en faveur de l’exactitude et de l’intégrité implique que nous nous efforçons de contre-vérifier l’information auprès d’une deuxième source. Il peut même arriver que plus de deux sources soient nécessaires.

Nos reportages sont fondés sur des informations validées. Chaque fois que cela est possible, nous faisons appel à des sources identifiées, de première main, qu’il s’agisse de participants à un événement ou de documents authentifiés.

L’importance d’avoir une ou plusieurs sources dépend de la nature et de la qualité de la première source.

Si la première source est confidentielle, nous nous efforçons de vérifier l’exactitude de l’information en la corroborant de manière indépendante.

Toute décision de publier un sujet fondé sur une seule source confidentielle doit être autorisée par le directeur.

[Soulignement ajouté]

  1.        De prime abord, précisons que le devoir de corroboration des journalistes ne semble pas avoir été discuté en détail par les tribunaux. Une décision récente de la Cour supérieure effectue une analyse minutieuse du respect de cette norme, mais cette analyse est limitée aux faits du dossier[127]. Cela étant dit, je tenterai de proposer quelques analogies avec le droit dans l’objectif, notamment, de souligner le caractère très particulier des témoignages en question.
  2.        Outre le caractère non contraignant des normes en question pour les tribunaux, il faut souligner le fait qu’elles sont énoncées de manière relativement souple : « L’importance du nombre de sources dépend de la nature et de la qualité de la première source ». Lorsque la source est confidentielle, il est recommandé de la corroborer de manière indépendante et même dans ce dernier cas, il demeure possible d’obtenir l’autorisation du directeur pour y déroger.
  3.        En l’espèce, la grande majorité des témoignages ont été rendus à visage découvert devant la caméra; il semble surtout que leur nature implique une application nuancée de la norme de corroboration. En effet, à mon avis, la corroboration en matière d’abus sexuels comporte définitivement des obstacles particuliers.
  4.        À titre de référence, et soit dit en passant, le droit criminel a beaucoup évolué sur cette question dans les dernières années, un domaine du droit qui requiert pourtant une preuve hors de tout doute raisonnable. Les auteurs Brown et Witkin expliquent que « In a sexual case, there is often no corroborating evidence, and none is legally required to support a conviction »[128]. Ils ajoutent en note de bas de page:

The rules regarding the need for corroboration in cases of sexual assault were abrogated in 1983. A guilty verdict may, in appropriate cases, be safely founded on the evidence of a single witness, regardless of the offence charged. The fact that sexual assault charges should not be treated any differently than other offences reinforce the need to avoid false myths rendering sexual assault victims as inherently suspect or untrustworthy.

[Soulignement ajouté]

  1.        Or, la « nature » de la source à laquelle font référence les normes en question – voir ci-dessus « Vérification auprès d’une deuxième source » dans les NPJ – peut comprendre les témoignages provenant de victimes d’abus sexuels. Cela ne signifie pas que les allégations d’abus sexuels doivent être acceptées comme automatiquement véridiques sans plus de vérification, mais il demeure qu’elles ne peuvent être corroborées de la même manière que n’importe quelles autres allégations.
  2.        D’ailleurs, le reportage du 22 octobre 2015 ne s’appuie pas sur un seul témoignage, mais sur plusieurs témoignages rapportant des faits similaires. Lors des entrevues avec ces femmes, Dupuis demande aussi, à quelques reprises, si celles-ci croient que d’autres femmes de la communauté ont vécu des expériences similaires, ce qui est toujours accueilli par une réponse positive. Dans les circonstances, c’est probablement ce qui peut, à mon sens, le plus se rapprocher d’une corroboration.
  3.        En ce qui concerne certaines soi-disant « contradictions » soulevées par les demandeurs entre les différents témoignages, contradictions relatives aux montants qui ont été payés par les policiers en échange de faveurs sexuelles, par exemple, je suis loin d’être convaincu par les arguments des demandeurs quant à l’évaluation de la crédibilité des témoins et, corrélativement quant au devoir de corroboration des journalistes.
  4.        Encore une fois et au risque de me répéter, ces types d’impressions ou d’inexactitudes ne sont pas fatales et il ne faut pas en exagérer la portée pourvu qu’une enquête sérieuse et diligente, comme en l’espèce, ait été effectuée et qu’elles ne touchent pas le cœur du reportage.
  5.        Tout d’abord, ces informations concernent deux événements distincts impliquant des femmes différentes et il est donc tout à fait possible que le montant payé en échange desdites faveurs n’ait pas été le même.
  6.        Ensuite, à mon avis, la démonstration de certaines contradictions ou incohérences n’implique pas nécessairement un manque de crédibilité. Poursuivant l’analogie avec le droit criminel, les auteurs Brown et Witkin expliquent :

[…] Inconsistencies and untruths relating to peripheral matters may not have much bearing on the assessment of the witness’s credibility as it relates to the issues crucial to the charge. A conclusion that the witness has been untruthful in some respect or given inconsistent testimony does not automatically lead to an adverse credibility finding[129].

  1.        Dans les dernières années, le système judiciaire a cherché aussi à adapter la pratique du droit aux traumatismes. Il est intéressant de souligner que ce courant s’est d’ailleurs largement développé en réaction aux lacunes du système envers les victimes de crimes sexuels et les personnes autochtones victimes de traumatismes découlant de la colonisation. À ce sujet, certains auteurs rapportent :

Qu’il s’agisse de droit criminel ou de droit civil, le traitement des événements traumatiques, et plus particulièrement des violences sexuelles ou des violences liées aux normes coloniales comme les pensionnats Autochtones, fait l’objet de beaucoup d’intérêt public, politique et médiatique. Dans ce contexte, il n’est donc pas étonnant de constater que ce domaine du droit se transforme rapidement.[130]

  1.        Il est aussi maintenant reconnu que les traumatismes peuvent avoir un impact sur la mémoire et la qualité des témoignages[131]. Or, par le passé, les relations entre les communautés autochtones et les policiers ont été marquées par des événements traumatiques.
  2.        En effet, les policiers ont historiquement été chargés d’appliquer des politiques gouvernementales néfastes pour les peuples autochtones et comme le souligne la Commission Viens : « Dans un tel contexte, les policiers, gardiens de l’application des lois, sont vite devenus symboles de répression »[132].
  3.        Finalement, ajoutons que le Guide de la FPJQ précise que les journalistes « doivent éviter les généralisations qui accablent les groupes minoritaires » et également s’abstenir de propager des préjugés. Ils doivent aussi être « particulièrement attentifs à ce qui pourrait provoquer des réactions racistes, sexistes »[133].
  4.        Il est d’autant plus essentiel, en l’espèce, de souligner les multiples séquelles rattachées aux personnes qui ont témoigné. Ce sont des femmes autochtones, alléguant avoir été victimes d’abus sexuels commis par des personnes en situation d’autorité, plusieurs d’entre elles souffrant de dépendance et certaines étant des travailleuses du sexe. Toutes ces catégories de personnes ont été victimes historiquement de préjugés reliés à leur crédibilité.
  5.        Lorsque le professeur Bernier affirme alors que les défenderesses ont utilisé un « double standard d’évaluation de la crédibilité », j’objecterai avec un certain recul que considérant la combinaison de tous ces préjugés, il est en fait essentiel, afin de contrer les biais et éviter quelques réactions excessives du public, d’appliquer un standard différent, ou du moins adapté à l’évaluation de la crédibilité de ces témoignages.
  6.        N’oublions pas que nous sommes dans le cadre d’une enquête journalistique et non dans un procès civil ou pénal. N’oublions pas de surcroît que la liberté d’expression est une liberté fondamentale, l’une des pierres angulaires de notre société, et que Radio-Canada et ses journalistes y jouent un rôle primordial.
  7.        À défaut d’appliquer un standard égal, il est recommandé, en matière de discrimination et plus particulièrement de discrimination intersectionnelle, d’appliquer un standard équitable. Encore une fois, il ne s’agit pas d’accepter tous les témoignages sans faire montre d’esprit critique. Il est plutôt question d’ajuster l’évaluation de la crédibilité au contexte social très particulier des témoins et de la nature de leur témoignage.
  8.        Le professeur Bernier a d’ailleurs affirmé à l’audience ne pas s’être intéressé malheureusement à la question autochtone, et surtout des femmes autochtones, et avoir limité son mandat à la question des normes journalistiques.
  9.        Pour en revenir à la question plus générale, et en réponse aux commentaires du professeur Bernier, avec égard pour l’opinion contraire, un journaliste d’enquête n’est ni un procureur de la couronne ni un juge. Confondre ces rôles brimerait non seulement le fragile équilibre entre le droit à la liberté d’expression et la protection de la réputation mais constituerait un frein au journalisme d’enquête dans une société libre et démocratique comme l’est le Canada.
  10.        Comme l’explique l’expert Lavoie :

Le but du travail des journalistes, dans le genre de dossier que nous étudions ici, n’est pas de démontrer ou de dénoncer simplement des abus ou des injustices isolés. La cueillette d’informations doit viser un but plus grand, c’est-à-dire faire la lumière sur des situations ou des comportements dont l’ampleur et la gravité portent tellement à conséquence qu’il faut alerter les autorités publiques responsables d’apporter des correctifs nécessaires pour le bien-être de la population ou de groupes de personnes en particulier.

Au lieu d’examiner le travail de l’équipe journalistique sous cet angle, qui est d’ailleurs celui préconisé par Radio-Canada pour le reportage d’Enquête, l’expert [Bernier] fait une recherche extrêmement minutieuse visant essentiellement à identifier des failles possibles dans le reportage. […]

Il est risqué de critiquer le travail des journalistes lorsqu’on ne connaît pas ou qu’on a oublié la réalité du travail sur le terrain. Il est tout aussi risqué de se livrer à un tel exercice uniquement à travers le prisme des normes prescrites de déontologie, d’éthique et de pratique journalistique. Ces normes ou ces règles que se sont données les journalistes au fil des ans sont nécessaires et utiles. Mais elles ne répondent pas à toutes les situations auxquelles les journalistes font face sur le terrain, surtout dans un univers de plus en plus complexe et dominé par de nouvelles technologies. C’est la raison pour laquelle on parle généralement de «guide » de déontologie, et non pas de «code». Celui de La Presse est bien spécifique sur ce point : « Ce guide n’est pas un code. Il énonce plutôt certaines lignes directrices qui doivent guider les réflexions et les actions des membres de la salle de rédaction […]. Ces lignes directrices ne doivent surtout pas devenir un carcan à la publication de nouvelles d’intérêt public. Elles doivent donc être interprétées de manière flexible et sont appelées à évoluer dans le temps au gré, notamment, des changements technologiques et sociétaux ». Ces guides donnent donc aux journalistes des repères précieux dans la conduite à suivre, mais ils ne dictent pas un comportement similaire dans toutes les situations.

Le reportage de l’équipe d’Enquête a été effectué dans un univers qui nous est peu familier, où la cueillette d’informations est plus difficile à cause de la confrontation des cultures et des difficultés de communication de personnes dont le français n’est pas la langue maternelle. Un univers où les gens n’ont pas l’habitude de rencontrer des journalistes, et encore moins de témoigner devant la caméra. Un monde loin des médias des milieux urbains, où il est difficile de gagner la confiance des gens.

Malgré cela, l’équipe journalistique a respecté les normes que s’est données la société d’État, soit les Normes et Pratiques journalistiques de Radio-Canada auxquelles elle assujettit ses journalistes. Lorsqu’on s’attarde à leur rédaction, on réalise que ces normes accordent aussi la souplesse à la direction de l’information afin de prendre leurs décisions en pondérant les enjeux avec l’intérêt public.

[Soulignement ajouté]

  1.        Je suis d’accord avec l’expert Lavoie.
  2.        En somme, le professeur Bernier, l’expert des demandeurs, remarque qu’en « toute rigueur, nul ne peut affirmer qu’il n’y a jamais eu d’abus de la part de policiers à l’endroit de femmes autochtones ». Pour sa part, l’expert Lavoie ajoute que « nul ne peut affirmer hors de tout doute raisonnable qu’il y a eu des abus de la part des policiers à l’endroit des femmes autochtones ».
  3.        Compte tenu de son mandat et de son rôle, mon ancien collègue, le juge Viens, s’est montré plus réservé dans ses commentaires. Plutôt que de s’attarder à des cas individuels il a tenté d’établir un portrait général de la situation. Cependant, et comme il le souligne lui-même, l’exercice ne l’a pas empêché de constater « que peu de choses dans le fonctionnement […] du système permettent de redonner confiance aux peuples autochtones envers les services policiers, et ce, tant en milieu urbain qu’autochtone. »
  4.        Vu globalement, tel est le contexte dans lequel la question de la faute des défenderesses doit être examinée. Les demandeurs attaquent tous azimuts[134] le reportage, et allèguent même la mauvaise foi de la part de l’équipe et de certaines de leurs sources.
  5.        Selon eux, l’abus sexuel, par exemple, est « un thème récurrent du reportage [qui] laisse à penser chez un auditeur moyen que les abus sexuels perpétrés envers les femmes autochtones par les policiers de la S.Q. à Val-d’Or constituent un phénomène assez répandu, plutôt que marginal, et un phénomène qui, au moment du reportage, [existait] toujours. »
  6.        Ils renvoient notamment aux références faites, dans le reportage au chalet de ski de fond sur la route de l’aéroport, le chemin Baie-Carrière, au Belvédère et au « poste de police, sans donner de précisions au public, sauf une mention très brève, de la part d’Angela King, que le poste possède un deuxième étage, de sorte que l’auditeur qui ne connaît pas la région, peut penser qu’on réfère au poste de police actuel au centre-ville de Val-d’Or. »
  7.        Les demandeurs critiquent surtout Dupuis, en soulignant que certaines de ses réponses, lors de son l’interrogatoire au préalable, sont en contradiction avec son témoignage au procès. En voici un exemple – et il y en a d’autres – tiré de leur Plan d’argumentation :

B) Application du droit aux faits

[…]

119. Le reportage identifie plusieurs lieux où se déroulent les abus sexuels : un chalet de ski de fond sur la route de l’aéroport, le chemin Baie-Carrière, le Belvédère et enfin, le poste de police, sans précision donnée au public, sauf la mention très brève par Angela King que le poste a un 2e étage, de sorte que l’auditeur qui ne connaît pas la région, peut penser qu’on réfère au poste de police actuel du centre-ville de Val-d’Or.

i.  Propos au sujet du chalet de ski de fond

120. « Puis le fameux chalet de ski de fond, de la Route de l’Aéroport où les policiers se font faire des pipes par des femmes autochtones, c’est-tu une rumeur ou c’est vrai ? »[135]

[…]

125. Le chalet de ski de fond, dans l’ensemble du reportage, participe directement et de façon importante à l’impression générale que les policiers de Val-d’Or abusent sexuellement des femmes autochtones.

Les informations que la journaliste détenait au sujet du chalet de ski de fond

126. En interrogatoire au préalable, la journaliste a expliqué pourquoi l’histoire du chalet de ski de fond a été retenue :

Parce que c’est un événement qui nous a frappés, qui a été mentionné par beaucoup, beaucoup de personnes au cours de la recherche et qui a été confirmé par des femmes autour de la table et ailleurs. »[136] […]

 

127. Dans le même interrogatoire, la journaliste admet à deux reprises ne pas avoir de noms d’une femme étant allée dans le chalet de ski de fond :

 

Q- O.K. Et dans les personnes qui sont à la table ronde ou ceux que vous avez rencontrés avant la table ronde dans les femmes autochtones, qui est allé dans ce chalet de ski de fond?

R- Qui est allé dans ce chalet de ski de fond? Ça, je ne pourrais pas vous dire exactement. C’est un chemin, alors je n’ai pas de nom précis de personne qui est allée dans le chalet de ski de fond.[137]

[...]

Q- Puis je vais me permettre de vous reposer la question parce que je ne suis pas sûr si j’ai eu la réponse. Peut-être que je l’ai eue, mais je ne suis pas sûr. Encore une fois, dans le cadre de votre enquête générale, est-ce qu’il y a une femme autochtone qui vous a dit qu’elle est allée dans le chalet de ski de fond faire des pipes à des policiers dans le chalet de ski de fond?

R- Non. [138]

 

128. Devant le Tribunal, la journaliste revient sur sa précédente version et déclare qu’elle pense que Priscilla Papatie a fait des pipes à un policier sur le chemin de l’aéroport. Elle explique que le chalet de ski de fond et le chemin de l’aéroport veulent dire la même chose pour elle, puisque le chalet est situé sur la route de l’aéroport.

129. Les demandeurs soumettent que cette version de la journaliste est contradictoire avec les réponses données en interrogatoire au préalable et ne devrait pas être retenue comme élément de corroboration de ce qui a été diffusé dans le reportage.

130. Ce nouveau témoignage n’est pas appuyé de manière crédible par le matériel journalistique de son enquête, voire contredit par une note dans son carnet d’enquête sur laquelle Mme Dupuis a témoigné.[139] Qui plus est, la journaliste n’offre aucun détail (nom du policier, période temporel, etc.) sur l’allégation à l’effet que Priscilla Papatie aurait rendu un service sexuel à un policier sur le chemin de l'aéroport.

[Soulignement ajouté]

  1.        Les demandeurs soumettent, entre autres, le caractère diffamatoire et fautif de la diffusion de la question par Dupuis – « Puis le fameux chalet de ski de fond, de la Route de l’Aéroport où les policiers se font faire des pipes par des femmes autochtones, c’est-tu une rumeur ou c’est vrai ? » et tout ce qui s’ensuit à cet égard dans le reportage.
  2.        Selon ces derniers, l’affirmation portée aux oreilles du public à l’effet que « les policiers se font faire des pipes » dans le chalet de ski de fond sur la route de l’aéroport ne repose sur aucun fait vérifié et corroboré. Il ne s’agit, selon les demandeurs, « que d’une rumeur qui n’a pas sa place dans le journalisme d’enquête. Son inclusion dans le reportage comme s’il s’agissait d’un fait avéré est trompeuse. »
  3.        Comme je l’ai indiqué précédemment, en supposant même que l’information soit totalement fausse, comme le prétendent les demandeurs, en droit civil québécois, la communication d’une information fausse n’est pas nécessairement fautive.
  4.        En d’autres mots, des propos jugés diffamatoires n’engageront pas nécessairement la responsabilité civile des défenderesses. Il faut, en outre, que les demandeurs démontrent une faute – malveillante ou tout simplement négligente et le tribunal doit procéder à une analyse contextuelle des faits et des circonstances pour déterminer si une faute a été commise.
  5.        La question posée par Dupuis et le reportage du 22 octobre 2015 doivent donc être considérés dans leur ensemble.
  6.        À mon avis, à la lumière des témoignages de Sandra Levesque, Chantal Wabanonik, Me Marie-France Beaulieu, Priscilla Papatie, Bianka Moushoum, Mani Decourcy, Angela King et Carole Marcil, Dupuis pouvait poser cette question et les femmes autochtones pouvaient y répondre comme elles l’entendaient.
  7.        Les demandeurs et leur expert, le professeur Bernier, considèrent que les témoignages des femmes autochtones sont invraisemblables – ils ont certainement le droit de penser ainsi, tant à cet égard qu’à l’égard des autres questions posées, incluant celles au sujet du chemin Baie-Carrière, du Belvédère et celles découlant des propos de Bianka Moushoum.
  8.        Toutefois, avec égard, ce n’est pas leur point de vue qui compte mais bien celui d’un journaliste d’enquête raisonnable.
  9.        Comme l’explique l’expert Lavoie :

Le témoignage de Bianka Moushoum est […] accablant :  elle raconte avoir eu au moins 7 policiers parmi ses clients […]. Les demandeurs attaquent beaucoup la crédibilité du témoignage de Mme Moushoum. Il est vrai que ce qu’elle raconte est surprenant et le contenu du témoignage peut être de nature à faire sourciller un patron qui autorise le reportage. Mais certains indices convainquent de sa sincérité. […]

Priscilla Papatie raconte une expérience de même nature avec des policiers et d’autres prostituées, dont une certaine Samantha, que la journaliste a tenté d’interroger, mais qui a refusé possiblement par crainte de représailles. La barmaid Carole Marcil a également fait état des craintes de Samantha. Selon les dires de Mme Papatie, l’ex-policier l’amenait avec d’autres prostituées dans un chalet où on leur demandait de se livrer à des ébats sexuels de différentes natures.

Pendant la rencontre autour de la table ronde, une autre participante a déclaré que l’une de ses amies a des clients parmi les policiers, mais elle n’a pas donné plus de détails.

Comment un journaliste raisonnable devrait-il traiter des déclarations aussi graves qu’il est impossible de corroborer de manière classique parce que les dénonciatrices étaient seules avec leur agresseur au moment des faits allégués?

[Soulignement ajouté]

  1.        N’oublions pas, tel que le précise d’ailleurs à juste titre le Sergent Dufresne, qu’il s’agit de femmes qui ont souvent été victimes de plusieurs événements de violence dans leur vie, ce qui pouvait avoir altérer leurs souvenirs et leur capacité de relater avec précision certains incidents.
  2.        Gardons aussi à l’esprit certains commentaires tirés du Rapport Viens à l’effet que :

Un certain nombre de comportements et de pratiques inacceptables de la part d’agents et d’officiers en fonction ont aussi été mis en lumière. Plusieurs témoins autochtones ont en effet relaté des situations où ils auraient été eux-mêmes, ou l’un de leurs proches, brutalisés par des policiers au cours de la période couverte par mon mandat, et ce, dans différentes régions du Québec. À la brutalité décriée par bon nombre de témoins se sont superposées plusieurs autres histoires où des policiers en exercice auraient fait montre, selon les faits relatés, de force excessive, de menaces ou de non-assistance. D’autres témoins ont aussi fait état de faveurs sexuelles obtenues en échange d’argent ou encore d’agression sexuelle. Des expériences de «cure géographique» ont également été rapportées, tout comme un certain nombre de récits d’arrestations jugées abusives et discriminatoires.

La Commission Viens

  1.        J’ouvrirai ici une brève parenthèse pour aborder un point soulevé par les demandeurs concernant la Commission Viens. Les demandeurs concèdent que les faits postérieurs, si tant est qu’ils éclairent le tribunal sur la démarche journalistique effectuée en 2015 par la journaliste ou qu’aurait accomplie un journaliste raisonnable informé des circonstances, peuvent être considérés.
  2.        Cependant, en se basant sur la décision de la Cour suprême dans Farber c. Cie Trust Royal[140], ils ajoutent que les faits postérieurs qui étaient inconnus de la journaliste ou ne pouvaient être connus au moment de la diffusion du reportage, et qui de surcroît n’ont pas fait l’objet d’une preuve directe devant le tribunal, ne sont pas pertinents pour l’évaluation de la faute et ne devraient pas être retenus.
  3.        Selon les demandeurs, le tribunal ne peut pas tenir compte des faits postérieurs dont la journaliste n'avait pas connaissance en 2015 ou dont elle n’aurait pas pu avoir connaissance, pour qualifier rétrospectivement sa conduite dans le cadre du reportage du 22 octobre 2015.
  4.        Avec égard, les demandeurs se méprennent.
  5.        Abstraction faite du contexte totalement différent de l’affaire Farber, les demandeurs omettent de prendre en compte la dernière phrase de ce même paragraphe 42, qui explique que la preuve de faits ex post facto pourra être pertinente si les résultats survenus subséquemment peuvent faire partie de l’expectative raisonnable au moment de l’événement – ici le reportage.
  6.        Cela dit, et sans insister sur la question, je suis conscient de l’enseignement de la Cour suprême dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Canada (Commission d’enquête sur le système d’approvisionnement en sang au Canada)[141], à l’effet que :

34. Une commission d’enquête ne constitue ni un procès pénal, ni une action civile pour l’appréciation de la responsabilité.  Elle ne peut établir ni la culpabilité criminelle, ni la responsabilité civile à l’égard de dommages.  Il s’agit plutôt d’une enquête sur un point, un événement ou une série d’évènements.  Les conclusions tirées par un commissaire dans le cadre d’une enquête sont tout simplement des conclusions de fait et des opinions que le commissaire adopte à la fin de l’enquête.  Elles n’ont aucun lien avec des critères judiciaires normaux.  Elles tirent leur source et leur fondement d’une procédure qui n’est pas assujettie aux règles de preuve ou de procédure d’une cour de justice.  Les conclusions d’un commissaire n’entraînent aucune conséquence légale.  Elles ne sont pas exécutoires et elles ne lient pas les tribunaux appelés à examiner le même objet. […]

Une enquête publique n’est pas du tout un procès civil ou criminel […] Dans un procès, le juge assume un rôle juridictionnel et seules les parties ont la responsabilité de présenter la preuve. Dans une enquête, les commissaires sont dotés de vastes pouvoirs d’enquête pour accomplir leur mandat d’enquête […] Les règles de preuve et de procédure sont donc considérablement moins contraignantes dans le cas d’une commission d’enquête que dans le cas d’une cour de justice. Les juges décident des droits visant les rapports entre les parties, une commission d’enquête ne peut que «faire enquête» et «faire rapport» […] Les juges peuvent imposer des sanctions pécuniaires ou pénales; la seule conséquence susceptible de découler d’une conclusion défavorable de la Commission d’enquête […] est que des réputations pourraient être ternies.

Par conséquent, même si les conclusions d’un commissaire peuvent avoir un effet sur l’opinion publique, elles ne peuvent entraîner de conséquences ni au pénal ni au civil.  En d’autres termes, même s’il se peut qu’elles soient perçues par le public comme des déterminations de responsabilité, les conclusions d’un commissaire ne sont ni ne peuvent être des déclarations de responsabilité civile ou pénale. 

[Soulignement ajouté]

  1.        S’il est vrai qu’une commission d’enquête ne constitue pas un procès civil pour les fins de l’appréciation de la responsabilité civile et que les conclusions d’une commission n’entraînent aucune conséquence légale, les observations d’un commissaire, à la suite de plusieurs mois d’enquête, avec la participation de plusieurs témoins, peuvent toutefois nous éclairer sur la question qui se pose, qui est de savoir si une personne raisonnable (ou plutôt une journaliste d’enquête raisonnable) aurait considéré qu’il y avait suffisamment de témoignages et de corroborations pour diffuser le reportage dans son ensemble.
  2.        À mon avis, la réponse est sans aucun doute affirmative.
  3.        Je suis donc d’avis que les défenderesses n’ont commis aucune faute soit dans la cueillette d’informations, soit dans la diffusion du reportage du 22 octobre 2015, de sa rediffusion, le 21 novembre 2016 et de la diffusion à nouveau de l’extrait de l’entrevue de Priscilla Papatie, le 19 septembre 2019.
  4.        Dans les circonstances très particulières de cette affaire, la vérification des faits allégués a été, à mon avis, diligente, importante et suffisante.
  5.        Le but du reportage n’était pas de démontrer que tous les policiers de la S.Q., en poste à Val-d’Or, avaient eu des comportements abusifs, mais plutôt, pour reprendre les mots de l’expert Lavoie, « de démontrer que des comportements abusifs de la part de certains policiers menaient à une situation potentiellement dangereuse pour certaines femmes plus vulnérables», ce que le reportage a réussi à établir.
  6.        Dans l’ensemble, la somme importante et impressionnante de démarches et de déplacements effectués par Dupuis et les autres membres de l’équipe d’Enquête, entre le 13 février 2015 et le 22 octobre 2015, la somme des dénonciations faites par des femmes autochtones qui ont témoigné devant la caméra à visage découvert, les démarches effectuées par le Centre d’Amitié Autochtone auprès des autorités policières afin de prévenir ces dernières de la situation de ces femmes six mois avant l’arrivée de l’équipe d’Enquête à Val-d’Or, l’annonce subséquente par la S.Q. du renvoi de plusieurs dossiers au Directeur des poursuites criminelles et pénales avant la diffusion du reportage, le 22 octobre 2015, et finalement le contenu du Rapport Viens, pris comme un tout et replacé dans le contexte particulier de cette affaire, démontrent globalement, que les défenderesses ont respecté les règles de conduite qui, suivant les circonstances, les usages et la loi, s'imposaient à elles, de manière à ne causer aucun préjudice aux demandeurs. 
  7.        Bref, je suis d’avis que la diffusion du reportage le 22 octobre 2015, sa rediffusion le 21 novembre 2016 et la diffusion à nouveau de l’extrait de l’entrevue de Priscilla Papatie, le 19 septembre 2019, ne dépassent pas les limites de la liberté d’expression et ne sauraient engager la responsabilité des défenderesses envers les demandeurs.
  8.        Les défenderesses n’ont commis aucune faute journalistique. Radio-Canada et Dupuis ont respecté les normes professionnelles du journalisme dans leur reportage du 22 octobre 2015, au moment de sa rediffusion en 2016 et en rediffusion partielle en 2019.
  9.        La demande introductive d’instance des demandeurs doit donc être rejetée.

L’impression générale

  1.        Même si, dans les paragraphes ci-dessus, j’ai conclu globalement qu’aucune faute n’a été commise par les défenderesses, je vais néanmoins analyser la question de « l’impression générale » qui se dégage du reportage du 22 octobre 2015 afin de démontrer que même sous cet angle, il n’y a pas de faute commise dans cette affaire.
  2.        Je profiterai également de l’occasion pour aborder un point soulevé par les défenderesses dans leurs observations après qu’elles aient transmis la décision Monette, rendue par la Cour d’appel, pendant le délibéré et de la réouverture des débats en septembre 2024.
  3.        Selon les défenderesses, dans l’affaire Monette, la Cour d’appel revient implicitement sur la notion d’impression générale tel qu’elle a été examinée et développée dans les affaires Bonneau[142] et Lalli, rendues respectivement en 2017 et 2021.
  4.        Je suis d’accord avec les défenderesses.
  5.        Rappelons que jusqu’à ce que la Cour d’appel, en 2024, se ravise dans l’affaire Monette, la Cour semblait être d’avis que l’impression générale était d’abord le facteur déterminant[143], et ensuite l’élément central[144], pour apprécier l’existence d’une faute en matière de diffamation – ce qui à mon humble avis n’était pas conforme aux enseignements de la Cour suprême. J’y reviendrai.
  6.        Entre-temps, c’est peut-être ce qui a persuadé les demandeurs d’insister sur ce point. En effet, comme leur Plan d’argumentation en témoigne d’emblée, les demandeurs sont d’avis que l’impression générale qui se dégage du reportage doit être le critère déterminant de l’évaluation et l’appréciation de l’existence d’une faute.  Les mots « impression générale » sont mentionnés plus d’une trentaine de fois dans leur Plan et ils y consacrent plusieurs pages d’analyse.
  7.        Les demandeurs soumettent que :

18. Le reportage laisse les impressions générales suivantes auprès de l’auditeur moyen :

Les policiers de la SQ en poste à Val-d’Or, profitent de la vulnérabilité des femmes autochtones en les abusant sexuellement dans des endroits isolés;

Les policiers de la SQ en poste à Val-d’Or, profitent de la vulnérabilité des femmes autochtones en les abandonnant loin du centre-ville pour qu’elles reviennent à pied, par grand froid;

Des policiers de Val-d’Or pourraient même être responsables de la disparition de Sindy Ruperthouse en étant abandonnée à grand froid, et dont l’enquête sur la disparition piétine parce la SQ ne pas fait tout ce qu’il faut pour la retrouver;

Les abus ont lieu depuis une vingtaine d’années et ont encore cours au moment du reportage;

Il s’agit d’un phénomène qui implique un grand nombre de femmes autochtones et de policiers de la SQ, soit à titre d’acteur, d’abuseur, de complice ou de témoin passif puisque les policiers de Val-d’Or se protègent entre eux;

Puisque les plaintes des femmes autochtones ne sont pas entendues, les policiers agissent impunément; les femmes autochtones vivent donc dans la peur au quotidien.

  1.        Rappelons que dans une demande en diffamation, comme l’enseigne la Cour suprême, « il faut procéder à une analyse contextuelle des faits et des circonstances pour déterminer si une faute a été commise. […] L’impression générale qui s’en dégage doit guider l’appréciation de l’existence d’une faute ».
  2.        À cela, la Cour suprême ajoute[145] :

Cela ne signifie pas qu’il est sans importance que les propos diffamatoires soient véridiques ou d’intérêt public. La véracité et l’intérêt public ne sont toutefois que des facteurs dont il faut tenir compte en procédant à l’analyse contextuelle globale de la faute dans une action pour diffamation intentée sous le régime du Code civil du Québec.

[Soulignement ajouté]

  1.        Par ailleurs, en 2017, la Cour d’appel[146], sous la plume de la juge Marcotte, et avec la participation des juges Gagnon et Schrager, ajoute le critère de « facteur déterminant » à son analyse:

[45] En ce qui concerne la véracité des faits, j’ajouterai qu’il ne suffit pas que le journaliste prouve que les faits rapportés sont véridiques et d’intérêt public. Bien qu’il s’agisse de critères pertinents dans l’évaluation de la faute, c’est l’impression générale dégagée par le reportage qui sera le facteur déterminant. Ainsi, il faut examiner la teneur de ce reportage, sa méthodologie et son contexte pour déterminer s’il y a eu faute ou non du journaliste dans le traitement de la nouvelle […].

[Soulignement ajouté]

  1.        Plus de quatre ans plus tard, la Cour d’appel[147], reprochant d’ailleurs au juge de première instance de ne pas avoir fait l’analyse de l’impression générale, précise:

[67] La Cour suprême soulignait dans l’arrêt Prud’homme le rôle joué par l’impression générale se dégageant des paroles litigieuses pour guider le tribunal dans l’appréciation de l’existence d’une faute. Elle le réitère dans l’arrêt Néron lorsqu’un journaliste est l’auteur des paroles litigieuses. Dans l’arrêt Bonneau, également en contexte journalistique, notre Cour rappelle non seulement que l’impression générale doit guider l’appréciation de l’existence d’une faute, mais ajoute même qu’il s’agit du critère déterminant pour l’évaluer. Il ressort de ces précédents que l’impression générale, si elle est toujours pertinente pour apprécier l’existence d’une faute en matière de diffamation, joue un rôle central dans cette analyse lorsqu’un journaliste ou un média est impliqué.

[68] Force est de constater que le juge ne s’est pas soumis à cette analyse de l’impression générale se dégageant du reportage pour apprécier l’existence d’une faute. Il a plutôt analysé de manière compartimentée chacune des affirmations contenues dans le reportage pour en vérifier la véracité, ce que le juge LeBel réfute dans l’arrêt de la Cour rendu dans Radio Sept-Îles inc. :

L'appréciation de la responsabilité d'une entreprise médiatique ou de l'un de ses journalistes ne s'arrête pas à la vérification, même minutieuse, de l'exactitude d'une information.

[Caractères gras est du texte original, soulignement ajouté]

  1.        Or, avec égard, un « élément déterminant » ou un élément qui « joue un rôle central » d’une part, et un « guide » d’autre part, ne sont pas, à mon humble avis, synonymes – ils ne signifient pas la même chose.
  2.        Un élément déterminant est un facteur ou un aspect qui joue un rôle crucial dans le déroulement d’une situation, le succès d’un projet ou la prise d’une décision. Il s’agit d’un paramètre décisif. Il en est de même parfois pour un élément qui joue un rôle central.
  3.        Un guide, lui par contre, est un facteur qui montre la voie, qui oriente. Bien qu’il soit un élément important et même parfois un élément très important dans une évaluation globale, il n’est pas le facteur déterminant.
  4.        C’est peut-être pourquoi dans une décision unanime récente[148], sous la plume de la juge Cotnam et avec la participation des juges Marcotte (celle qui avait rédigé la décision unanime de la Cour d’appel dans l’affaire Bonneau) et Kalichman, la Cour d’appel abandonne le facteur déterminant.
  5.        Le jugement en question ne mentionne le critère de l’impression générale qu’une seule fois[149], et ce, en référant au paragraphe 59 du jugement de la Cour suprême dans l’affaire Néron, démontrant ainsi la volonté de se réaligner avec les enseignements du plus haut tribunal.
  6.        Le paragraphe 59 de Néron se lit comme suit :

[59] Dans une action pour diffamation, il faut procéder à une analyse contextuelle des faits et des circonstances pour déterminer si une faute a été commise. Comme l’indique l’arrêt Prud’homme, […] « il importe de souligner que la déclaration de l’intimé doit être considérée dans son contexte et dans son ensemble. L’impression générale qui s’en dégage doit guider l’appréciation de l’existence d’une faute ». Donc, pour déterminer si une faute a été commise, il ne suffit pas de mettre l’accent sur la véracité du contenu du reportage diffusé le 12 janvier. Il faut examiner globalement la teneur du reportage, sa méthodologie et son contexte.

[Soulignement ajouté]

  1.        En d’autres mots, il faut d’abord examiner globalement la teneur, la méthodologie et le contexte du reportage, et ensuite, être guidé par l’impression générale qui s’en dégage, sans par ailleurs que cet élément ne devienne le facteur déterminant ou central pour apprécier l’existence d’une faute.
  2.        Quoi qu’il en soit, après avoir visionné le reportage – car il est essentiel de le faire et non pas tout simplement d’examiner la transcription de celui-ci – et considéré globalement sa teneur, sa méthodologie et son contexte, je suis d’avis que les demandeurs se méprennent lorsqu’ils prétendent que l’impression générale qui se dégage du reportage du 22 octobre 2015 est que l’ensemble des policiers du poste 144 de Val-d’Or profitent de la vulnérabilité des femmes autochtones en les abusant sexuellement dans des endroits isolés.
  3.        Le reportage décrit une tout autre situation.
  4.        Le reportage spécifie à plusieurs reprises que ce ne sont pas tous les policiers de Val-d’Or qui étaient visés par les allégations, mais plutôt un petit nombre d’entre eux sur une assez longue période.
  5.        En voici quelques extraits explicites déjà reproduits plus longuement dans ce jugement.

MADAME JOSÉE DUPUIS (Voix hors champ):

Ces femmes pour la première fois prennent la parole et dénoncent publiquement le mépris qu'elles subissent de la part de ceux qui, normalement, devraient les protéger.

 

MADAME BIANKA MOUSHOUN:

Bien moi j'en ai connu, une, deux... six (6), sept (7), sept (7) agents de la S.Q. que, t'sé qu'ils me demandaient de faire des fellations puis...

MADAME JOSÉE DUPUIS:

Sept (7) agents de la S.Q. qui t'ont demandé ça?

 

[…]

 

MADAME JOSÉE DUPUIS (Voix hors champ):

Elle se sont mise à dénoncer pour la première fois publiquement le comportement de certains policiers. […]

MADAME JOSÉE DUPUIS (Voix hors champ):

Des policiers profiteraient de ces endroits isolés. Priscilla Papatie nous conduit vers l’un d’entre eux à l’extérieur de la ville.

 

[…]

 

MADAME JOSÉE DUPUIS (Voix hors champ):

Carole Marcil a hésité longtemps avant de nous parler à visage découvert. Elle insiste pour dire que ce n'est pas tous les policiers qui agissent de la sorte.

MADAME JOSÉE DUPUIS:

Vous avez leurs noms?

MADAME CAROLE MARCIL:

Je veux juste pas avoir de trouble avec la police, puis c'est pas tous des pas bons, il y en a deux (2), trois (3), quatre (4) pommes pourrîtes dans la gang, c'est tout .

[…]

MADAME JOSÉE DUPUIS:

Les policiers qui seraient supposés vous protéger, ce n'est pas ça qu'ils font là.

[…]

MADAME MARIE-MAUDE DENIS:

Dans un instant la Sûreté du Québec donne sa version des faits.

SERGENTE MARTINE ASSELIN :

Le comportement des policiers, des allégations comme vous mentionnez, c'est sûr que la Sûreté du Québec n'entérine pas ces comportements-là.

 

[…]

 

SERGENTE MARTINE ASSELIN:

Quatorze (14) dossiers qui ont été ouverts pour des allégations relativement à des comportements de nos policiers. Donc on parle notamment d'abus de pouvoir ou de voies de fait.

MADAME JOSÉE DUPUIS:

Donc vous avez identifié certaines personnes?

SERGENTE MARTINE ASSELIN:

Effectivement, il y a huit (8) policiers qui ont été rencontrés.

[…]

 

MADAME JOSÉE DUPUIS (Voix hors champ):

Huit (8) policiers sur une cinquantaine en poste à Val-d'Or. Ces policiers sont toujours au travail pour le moment. Parmi les allégations, deux (2) cas d'abus sexuels. Nous savons que l'une des victimes est Priscilla Papatie. Lors de l'entrevue, la S.Q. attendait toujours sa venue.

 

[…]

 

MADAME JOSÉE DUPUIS (Voix hors champ):

Bien qu'elle dise avoir réagi très vite à la situation, la S.Q. n'est pas au courant de certains comportements de ses agents.

 

[Soulignement ajouté]

  1.        À mon avis, suite au visionnement du reportage, un citoyen ordinaire – qui n’est pas nécessairement établi à Val-d’Or car le reportage a été diffusé à travers le Canada – qui est éveillé, lucide et sensible à l’importance de la liberté d’expression dans une société comme la nôtre, qui ne se montre pas imperturbable lorsqu’il est confronté à des propos négligents, racistes ou discriminatoires, qui n’est ni un encyclopédiste ni un ignare mais qui est doué de bon sens et est conscient du contexte dans lequel les propos incriminés sont tenus, qui est en mesure de lire entre les lignes et de saisir le message contenu dans le reportage comme un tout, sans disséquer ou déconstruire les propos jugés diffamants, n’arriverait pas à la conclusion qu’en octobre 2015 tous les policiers de la S.Q. au poste 144 étaient visés dans le reportage s’intitulant « Abus de la S.Q. : Des femmes brisent le silence ».
  2.        L’analyse des témoignages de plusieurs demandeurs d’ailleurs, confirme ce point. Plusieurs de ces policiers ont reçu des commentaires de leurs interlocuteurs et de leurs entourages démontrant la compréhension du public à leur égard, par exemple : « il n’y a pas de fumée sans feu », « il doit bien y avoir 1-2 » « t’es-tu un des 8? »38F[150].  Il s’agit d’une preuve claire et convaincante que des citoyens ordinaires ont bien compris le message du reportage à l’effet que seuls certains policiers du poste 144 étaient visés par le reportage.
  3.        Les demandeurs prétendent aussi que le reportage laisse croire que tous les abus ont eu lieu de manière contemporaine. Au contraire, il est clair que le reportage couvre une période beaucoup plus longue – c’est-à-dire « d’il y a 20 ans » jusqu’à « deux jours avant » l’entrevue avec Carole Marcil.
  4.        Je suis donc d’avis que l’impression générale qui se dégage du reportage du 22 octobre 2015 n’est pas que l’ensemble des policiers du poste 144 profitent de la vulnérabilité des femmes autochtones afin de les abuser sexuellement dans des endroits isolés. Le citoyen ordinaire au Québec et au Canada fait confiance aux membres de la S.Q., à Val-d’Or, et comprend que ce ne sont pas tous les policiers de ce poste à qui de tels comportements peuvent être reprochés. Il en est de même pour les rediffusions en 2016 et en partie en 2019.
  5.        Ainsi, sur cette base également, la demande introductive d’instance des demandeurs doit être rejetée.

Le lien de causalité

  1.        Ce qui m’amène à l’analyse du lien de causalité.
  2.        En matière de responsabilité civile, dans le contexte d’une atteinte à la réputation, dès que le préjudice et la faute sont avérés, il revient à la victime de faire la preuve du lien de causalité[151]. En d’autres mots, elle doit établir, comme le prévoit le deuxième alinéa de l’article 1457 C.c.Q., la relation de cause à effet entre la faute commise et le préjudice subi.
  3.        À ce sujet, je suis d’accord avec les défenderesses lorsqu’elles soutiennent qu’en matière de diffamation la présence du lien de causalité consiste à établir deux conditions: (i) Dans un premier temps, la faute, si elle est prouvée, aurait-elle empêché la diffusion du reportage ou aurait-elle changé substantiellement les propos de manière que ceux-ci ne portent pas atteinte à la réputation des demandeurs? (ii) Si la réponse à cette première question est affirmative, quel a été l’impact, sur les demandeurs, des énoncés diffamatoires pris dans leur contexte?
  4.        En l’espèce, comme le prétendent à juste titre les défenderesses, à moins que je ne conclus que Radio-Canada et Dupuis auraient « organisé » les témoignages des femmes autochtones lors de la table ronde – ce qui n’est ni vraisemblable ni soutenu par la preuve – certains faits auraient été rendus publics même sans la diffusion du reportage.  
  5.        Par exemple, la lettre d’Édith Cloutier au responsable du poste 144, datée du 15 mai 2015, contenait des allégations sérieuses relatives à des abus physiques et sexuels commis par des policiers de la S.Q. auprès de personnes vulnérables, soit plusieurs femmes autochtones.
  6.        De plus, la lettre de la directrice de cabinet de la ministre de la Sécurité publique démontre que la ministre était préoccupée par la situation et qu’elle assurait que les plaintes seraient traitées avec sérieux et diligence par la Direction des normes professionnelles de la S.Q.
  7.        Enfin, entre le 13 mai et le 14 octobre 2015, quatorze dossiers relatifs à des comportements de certains policiers de Val-d’Or ont été ouverts à la suite de plaintes formulées par onze ou douze personnes. Ces plaintes concernaient des allégations d’abus de pouvoir et de voies de fait.
  8.        Les demandeurs insistent beaucoup sur le témoignage de Bianka Moushoum relatif à la pratique de « cures géographiques » affirmations qui leur auraient causé du tort. Cependant, même si son témoignage avait été retiré, les allégations des autres femmes étaient toutes aussi graves et auraient eu un impact sur la réputation de la S.Q. et de ses policiers.
  9.        Pour toutes ces raisons, même en présence d’une faute, ce qui n’est pas le cas en l’espèce, il n’existerait aucun lien de causalité avec l’atteinte à la réputation alléguée par les demandeurs.
  10.        Ce qui m’amène à l’examen de la demande d’indemnisation pour des dommages moraux, même si cela dans les circonstances particulières de ce dossier, va à l’encontre de l’intuition.
  11.        Rappelons que lorsqu’un tribunal conclut objectivement à l’existence d’un préjudice, il doit ensuite le qualifier. Dans le contexte de cette deuxième étape, le tribunal doit soupeser des considérations subjectives pour évaluer l’impact réellement subi par la victime[152].

 

 

Les dommages moraux

  1.        Les demandeurs soumettent que l’octroi de dommages moraux est une question factuelle qui nécessite l’évaluation, entre autres, des critères suivants[153] :

[99]      Lorsqu’il s’agit d’évaluer les dommages moraux subis par la victime de diffamation, les éléments suivants peuvent guider le tribunal : la gravité des propos diffamatoires, l’ampleur de leur diffusion, la durée pendant laquelle la diffamation a perduré, la qualité de la réputation dont jouissait la victime avant la diffusion des propos et le fait pour l’auteur de retirer ses propos ou de présenter des excuses. Le fait qu’une personne a été obligée de se justifier à l’égard des propos tenus à son égard ou de répondre à des questions pour rétablir les faits peut également être considéré. L’identité de l’auteur des propos diffamatoires est également pertinente dans la mesure où les propos seront accueillis avec plus de sérieux si cette personne est considérée fiable. L’impact sur les sentiments de la personne visée par les propos diffamatoires est évidemment pris en considération pour réparer l’humiliation, le mépris, la haine ou le ridicule dont la personne visée a fait l’objet. L’absence de préjudice à la santé psychologique ou physiologique ne constitue pas une fin de non-recevoir à des dommages moraux. Le seul témoignage de la personne visée par les propos diffamatoires suffit pour que des dommages moraux soient accordés.

[Soulignement ajouté]

  1.        De l’avis des demandeurs, une preuve abondante a été administrée pour démontrer l’étendue des souffrances vécues par les policiers en question à la suite de la diffusion du reportage du 22 octobre 2015.
  2.        Les demandeurs insistent que : « Quarante-et un demandeurs ont été interrogés devant [la Cour supérieure] pendant dix-huit journées d’audience [et plus] d’une cinquantaine de pièces ont été déposées dans le cadre de l’audience en lien avec les dommages subis par ces derniers. »
  3.        Selon leur propre évaluation, le quantum des réclamations pour dommages moraux des demandeurs se répartit en trois catégories, soit 55 000 $ – qui inclut les policiers placés en retrait administratif et donc moins en contact direct avec la population dans l’année suivant la diffusion du reportage – 75 000 $ et 95 000 $[154].
  4.        De l’avis des demandeurs, même si leur quantum est moins élevé, c’est-à-dire 55 000 $ (ou 40 000 $ tel qu’erronément indiqué dans leur Plan d’argumentation), ces individus mis en retrait ont aussi subi de l’humiliation, du mépris, de la honte et des menaces.
  5.        Par exemple, ils expliquent, que le Sergent Guillaume Morin a été identifié dans la publication Facebook d’un citoyen appelant la population à le tabasser lorsqu’il était en civil. Cette menace a mené ce dernier à déposer une plainte contre cette personne. Le reportage a aussi transformé le sentiment de fierté que les policiers ressentent pour leur métier en un sentiment de honte. Ainsi, à la suite du reportage, le Sergent Michel Routhier a apparemment découragé son fils à devenir policier.
  6.        Pour le Sergent David Collin comme pour ses collègues, l’animosité de la population envers les policiers s’est clairement manifestée à la suite du reportage. Par exemple, le directeur de l’épicerie Maxi lui a demandé de retirer les collants « Maxi » sur les sacs de bonbons d’Halloween distribués par les policiers aux enfants, le 31 octobre 2015, le responsable d’épicerie lui disant que l’entreprise ne voulait pas être associée aux policiers de Val-d’Or. Quelques semaines plus tard, alors que ce dernier travaillait sur le terrain de son domicile, un jeune délinquant lui aurait dit : « Hey Collin, belle maison, tu es pas en train de te faire sucer par une indienne? »
  7.        Cet opprobre social subi par les policiers était aussi apparemment palpable pour le Sergent Christian Venne. Le lendemain du reportage, alors qu’il se présentait, comme à tous les matins, chez Tim Hortons pour acheter un café, les clients qui en temps normal le saluaient ont évité son regard et se sont tus à son arrivée. Des amis et connaissances se sont aussi éloignés des demandeurs, comme dans le cas du Sergent Dominic Veilleux.
  8.        À titre d’exemple, en croisant un de ses amis autochtones, celui-ci aurait dit au Sergent Veilleux : « Non, je parle plus aux policiers de la S.Q. Toi, c’est fini ». De nombreux policiers du poste 144 ont aussi, selon les demandeurs, développé des problèmes d’alcoolisme à la suite du reportage comme par exemple, le Sergent Michael Beaulieu et ce, afin de calmer ses crises de panique.
  9.        En ce qui concerne une des réclamations à hauteur de 75 000 $, les demandeurs[155] expliquent que le Sergent Alexandre-Giguère Asselin a été profondément humilié et révolté lorsqu’il a appris que sa conjointe s’était fait conseiller, par un collègue, d’aller consulter un médecin car elle avait sûrement des maladies transmissibles sexuellement dues aux abus sexuels commis par son conjoint.
  10.        Pour le Sergent François Lareau comme pour beaucoup d’autres demandeurs, le reportage a créé un doute dans l’esprit des membres de leurs familles quant à leur probité. Dans son cas personnel, tant sa mère que sa conjointe ont cru les allégations du reportage et ont maintenu une suspicion à son égard. D’ailleurs, le doute semé dans l’esprit de sa conjointe est l’un des facteurs ayant mené à sa séparation quelques mois plus tard.
  11.        Les demandeurs ajoutent que leur fierté professionnelle et leur motivation pour le métier de policier ont aussi grandement été affectées par le reportage. Par exemple, la Sergente Nancy Desabrais craignait de révéler qu’elle était policière lorsqu’elle recherchait une place en garderie pour sa fille. La Sergente Dominique Shaffer, dont le père est un policier à la retraite, lui a mentionné le lendemain du reportage ne pas être fière d’elle-même.
  12.        Apparemment, les demandeurs ont également subi des insultes quotidiennes de la part de la population, se faisant traiter de « violeurs », d’« abuseurs de femmes » et de «batteurs de femmes », en plus d’être accueillis par des doigts d’honneur, à l’occasion, lorsqu’ils patrouillaient.
  13.        Ces attaques personnelles sont, selon les demandeurs, hors de proportion avec celles que subissent normalement les policiers (« cochons », « bœufs », « poulets », etc.). Comme l’a expliqué le Sergent Pierre-Luc Thibodeau, ces insultes ont percé la «carapace » des policiers.
  14.        Le Sergent Jean-Raphaël Drolet a abondé dans le même sens. Après le reportage, il avait, selon les demandeurs, l’impression que la population s’en prenait à lui directement et que ce n’était plus l’uniforme, mais le Sergent Drolet seul cette fois qui encaissait les insultes.
  15.        Les demandeurs ajoutent, que même dans leurs interventions auprès de femmes battues ou de personnes en détresse, ils devaient conjuguer avec les accusations proférées contre eux. Par exemple, la Sergente Audrey Lavoie a eu à gérer une personne en crise qui avait peur d’elle, alors qu’elle tentait de la rassurer.
  16.        Même chose pour la Sergente Anne-Marie Boisvert, qui, lors d’une intervention solo avec une femme autochtone, se serait fait dire qu’elle allait l’amener loin, la violer et la battre. À noter que la Sergente Boisvert n’a pas témoigné au procès.
  17.        De même, le Sergent Patrick Naud a tenté d’intervenir auprès d’une femme victime de violence conjugale. Apparemment, celle-ci, plutôt que d’accepter son support, l’aurait traité de « violeur ».  Le Sergent Jean-Raphaël Drolet s’est aussi fait dire lors d’une intervention, en décembre 2023, auprès d’une femme en crise « tu vas me faire la même chose qu’à Sindy Ruperthouse ».
  18.        Selon les demandeurs, les insinuations des défenderesses quant à la responsabilité des policiers dans la disparition de Sindy Ruperthouse avaient marqué les esprits de la population.
  19.        Certains policiers ont aussi témoigné de l’ostracisation et de l’intimidation dont ont souffert leurs enfants à la suite du reportage. Par exemple, la Sergente Annabelle Frenette a dû réconforter et rassurer son enfant qui lui rapportait qu’à la garderie, les autres enfants disaient que les « policiers sont des bandits ».
  20.        La Sergente Dominique Shaffer a aussi témoigné que son collègue, le Sergent David Benoit, lui avait demandé si leurs filles pouvaient jouer ensemble, même si elles ne se connaissaient pas, car leurs amis ne venaient plus jouer à la maison dans les jours suivant le reportage.
  21.        En ce qui concerne les policiers qui réclament un quantum de 95 000 $, les demandeurs soumettent que les individus appartenant à cette catégorie sont ceux ayant subi les dommages les plus importants à la suite de la diffusion du reportage du 22 octobre 2015. Selon les demandeurs, ce sont eux qui ont enduré le plus de mépris, d’insultes, de menaces et de stress.
  22.        Par exemple, pour le Sergent Maxim Baril, un événement particulièrement traumatisant est survenu à la suite du décès du Sergent Thierry Leroux, le 13 février 2016, lors d’une intervention dans la communauté du Lac Simon. Un homme avait alors mentionné au Sergent Baril que le meurtre du Sergent Leroux était « bien bon pour lui », parce que les policiers sont des « abuseurs » et que le Sergent Baril « méritait la même chose ».
  23.        De l’avis des demandeurs, ces remarques étaient de toute évidence directement en lien avec le reportage diffusé quelques mois plus tôt.
  24.        Les demandeurs ont également soulevé l’exemple des Sergents François Carbonneau et Steve Fortier, tous deux originaires de Val-d’Or et figures connues de la communauté en raison de leurs nombreuses implications sociales, notamment au hockey. Compte tenu de leur notoriété à Val-d’Or, ces derniers ont été, selon les demandeurs, la cible d’attaques particulièrement vicieuses, notamment celles visant le Sergent Fortier en lien avec la disparition de son amie de cœur trente ans plus tôt.
  25.        Pour le Sergent David Benoit, le harcèlement de la part de la population et l’anxiété subie étaient si importants que ce natif de Val-d’Or a décidé de quitter l'Abitibi avec sa famille pour s’installer en Estrie. Ce choix déchirant a brisé le cœur de son fils et le sien. Une fois installé à Brome, le Sergent Benoit s’est fait dire par une infirmière, apprenant qu’il travaillait à Val-d’Or auparavant : « C’est écœurant ce que vous avez fait aux femmes autochtones là-bas. ». Selon les demandeurs, l’humiliation et la honte ont poursuivi les policiers de Val-d’Or partout où ils allaient.
  26.        Le Sergent Patrick Sabourin a également vécu des souffrances particulièrement vives à la suite du reportage. Selon les demandeurs, ce dernier a ressenti un profond sentiment d’injustice et d’humiliation lorsqu’il a appris qu’un enseignant de sa fille lui avait demandé, en pleine classe, si son père se faisait faire des fellations par des autochtones. Sa fille a aussi dû défendre son père, que les autres enfants traitaient de « pervers ». Ces attaques contre sa réputation, directement liées au reportage, ont été, de l’avis des demandeurs, amplifiées par le fait que la conjointe du Sergent Sabourin a manifesté de la suspicion envers lui pendant plus d’une année à la suite du reportage.
  27.        Avant d’examiner la réponse des défenderesses aux réclamations monétaires des demandeurs, j’ouvre une parenthèse afin d’aborder sommairement les prétentions des demandeurs à l’effet qu’il n’y a pas ici une demande de double indemnisation pour les policiers qui ont été relevés de leurs fonctions le lendemain du reportage.
  28.        Selon les demandeurs, le 23 octobre 2015, huit policiers du poste 144, à Val-d’Or, ont été relevés de leur fonction puis, et à partir du 4 novembre 2015, ont été affectés à des tâches administratives. Parmi ces huit policiers, cinq sont des demandeurs en la présente cause[156]. Les demandeurs expliquent que cette décision administrative de la S.Q., a été contestée par le dépôt de griefs, le 26 octobre 2015.
  29.        Le Sergent Jean-Raphaël Drolet a été assigné à des tâches administratives jusqu’au 25 mars 2016, tandis que les Sergents Michael Beaulieu, Philippe Audet, Dominic Veilleux et Simon Drouin l’ont été jusqu’au 18 novembre 2016.
  30.        Le 12 novembre 2018, la S.Q. et l’Association des policières et policiers provinciaux du Québec (APPQ) ont conclu des ententes de règlement concernant les griefs des huit policiers en question, dont les cinq demandeurs concernés. Dans le cadre de ces ententes, la S.Q. s'est engagée notamment à verser une somme à titre de dommages non pécuniaires aux policiers concernés.
  31.        Selon les demandeurs, le fait générateur de cette compensation est la souffrance vécue par ces huit policiers à la suite du retrait administratif imposé par leur employeur, la S.Q. 
  32.        Comme il est indiqué dans les « attendus » des ententes, les demandeurs ajoutent que le retrait administratif a causé, chez ces derniers : une atteinte à leur dignité, à leur réputation, à leur intégrité physique et psychologique; de la souffrance, une perte de jouissance de la vie, ainsi que divers troubles et inconvénients aux plans personnel, familial, social et professionnel sur une période prolongée; du stress, de l’anxiété, de l’humiliation, de la honte, du désarroi, une perte d’estime de soi, de la colère, de la détresse psychologique, des troubles du sommeil, des pertes d’appétit et un mal d’être général; de l’isolation, des tensions relationnelles et familiales, une perte de motivation au travail, un sentiment d’être désavoué par leur organisation, des craintes et appréhensions quant à la perspective de reprendre le travail, une peur de représailles dans l’accomplissement de leur prestation de travail, un sentiment d’angoisse et d’impuissance sur une période prolongée face aux nombreux questionnements de leurs proches quant à leur situation professionnelle au sujet de laquelle ils ne pouvaient fournir de réponse, ainsi que les impacts sur les membres de leurs familles.
  33.        Les demandeurs soumettent que selon les termes de l’entente en question, les dommages non pécuniaires ont été octroyés de manière autonome, parallèle et supplémentaire aux dommages découlant de la diffusion du reportage du 22 octobre 2015.
  34.        Ils ajoutent que les nombreuses répercussions subies par les demandeurs visés par les retraits administratifs, étaient réelles et distinctes de celles causées par le reportage. En effet, ces demandeurs devaient vivre avec une incertitude différente de celle des autres demandeurs. 
  35.        Ainsi, contrairement à ce qui est allégué par les défenderesses, les demandeurs « n’estiment pas que leur employeur a braqué les projecteurs sur eux personnellement. » En réalité, les allégations du reportage ont été rendues publiques le soir du 22 octobre 2015. Or, les noms des policiers visés par cette décision de la S.Q., n’ont pas été publiés par les médias. Les citoyens ignoraient donc l’identité des policiers qui avaient été retirés.
  36.        De l’avis des demandeurs, les regards lourds de sens, les commentaires acerbes, les insultes à caractère sexuel et les questions humiliantes des citoyens auxquels ont dû répondre ces demandeurs ne sont pas liés à la décision administrative de la S.Q., mais aux propos diffamatoires tenus dans le cadre du reportage.
  37.        En réponse, les défenderesses soumettent que si tant est que les demandeurs aient subi des dommages moraux – ce qui est nié par elles – ces dommages sont minimes, à l’exception de ceux qui ont été victimes de suspension – en d’autres mots cinq des huit demandeurs suspendus.
  38.        Selon les défenderesses, les demandeurs réclament des dommages pour, entre autres, des événements anecdotiques qui ne doivent pas recevoir une portée générale de par leur nature.
  39.        Les défenderesses ajoutent que d’autres facteurs doivent aussi être pris en compte dans l’évaluation des dommages moraux réclamés par les demandeurs. Par exemple, il y a le fait que la relation entre les demandeurs et la population itinérante, au centre-ville de Val-d’Or, était déjà tendue avant le reportage, et que les demandeurs étaient régulièrement insultés dans le cadre de leur travail. Ces derniers ressentaient également de la colère, de l’incompréhension et de la frustration face à l’inaction de la S.Q. pour les défendre vis-à-vis de la crise en question.
  40.        De plus, les défenderesses soulignent que malgré la diffusion du reportage, presque tous les policiers concernés ont obtenu une promotion et plusieurs ont reçu des prix de différentes natures dans les années qui ont suivi.
  41.        Enfin, les défenderesses demandent au tribunal de prendre en note le fait que devant la crise sociale engendrée suite à la diffusion du reportage, qui a poussé le gouvernement et la société à améliorer le soutien offert aux peuples autochtones, les demandeurs ont choisi de réagir en se désengageant en tant que policier, soit en ne faisant que le strict minimum professionnellement, en n’intervenant plus auprès des personnes autochtones dans des situations de besoin sans avoir reçu d’appel préalable et en rédigeant des rapports défensifs.
  42.        Quant au quantum des dommages, les défenderesses suggèrent, à titre subsidiaire, un montant se rapprochant d’environ 5 000 $ par personne, plutôt que les montants réclamés par les demandeurs.
  43.        Dans le meilleur des scénarios, l’évaluation d’un montant pour compenser l’atteinte à la réputation et pour chercher à réparer par exemples, l’humiliation, le mépris, la haine ou le ridicule dont a souffert une victime de diffamation n’est pas un exercice aisé. À mon avis, cette tâche est doublement ardue lorsqu’un juge conclut que la victime n’a subi aucun préjudice dans les circonstances.
  44.        En droit québécois, lorsqu’un tribunal conclut objectivement à l’existence d’un préjudice – ce qui n’est pas le cas en l’espèce, rappelons-le à nouveau – il doit ensuite le quantifier. Or, dans le cadre de cette deuxième étape, le tribunal doit soupeser des considérations subjectives pour évaluer l’impact réellement subi par la victime[157].
  45.        Dans le présent dossier, après avoir attentivement entendu les témoignages des demandeurs durant plus de quinze jours consécutifs, après avoir pris en compte leur statut public dans la société et leurs prétentions qu’il y ait eu atteinte à leur intégrité professionnelle et personnelle ainsi qu’à leur vie privée, j’estime que les motifs invoqués par eux pour réclamer des dommages moraux ne trouvent pas appui dans la preuve présentée, sauf quant aux sentiments que ces derniers ont pu exprimer.
  46.        Les évènements en question ont eu lieu en 2015 et, neuf ans plus tard, soit en 2024, les demandeurs exerçaient toujours leurs fonctions comme ils le devaient.
  47.        À mon avis donc, la preuve prépondérante dans cette affaire ne démontre pas que la carrière professionnelle et la vie personnelle des demandeurs ont véritablement subi des dommages.
  48.        Il m’appartenait, en tant que juge du procès, d’apprécier le comportement des policiers qui ont témoigné devant moi pendant plusieurs jours et de déterminer, si au-delà des mots, il y a une atteinte à leur dignité. C’est ce que j’ai fait soigneusement.
  49.        Cependant, tout en me gardant de mettre en doute la sincérité des témoignages des policiers, et reconnaissant qu'ils peuvent et ont le droit de réagir avec émotivité à des propos qu'ils ont jugé blessants et désobligeants, je ne peux que m'étonner de certaines de leurs réactions que je considère pour le moins surprenantes.
  50.        À l’instar de mon ancien collègue, le juge Galipeau, qui avait rendu jugement dans le contexte d’une poursuite en diffamation concernant les policiers de Sherbrooke, il y a trente ans, je conclus qu’il s’agit pourtant de personnes aguerries, reconnues pour leur force de caractère, leur maîtrise de soi, leur résistance et leur quasi-imperméabilité à l'insulte venant de ceux qu'elles interpellent, leur robustesse et leur objectivité, fruits de l'expérience acquise au contact de drames humains dont elles ont été maintes et maintes fois les témoins dans l'exercice de leurs fonctions.
  51.        Il est difficile pour moi de croire qu'ils puissent avoir les nerfs et la sensibilité si à fleur de peau, l'épiderme si sensible et que le reportage du 22 octobre 2015 ait pu les bouleverser autant qu'ils l'ont prétendu dans leurs témoignages.
  52.        Je suis donc d’avis, comme je l’ai dit précédemment, que le reportage du 22 octobre 2015 ne visait aucunement tous les policiers de la S.Q. du poste 144 et que ces derniers ne sont pas aussi pusillanimes qu’ils ont tenté de me le faire croire.
  53.        À mon avis, la société québécoise et la société canadienne sont beaucoup plus sophistiquées et intelligentes que le portrait qu’en ont dressé les demandeurs et ces mêmes sociétés ont beaucoup plus confiance en leurs forces policières que les membres du poste 144 peut-être le croient.
  54.        La demande en dommages moraux des demandeurs doit donc être rejetée.

Les dommages punitifs

  1.           Pour ce qui est des dommages punitifs octroyés en vertu de l’article 49 de la Charte québécoise, ils visent à dénoncer une conduite répréhensible. Les demandeurs doivent démontrer que l’auteur des propos diffamatoires a porté atteinte illicitement et intentionnellement à leur droit à la réputation. Ce sera le cas « lorsque l’auteur a un état d’esprit qui dénote un désir, une volonté de causer les conséquences de sa conduite fautive ou encore s’il agit en toute connaissance des conséquences négatives, immédiates et naturelles, ou au moins extrêmement probables »[158].
  2.        Rappelons que les dommages punitifs « répondent à un tout autre objectif que celui des dommages compensatoires. Ils ne visent pas à rétablir un équilibre rompu par une faute, mais à pénaliser en quelque sorte un contractant dont l’attitude est particulièrement répréhensible. Ils visent aussi à envoyer un signal aux personnes qui seraient tentées de l’imiter (d’où l’ancienne appellation “dommages exemplaires”: le Code leur reconnaît, en effet, une “fonction préventive” visant à dénoncer un comportement répréhensible (art. 1621, al. 1) ».
  3.        En matière d’enquête journalistique, il va de soi que le reportage qui en découle puisse constituer une atteinte à la réputation de la personne ou de l’organisme visé. En soi, cela n’est pas suffisant pour octroyer des dommages punitifs – encore faut-il que l’auteur de la diffamation ait eu le « désir » ou la « volonté » de diffamer, c’est-à-dire qu’il ait agi en sachant que sa conduite était fautive.
  4.        De l’avis des demandeurs, en l’espèce, tant Radio-Canada que Dupuis doivent être condamnés au paiement des dommages punitifs. Ils ajoutent que Radio-Canada a contribué aux conséquences prévisibles du reportage par ses choix sensationnalistes d’édition et de production du reportage, ainsi que par sa rediffusion.
  5.        De son côté, selon les demandeurs, Dupuis a choisi d’enfreindre de nombreuses normes journalistiques bien que connaissant les conséquences néfastes et prévisibles du reportage. Pour, entre autres, ces raisons, ces derniers réclament chacun 15 000 $ en dommages punitifs.
  6.        Avec égard, nulle part dans la preuve y a-t-il un indice d’un désir ou d’une volonté de la part des défenderesses, ensemble ou individuellement, de diffamer les demandeurs.
  7.        Ces derniers avaient le fardeau de démontrer une atteinte illicite et intentionnelle à leur réputation. Ils ne se sont pas acquittés de leur tâche. Il n’y a donc aucune base factuelle à la réclamation des demandeurs pour des dommages punitifs.
  8.        Cette réclamation doit donc être également rejetée.

Les frais d’experts

  1.        L’article 339 C.p.c., prévoit que les frais d’expertise peuvent être considérés comme des frais de justice. 

339.  Les frais de justice afférents à une affaire comprennent […] les indemnités et allocations dues aux témoins ainsi que, le cas échéant, les frais d’expertise […] incluent ceux qui sont afférents à la rédaction du rapport, à la préparation du témoignage les cas échéants et au temps passé par l’expert pour témoigner ou, dans la mesure utile, pour assister à l’instruction.  

  1.        Généralement, les frais de justice sont dus à la partie qui a eu gain cause, à moins que le tribunal n’en décide autrement. Il s’agit, à la base, d’une règle de « succombance » qui met les frais de justice, incluant les frais d’expert, qui doivent être nécessaires, raisonnables et prouvés, à la charge de la partie qui succombe, à moins que le tribunal n’en décide autrement, pour tout ou en partie[159].
  2.        En l’espèce, compte tenu du rôle de chacune des parties dans la société et du fait que, dans les deux cas, leur existence et leurs activités sont entièrement financées par des fonds publics, je suis d’avis, et j’utiliserai mes pouvoirs discrétionnaires pour l’ordonner en conséquence, que chaque partie doit assumer ses frais de justice, incluant les frais d’expert.

La poursuite abusive

  1.        Les défenderesses soumettent qu’en vertu de l’article 51 C.p.c. la poursuite des demandeurs est abusive. Cet article se lit comme suit :

51.  Les tribunaux peuvent à tout moment, sur demande et même d’office, déclarer qu’une demande en justice ou un autre acte de procédure est abusif.

L’abus peut résulter, sans égard à l’intention, d’une demande en justice ou d’un autre acte de procédure manifestement mal fondé, frivole ou dilatoire, ou d’un comportement vexatoire ou quérulent. Il peut aussi résulter de l’utilisation de la procédure de manière excessive ou déraisonnable ou de manière à nuire à autrui ou encore du détournement des fins de la justice, entre autres si cela a pour effet de limiter la liberté d’expression d’autrui dans le contexte de débats publics.

[Soulignement ajouté]

  1.        Selon les défenderesses, bien que cette procédure soit plus souvent utilisée lorsqu’un justiciable estime que la poursuite intentée est manifestement mal fondée, le C.p.c. prévoit, depuis maintenant plusieurs années, que l’abus peut aussi résulter de l’utilisation des procédures dans un autre but, si cela a pour effet, entre autres, de limiter la liberté d’expression d’autrui dans le cadre de débats publics.
  2.        Les défenderesses sont d’avis que la demande introductive d’instance dans cette affaire a été signifiée principalement dans le but de contrôler le débat public de la manière suivante : pour rendre publique la version des faits des demandeurs puisque les directives de leur employeur, la S.Q., et les décisions de communication prises par cette dernière les en empêchaient et; dans une tentative d’intimider les sources des défenderesses afin d’éviter de nouvelles dénonciations et des témoignages à une éventuelle commission d’enquête. Dans les deux cas, elles plaident qu’il s’agit d’un détournement des fins de la justice au sens de l’article 51 C.p.c.
  3.        Les défenderesses demandent qu’à la suite d’une déclaration d’abus, leur droit de réclamer des dommages soit réservé.
  4.        Le contexte de cette demande est le suivant. Le 19 octobre 2016, les demandeurs ont introduit un recours en diffamation contre les défenderesses faisant valoir, entre autres, que celles-ci avaient transgressé les normes journalistiques applicables dans le cadre du reportage diffusé le 22 octobre 2015.
  5.        Le 3 juillet 2017, les défenderesses ont déposé une demande en rejet d’action pour abus de procédure. Dans leurs conclusions, les défenderesses ont soumis que « la démonstration a été faite que la présente poursuite constitue un recours abusif » et qu’il « est de l’intérêt public que les effets de cette poursuite cessent et le seul remède approprié est le rejet préliminaire de la demande ». Les défenderesses demandaient alors un rejet sommaire de la demande introductive d’instance.
  6.        Le 2 novembre 2017, le juge Donald Bisson, j.c.s. rend un jugement concernant la demande en rejet. Ce jugement rejette la demande d’abus et la réfère au mérite. Les défenderesses ont demandé la permission d’en appeler de la décision du juge Bisson.
  7.        Le 20 décembre 2017, la Cour d’appel, sous la plume du juge Schrager a refusé la permission d’en appeler notamment pour les motifs suivants:

[10]      Dans l’opinion du soussigné, aucun préjudice qui n’est pas susceptible d’être remédié au fond n’est établi dans la requête. La prétention que la poursuite est une source d’intimidation des femmes autochtones qui hésitent à parler aux journalistes, n’est pas appuyée d’une déclaration sous serment ou autre preuve dans la demande pour permission d’appeler. Surtout, il s’agit d’un préjudice subi par des personnes qui ne sont pas parties à l’action. De plus, l’effet bâillon sera remédié si l’action est rejetée au fond même si l’aspect bâillon n’est pas traité comme tel[160].

  1.        Le 27 novembre 2023, les défenderesses ont déposé une Demande en déclaration d’abus modifiée.
  2.        En réponse à cette demande, les demandeurs soulignent, entre autres, que leur demande introductive d’instance ne vise aucunement à limiter l’étendue de la liberté d’expression de Dupuis ou de Radio-Canada.
  3.        Selon eux, leur demande ne s’oppose pas à ce que des médias attirent l’attention de la population sur les enjeux des communautés autochtones ou sur certains comportements policiers. Leur demande cherche plutôt à obtenir réparation pour le préjudice personnel qu’ils ont subi en raison du contenu diffamatoire de l'émission Enquête diffusée le 22 octobre 2015.
  4.        Les demandeurs ajoutent que leur recours ne remplit en aucun cas les critères d’une poursuite-bâillon, puisque l’un des arguments les plus forts pour contrer l’allégation d’une telle poursuite est le fait que les défenderesses soutiennent que ce sont les femmes autochtones, et non les défenderesses elles-mêmes, qui sont intimidées par le recours.
  5.        Or, ajoutent les demandeurs, les défenderesses ne peuvent plaider pour autrui, comme le rappelait la Cour d’appel dans sa décision refusant la permission d’en appeler du jugement du juge Bisson : « Surtout, il s’agit d’un préjudice subi par des personnes qui ne sont pas parties à l’action » [161].
  6.        Les demandeurs soumettent qu’il n’y a aucun débat quant au fait qu’ils ont été choqués par le caractère diffamatoire du reportage et que l’APPQ les a soutenus dans la défense de leur réputation.
  7.        D’après eux, la quasi-totalité des policiers dans cette affaire ont témoigné quant aux nombreux arrêts de travail causés par le choc du reportage.  L’impact psychologique, ajoutent-ils, a été réel et beaucoup d’entre eux ne se sont pas sentis suffisamment sereins pour effectuer leur travail en toute sécurité.
  8.        Il ne s’agit donc pas d’un mouvement concerté ou d’une consigne syndicale, comme de nombreux demandeurs l’ont confirmé dans leurs témoignages. Ils ont en effet précisé qu’il s’agissait de décisions prises individuellement, car ils ne se sentaient pas aptes à travailler après avoir visionné le reportage.
  9.        Les demandeurs ajoutent que les défenderesses leur reprochent d’avoir demandé l’annulation de la rediffusion du reportage du 17 novembre 2016 et qu’elles assimilent cette demande à une tentative de contrôle du débat public. Or, déclarent les demandeurs, considérant qu’ils ont été diffamés par le reportage, n’était-il pas cohérent qu’ils demandent qu’on ne les diffame pas à nouveau?
  10.        Enfin, ces derniers soumettent qu’il n’y a rien d’illégal dans le fait qu’un enquêteur privé ait rencontré une source journalistique et qu’il lui ait posé des questions quant à sa participation à une enquête[162]. Il n’y a eu aucune coercition, menace ou chantage lors de cette rencontre. Selon les demandeurs, l’article 3 de la Loi sur la protection de la confidentialité des sources journalistiques[163] prévoit qu’un « journaliste peut s’opposer à divulguer un renseignement ou un document auprès d’un tribunal, d’un organisme ou d’une personne ayant le pouvoir de contraindre […] ». De l’avis des demandeurs, l’enquêteur n’avait aucun pouvoir de contrainte sur la source et n’a pas non plus tenté d’en exercer un.
  11.        À mon avis, et ce avec égard pour l’opinion contraire, les demandeurs n’ont pas agi de manière abusive en se livrant à un « détournement des fins de la justice » dans cette affaire.
  12.        L’action qu’ils ont intentée n’a pas été en définitive une tactique procédurale dans le but de s’opposer à ce que les médias attirent l’attention de la population sur les enjeux des communautés autochtones ou sur certains comportements policiers.
  13.        Leur demande cherche plutôt, comme ils le prétendent d’ailleurs eux-mêmes, à obtenir réparation pour le préjudice personnel qu’ils pensent avoir subi en raison du contenu diffamatoire de l'émission Enquête, diffusée le 22 octobre 2015.
  14.        Comme l’explique la Cour d’appel, sous la plume du juge Jacques Chamberland (comme il l’était à l’époque), l’article 51 C.p.c. couvre une panoplie de situations et le spectre de ces situations est large, mais, dans tous les cas, la barre est haut placée et elle doit le demeurer au risque de banaliser ce qu’est une procédure abusive et de constituer un frein à l’accès à la justice. Les procédures manifestement mal fondées et celles qui ne visent qu’à faire taire l’autre partie doivent être sanctionnées. Il en va de même de la partie qui utilise la procédure de manière excessive ou déraisonnable ou de manière à nuire à autrui. Mais, je le répète, la barre de l’abus de procédure doit demeurer haut placée[164].
  15.        L’action intentée par les demandeurs soulève indéniablement quelques questions valables, même si les demandeurs n’ont pas obtenu gain cause sur aucune de ces questions. Même si plusieurs des réclamations formulées par les demandeurs reposent sur des fondements des plus ténus, ceci n’a été révélé qu’une fois le procès terminé. Intenter un recours implique des coûts; se défendre implique également des coûts. 
  16.        Comme je l’ai mentionné précédemment, tout en se gardant de mettre en doute la sincérité des témoignages des policiers qui ont comparu devant moi, et reconnaissant qu'ils pouvaient et avaient le droit de réagir avec émotivité à des propos qu'ils avaient jugé blessants et désobligeants, le fait qu’ils se soient trompés en droit au sujet de leurs sentiments ne devrait pas selon moi conduire à une condamnation d’abus de procédure.
  17.        La demande des défenderesses, à cet égard, doit donc être également rejetée. 

LA CONCLUSION

  1.        Le rôle important des médias dans nos sociétés est incontestable et la liberté d’expression constitue l’un des principes fondamentaux sur lesquels reposent le développement historique de nos institutions politiques, sociales et éducatives. 
  2.        La démocratie représentative, dans sa forme actuelle, qui est en grande partie le fruit de la liberté d’exprimer des idées divergentes et d’en discuter, dépend pour son existence même de la préservation et de la protection de cette liberté[165]. Malgré son importance indéniable, la liberté d’expression n’est pas absolue.
  3.        Comme je l’ai déjà exprimé, le recours en diffamation met en jeu deux valeurs fondamentales, soit la liberté d’expression et le droit à la réputation. En l’espèce, je considère qu’en considérant les défenderesses non responsables de diffamation on atteint un juste équilibre entre la liberté d’expression des journalistes de l’émission Enquête et le droit des quarante-deux policiers du poste 144 de la S.Q., à Val-d’Or, à la sauvegarde de leur réputation.
  4.        Contrairement à la situation dans l’affaire Néron, le reportage du 22 octobre 2015 n’était pas trompeur. Certes, le reportage n’est pas parfait; peu le sont.  Cependant, du fait de sa présentation, il a permis au téléspectateur – le citoyen ordinaire – de comprendre que le but du reportage était de donner, aux femmes autochtones, l’occasion de s’exprimer au sujet de certains situations d’abus de diverses natures de la part de certains policiers de la S.Q. du poste 144, à Val-d’Or.
  5.        Dans cette affaire, tant le sujet que le contexte sont délicats. Cela étant, les défenderesses étaient d’avis qu’il fallait permettre aux femmes autochtones de s’exprimer.  C’est ce qu’elles ont fait.
  6.        Le reportage du 22 octobre 2015 a-t-il diffamé les quarante-deux policiers de la S.Q. du poste 144? Avec égard, je ne le crois pas.
  7.        Un autre groupe de journalistes aurait-il fait le reportage autrement? Cela est fort possible. Mais là n’est pas la question.
  8.        Pour conclure et comme je l’ai déjà indiqué précédemment, il ne fait aucun doute dans mon esprit que les policiers de la S.Q. en question ont dû, d’une manière ou d’une autre, se sentir affectés par la conduite de certains de leurs collègues et par conséquent par le contenu du reportage du 22 octobre 2015 et sa rediffusion.  
  9.        Cependant, dans une société libre et démocratique, les débats difficiles sur des sujets épineux sont essentiels et doivent être accueillis favorablement. C’est principalement grâce à ces débats et aux changements sociaux bénéfiques qu’ils entraînent que notre société évolue pour devenir meilleure et plus tolérante – surtout ces jours-ci.
  10.        Les citoyens de Val-d’Or et de ses environs ont besoin que les policiers du poste 144 demeurent vigilants, forts et confiants. Un ordre social pacifique dans la région l’exige.

 

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

REJETTE la demande introductive d’instance remodifiée du 26 janvier 2024;

REJETTE la demande en déclaration d’abus modifiée des défenderesses du 27 novembre 2023;

ORDONNE que chaque partie assume tous les frais relatifs à son propre expert;

SANS FRAIS DE JUSTICE, vu la discrétion de la Cour supérieure en la matière, la nature du dossier et le rôle des parties dans la société.

 

 

 

 

 

__________________________________babak barin, j.c.s.

 

Me Marco Gaggino

Me Dominique Goudreault

GAGGINO AVOCATS

Avocats des demandeurs

 

Me Geneviève Gagnon

Me Juliette Liu

Chenette, Boutique de litige

Avocates des défenderesses

 

Dates d’audience :

Les 5, 6, 7, 8,12,13,14,15,19, 20, 21, 22, 26, 27, 28, 29 février, 12, 13, 21, 22, 25, 26, 28 mars, 4, 5, 8, 9, 10, 11, 12, 15, 16, 17, 18, 22, 24 avril et 2, 3, 6, 7, 8, 9 mai 2024. Réouverture d’enquête suite à la décision de la Cour d’appel et à la réception des plans d’argumentation additionnels du 10 septembre 2024.

 


[1] Yannick CORMIER, Les cahiers d’histoire. Histoire de la sûreté du Québec : de 1870 à 2013, vol. 2, n˚4, septembre 2011.

[2] Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, [annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, c.11 (R.-U (Charte canadienne).

[3] Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), [1989] 2 R.C.S. 1326, p. 1336.

[4] Voir les commentaires de l’ancien juge Michael Moldaver alors qu’il était juge à la Cour suprême, dans R. c. Barton, 2019 CSC 33, par. 1. Voir aussi : R. c. Ipeelee, 2012 CSC 13, par. 77.

[5] Ce reportage a été rediffusé sur les ondes de Radio-Canada en novembre 2016 et diffusé à nouveau, en partie, en septembre 2019.

[6] Voir : Influence Communication, un important courtier québécois en nouvelles qui offre, entre autres, la surveillance et l’analyse exhaustive des journaux et de la télévision au Québec.

[7] Cette Commission d’enquête, plus communément connue sous le nom de « Commission Viens » a été présidée par l’honorable Jacques Viens, un ancien juge de la Cour supérieure du Québec.

[8] Au poste 144, on dénombrait approximativement 42 patrouilleurs, 8 sergents de relève, un sergent agent des relations communautaires, un capitaine et un lieutenant.

[9] L’utilisation du prénom, du nom ou d’une partie du nom des parties seulement est pour alléger le texte de ce jugement et non par discourtoisie.                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                

[10] Société Radio-Canada c. Radio Sept-Îles Inc., [1994] R.J.Q. 1811 (C.A.) (Radio Sept-Îles), p. 1818.

[11] Bou Malhab c. Diffusion Métromédia CMR, 2011 CSC 9 (Bou Malhab), par. 27.

[12] Ibid.

[13] Ibid.

[14] Ibid., par. 15.

[15] RLRQ, c. C-12 (Charte québécoise).

[16] C.c.Q. À noter que la réputation de l’individu n’est pas expressément mentionnée dans la Charte canadienne.

[17] Prud’Homme c. Prud’Homme, 2002 CSC 85 (Prud’Homme), par. 32. L’article 49 de la Charte québécoise qui prévoit le droit à la réparation du préjudice causé par une atteinte illicite aux droits de la personne, ne crée pas un régime indépendant et autonome de responsabilité civile qui ferait double emploi avec le régime général.

[18] Prud’homme, par. 33; Gilles E. Néron Communication Marketing inc. c. Chambre des Notaires du Québec, 2004 CSC 53 (Néron), par. 57.

[19] Syndicat canadien de la fonction publique c. Monette, 2024 QCCA 724 (Monette), par. 35.

[20] Bou Malhab, par. 41. 

[21] Genex Communications inc. c. Association québécoise de l’industrie du disque, du spectacle et de la vidéo, 2009 QCCA 2201, par. 38; Monette, par. 37.

[22] Bou Malhab, par. 32.

[23] Ibid., par. 28.

[24] Ibid.

[25] Monette, par. 37.

[26] Bou Malhab, par. 32.

[27] Ibid., par. 44.

[28] Ibid., par. 46.

[29] Ibid., par. 49.

[30] Ibid., par. 57.

[31] Ibid., par. 59 à 77.

[32] Ibid., par. 78 à 79.

[33] Ibid.

[34] Article 1457 C.c.Q.

[35] Néron, par. 56; Bou Malhab, par. 22.

[36] Bou Malhab, par. 22.

[37] Prud’homme, par. 34.

[38] Ibid., par. 37.

[39] Prud’homme, par. 36.

[40] Néron, par. 60.

[41] Monette, par. 41.

[42] Société Radio-Canada, Normes et pratiques journalistiques, (2010) en ligne : https://cbc.radio-canada.ca/fr/vision/gouvernance/normes-et-pratiques-journalistiques.

[43] Extrait de l’audience tenue devant la Commission Viens, le 16 août 2018, Vol.122.

[44] Extraits de la transcription des notes sténographiques (TNS) de l’interrogatoire au préalable d’Annabelle Frenette, pp. 32-37, Michel Routhier, pp. 36-37 et de Pierre-Luc Thibodeau, pp. 23-25.

[45] D-62, pp. 137-140; Extraits de la transcription du témoignage au procès (TT) de Jean-Raphaël Drolet, 19 février 2024, p. 197, David Veillette, 12 mars 2024, p. 168, Maxime Baril, 7 février 2024, p. 11 et de Nancy Desabrais, 20 février 2024, p. 165.

[46] TNS de l’interrogatoire au préalable de Drolet, pp. 11-13; TT de Drolet, 19 février 2024, pp. 201-203 et Desabrais, 20 février 2024, pp. 164-166.

[47] TNS de l’interrogatoire au préalable de Patrick Sabourin, pp. 10-12, Pierre-Luc Thibodeau, pp. 20-25 et François Carbonneau, pp. 15-19.

[48] D-63, pp. 75-78.

[49] TNS de l’interrogatoire au préalable du Caroline Lapointe, pp. 12-14, Castonguay, pp. 53-54; TT de Drolet, 19 février 2024, pp. 179-182 et de Carbonneau, 20 février 2024, pp. 92-93.

[50] Voir les pages 5, 6, 7, 25, 26, 28, 29, 32, 33, 34, 38, 40, 41, 55, 56, 57, 58 et 60 de la transcription de l’émission « Enquête » de Radio Canada diffusée le 22 octobre 2015, « Abus de la S.Q. : Des femmes brisent le silence ».

[51] C.p.c., C-25.01.

[52] Voir les commentaires de l’ancien juge Louis-Philippe Galipeau, j.c.s., dans Association des policiers de Sherbrooke c. Delorme, REJB 1997-05112 (C.S.) (Delorme). À noter que la Cour supérieure accueille en partie uniquement, en vertu de l’article 49 de la Charte québécoise, la demande de l’Association et condamne le défendeur à payer la somme de 5 000 $ à titre de dommages-intérêts exemplaires sur la base d’une atteinte illicite et intentionnelle de l’auteur. La réclamation de l’Association pour la somme de 80 000$, à titre de dommages moraux pour atteinte à la réputation, est rejetée car cette dernière a failli à son obligation de prouver que des dommages moraux lui ont été directement causés par la diffusion de l’émission. Selon la Cour supérieure, l'Association « a […] tenté de mettre en preuve, toujours et seulement par ses propres membres et jamais par des représentants du public, qu'il s'est tenu des propos désobligeants émanant du public et faisant allusion au reportage de Delorme. Ce dernier s'est objecté à cette preuve et le tribunal lui donne raison parce qu'elle constitue du ouï-dire pur et simple. »

La transcription de l’extrait pertinent de l’émission intitulée « En Estrie ce soir » se lit comme suit :

Mesdames et Messieurs, Bonsoir!

Il était environ 7h00 du soir, lorsque le policier a caché sa motocyclette et qu'il a pointé son pistolet radar sur les automobilistes comme s'il avait voulu les tirer en plein front.

L'endroit était malicieusement choisi et l'objectif visé n'était pas de ralentir la vitesse, mais plutôt de se cacher pour prendre un automobiliste en défaut, de le matraquer d'une contravention qui sera assortie vraisemblablement de deux ou trois points de démérite.

Ainsi, surpris et abusé, l'automobiliste devient la victime d'une technique répréhensible, condamnable, abusive et répressive.

Nos policiers se plaignent de ce que le public lui (sic) retire graduellement sa confiance, son respect et son estime et c'est à juste titre.

Un rapport nous révélait dernièrement qu'un grand nombre d'entre eux sont des individus qui souffrent de déséquilibre émotif, qui sont des machos et des batteurs de femmes.

Combien de temps devrons-nous accepter qu'une fois revêtus du costume de policier, ces individus viennent nous matraquer, légalement bien sûr, mais nous matraquer de contraventions pour assouvir en même temps leur instinct de domination?

C'était Roger Delorme.

Au revoir, À la semaine prochaine.

 

[Soulignement ajouté]

 

[53] Bou Malhab, par. 22.

[54] Prud’homme, par. 32, par. 56.  Par ailleurs, je ne suis pas sans connaître les commentaires de la juge Deschamps, telle qu’elle était à l’époque, dans l’affaire Bou Malhab, par. 32, à l’effet que dans le recours à une norme comme celle du citoyen ordinaire dans le contexte d’un groupe, l’analyse doit toujours se faire en deux temps. Premièrement, le tribunal doit décider si une personne raisonnable aurait tenu les propos litigieux dans le même contexte. Deuxièmement, s’il conclut que non et donc que l’auteur des propos a commis une faute, il doit se demander si ces propos ont diminué l’estime que le citoyen ordinaire porte à la victime. Il faut bien sûr qu’un lien de causalité soit établi entre faute et préjudice, mais cette question ne fait pas l’objet du présent pourvoi.

[55] Bou Malhab, par. 22.

[56] Prud’homme, par. 33. Voir aussi Néron, par. 56.

[57] Monette, par. 35 et 47.

[58] Bou Malhab, par. 43.

[59] Ibid., par. 48.

[60] Ibid., par. 49.

[61] Ibid.

[62] Ibid., par. 71.

[63] Ibid., par. 72.

[64] Genex Communications inc. c. Association québécoise de l’industrie du disque, du spectacle et de la vidéo, 2009 QCCA 2201, par. 38; Monette, par. 37.

[65] Voir l’extrait de la « Gazette officielle du Québec », 30 décembre 2015, 147e année, no. 52, concernant la population de Val-d’Or. Le chiffre exact est 32 778.  

[66] Alberta Union of Provincial Employees v. Edmonton Sun, 1986 CanLII 1780, Alberta Court of Queen’s Bench.

[67] Bou Malhab, par. 69.

[68] Zhang c. Chau, 2008 QCCA 961.

[69] Butler c. Southam, [2001] N.S.J. No. 332 (N.S.C.A.), par. 68 (Butler).

[70] Bou Malhab, par. 76.

[71] Ibid., par. 78.

[72] LA PRESSE CANADIENNE (2019), « Des femmes autochtones ont encore peur des policiers de la Sûreté du Québec », dans Le Soleil, 17 octobre 2019.

[73] Bou Malhab, par. 44.

[74] Ibid.

[75] Bou Malhab, par. 44.

[76] (1915) 24 B.R. 69 (Ortenberg).

[77] Monette, par. 35.

[78] Diffusion Métromédia CMR inc. c. Bou Malhab, 2008 QCCA 1938.

[79] WIC Radio inc. c. Simpson, 2008 CSC 40 (WIC Radio), tel que cité dans Proulx c. Martineau, 2015 QCCA 472, à la page 11. Voir aussi : Prud’homme, par. 42-43; Delorme, par. 44.

[80] Prud'homme, par. 36.

[81] Ibid., par. 37.

[82] Néron, par. 59.

[83] Prud'homme, par. 38.

[84] Jean-Louis BAUDOUIN, Patrice DESLAURIERS et Benoît MOORE, La responsabilité civile, 9e éd., vol. 1 « Principes généraux », Montréal, Éditions Yvon Blais, 2020 (J-L BAUDOUIN), par. 1-301.

[85] Néron, par. 61; Société TVA inc. c. Marcotte, 2015 QCCA 1118 (Marcotte), par. 39; Radio Sept-Îles, p. 17. Voir aussi : Pierre TRUDEL, Droits, libertés et risques des médias, Laval, Presses de l’Université Laval, 2022 (P. TRUDEL), p. 71; J.L. BAUDOUIN, par. 1-313; et Jean-Denis ARCHAMBAULT, le droit (et sa répression judiciaire) de diffamer au Québec, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2008 (J-D ARCHAMBAULT), p. 527.

[86] Néron, par. 61.

[87] R.L.R.Q., c. B-1, r. 3.1.

[88] R.L.R.Q., c. C-26.

[89] FÉDÉRATION PROFESSIONNELLE DES JOUNALISTES DU QUÉBEC, Guide de déontologie des journalistes du Québec, 2010 (Guide FPJQ), en ligne : https://www.fpjq.org/fr/guide-de-deontologie.

[90] Bolton c. La Presse ltée, 2023 QCCS 2953, par. 45 et 52 (Bolton); Bonneau c. RNC Media inc., 2014 QCCS 4854, par. 125; GIFRIC c. Corporation Sun Media (Journal du Québec), 2009 QCCS 4148, par. 185; Vallières c. Pelletier, 2009 QCCS 1211 (Vallières), par. 171; P. TRUDEL, p. 7 à 11 et 71 et 72; J-D ARCHAMBAULT, p. 527; Rodolphe MORISSETTE, La presse et les tribunaux : un mariage de raison, 2e éd., Montréal, Wilson & Lafleur, 2004 (R. MORISSETTE), p. 308, en ligne : https://edoctrine.caij.qc.ca/wilson-et-lafleur-livres/68/1714673022/.

[91] J-D ARCHAMBAULT, p. 527.

[92] P. TRUDEL, p. 71.

[93] Néron, par. 61.

[94] Reynolds v. Times Newspaper Ltd., [1999] H.L.J. No. 45 (House of Lords).

[95] Néron, par. 61.

[96] Bou Malhab, par. 16 à 19. Voir aussi : WIC Radio, par. 2; Néron, par. 54 et 55; Prud'homme, par. 38; P. TRUDEL, p. 66.

[97]  Prud'homme, par. 38. Voir aussi : P. TRUDEL, p. 68.

[98]  WIC Radio, par. 2.

[99] Bou Malhab, par. 19.

[100] Bou Malhab, par. 17; Néron, par. 48 à 51; Prud'homme, par. 38 et 39.

[101] CONSEIL DE PRESSE DU QUÉBEC, Droit et responsabilités des journalistes du Québec, 3e éd., novembre 2003, p. 12.

[102] Ibid. Voir aussi : Jean-Pierre MICHAUD et Valérie SCOTT avec la collab. de Raphaël YERETSIAN, « Les risques et périls du journalisme d’enquête », dans La diffamation – Deuxième colloque, vol. 16, coll. « La collection Blais », Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2013 (MICHAUD & SCOTT), p. 5.

[103] R. c. National Post, 2010 CSC 16, par. 55.

[104] WIC Radio, par. 15.

[105] Préambule du Guide FPJQ.

[106] Voir les commentaires dans: Leenen v. Canadian Broadcasting Corp., 2000 CanLII 22380 (ON SC), par. 111 (confirmé dans : Myers v. Canadian Broadcasting Corp., 2001 CanLII 4874 (ON CA)).

[107] Société Radio-Canada (2005), Normes et pratiques journalistiques, p. 65-67.

 

[108] Société Radio-Canada, Rapport annuel 1998-1999 de l’ombudsman de la Société Radio-Canada, p. 81.

[109] Voir le préambule.

[110] Voir le paragraphe 3 (a).

[111] Les NPJ. Voir aussi : Michaud & Scott, p. 4.

[112] Néron, par. 61; Marcotte, par. 39; Radio Sept-Îles inc., p. 13.

[113] Néron, par. 59; Marcotte, par. 40 et 41; Gestion finance Tamalia inc. c. Garrel, 2012 QCCA 1612, par. 51; Radio Sept-Îles inc., p. 19; Vallières, par. 205 et 206; P. TRUDEL, p. 69 et 70; MICHAUD & SCOTT, p. 6 et 10.

[114] Radio Sept-Îles inc., p. 19.

[115] Néron, par. 59 et 60.

[116] Prud'homme, par. 37.

[117] MICHAUD & SCOTT, p. 15 et 16. Voir aussi : P. TRUDEL, p. 163.

[118] R. MORISSETTE, p. 305.

[119] 2018 QCCS 3927, infirmée dans 2021 QCCA 1549, demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême rejetée (Lalli).

[120] Selon le professeur Bernier, « la version que l’on peut entendre dans des extraits laissés de côté lors du montage. Dans le cadre de la présente expertise, et conformément aux termes de Mme Dupuis, ces extraits non diffusés sont désignés comme faisant partie de « la chute ». 

[121] Avec égard pour l’opinion contraire, je ne suis pas d’avis que l’opinion d’un expert en journalisme est toujours nécessaire afin de déterminer s’il y a faute professionnelle, soit un comportement qui s’écarte de la norme de conduite d’un journaliste d’enquête raisonnable et diligent. Voir : Lalli, par. 42.

[122] Rapport d’expertise (modifié) de Marc-Francois Bernier daté du 14 décembre 2023, pp. 22 à 25, sans les citations.

[123] J-D ARCHAMBAULT, p. 527.

[124] P. TRUDEL, p. 71.

[125] J-D ARCHAMBAULT, p. 527.

[126] P. TRUDEL, p. 166.

[127] Bolton, par. 72.

[128] Daniel BROWN et Jill WITKIN, Prosecuting and Defending Sexual Offence Cases, 2e éd., coll. « Criminal Law Series », Toronto, Emond Montgomery Publications Limited, 2020, p. 203.

[129] Ibid., p. 205.

[130] Sarah-Maude BELLEVILLE-CHÉNARD et Léa LEMAY LANGLOIS, « Vers une pratique professionnelle adaptée aux traumatismes », dans S.F.C.B.Q., vol. 523, Développements récents en droit des Autochtones (2022), Montréal, Éditions Yvon Blais, section 2.3.

[131] Ibid., section 3.2.1.

[132] Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics : écoute, réconciliation et progrès, 2019, p. 11, en ligne : https://www.cerp.gouv.qc.ca/index.php?id=2&L=788, p. 273 et 274.

[133] Par. 8, FÉDÉRATION PROFESSIONNELLE DES JOUNALISTES DU QUÉBEC, Guide de déontologie des journalistes du Québec, 2010, en ligne : https://www.fpjq.org/fr/guide-de-deontologie.

[134] Dans ces circonstances, il ne serait pas proportionnel que la Cour supérieure examine chaque élément de la faute alléguée par les demandeurs.

[135] Transcription du reportage, p. 5. Lors du reportage, cette question est posée par Dupuis.

[136]Interrogatoire au préalable de Dupuis, p. 91 (lignes 3 à 7).

[137]Ibid., p. 95.

[138]Ibid., pages 97-98.

[139] Ceci contredit, selon les demandeurs, le carnet de notes, « Note d’enquête de Mme Dupuis », carnet #2, page CBL-131 : Il s’agit de notes d’une conversation téléphonique entre Priscilla Papatie, au sujet de laquelle la journaliste a expliqué au procès que Priscilla Papatie lui avait déclaré ne pas avoir fait de pipes à des policiers.

[140] [1997] 1 R.C.S. 846, par. 42.

[141] [1997] 3 R.C.S. 440.

[142] Bonneau c. RNC Média inc., 2017 QCCA 11 (Bonneau).

[143] Ibid., par. 45.

[144] Lalli, par. 67.

[145] Néron, par. 60.

[146] Voir Bonneau.

[147] Voir Lalli.

[148] Monette, par. 38.

[149] Ibid.

[150] À titre d’exemples, TT dAudrey Lavoie, 14 février 2024, p. 11; David Collin, 12 février 2024, p. 202; François Lareau, 19 février 2024, pp. 61-63; Pascal Richard, 22 février 2024, pp. 82-83; Patrick Naud, 26 février 2024, p, 135; Benoît Gosselin, 27 février 2024, p. 75; Simon Drouin, 12 mars 2024, p. 70.

[151] Néron, par. 56. Voir aussi : Lalli, par. 112.

[152] Lalli, par. 98.

[153] Ibid., par. 99.

[154] Voir le Tableau synthèse intitulé « Témoignages du 7 février au 14 mars 2024 ». Étrangement, par contre, les demandeurs réclament les montants de 40 000$, 60 000$ et 70 000$ respectivement dans leur Plan d’argumentation.

[155] Il s’agit des officiers Maxime Labrecque, Pierre-Luc Thibodeau, Audrey Lavoie, Alexandre Giguère-Asselin, François Lareau, Jean-Raphaël Drolet, Nancy Desabrais, Annabelle Frenette, Steve Roussil, Vincent Lemieux, Dany Meunier, Pascal Richard, Carl Doyon, Laurent Morin, Patrick Naud, Benoit Gosselin, Dominique Shaffer, Olivier Chamberland, Patrice Leblanc-Bilodeau, Kevin Lafrance, Maxime Lafleur, David Veillette, Pierre-Luc Castonguay et Anne-Marie Boisvert (qui n’a pas témoigné au procès).

[156] Il s’agit des Sergents Jean-Raphaël Drolet, Michael Beaulieu, Philippe Audet, Dominic Veilleux et Simon Drouin.

[157] Lalli, par. 98.

[158] Ibid., par. 100.

[159] L’article 340 C.p.c.

[160] Société Radio-Canada c. April, 2017 QCCA 2057.

[161] Ibid., par. 10.

[162] Le contexte de cette démarche entreprise par les demandeurs est résumé ainsi dans le Plan d’argumentation des défenderesses : en septembre 2016, Dupuis est informée par certaines de ses sources qu’un enquêteur privé, en compagnie d’une avocate, a rencontré une ou plusieurs sources du reportage et leur entourage. L’une de ces sources (Priscilla Papatie) a demandé à être accompagnée, lors de la rencontre, par une intervenante du Centre d’Amitié Autochtone de Val-d’Or. C’est Dorothée Chrétien, travailleuse sociale et intervenante de ce centre, qui a accompagné Priscilla Papatie. Selon la déclaration sous serment de Chrétien (que les demandeurs n’ont pas requis d’interroger) au début de la rencontre, l’enquêteur, Robert Demers, s’est présenté comme un agent ou un ex-agent de la GRC, à Papatie ainsi qu’à Chrétien. Lors de cette rencontre, qui a duré environ une heure, plusieurs questions ont été posées afin de savoir notamment si Papatie avait été payée par Dupuis ou par le centre pour livrer son témoignage dans le reportage. Papatie a répondu que ce n’était pas le cas.  D’autres questions ont été posées au sujet des agissements de Dupuis, notamment si les sources ont été forcées de témoigner, comment les sources ont accepté de témoigner à la caméra plutôt qu’avec une image brouillée et les impacts du reportage sur les sources, par la suite. Lors de la rencontre, et en fonction des questions qui ont été posées, Chrétien a senti que le témoignage de Papatie dans le reportage était remis en doute et qu’on attaquait l’intégrité du centre et celle de Dupuis et de son équipe. Au cours de la rencontre, l’enquêteur a demandé à Papatie de l’aider à retrouver les autres femmes ayant témoigné dans le reportage. À la fin de la rencontre, Chrétien a demandé à l’enquêteur de lui remettre sa carte professionnelle. Elle a alors constaté qu’il n’était pas un agent de la GRC, mais un exagent et qu’il agissait comme enquêteur privé. Chrétien l’a questionné à ce sujet et il lui a dit qu’il était un agent du gouvernement qui faisait enquête et l’a référée au Bureau de la sécurité privée en lui donnant son numéro de permis. Il lui a aussi dit qu’il travaillait pour Garda. Une fois mise au courant par Chrétien des véritables motifs de la rencontre, Papatie lui a dit se sentir flouée, car depuis le début du processus, elle croyait qu’il s’agissait de faire avancer l’enquête criminelle sur sa plainte. Le 14 octobre 2016, les procureurs des demandeurs ont confirmé agir au nom de l’APPQ et avoir embauché cet enquêteur privé pour compléter leur enquête en vue de la présente poursuite.

[163] Loi sur la protection de la confidentialité des sources journalistiques, RLRQ, c. P-33., art 3. 

[164] Biron c. 150 Marchand Holdings inc., 2020 QCCA 1537, par. 126.

[165] SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd., [1986] 2 R.C.S. 573, p. 583.

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