- L’appelant a été déclaré coupable de contacts sexuels, d’incitation à des contacts sexuels, d’exploitation sexuelle et d’inceste au terme d’un procès de quatre jours : R. c. Blais, 2023 QCCQ 1704. Il été condamné à une peine de 14 ans de pénitencier, soit la peine maximale, pour l’infraction d’inceste ainsi que des peines d’emprisonnement de 8 ans concurrentes pour les autres infractions : R. c. Blais, 2023 QCCQ 9425. Les motifs traitent de l’appel du jugement sur la culpabilité puis de celui sur la peine. Dans les deux cas, culpabilité et peine, l’appelant présente des requêtes en autorisation d’appeler et il y a lieu de les accorder.
- Les gestes reprochés, des agressions sexuelles dont le nombre pourrait atteindre plus d’un millier, se sont produits entre mars 2000 et janvier 2011, alors que la plaignante, la fille de l’appelant, était âgée de 7 à 18 ans. Les « activités sexuelles », selon l’expression consacrée par le Code criminel, étaient variées et sont devenues progressivement plus intrusives au fil des ans : d’abord des attouchements vers l’âge de 7 ou 8 ans, puis, dès l’âge 10 ans, des actes de masturbation, de fellation avec éjaculation dans la bouche, de cunnilingus et de pénétration vaginale non protégée, accompagnée d’éjaculations sur le corps de la plaignante. Au fil de ces agressions, l’accusé lui répétait qu’elle était son amour, la femme de sa vie, qu’elle lui appartenait.
L’appel de la déclaration de culpabilité
- Comme c’est souvent le cas dans les procès portant sur des crimes qui se sont produits dans le cadre d’une longue relation entre les protagonistes, les détails sont nombreux, les points d’ancrage factuels nécessaires au récit ne sont pas toujours parfaits, particulièrement lorsque le souvenir d’enfants est en cause et que la preuve matérielle pouvant confirmer les versions demeure générale. Le juge doit néanmoins conclure à la culpabilité hors de tout doute raisonnable. En l’espèce, une difficulté additionnelle découle de la nature même des actes, survenus en l’absence de témoins. L’appelant a totalement nié les accusations, ajoutant qu’il était affligé d’un problème érectile incapacitant depuis 2003. Ce problème urologique est rapporté par un médecin en 2022 sans conclusion sur le fait que l’appelant en était affecté en 2003. Ainsi, nul besoin de dire que le procès reposait alors sur l’évaluation des témoignages; une tâche qui revient au juge des faits.
- Dans sa décision, le juge explique son raisonnement et pourquoi il rejette les témoignages en défense et accepte celui de la plaignante. À moins d’une erreur, ces conclusions méritent la déférence puisqu’elles trouvent un fondement dans la preuve.
- Les moyens soulevés à l’encontre de la déclaration de culpabilité sont multiples : verdict déraisonnable, erreur de fait entraînant une erreur judiciaire, évaluation inégale de la preuve et violation du principe établi dans l’arrêt Browne c. Dunn.
- D’abord, il est totalement infondé de prétendre que le verdict est déraisonnable au sens de la jurisprudence bien établie : R. c. Beaudry, [2007] 1 R.C.S. 190 puis R. c. Sinclair, [2011] 3 R.C.S. 3 [Sinclair], pour ne citer que deux affaires. En l’espèce, la conclusion sur la culpabilité peut s’appuyer sur la preuve, contrairement à ce qu’avance l’appelant. Il ne prétend pas que le verdict est autrement vicié en raison d’un raisonnement illogique ou irrationnel. Ce moyen ne mérite pas qu’on s’y attarde davantage et je propose de le rejeter.
- L’appelant avance cependant que des erreurs de fait engendrent ici une erreur judiciaire au sens de l’arrêt R. c. Morrissey (1995), 97 C.C.C. (3d) 193 (C.A.O.), un arrêt maintes fois repris, notamment dans l’arrêt Sinclair. Or, l’appelant invite avant tout la Cour à refaire l’évaluation de la preuve et rien dans ce qu’il met de l’avant n’autorise son intervention. L’analyse de la mémoire est un élément essentiel de la fiabilité d’un témoignage : R. c. Foomani, 2023 QCCA 232. On ne peut reprocher au juge de procéder à cette évaluation à partir de la preuve. Lorsque la preuve porte sur des événements qui, selon l’une des parties, se sont déroulés sur une période de 11 ans, alors que l’autre partie en nie l’existence, il est inévitable qu’un juge recherche dans les éléments périphériques des indices susceptibles de l’aider à éclaircir la situation.
- Les faits périphériques aux crimes, comme on se plaît à les appeler, ne doivent jamais être ignorés dans l’analyse des témoignages. La périphérie est mouvante et dépend des circonstances. Cela exige une approche prudente. En outre, plusieurs facteurs peuvent expliquer une absence de souvenir, notamment le passage du temps, l’importance concrète du fait en cause pour le témoin ainsi que la relation entre ces deux facteurs. Dès lors, à divers degrés et correctement soupesés, les faits périphériques sont les éléments qui consolident le récit et mènent aux conclusions concernant le cœur du litige. Des erreurs sur des faits périphériques seront habituellement inoffensives dans la mesure où le corps du récit demeure intact lorsqu’apprécié selon la norme de preuve requise. Toutefois, trop d’erreurs périphériques peuvent amener le juge à légitimement remettre en cause la fiabilité du récit. Elles peuvent également mener à un questionnement sur la probité du témoin et sa volonté d’offrir un récit conforme à sa mémoire et aux faits. C’est une décision factuelle qui appartient au juge des faits. Une cour d’appel ne peut pas intervenir, sauf si elle est entachée d’erreurs ou se révèle déraisonnable : R. c. A.A., 2021 QCCA 127 et R. c. W. (R.), [1992] 2 R.C.S. 122,
p. 131-132, respectivement. - Cela dit, en l’espèce, le juge ne rejette pas le témoignage de l’appelant parce qu’il ne le croit pas sur des faits collatéraux. Il conclut plutôt que la mémoire de l’appelant est problématique. Une mauvaise mémoire n’est pas en soi un indicateur de culpabilité, mais elle peut affecter la fiabilité du récit du témoin qui en souffre. Comme il se doit, le juge ne s’y arrête pas et il poursuit son analyse en évaluant la version de l’appelant, qui offre des réponses évolutives, contradictoires ou invraisemblables. Cela l’amène à rejeter son témoignage. Je n’y vois aucune erreur et l’appelant n’en démontre aucune qui soit manifeste et déterminante.
- Enfin, en l’absence de précisions sur les motifs sous-jacents à cette conclusion, l’observation du juge selon laquelle des discussions entre deux témoins affectaient la crédibilité de leur témoignage constitue une erreur. L’appelant a raison sur ce point.
- En l’espèce, la preuve est peu élaborée sur la discussion entre les deux témoins. Les questions de la poursuite à ces deux témoins en contre-interrogatoire sont demeurées très générales, tout comme les réponses. L’avocate au procès s’en satisfait. Le sujet n’a pas été approfondi et rien de plus n’est dit sur ces discussions. La poursuite et la défense n’y ont pas accordé d’importance, contrairement aux parties dans l’arrêt R. v. C.G., 2021 ONCA 809 [C.G.].
- Le problème dans l’arrêt C.G. tenait au fait que, sans plaider qu’il s’agissait de collusion, la poursuite avait invité le juge à tirer des conclusions spécifiques d’une [traduction] « collusion involontaire » (inadvertent collusion) suivant des discussions entre témoins en amont du procès. Dans sa décision, le juge n’avait évoqué que la collusion dont il disait tenir compte dans l’évaluation générale de la crédibilité. Par ailleurs, le juge ne motivait pas clairement pourquoi le rejet des témoignages en défense : voir C.G., par. 19-20 et 33-34.
- Il faut mentionner immédiatement que dans cette affaire, le juge Nordheimer, pour la Cour d’appel de l’Ontario, suggère de ne pas utiliser l’expression [traduction] « collusion involontaire ». La collusion affecte la crédibilité des témoins, voire leur probité, puisqu’ils fabriquent une histoire alors que la discussion entre témoins n'est pas une « collusion », mais affecte la fiabilité des récits : voir C.G., par. 30-31. En clair, une discussion entre des témoins est simplement un facteur parmi d’autres pour évaluer les témoignages. Cela ne signifie pas que l’un ou l’autre des témoins ne dit pas la vérité ou qu’il n’a pas ses propres souvenirs : voir C.G., par. 32.
- Par conséquent, le juge doit expliquer sur quels éléments de preuve portait l’échange d’information problématique, tout en examinant l’ensemble de la preuve pour vérifier s’ils sont confirmés ou non. C’est véritablement l’exercice de motivation qui permet de comprendre la portée des discussions entre des témoins. Cet exercice suppose que la preuve concernant la discussion soit moindrement élaborée afin que l’on comprenne sur quels aspects les témoins ont échangé et quelle a été l’incidence de ces échanges sur la fiabilité de leurs témoignages.
- Ici, deux problèmes minent l’affirmation du juge voulant que « [c]eci affecte directement la crédibilité de ces deux témoins ». Premièrement, la crédibilité n’est pas en cause à ce stade de la démonstration puisqu’il est évident que la collusion n’est pas démontrée : voir R. c. Neverson, 2020 QCCS 253, par. 263, confirmé par R. c. Neverson, 2024 QCCA 519, par. 91-110. Deuxièmement, les questions et les réponses sont si générales qu’elles ne dévoilent rien sur le contenu des discussions. Il devient très difficile pour un juge de tirer quoi que ce soit de cet état de fait.
- C’est sans doute pour cette raison que les parties au procès ne se sont pas préoccupées de cet aspect. Le juge ne pouvait rien en conclure dans l’état du dossier. Il s’agit donc d’une erreur. Néanmoins, je suis d’accord avec l’intimé qu’il s’agit d’une observation très accessoire parmi l’ensemble des éléments qui affectent la crédibilité des deux témoins. Ainsi, l’erreur n’est pas déterminante à elle seule.
- Dans son mémoire, comme le permettent les règles de la Cour, l’appelant soulève deux nouveaux moyens qu’il qualifie de questions de droit. Présumant qu’il s’agit bien de questions de droit, et parce que l’intimé a présenté des observations sur ces moyens, j’y réponds. La première serait une erreur dans l’application du principe de l’arrêt Browne v. Dunn (1893), 6 R. 67 (H.L.) : voir R. c. Chandroo, 2018 QCCA 1429 [Chandroo]. La seconde serait un double standard dans l’appréciation de la preuve testimoniale.
- L’appelant reproche au juge d’avoir accordé moins de valeur probante au témoignage de la sœur de la plaignante, qui avait affirmé avoir été constamment dans la chambre de sa sœur lorsque l’appelant y était durant la période délictuelle.
- Au procès, aucune partie n’a plaidé au juge que le défaut d’avoir contre-interrogé la plaignante sur cet aspect du récit de sa sœur avait une incidence sur l’évaluation du témoignage de cette dernière. Par conséquent, au procès, aucune observation n’a été offerte à ce sujet ou à propos des principes de l’arrêt Browne v. Dunn. Dans l’arrêt Chandroo, le juge Healy, pour la Cour, explique qu’un juge doit soulever l’écueil de lui-même s’il le constate, même en l’absence d’observations des parties, et il doit alors les appeler à commenter la situation : Chandroo, par. 21.
- Qu’en est-il lorsque le constat est fait pendant le délibéré ? Dans l’arrêt Dowd, la Cour d’appel du Manitoba a rejeté l’argument voulant qu’il soit irréaliste de rouvrir un procès et de rappeler les parties si le juge, pendant son délibéré, estime qu’il y a un problème : R. c. Dowd, 2020 MBCA 23, par. 30-32. Cette approche est certainement envisageable et il est sans doute préférable d’y recourir lorsque les circonstances s’y prêtent.
- Notre Cour ne s’est jamais prononcée sur le bien-fondé de cette exigence particulière et sur les conséquences qui en découlent. Aux fins du présent appel, sans trancher la question, j’accepte l’approche manitobaine puisqu’il s’agit de la position la plus favorable à l’appelant.
- Le juge n’ayant pas alerté les parties, il était erroné de sa part d’évoquer l’absence de contre-interrogatoire de la plaignante, d’autant que ce facteur ne pouvait, dans les circonstances, affaiblir le témoignage de la sœur de la plaignante. En effet, il est douteux que les principes établis par Browne v. Dunn trouvaient application.
- Il est évident que la réponse de la plaignante aurait été de nier la version de sa sœur puisqu’elle n’a jamais prétendu que les agressions dans la chambre ont eu lieu en sa présence. En fait, le juge aurait dû se passer de cette surenchère de motivation puisque le véritable questionnement soulevé par la version de ce témoin était le caractère raisonnable de son affirmation selon laquelle elle se trouvait toujours avec la plaignante dans la chambre. Ainsi, la valeur du récit de la sœur ne dépendait pas d’une réponse de la plaignante. Inéluctablement, il aurait été vain de lui poser la question. Après tout, il s’agissait de la théorie de cause de la défense que la plaignante mentait sur les événements.
- Cela dit, il est tout aussi clair que l’erreur n’a pas compromis l’équité du procès. D’abord, les thèses étaient bien connues et claires. Ensuite, et probablement de manière plus importante, le juge écarte le récit du témoin pour plusieurs autres raisons indépendantes de cette erreur, qu’il explique dans son jugement. Comme le souligne l’intimé, le rejet de ce témoignage est non-équivoque malgré l’erreur. Il a raison. Cette erreur en soi semble inoffensive dans les circonstances.
- Sur la seconde question soulevée dans le mémoire, soit l’évaluation des témoignages selon un double standard, l’appelant ne démontre pas que le juge a procédé à une telle évaluation de la preuve testimoniale, laquelle est souvent associée à d’autres erreurs : R. c. G.F., [2021] 1 R.C.S. 801, par. 99-100. On ne peut pas simplement prétendre que le juge commet une erreur parce qu’il tranche une question de crédibilité. Il faut en plus pointer les passages où le juge applique un double standard: R. c. Figaro, 2019 QCCA 1557, par. 19; R. c. Gauvreau, 2017 QCCA 1414, par. 9. La généralité des reproches trahit l’absence de fondement de cet argument.
- Bien que le jugement comporte une erreur en lien avec la notion de collusion de même qu’une erreur concernant l’application des principes de Browne v. Dunn, celles-ci n’affectent pas le récit des faits au cœur des accusations qu’ont livré les protagonistes. L’appelant a d’ailleurs, à bon droit, reconnu à l’audience que le témoignage de la sœur de la plaignante était très marginal.
- En somme, vu leur nature, ces erreurs ne sont pas toujours inoffensives, mais dans la présente affaire, le dossier démontre que c’est le cas, principalement parce qu’elles touchent à des aspects sans conséquence. Le ministère public me convainc qu’elles sont négligeables ou inoffensives et qu’aucun tort important ni aucune erreur judiciaire grave ne s’est produit. Il y a lieu d’appliquer la disposition réparatrice : R. c. Abdullahi, 2023 CSC 19, par. 33; R. c. Châteauneuf, 2024 QCCA 598.
- Je propose de rejeter l’appel sur la culpabilité.
L’appel de la peine
- Les faits sont sommairement expliqués plus haut. Vu la fréquence et la nature des agressions, il n’est pas nécessaire de les reprendre en détail. Les faits retenus par le juge illustrent le caractère abject des crimes, cela ne fait aucun doute. L’appelant, alors qu’il avait entre 38 et 48 ans, a adopté un comportement global qui dévoile une responsabilité morale particulièrement importante sur plus d’une décennie.
- L’intimé demandait une peine d’emprisonnement de 12 ans alors que l’appelant estimait que 5 ans étaient suffisants. Le juge, on le sait, inflige la peine maximale de 14 ans.
- L’appelant soulève plusieurs questions en appel et soutient que : 1) le juge a erré en attribuant une importance excessive à la gravité objective des infractions et en occultant toutes autres considérations pertinentes en matière de détermination de la peine; 2) il a erré dans son appréciation des circonstances aggravantes et atténuantes; 3) il a erré dans son application rétroactive de l’arrêt Friesen; 4) il erré en effectuant ses propres recherches; 5) il a manqué à son devoir d’impartialité; et 6) il a erré en prononçant la peine maximale.
- L’évaluation faite par le juge des différents objectifs de la peine ainsi que des facteurs aggravants et atténuants, sous le couvert d’une analyse élaborée, mériterait d’être nuancée. En outre, il est difficile de comprendre le traitement de certains facteurs comme la collaboration à l’enquête, les démarches thérapeutiques ou encore le plaidoyer de culpabilité, des aspects qui, en l’occurrence, ont une pertinence faible, voire inexistante. Cela dit, il n’est pas utile d’en dire davantage sur la démarche du juge dans cette analyse puisque d’une part, cela n’est pas déterminant et que les autres moyens soulevés par l’appelant soulèvent des erreurs déterminantes qui justifient l’intervention de la Cour.
- L’appelant a raison de reprocher au juge, d’une part, d’avoir effectué ses propres recherches dans le domaine des sciences sociales et, d’autre part, de ne pas avoir sollicité les commentaires des parties une fois celles-ci entreprises ou terminées. Ces erreurs compromettent la légitimité de la peine puisqu’il s’est appuyé sur ces recherches pour justifier la sévérité de la sanction infligée.
- Cela dit, le ministère public représente l’intérêt public dans les procédures criminelles : R. c. Skogman, [1984] 2 R.C.S. 93, 109; R. c. Bell, 2013 BCCA 463, par. 35. Il plaidait au juge qu’une peine d’emprisonnement de 12 ans était proportionnelle et appropriée dans les circonstances.
- Il a maintenu cette suggestion après la demande d’observations additionnelles de la part du juge qui, à ce moment, avait expliqué qu’il songeait à infliger une peine supérieure à celle demandée par le ministère public. Cette démarche du juge est conforme à l’arrêt R. c. Nahanee, 2022 CSC 37, toutefois le juge n’a manifestement pas expliqué qu’il entendait s’appuyer sur un corpus de recherches empiriques, nationales et internationales.
- Les exemples de peines repris par le juge illustrent que la peine proposée par le ministère public était sévère, mais raisonnable parce qu’elle cadrait généralement avec les peines observées dans la jurisprudence. La majoration entre cette proposition et la peine maximale, finalement infligée, est essentiellement motivée par une quarantaine de références à des ouvrages qui n’ont jamais été présentés et plaidés lors de la détermination de la peine. Il s’agit d’écrits et de documents audiovisuels consultés par le juge dans son bureau en l’absence des parties.
*
- En premier lieu, dans l’arrêt S.J., mon collègue le juge Cournoyer rappelle que les peines répertoriées par l’affaire Cloutier sont toujours une référence adéquate. Il écrit :
[230] À mon avis, l’appelant fait fausse route lorsqu’il soutient qu’une peine supérieure à six ans ne pouvait pas lui être imposée. Il n’en est rien. L’infliction de peines entre 7 et 13 années n’était pas exclue par la décision rendue dans l’affaire Cloutier ni par la jurisprudence antérieure de la Cour, loin de là, et notamment dans l’arrêt Y.P. sur lequel s’est fondé le juge d’instance. Quoi qu’il en soit, le juge d’instance s’appuie aussi sur plusieurs décisions rendues avant Friesen, qui mettaient en cause des circonstances parmi les plus graves, pour justifier la peine qu’il impose. Ces décisions ne s’écartent pas des principes discutés dans l’arrêt Y.P. et des autres décisions de la Cour auxquelles je renvoie dans ma note précédente.
R. c. S.J., 2024 QCCA 253, par. 230 (références omises).
- Contrairement à ce que le juge affirme, la fourchette des peines proposées dans l’affaire R. c. Cloutier, 2004 CanLII 48297 (C.Q.) est toujours sage et elle trouve toujours application au Québec. Comme le veut son rôle, elle agit comme un guide et il ne s’agit pas d’un carcan : R. c. S.J., 2024 QCCA 253; R. c. Migneault, 2024 QCCA 55; R. c. Moisan, 2023 QCCA 117; R. c. C.G., 2023 QCCA 214; R. c. Fruitier, 2022 QCCA 1225; R. c. X, 2022 QCCA 266; R. c. J.L., 2021 QCCA 1509; R. c. J.D., 2020 QCCA 1108. Cette fourchette des peines n’empêche pas de prononcer des peines plus sévères lorsque les circonstances et la proportionnalité le justifient : R. c. S.J., 2024 QCCA 253.
*
- En second lieu, le juge a manqué à l’équité procédurale, ce que le ministère public concède. En appel, il tente de justifier la peine malgré l’erreur. Ce positionnement surprend vu sa position ferme en première instance.
- De son côté, l’appelant avance que la décision sur la peine ressemble davantage à un réquisitoire. Il a totalement raison.
- Il faut rappeler les principes éloquemment exposés par mon collègue le juge Cournoyer dans l’arrêt R. c. Baptiste, 2021 QCCA 1064, à savoir que le fondement de notre système de justice repose sur le débat contradictoire, tout au long du processus, soit du procès à la peine. Il y rappelle les propos du juge Doherty et explique la règle fort simple que le juge ne peut être à la fois avocat, témoin et juge : Baptiste, par. 35, citant R. c. Hamilton (2004), 186 C.C.C. (3d) 129, par. 65 (C.A.O.).
- Toujours dans l’arrêt Baptiste, le juge Cournoyer cite un passage du juge Lamer, tiré de l’arrêt R. c. Swain, [1991] 1 R.C.S. 933, où ce dernier reprend à son compte les propos écrits en 1971 par le juge Evans de la Cour d’appel de l’Ontario :
[traduction] Le procès n’est pas censé être une exploration scientifique où le juge joue le rôle de directeur des recherches; c’est un forum créé en vue d’exercer la justice pour les parties en cause.
Baptiste, par. 33; R. c. Swain, [1991] 1 R.C.S. 933, 971.
- Le juge doit s’en remettre aux parties. M’inspirant des propos des juges de la Cour dans l’arrêt Versailles, je souligne que, même dans le processus plus souple de la détermination de la peine, le juge ne peut pas usurper le rôle de l’avocat sans risquer de miner son apparence d’impartialité : R. c. Versailles, 2023 QCCA 1046, par. 26-28 (j. Kalichman), par. 46 (jj. Marcotte, Sansfaçon).
- Dans l’arrêt Baptiste, les recherches entreprises par le juge sur le phénomène criminel en cause avaient été utilisées pour gonfler l’importance du besoin de dissuasion générale avec l’objectif d’écarter, dans cette affaire, la suggestion commune qui était présentée.
- Il est indiscutable que l’utilisation de sources consultées à l’extérieur de la salle d’audience pour favoriser une thèse, sans obtenir les observations des parties, enfreint la règle la plus élémentaire de la justice et constitue un grave manquement à l’équité procédurale.
- Dans la présente affaire, il est indéniable que le juge utilise ses recherches pour insister sur la gravité des crimes commis et la nécessité d’une réponse sévère, ce dont il se sert comme justification pour passer outre à la proposition la proposition de 12 ans du ministère public en imposant une peine de 14 ans d’emprisonnement. Cet exercice choquant était inutile.
- Il s’agit d’une erreur déterminante et l’exercice de la détermination de la peine doit être refait : R. c. Friesen, [2020] 1 R.C.S. 424, par. 26 et 27.
- La peine que proposait le ministère public se situait dans le haut de la sévérité des peines et elle était néanmoins appropriée. Déjà graves lorsqu’ils se manifestent une seule fois, les gestes posés sont ici extrêmement intrusifs et ils ont été répétés à grande fréquence sur une enfant âgée de 7 à 18 ans, pendant près de 11 ans. Les conséquences de ces crimes pour la plaignante sont profondes et durables. Elle a fait plusieurs tentatives de suicide et elle revit toujours le souvenir des agressions. Par ailleurs, les aspects atténuants sont peu nombreux et je note que l’appelant, tout en reprochant au juge de ne pas en avoir dûment tenu compte, ne précise pas sa pensée. L’absence d’antécédents judiciaires et un emploi stable sont très certainement des facteurs pertinents, mais ils ne sont pas, dans les circonstances de la présente affaire, de nature à faire bouger l’aiguille devant la gravité et le caractère répétitif des gestes posés qui, je le répète, se sont produits sur plus d’une décennie.
- Je propose donc d’intervenir pour infliger la peine d’emprisonnement d’une durée de 12 ans que réclamait le ministère public en première instance et qui, dans les circonstances, était et demeure appropriée.