Décision

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Breton c. Bouffard

2025 QCCQ 944

COUR DU QUÉBEC

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

DRUMMOND

LOCALITÉ DE

DRUMMONDVILLE

« Chambre civile »

 :

405-22-006133-230

 

DATE :

 11 mars 2025

______________________________________________________________________

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE

L’HONORABLE

PATRICK THÉROUX, J.C.Q.

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JEAN-YVES BRETON

Demandeur

c.

PAUL BOUFFARD

Défendeur

 

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JUGEMENT

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  1.                 Le demandeur, M. Jean-Yves Breton, réclame au défendeur, M. Paul Bouffard, la somme de 67 653,68 $ en dommages-intérêts à la suite d’une chute survenue le 16 juin 2020 alors que l’échelle dans laquelle il était monté est soudainement tombée au sol.
  2.                 Il reproche au défendeur de ne pas avoir tenu l’échelle comme il lui avait demandé avant d’y monter. Il plaide que la chute est attribuable à cette omission.
  3.                 Le défendeur nie être responsable de la chute qui, selon lui, est attribuable au mauvais positionnement de l’échelle. Il plaide qu’il n’aurait rien pu faire pour l’éviter. Le demandeur a accepté les risques inhérents.

CONTEXTE

  1.                 Depuis 2019, le demandeur travaille comme homme à tout faire pour l’entretien extérieur de la propriété du défendeur. Il effectue les tâches qui lui sont demandées et il le fait souvent en collaboration avec lui. Les deux hommes sont habitués à travailler ensemble; ils s’assistent mutuellement pour certaines tâches occasionnelles.
  2.                 Le 16 juin 2020, après que le demandeur ait terminé la tonte du gazon, le défendeur lui demande de couper une branche d’un gros arbre se trouvant près de la maison. L’extrémité de cette branche surplombe la toiture; il faut l’enlever.
  3.                 Selon les témoignages des parties, il s’agit d’une branche de plus de 20 pieds de long, située à une douzaine de pieds du sol. Elle a un diamètre de 4 à 5 pouces près du tronc et de 2 à 3 pouces à l’endroit où elle doit être coupée. À cet endroit, elle se divise en deux sections. Ce sont ces sections qu’il faut couper car elles se dirigent sur la maison.
  4.                 Le défendeur lui demande d’aller chercher son échelle et sa scie à chaîne qui sont remisées un peu plus loin. Ensemble, ils installent l’échelle en l’appuyant sur la branche dont les bouts doivent être sectionnés. Le demandeur monte, commence son travail et soudainement l’échelle tombe.
  5.                 Il appert que l’échelle n’a pas basculé ni oscillé latéralement. Elle s’est abattue par terre sur toute sa longueur. Ceci implique qu’il s’est produit une perte d’appui à l’une ou l’autre de ses extrémités. Deux thèses s’affrontent.
  6.                 Le demandeur prétend que le pied, posé au sol, a reculé sous l’effet du poids et de ses déplacements dans l’échelle.
  7.            Le défendeur prétend que l’extrémité du haut, appuyée sur la branche, s’est retrouvée dans le vide après un rebond causé par la coupe de la première section.

ANALYSE ET DÉCISION

         La chute

  1.            La preuve des faits repose essentiellement sur les témoignages des parties. Il s’avère que ni l’une ni l’autre n’a vu se produire le phénomène qui a causé la perte d’assise de l’échelle. Il s’agit de déterminer la cause qui est la plus probable.
  2.            Le demandeur était affairé. Il avait déjà dégagé deux ou trois petites branches afin de se positionner pour couper la première section de la branche qui se trouvait à sa gauche. Il déclare qu’après l’avoir fait, il est monté de deux échelons pour atteindre la deuxième section et qu’il a alors senti que tout s’écroulait sous lui. Il est tombé sur l’échelle, à plat au sol.
  3.            Le défendeur déclare qu’il se tenait au bas de l’échelle pour regarder le travail. Il avait la main gauche posée sur le montant gauche. Il déclare que la branche supportant l’échelle a effectué un rebond soudain juste au moment où la première section a été coupée. Il affirme que l’effet de « spring » a fait en sorte que la branche s’est retrouvée plus haute que le bout de l’échelle, ce qui a entraîné sa chute vers l’avant.
  4.            Le Tribunal ne retient pas sa version des faits. Elle est peu fiable et très improbable.
  5.            Le défendeur n’a pas vu le phénomène qu’il explique. Selon son témoignage, il se tenait à gauche de l’échelle et il y avait déposé sa main gauche. Le demandeur se trouvait en haut de l’échelle et effectuait son travail du côté gauche. Il obstruait donc la vue sur le bout de l’échelle qui s’est prétendument retrouvé sans appui.
  6.            Il est possible que la branche ait eu un mouvement de rebond au moment où elle a été sectionnée. Vu sa grosseur, l’inclinaison de l’échelle et le poids du demandeur, il est improbable que ce rebond ait été suffisant pour soulever l’échelle au point où son extrémité se retrouve dans le vide, sous la branche, et s’affaisse subitement au sol. L’échelle était appuyée à peu de distance du tronc, là où le diamètre de la branche est de 4 à 5 pouces et conséquemment moins flexible. Le rebond, s’il y en a eu un, ne peut avoir eu un effet aussi intense que le suggère le défendeur.
  7.            Dans les faits, il n’y a eu qu’une seule coupe. Or, la chute n’est pas concomitante à la coupe. À ce sujet, le Tribunal retient le témoignage du demandeur qui affirme avoir monté deux échelons après la coupe de la première section afin d’être bien positionné pour pouvoir couper la deuxième, toujours à sa gauche. C’est à ce moment que l’échelle s’est dérobée sous lui. Vu cette séquence de mouvements, l’effet de rebond, s’il y en a eu un, était passé.
  8.            Le Tribunal conclut que la perte d’assise qui a provoqué la chute s’est produite au pied de l’échelle, pas à son sommet. Manifestement, le pied a glissé vers l’arrière.

         La faute

  1.            Le témoignage du demandeur est précis, sincère et digne de foi. Il n’est pas contredit et il constitue l’essentiel de la prépondérance de la preuve.
  2.            L’échelle du défendeur est une échelle métallique extensible. C’est lui qui a activé le mécanisme coulissant, au moyen d’une corde, pour l’allonger jusqu’à la hauteur voulue pendant que le demandeur la tenait debout. Avec lui, il l’a installée en appuyant l’extrémité sur la branche, à plus ou moins 12 pieds de hauteur.
  3.            Le demandeur a vérifié l’installation avant de monter. Selon lui, le bout de l’échelle dépassait la branche d’environ 10 à 12 pouces. Le pied reposait sur le sol.
  4.            Avant de monter, il a demandé à nouveau au défendeur de tenir l’échelle. Il est expérimenté dans ce type de travail et il affirme qu’il en faisait une condition essentielle. Il ne serait pas monté dans une échelle pour couper une branche d’arbre avec une scie à chaîne sans que personne ne tienne l’échelle.
  5.            Au moment où il est monté, le défendeur se tenait au pied de l’échelle, il avait la main gauche sur le montant de gauche et il s’est écarté légèrement pour le laisser passer. Rassuré, le demandeur est monté pour effectuer son travail, sans se retourner.
  6.            En fait, le défendeur n’a pas réellement tenu l’échelle. S’il avait une main posée sur le montant, le pied de l’échelle était toutefois derrière lui. Il déclare qu’il n’était pas là pour tenir l’échelle. Il dit qu’il était là comme propriétaire et qu’ils travaillaient tous les deux ensemble, mais que ce n’était pas détaillé ce que chacun devait faire.
  7.            Ceci n’est pas crédible. Le défendeur était là car il assistait le demandeur dans le travail qu’il lui avait demandé d’effectuer. Il n’avait pas un rôle passif. Il était là pour tenir l’échelle comme le demandeur lui avait demandé de faire et comme c’est dans l’ordre des choses pour accomplir une telle activité avec une prudence élémentaire.
  8.            Tenir une échelle pour sécuriser la personne qui y est montée consiste d’abord à assurer la stabilité du pied et aussi à prévenir un débalancement latéral.
  9.            Le défendeur est lui-même expérimenté dans le maniement de son échelle. Il la connaît bien. Par exemple, il explique qu’il sait, par expérience, qu’il faut laisser au moins quatre échelons à l’intérieur de la glissière quand on l’extensionne, pour des raisons de sécurité. C’est lui qui a pris l’initiative de régler la hauteur de son échelle avant que le demandeur y monte avec sa scie.
  10.            Quant au positionnement, son affirmation selon laquelle le bout de l’échelle dépassait la hauteur de la branche de seulement 4 pouces est surprenante. Il dit s’être fait la réflexion « ça va swinger », mais qu’il n’a pas eu le temps de le rehausser car tout s’est passé trop vite. Le demandeur était déjà monté sans qu’il puisse l’avertir. C’est pour cette raison qu’il a mis la main sur un montant même s’il affirme que c’était inutile, car il est impossible d’empêcher une échelle de tomber à plat quand elle décroche du haut. Cette version n’est guère disculpatoire. Bien qu’elle ne soit pas retenue, le Tribunal souligne qu’elle dénote néanmoins une attitude insouciante, une abstention d’agir devant le constat d’une situation foncièrement dangereuse.
  11.            La preuve démontre que le défendeur a été négligent. Il n’a pas tenu l’échelle comme il devait le faire. Il n’a pas assuré, par son propre poids ou autrement, la stabilité du pied qui, de ce fait, s’est déplacé au moment où le demandeur était rendu au niveau le plus haut pour effectuer sa tâche. Ce dernier n’a pas accepté les risques que cette situation représente. Au contraire, il avait spécifiquement demandé de tenir l’échelle.
  12.            Cette négligence constitue un écart de conduite important par rapport aux attentes normales envers une personne raisonnable placée dans les mêmes circonstances. Il s’agit d’une faute civile aux termes de l’article 1457 du Code civil du Québec (C.c.Q.).
  13.            Cette faute est la cause directe de la chute et du préjudice qu’en a subi le demandeur. Quel est-il?

         Les dommages

                     Les dommages non pécuniaires

  1.            Le demandeur scinde en trois postes de réclamation distincts sa réclamation de dommages non pécuniaires :

          

Douleurs et souffrances :

15 000 $

          

Inconvénients et perte de jouissance de la vie :

15 000 $

          

Incapacité partielle permanente de 2 % (personne entière) :

20 000 $

 

 

50 000 $

  1.            Cette approche est inappropriée. Elle crée une redondance ayant pour effet de surévaluer le dommage réellement indemnisable. Il est bien établi en droit civil que les dommages non pécuniaires doivent être évalués dans leur globalité, et indemnisés en tenant compte d’un ensemble cohérent et personnalisé[1]. Le calcul par points d’incapacité doit aussi être écarté[2].
  2.            Le demandeur a subi des blessures douloureuses dont il porte encore les séquelles.
  3.            Il est tombé d’une hauteur d’une douzaine de pieds pour atterrir de tout son poids directement sur l’échelle plaquée au sol. Le choc a été brutal, l’impact, au niveau du siège, assez fort pour déformer le métal.
  4.            Il a perdu conscience quelques secondes puis il a réussi à se relever avec l’assistance du défendeur qui l’a amené à la maison pour nettoyer et panser ses plaies avec l’aide de son épouse. Il a ensuite été conduit à l’hôpital.
  5.            On constate alors des hématomes à la tête et au fessier de même qu’une abrasion cutanée à l’avant-bras gauche.
  6.            Après plusieurs heures d’examens, de tests et d’observation, il est libéré avec les conseils d’usage, mais sans suivi spécifique ni traitement médical ultérieur. Il reçoit une prescription pour des antidouleurs.
  7.            Les blessures se résorbent d’elles-mêmes au fil du temps. Il est en mesure de retourner travailler chez le défendeur trois mois plus tard, en septembre et en octobre.
  8.            Le demandeur est âgé de 69 ans lors de la chute. Retraité depuis 2015, il occupe depuis 2018 un emploi à temps partiel pour l’assemblage et l’étalage de meubles dans un grand magasin. Il travaille aussi comme homme à tout faire, comme chez le défendeur, depuis 2019.
  9.            Il est actif et s’adonne aussi à plusieurs loisirs : vélo, golf, ski, patin, raquette et moto. Il joue fréquemment avec ses petits-enfants.
  10.            Depuis sa chute, il souffre de douleur chronique au dos. Ceci le restreint dans l’ensemble de ses activités quotidiennes et l’empêche de se livrer à ses loisirs habituels. Il a tout laissé tomber. Il a vendu sa moto.
  11.            Sa douleur est soulagée par la prise régulière de Tylenol, par des bains et par l’application d’un coussin chauffant.
  12.            Il a pu reprendre son emploi à temps partiel lors de la réouverture du magasin en avril 2021 après la période de confinement due à la pandémie de Covid 19.
  13.            Le demandeur est âgé de 71 ans lorsqu’il est expertisé par Dr Gaétan Langlois, chirurgien orthopédiste, le 25 avril 2023.
  14.            Le contenu du rapport et le témoignage de l’expert permettent de relativiser la situation. Il ressort que le demandeur  souffre d’une lombalgie mécanique, sans sciatalgie et sans symptômes neurologiques. Il a retrouvé un niveau fonctionnel adéquat en général mais, en raison de l’accentuation de sa lombalgie, il a mis fin à ses activités physiques. Il a développé une certaine appréhension lorsqu’il circule, car il craint de chuter et d’aggraver ses symptômes douloureux.
  15.            Bien qu’elle soit permanente, le seuil de la douleur est assez bien contrôlé sans devoir avoir recours à des interventions médicales, des soins ou des traitements particuliers. La douleur est exacerbée après 5 minutes en station debout et après 10 minutes de marche. En station assise, il n’y a pas d’intolérance significative. Elle cause toutefois de l’insomnie.
  16.            Tout ceci n’est pas contredit. Le Tribunal écarte l’argument du défendeur concernant une condition préexistante. Il n’est pas établi que l’arthrose dont le demandeur était porteur avant l’accident constitue une prédisposition aux séquelles qui en ont résulté. Ceci est d’ailleurs écarté par Dr Langlois. Quoi qu’il en soit, les tribunaux reconnaissent que lorsque l’acte dommageable a réveillé un mal ou l’a aggravé, l’auteur du dommage doit répondre de l’aggravation de la condition de la victime qui doit être indemnisée pour la durée pendant laquelle cette aggravation aurait pu ne pas exister[3].
  17.            Tenant compte d’un arrêt complet des activités durant une période de convalescence évaluée médicalement à 10 semaines; tenant compte de la douleur chronique et persistante, des attentions et précautions constantes qu’elle génère; tenant compte de la privation des activités récréatives, sportives et physiques; tenant compte des adaptations nécessaires, des ennuis et des divers inconvénients qu’impose l’affliction dont souffre le demandeur de façon permanente; tenant compte de son âge au moment de l’accident, le Tribunal fixe à 25 000 $ le montant de l’indemnisation de ses préjudices corporels et moraux.

                                  Les frais pour traitements

  1.            Croyant pouvoir trouver un soulagement à ses maux, le demandeur s’est soumis à des traitements de chiropractie et d’ostéothérapie.
  2.            Même si l’expérience n’a pas été concluante et ne s’est pas prolongée, il a droit au remboursement des factures d’honoraires qu’il a acquittées, totalisant 575 $[4]. On ne peut lui reprocher d’avoir tenté d’améliorer son sort et, incidemment, de minimiser son dommage.

                                  La perte de salaire

  1.            Le demandeur a mis volontairement fin à son emploi à temps partiel en décembre 2021. Il prétend qu’il aurait pu travailler durant toute l’année suivante et il réclame le salaire qu’il aurait pu gagner en travaillant aux mêmes conditions durant toute l’année 2022, soit 15 584 $.
  2.            Cette prétention n’est pas étayée par la preuve. Le demandeur ne prouve pas qu’il a mis fin à son emploi exclusivement pour des raisons médicales liées aux limitations imposées par ses blessures ou ses séquelles. Il ne prouve pas non plus que son employeur aurait eu du travail pour lui durant toute l’année 2022 aux conditions salariales qu’il retient pour calculer sa réclamation.
  3.            De plus, il appert qu’il a travaillé à temps partiel pour une autre entreprise durant deux mois en 2022.
  4.            Cette partie de la réclamation est rejetée.

                                  Les frais d’expertise

  1.            Le demandeur a droit, à titre de frais de justice, au remboursement de ses frais d’expertise totalisant 1 954,58 $ pour la préparation du rapport écrit et le témoignage de Dr Langlois requis par le défendeur.

POUR CES MOTIFS, LE:

  1.            ACCUEILLE partiellement la demande;
  2.            CONDAMNE le défendeur à payer au demandeur, la somme de 25 575 $ avec intérêts au taux légal majoré de l’indemnité additionnelle prévue à l’article 1619 du Code civil du Québec à compter de la mise en demeure, soit le 15 décembre 2021, sur la somme de 25 000 $ et à compter du 3 août 2022 sur la somme de 575 $;
  3.            AVEC LES FRAIS DE JUSTICE, incluant les frais d’expertise de 1 954,58 $, en faveur du demandeur.

 

 

 

 

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PATRICK THÉROUX, J.C.Q.

 

 

Me Jean-Pierre Hinse

Hinse Tousignant & Associés

Procureur du demandeur

 

Me Audrey Chevrette

Pelletier, D’Amours

Procureure du défendeur

 

 

Dates d’audience :

27 & 28 janvier 2025

 


[1]  Daniel GARDNER, Le préjudice corporel, 5e éd., Montréal, Éditions Yvon Blais, 2024, p. 525-533.

[2]  D. GARDNER, id., p. 590-597.

[3]  Vincent KARIM, Les obligations, 6e éd., vol. 1, Montréal, Éditions Yvon Blais, 2024, par. 3378.

[4]  Pièce P-1.

AVIS :
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