Souccar c. Pathmasiri | 2025 QCCS 1932 |
COUR SUPÉRIEURE |
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CANADA |
PROVINCE DE QUÉBEC |
DISTRICT DE | MONTRÉAL |
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No : | 500-17-108487-193 |
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DATE : | 11 juin 2025 |
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE | L’HONORABLE | ROBERT CASTIGLIO, J.C.S. |
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MAGDA SOUCCAR |
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PETER BLACH |
Demandeurs |
c. |
ASSANGA PATHMASIRI |
et |
EMMANUEL PROVENCHER |
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VILLE DE MONTRÉAL (SPVM) |
et |
LA SUCCESSION DE ROBERT K. LONG |
et |
GRAZIELLA CAVALLARO |
Défendeurs |
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JUGEMENT
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- Magda Souccar (Souccar) et son conjoint Peter Blach (Blach) poursuivent la ville de Montréal (Ville) et les policiers Assanga Pathmasiri (Pathmasiri) et Emmanuel Provencher (Provencher) à la suite d’une intervention policière qui a mené à l’arrestation de Souccar et au dépôt d’accusations criminelles qui ont éventuellement été retirées par le Directeur des Poursuites Criminelles et Pénales (DPCP).
- Les demandeurs affirment que l’arrestation de Souccar, sa détention et les accusations criminelles intentées contre elle étaient abusives et qu’ils ont droit d’être indemnisés pour les dommages moraux et matériels qu’ils ont subis en raison de ces événements.
- Souccar prétend aussi que les policiers ont fait usage d’une force excessive lors de son arrestation et qu’elle a droit à un dédommagement pour le préjudice corporel qui lui a été infligé.
- Les demandeurs poursuivent également Graziella Cavallaro (Cavallaro) et Robert K. Long (Long) aux motifs que ces derniers auraient agi malicieusement en contactant la Centrale 911 et auraient tenu à leur égard des propos malhonnêtes et mensongers lors de l’intervention policière, propos qui ont mené au dépôt des accusations criminelles[1].
- Les défendeurs contestent l’ensemble des réclamations. En outre, Cavallaro et Long estiment que le recours à leur égard est manifestement mal fondé, qu’il constitue une procédure abusive et qu’ils ont droit en conséquence à des dommages compensatoires et punitifs.
1. LES FAITS ET LES PROCÉDURES
- Les demandeurs sont propriétaires d’un appartement en copropriété dans un immeuble de plusieurs étages situé sur l’avenue A à Montréal (le condo).
- Dans le cadre de son programme de remplacement progressif des fenêtres de l’immeuble, le syndicat des copropriétaires confie à l’entreprise Vitrerie Olympique Inc. le mandant de remplacer des panneaux de vitrage isolant de certaines fenêtres situées dans le salon du condo des demandeurs.
- C’est ainsi que le 8 juillet 2016, les vitriers Normand Beaulieu (Beaulieu) et Stéphane Gauthier (Gauthier) se présentent au domicile des demandeurs afin d’exécuter les travaux de remplacement prévus.
- Alors que le travail de remplacement des panneaux de vitrage est débuté, Souccar informe les vitriers que l’un des panneaux est endommagé et qu’elle s’objecte formellement à son installation. Elle enjoint les vitriers de suspendre immédiatement leur travail et contacte Cavallaro qui, à l’époque, est l’adjointe administrative de Long, le gérant du syndicat des copropriétaires, afin que celle-ci vienne constater la situation.
- Bien qu’elle soit occupée à d’autres tâches, devant l’insistance et la fébrilité de Souccar, Cavallaro se rend immédiatement au condo des demandeurs, situé au 8ème étage. À son arrivée sur place, Souccar montre à Cavallaro ce qu’elle considère être une imperfection du panneau de vitrage, soit, une égratignure sur la paroi intérieure du panneau; elle se plaint aussi de la présence d’une marque bleue estampillée par le fabricant à la base des panneaux de verre. Souccar réitère à Cavallaro qu’elle s’objecte à l’installation du panneau de verre, à moins que le syndicat des copropriétaires et les vitriers ne s’engagent, formellement, par écrit, à le remplacer.
- Beaulieu réplique qu’il n’a pas l’intention de signer un tel engagement, d’autant plus qu’à son point de vue, une fois le panneau de vitrage installé, l’égratignure dont se plaint Souccar ne serait plus apparente; il suggère de toute façon que cette question soit discutée éventuellement avec le syndicat des copropriétaires. Cavalllaro tente aussi de convaincre Souccar de permettre aux vitriers de procéder à l’installation du panneau de verre en question, en lui indiquant qu’il serait éventuellement remplacé si elle n’est pas satisfaite du résultat.
- Alors que Beaulieu s’apprête à installer la vitre en question, Souccar s’en empare et la place à distance sur une chaise située dans la salle à dîner, en réitérant qu’elle s’objecte à son installation et qu’elle est même disposée à la briser si quelqu’un tente de l’installer contre son gré.
- Constatant qu’il est impossible d’en venir à une entente avec Souccar, les vitriers se déclarent prêts à quitter les lieux. Devant l’impasse, Souccar informe Cavallaro et les vitriers qu’elle n’a d’autres choix que d’appeler les policiers et que personne n’est autorisé à quitter le condo avant l’arrivée de ces derniers.
- C’est dans ce contexte qu’un premier appel est fait à la centrale d’urgence par Souccar à 10h16. Au cours de l’appel, Souccar informe la répartitrice de la situation et demande que des policiers se présentent sur place. Elle ajoute que les policiers doivent venir immédiatement car « ils (vitriers) sont là, ils vont partir; on ne peut pas les retenir; ils sont gros et grands…»[2]
- Cavallaro, Beaulieu et Gauthier témoignent qu’après avoir appelé la centrale d’urgence, Souccar s’est placée dans le corridor menant à la porte d’entrée afin de les empêcher de quitter l’appartement.
- Devant l’intransigeance de Souccar, qui refuse que quiconque puisse quitter les lieux, Beaulieu contacte à son tour la centrale 911 à 10h22; dans le cadre de cet appel, dans lequel intervient aussi Cavallaro, Beaulieu informe la répartitrice qu’ils sont retenus dans le condo contre leur gré, en ajoutant : « elle nous tient en otage, elle nous tient en dedans…et nous autres… faut partir ».[3]
- Après avoir reçu un message de Cavallaro l’informant de la situation, Long, accompagné de Michael Berlin, le surintendant de l’immeuble, se présente au condo des demandeurs. Comme Souccar refuse d’ouvrir la porte, Long tente de la convaincre, à travers la porte, de laisser sortir Cavallaro, sans succès.
- À 10h44, Long contacte à son tour la centrale d’urgence; il informe la répartitrice que son adjointe est retenue contre son gré à l’intérieur du condo des demandeurs[4].
- À 10h45, Souccar loge un deuxième appel à la centrale d’urgence. Elle affirme à la répartitrice que des travailleurs ont brisé des vitres à l’intérieur de son condo, malgré son objection, et qu’il est urgent que les policiers se présentent sur place; elle précise que [5]:
« …Maintenant, il y a un gros trou dans la vitre. Nous retenons les travailleurs pour que la police puisse arriver…mais on veut pas rester comme ça longtemps…ils étaient prêts à partir … ».
[Nos soulignements]
- Chargés de répondre à ces appels, les policiers Pathmasiri et Provencher se présentent à l’immeuble à 11h01; ils sont accueillis par Long qui les informe que les vitriers et Cavallaro sont toujours retenus contre leur gré à l’intérieur du condo des demandeurs.
- Les Policiers se dirigent immédiatement au condo des demandeurs.
- Au moment où les policiers arrivent dans le condo, Souccar leur demande d’enlever leurs bottes; ces derniers refusent pour des raisons évidentes de sécurité. Souccar les enjoint alors de marcher strictement sur des cartons que les vitriers ont installés afin de protéger les planchers; elle demande à Blach de prendre des photos.[6]
- L’agent Provencher discute principalement avec Cavallaro et les vitriers afin de comprendre la séquence des événements. Pour sa part, l’agent Pathmasiri discute avec Souccar. Tout au long de ces conversations, le demandeur Blach se tient à l’écart.
- L’agent Provencher réussit à obtenir, malgré de nombreuses interventions de Souccar, la version de Cavallaro et des deux vitriers; il est informé que ces personnes sont retenues contre leur gré à l’intérieur du condo, parce que Souccar s’objecte à l’installation de la vitre de remplacement qu’elle considère inadéquate. Pour sa part, l’agent Pathmasiri obtient difficilement les explications de Souccar, qui est agitée et qui tente continuellement d’intervenir dans les conversations menées par l’agent Provencher. À sa demande, Souccar remet à l’agent Pathmasiri une carte d’identité avec photo[7].
- Après avoir identifié formellement Cavallaro, les Policiers l’autorisent à quitter le condo afin qu’elle puisse retourner à son travail; Cavallaro signera une déclaration la journée même.[8]
- Malgré qu’ils estiment avoir des motifs raisonnables et probables de croire que Souccar a bel et bien commis l’infraction criminelle de séquestration, les Policiers tentent de convaincre cette dernière de régler le conflit à l’amiable et de laisser les vitriers compléter leur travail. Alors que les agents croient avoir convaincu Souccar de leur point de vue et que Gauthier s’affaire à installer la nouvelle vitre, Souccar agrippe soudainement le bras de Gauthier afin de l’empêcher de procéder à l’installation de la vitre.
- Les Policiers jugent alors nécessaire de saisir Souccar par les bras afin de l’éloigner de Gauthier. Souccar se débat et réussit à libérer un de ses bras et pousse l’agent Pathmasiri au thorax.
- Afin d’éviter que Souccar s’en prenne de nouveau à Gauthier et afin d’assurer la sécurité de tous, les policiers décident de menotter Souccar. Pour ce faire et pour ne pas la blesser, les Policiers amènent Souccar au sol afin de procéder à la mise des menottes. Tout au long de cette opération, Souccar continue de se débattre et tente de libérer ses bras; une fois au sol, les policiers réussissent à ramener ses bras dans son dos et à la menotter. Au cours de l’intervention, Blach s’approche des Policiers et de son épouse; l’agent Provencher lui intime l’ordre de ne plus s’approcher et décide de requérir l’envoi de renforts.
- À 11h25, immédiatement après la mise de menottes, l’agent Provencher procède à l’arrestation de Souccar pour séquestration et entrave au travail d’un agent de la paix; bien que Souccar affirme le contraire, l’agent Provencher déclare catégoriquement lui avoir fait la mise en garde habituelle[9].
- Alors qu’elle est escortée par les policiers en direction des ascenseurs, Souccar se libère de l’une de ses menottes et recommence à s’agiter en brandissant ses bras vers les agents; ceux-ci n’ont alors d’autre choix que de l’appuyer sur le mur du couloir afin d’installer les menottes correctement. Elle est ensuite amenée à l’auto-patrouille.
- À 12h10, après que les policiers eurent obtenu des instructions à cet effet du Centre Opérationnel, Souccar est libérée et informée que l’enquête se poursuivrait et qu’elle recevrait éventuellement signification d’une sommation pour répondre aux accusations d’entrave et de séquestration.
- Le jour même, les policiers complètent le rapport d’incident, lequel contient le résumé des événements et les versions des personnes impliquées[10].
- Dans les semaines suivantes, le dossier est pris en charge par la sergente détective Audrey Dionne (Dionne). Après avoir pris connaissance du rapport d’incident et des déclarations écrites des vitriers et de Cavallaro, Dionne communique avec eux afin de vérifier s’ils veulent porter plainte à l’encontre de Souccar. Après réflexion, Cavallaro confirme à Dionne qu’elle désire porter plainte.
- Le 16 septembre 2016, Dionne rencontre Souccar, accompagnée de Blach et de leur procureur Me Del Negro. La policière procède alors à l’arrestation de Souccar, qui est immédiatement libérée sur promesse de comparaître assortie de conditions, dont l’une est de ne pas entrer en contact avec Cavallaro[11].
- Le lendemain, au terme de l’enquête complétée par la sergente Dionne, le dossier est transmis au bureau du DPCP[12].
- Le 28 septembre, le DPCP dépose, à l’encontre de Souccar, des accusations de séquestration, de voies de fait contre l’agent Pathmasiri et d’entrave au travail des agents de la paix[13]. À la même date, une dénonciation en vertu de l’Art. 810 C.cr. est également déposée à l’encontre de Souccar, en faveur de Cavallaro, alléguant des motifs raisonnables de craindre pour la sécurité de cette dernière. La date de comparution est fixée au 6 octobre 2016.
- Au jour de la comparution, le DPCP, usant de son pouvoir discrétionnaire à titre de poursuivant, requiert le retrait des 3 chefs d’accusation mentionnés au paragraphe précédent[14]; il maintient, toutefois, la dénonciation en vertu de l’art. 810 C.cr[15].
- Le 2 février 2017, Me Stécie Jérôme, agissant au nom du DPCP, demande à la sergente Dionne de vérifier auprès de Cavallaro si elle a eu des contacts avec Souccar depuis les événements du 8 juillet 2016 et si elle entretient toujours des craintes pour sa sécurité[16]. Le jour même, Cavallaro confirme à la sergente Dionne qu’elle ne craint pas pour sa sécurité et qu’elle ne croit pas que ce genre d’événement puisse se reproduire[17].
- Le 7 juin 2017, à la demande du DPCP, la dénonciation relative à l’Art. 810 C.cr. est rejetée[18].
- Quelques jours plus tard, Souccar signe une dénonciation à l’encontre des agents Provencher et Pathmasiri, alléguant avoir été victime de voies de fait[19].
- La plainte ayant été autorisée, l’enquête préliminaire des policiers se tient le 14 mars 2018.
- Le 7 juin 2018, conformément à l’article 579 C.cr., le DPCP ordonne l’arrêt des procédures à l’égard des deux Policiers[20].
- Le 9 juillet 2018, Souccar demande à la Cour supérieure, par voie de certiorari, d’annuler l’ordonnance d’arrêt des procédures. Cette demande est éventuellement rejetée par le juge Mario Longpré le 12 mars 2019.[21]
- Le 26 juin 2019, les demandeurs instituent leur Demande introductive d’instance dans laquelle ils réclament que les défendeurs soient condamnés solidairement à leur verser une somme de 117 000 $ pour les dommages résultant d’une arrestation et d’une poursuite criminelle abusives.
- Les demandeurs réclament aussi que Long et Cavallaro soient condamnés à leur verser une somme de 29 000$ à titre de dommages pour les troubles et inconvénients subis.
- Enfin, les demandeurs requièrent que la Ville et les policiers soient condamnés à leur verser une somme de 21 000$ à titre de dommages punitifs.[22]
- La Demande introductive d’instance sera modifiée à plusieurs reprises entre 2019 et le jour du procès, en 2025. Au cours de cette période, les demandeurs seront représentés par différents procureurs.[23]
- Au terme du procès, la demande introductive d’instance est modifiée de nouveau et les conclusions maintenant recherchées par les demandeurs sont les suivantes[24] :
CONDAMNER solidairement les défendeurs Pathmasiri, Provencher et Ville de Montréal (SPVM) à indemniser la demanderesse pour ses dommages corporel set moraux, ainsi que pour les troubles, stress et inconvénients à la somme de cent quarante-deux mille dollars (142 000 $) avec intérêts aux taux légal et indemnité additionnelle en vertu de l'article 1619 du Code civil du Québec, et ce, à compter de la signification de la Demande introductive d'instance modifiée et précisée du 23 juillet 2019 ;
CONDAMNER solidairement et in solidum tous les défendeurs à indemniser les demandeurs pour les frais d'avocats encourus suite au dépôt d'accusation criminelles abusives et pour la poursuite en responsabilité civile à la somme, à ce jour, de trente et un mille quatre cent six dollars (sic) (31 430.18$) pour les accusations criminelles et de cent un mille trois cent cinquante-trois dollars et quatre-vingt-sept (sic) (101 399.03$) avec intérêts au taux légal et indemnité additionnelle en vertu de l'article 1619 du Code civil du Québec, et ce, à compter de la signification de la Demande introductive d'instance modifiée et précisée du 23 juillet 2019[25] ;
CONDAMNER solidairement les défendeurs Pathmasiri et Provencher ainsi que leur commettante, Ville de Montréal (SPVM), à indemniser le demandeur pour son préjudice moral découlant du préjudice corporel subi par la demanderesse, à la somme de cinquante mille dollars (50 000$) avec intérêts au taux légal et indemnité additionnelle en vertu de l'article 1619 du Code civil du Québec, et ce, à compter de la signification de la Demande introductive d'instance modifiée et précisée du 23 juillet 2019 ;
CONDAMNER solidairement les défendeurs Long et Cavallaro pour dommages, troubles, stress et inconvénients à la somme de soixante mille dollars (60 000 $) avec intérêts au taux légal et indemnité additionnelle en vertu des articles 1618et 1619 du Code civil du Québec, et ce, à compter de la signification de la Demande introductive d'instance modifiée et précisée du 23 juillet 2019 ;
CONDAMNER le défendeur Pathmasiri à verser à la demanderesse, à titre de dommages punitifs, la somme de vingt mille sept cent cinquante dollars (20 750$) avec intérêts au taux légal et indemnité additionnelle en vertu des articles 1618 et 1619 du Code civil du Québec, et ce, à compter de la signification de la Demande introductive d'instance modifiée et précisée du 23 juillet 2019 ;
CONDAMNER le défendeur Provencher à verser à la demanderesse, à titre de dommages punitifs, la somme de vingt mille sept cent cinquante dollars (20 750$) avec intérêts au taux légal et indemnité additionnelle en vertu des articles1618 et 1619 du Code civil du Québec, et ce, à compter de la signification de la Demande introductive d'instance modifiée et précisée du 23 juillet 2019 ;
RÉSERVER les droits de la demanderesse de demander des dommages-intérêts additionnels pour une période supplémentaire de trois (3) ans, conformément à l'article 1615 du Code civil du Québec ;
LE TOUT avec frais de justice.
2. LES POSITIONS DES PARTIES
2.1 Les demandeurs
- Souccar affirme avoir été victime d’une arrestation abusive et d’une détention illégale en lien avec les événements survenus le 8 juillet 2016; elle soutient aussi que les accusations criminelles portées à son endroit étaient abusives.
- Souccar maintient par ailleurs que les Policiers ont fait usage d’une force excessive au moment de son arrestation et de la mise des menottes.
- En conséquence, Souccar réclame que la Ville et les policiers soient condamnés à lui verser un dédommagement de 142 000$, soit une somme de 25 000 $ pour les troubles et inconvénients subis, et une somme de 117 000$ à titre de compensation pour son préjudice corporel et ses dommages moraux.
- Souccar demande aussi que les agents Provencher et Pathmasiri soient condamnés à lui verser, chacun, une somme de 20 750 $ à titre de dommages punitifs, vu l’atteinte illicite à son intégrité physique et psychologique.
- Pour sa part, Blach réclame de la Ville et des policiers un dédommagement de 50 000$ pour le préjudice moral qu’il affirme avoir subi en raison des blessures infligées à son épouse.
- Les demandeurs réclament en outre que les défendeurs soient condamnés solidairement à leur rembourser l’ensemble des honoraires d’avocats qu’ils ont engagés suite aux événements du 8 juillet 2016 soit :
-31 430,18$ représentant la totalité des honoraires versés aux avocats qui ont représenté Souccar dans le cadre des procédures criminelles;
-101 399,03$ pour les honoraires des différents procureurs qui les ont représentés dans le cadre de la présente poursuite civile.
- Les demandeurs réclament enfin que Cavallaro et Long soient condamnés à leur verser une somme de 60 000$ pour les troubles, stress et inconvénients subis en raison de leur implication fautive dans les événements du 8 juillet 2016.
2.2 La Ville et les Policiers
- Dans un premier temps, la Ville et les Policiers plaident que le recours des demandeurs pour arrestation, détention et poursuite abusives est prescrit puisqu’il n’a pas été intenté à l’intérieur du délai de 6 mois édicté par l’Art. 586 de la loi sur les cités et villes[26](LCV).
- Subsidiairement, les Policiers soutiennent n’avoir commis aucune faute en lien avec l’arrestation de Souccar et la courte détention qui s’en est suivie; quant aux poursuites criminelles qui ont été intentées, et qui ont éventuellement été retirées par le DPCP, ils maintiennent qu’il s’agit de décisions et de prérogatives qui appartiennent au DPCP et que rien ne peut leur être reproché à cet égard.
- Relativement au recours pour préjudice corporel, le seul qui ne serait pas prescrit, la Ville et les Policiers maintiennent que les blessures superficielles subies par Souccar ne résultent pas de l’usage d’une force excessive mais plutôt de la conduite de cette dernière qui a résisté à la mise des menottes plutôt que de collaborer avec les agents de police. On allègue aussi que les montants réclamés pour ce préjudice corporel sont grossièrement exagérés.
2.3 Long et Cavallaro
- Long et Cavallaro estiment, pour leur part, que le recours intenté contre eux constitue une procédure abusive aux termes de l’Art.51C.p.c puisqu’il est manifestement mal fondé en lien avec les principes établis par la jurisprudence à l’égard des personnes qui dénoncent des actes pouvant donner lieu à des accusations criminelles; ils réclament que les demandeurs soient condamnés à leur verser, chacun, une somme de 15 000$ à titre de dommages pour troubles et inconvénients; ils réclament aussi que les demandeurs soient condamnés à leur verser, chacun, une somme de 5 000$ à titre de dommages punitifs.
3. LES QUESTIONS EN LITIGE
- Le Tribunal traitera des questions suivantes :
- Le recours des demandeurs à l’encontre de la Ville et des Policiers pour arrestation, détention et poursuite abusives est-il prescrit?
- Le cas échéant, les demandeurs ont-ils droit aux dommages réclamés?
- La demanderesse a-t-elle droit à un dédommagement pour le préjudice corporel subi lors de l’intervention des policiers; le cas échéant, quelle est la valeur de ce dédommagement?
- Long et Cavallaro ont-ils commis une faute en lien avec les événements survenus le 8 juillet 2016; dans l’affirmative, quels sont les dommages subis par les demandeurs?
- Le recours institué à l’encontre de Long et Cavallaro est-il abusif aux termes de l’Art.51 C.p.c; dans l’affirmative, ces défendeurs ont-ils droit aux dommages qu’ils réclament ?
4. analyse
4.1 Question 1 : Le recours des demandeurs à l’encontre de la Ville et des Policiers pour arrestation, détention et poursuite abusives est-il prescrit?
- L’Art.586 de la LCV stipule que:
586. Toute action, poursuite ou réclamation contre la municipalité ou l'un de ses fonctionnaires ou employés, pour dommages-intérêts résultant de fautes ou d'illégalités, est prescrite par six mois à partir du jour où le droit d'action a pris naissance, nonobstant toute disposition de la loi à ce contraire.
- Cette disposition de la LCV doit cependant être lue en corrélation avec les articles 2925 et 2930 C.c.Q qui stipulent que:
2925. L’action qui tend à faire valoir un droit personnel ou un droit réel mobilier et dont le délai de prescription n’est pas autrement fixé se prescrit par trois ans.
2930. Malgré toute disposition contraire, lorsque l’action est fondée sur l’obligation de réparer le préjudice corporel causé à autrui, l’exigence de donner un avis préalablement à l’exercice d’une action, ou d’intenter celle-ci dans un délai inférieur à un délai prévu par le présent livre, ne peut faire échec au délai de prescription prévu par ce livre.
[Nos soulignements]
- Ces dispositions législatives font en sorte qu’à l’exception du recours pour préjudice corporel, qui est assujetti à une prescription de 3 ans, le recours en dommages-intérêts contre la Ville et les Policiers pour un préjudice autre que corporel doit être intenté à l’intérieur d’un délai de 6 mois, à compter du jour où le droit d’action a pris naissance.
- Afin de déterminer si le délai de prescription applicable est celui édicté à l’Art. 586 LCV (6 mois) ou celui prévu au code civil (3 ans), le Tribunal doit déterminer si les dommages réclamés par les demandeurs résultent d’un préjudice corporel ou s’il s’agit plutôt de dommages moraux ou matériels résultant de l’arrestation, de la détention et des accusations criminelles intentées contre Souccar.
- L’analyse de la Demande introductive d’instance finale du 24 mars 2025 et la preuve administrée démontrent, qu’à l’exception de la réclamation de Souccar pour préjudice corporel, résultat de ce qu’elle considère être un usage d’une force excessive par les policiers au moment de son arrestation, tous les autres dommages que les demandeurs réclament de la Ville et des Policiers sont des dommages moraux ou matériels résultant de l’arrestation, de la détention et des accusations criminelles intentées contre Souccar.
- Les dommages réclamés par les demandeurs à l’encontre de la Ville et des Policiers sont décrits ainsi à la Demande introductive d’instance du 24 mars 2025 :
8. À cause de l'usage abusif de la force par les policiers lors de son arrestation, lesquels se sont basés sur des propos grossièrement exagérés et malicieux de la part des défendeurs Long et Cavallaro, la demanderesse Souccar a subi d'importants dommages corporels, soit des lésions corporelles, blessures et ecchymoses au niveau de ses poignets, ses avant-bras, son épaule/thorax, ainsi qu'en dessous de son menton et au niveau de sa joue droite, tel qu’il appert des photos et tel qu’il sera amplement décrit lors de l’audition au mérite;
8a. Le demandeur Blach a subi un préjudice personnel devant la violence physique exercée contre sa femme par les policiers défendeurs, sous son toit ; De plus, le demandeur Blach a été menacé de ne pas bouger, en se faisant pointer du doigt par le policier Provencher qui a ensuite placé sa main sur sa ceinture qui était munie d'une matraque et d'un pistolet ;
8b. La demanderesse a, à ce jour, toujours de la difficulté au niveau de l'amplitude des mouvements qu'elle peut effectuer avec son épaule gauche, de même que des douleurs au bras gauche, tel qu'il appert d'une copie des photos des blessures physiques subies par la demanderesse, produite sous la côte P-5 ;
8c. De plus, la demanderesse a également été bouleversé (sic) et a subi de graves préjudices moraux des suites de l'intervention et de l'agression des policiers sur sa personne dans son propre domicile et dont (...) les répercussions se font encore ressentir en date des présentes (... );
8d. Le demandeur Blach, quant à lui, a subi un préjudice moral devant la violence physique exercée par les policiers Provencher et Pathmasiri envers sa femme, la demanderesse Souccar, le tout sous son toit. Il a également subi des menaces de la part de policiers armés ;
8e. Les demandeurs ont perdu plusieurs journées d'affaires et des journées personnelles afin de traiter les méfaits que les défendeurs leur faisaient subir. Ils ont dû payer des sommes importantes aux avocats et pour les procédures légales nécessaires par suite des fausses accusations des défendeurs ;
11. En se basant sur les dénonciations remises par les défendeurs Long et Cavallaro, les défendeurs Provencher et Pathmasiri ont déposé le résultat de leur enquête à la Couronne pour autorisation, laquelle a porté trois (3) charges criminelles, soit des charges de séquestrations, voie de fait et entrave, lesquelles accusations ont été retirées par le procureur de la couronne lui-même. Il n'y a jamais eu d'audition en Cour et lademanderesse n'a jamais eu à se présenter, ni même une fois pourplaider « non-coupable », telle qu'il appert d'une copie de Plumitifscriminel et pénal du 4 novembre 2016 Pièce P-1a ;
16. Il est totalement incompréhensible pour les demandeurs que les policiers, avec la formation et l'expérience qu'ils détiennent, aient agi sans plus de discernement dans leur enquête et causé un tel tort aux demandeurs ;
16a. Les demandeurs soumettent que l'arrestation injustifiée porte atteinte au droit à la liberté et au droit à l'intégrité de la demanderesse et porte atteinte à la réputation des demandeurs ;
17. D'un point de vue objectif, la conduite des policiers s'est éloignée de celle qu'aurait eue un policier raisonnablement prudent et diligent, ceux-ci ayant abusé de leurs pouvoirs en employant une force excessive et inappropriée compte tenu des circonstances, de l'âge et de la stature de la demanderesse, causant des ecchymoses (...), et autres préjudices corporels ainsi gue de graves préjudices moraux dont la perte de jouissance de sa résidence, à la demanderesse ;
[Nos soulignements]
- À l’exception de la réclamation de Souccar pour préjudice corporel énoncée aux paragraphes 8,8.b et 17 de la Demande introductive d’instance, toutes les autres réclamations des demandeurs à l’encontre de la Ville et des policiers portent sur les dommages moraux ou matériels qu’ils auraient subis en raison de l’arrestation, de la détention ou des accusations criminelles portées contre Souccar.
- Ainsi, la réclamation de Blach énoncée au paragraphe 8.a de la procédure introductive ne résulte pas d’un préjudice corporel qu’il aurait lui-même subi; il s’agit plutôt, tel qu’il l’affirme lui-même au paragraphe 8.d de la procédure, d’un préjudice moral découlant de la conduite des policiers à l’égard de son épouse.
- Quant aux autres réclamations des demandeurs à l’encontre de la Ville et des policiers, énoncées au paragraphe 8.e de la procédure introductive, elles portent clairement sur les conséquences de l’arrestation, de la détention et des accusations criminelles portées contre Souccar puisque l’on réclame un dédommagement pour les journées de travail perdues et pour les honoraires professionnels qui ont été engagés pour assurer la défense de Souccar.
- Dans SCHREIBER c. CANADA (PROCUREUR GÉNÉRAL)[27], le juge Louis Lebel, s’exprimant au nom de la Cour suprême, traite ainsi de la notion de préjudice corporel :
61 L’inclusion de la catégorie « préjudice corporel ‑ bodily injury » dans la structure de classification des dommages en droit de la responsabilité civile du Québec signale un changement dans l’analyse des dommages. Selon un auteur, l’accent est passé de l’examen des dommages découlant du préjudice à celui de la nature du préjudice lui‑même : Gardner, op. cit., p. 12‑13. La structure de la classification a provoqué des critiques. Comme le souligne le professeur Vézina, loc. cit., p. 168‑169, elle tend à déborder sur d’autres et, au moins en partie, à subsumer d’autres catégories, comme les dommages moraux et matériels : voir aussi le juge Pelletier dans Montréal (Ville de) c. Tarquini, [2001] R.J.Q. 1405 (C.A.), par. 96-100. La nouvelle classification peut avoir une incidence importante sur l’évaluation et le caractère indemnisable des dommages ainsi que sur la prescription des actions pour dommages corporels. Cependant il n’y a pas lieu d’analyser ces questions ici, la seule question pertinente dans le présent pourvoi étant la définition de l’expression « préjudice corporel » elle‑même.
62 Cette catégorie de dommages paraît limitée mais souple dans son application. Les actions relevant de cette catégorie ont en commun la nécessité d’établir la présence d’une atteinte à l’intégrité physique. Un « préjudice corporel » n’est pas seulement une atteinte à l’intégrité de la personne, qui jouit d’une large protection sous tous ses aspects en vertu de l’article premier de la Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., ch. C‑12, et de l’art. 3 C.c.Q. Il doit être plus précisément défini sinon toute forme de tort causé à une personne et d’entrave aux droits d’une personne relèverait de la catégorie du « préjudice corporel ». Il semble que les diverses définitions de cette notion requièrent au moins une forme d’atteinte à l’intégrité physique : voir par exemple, Gardner, op. cit., p. 14-15, et le juge Pelletier dans Tarquini, précité, par. 88 et 89 ainsi que les paragraphes qui suivent.
63 La notion d’intégrité physique demeure à la fois souple et susceptible d’englober une vaste gamme d’atteintes à l’intégrité de la personne ainsi que les conséquences en découlant. Cette notion ne se limite pas aux cas précis où du sang a coulé ou des ecchymoses sont apparues sur le corps. Le choc nerveux causé par une intervention policière brutale a été jugé constituer un cas de « préjudice corporel » au même titre que la douleur et la souffrance physiques causées par une contrainte physique de la personne; de même, la torture ne laissant aucune trace sur le corps serait visée par la définition : Gardner, op. cit., p. 15, et Dubé c. Québec (Procureur général), [1997] R.R.A. 555 (C.S.).
64 En revanche, l’exigence de la preuve d’une atteinte réelle à l’intégrité physique signifie que l’atteinte à des droits dûment qualifiés de droits d’ordre moral n’est pas incluse dans cette catégorie d’actions. Les atteintes à des droits fondamentaux comme le droit à la liberté, à la vie privée et à la réputation peuvent donner lieu à des actions qui sont considérées comme d’ordre moral ou matériel, selon les droits personnels touchés. Ainsi le choc causé par une arrestation injustifiée peut donner lieu à une action pour dommages moraux, mais non à une action pour « préjudice corporel » : Michaud c. Québec (Procureur général), [1998] R.R.A. 1065 (C.S.); et Gardner, op. cit., p. 22. En l’absence d’autres formes de préjudice comportant une atteinte à l’intégrité physique de la personne, la perte de la liberté personnelle résultant de l’acte illégal de la police ou de l’État, accompagnée du sentiment d’humiliation, de la perte de la capacité d’agir de façon indépendante ainsi que du stress psychologique qui découle de pareilles situations, demeure assimilée à une forme de dommage moral et doit être indemnisée comme telle : J.‑L. Baudouin et P. Deslauriers, La responsabilité civile (5e éd. 1998), p. 288.
65 À la lumière des dispositions du C.c.Q. ainsi que de la jurisprudence et de la doctrine pertinentes, j’estime que, malgré leur souplesse, les concepts de droit civil de « préjudice corporel ‑ bodily injury » intègrent une limite interne à la portée potentielle de l’al. 6a) de la Loi et exigent une certaine forme d’atteinte à l’intégrité physique. Bien que les mots « death » et « personal injury » de la version anglaise laissent entrevoir la possibilité que l’exception de l’al. 6a) englobe des dommages autres que physiques, la notion de droit civil de « dommages corporels » dans la version française de cet alinéa exclut cette possibilité. Étant donné que le texte français est le plus clair et le plus restrictif des deux, il reflète mieux l’intention du législateur commune aux deux versions… Pour contester la conclusion tirée de l’interprétation bilingue de l’al. 6a), l’appelant invoque un dernier argument, fondé sur les modifications apportées par la loi d’harmonisation.
[Nos soulignements]
- Dans Cinar Corporation c. Robinson,[28] la Cour suprême réitère qu’un préjudice ne peut être qualifié de préjudice corporel en l’absence d’une atteinte à l’intégrité physique :
[100] En ce qui concerne le deuxième argument, je ne suis pas d’accord pour dire que le préjudice non pécuniaire subi par M. Robinson découle d’un préjudice corporel au sens de l’art. 1607 du C.c.Q. En droit civil québécois, un préjudice ne peut être qualifié de préjudice corporel que si « la présence d’une atteinte à l’intégrité physique » est établie : Schreiber c. Canada (Procureur général), 2002 CSC 62, [2002] 3 R.C.S. 269, par. 62. Pour qualifier le préjudice, il importe de déterminer si l’acte qui a causé le préjudice était en soi une atteinte à l’intégrité physique de la victime, plutôt que de déterminer si l’acte a eu une incidence sur la santé physique de la victime : Gardner, p. 17. À l’inverse, « l’atteinte à des droits dûment qualifiés de droits d’ordre moral n’est pas incluse dans cette catégorie d’actions » : Schreiber, par. 64
[Nos soulignements]
[101] La violation du droit d’auteur de M. Robinson n’était pas une atteinte à son intégrité physique. Certes, elle lui a causé un grave choc qui a entraîné une détérioration de sa santé physique. Cependant, comme je l’ai déjà expliqué, les répercussions sur la santé physique de la victime ne suffisent pas à qualifier le préjudice de préjudice corporel en l’absence d’une atteinte à l’intégrité physique : voir par exemple Landry c. Audet, 2011 QCCA 535, [2011] R.J.Q. 570, par. 107, autorisation d’appel refusée, [2011] 3 R.C.S. v. Avec égards, la Cour d’appel a perdu de vue cette distinction.
- Certes, comme le souligne le juge Lebel dans Schreiber, la notion d’intégrité physique ne se limite pas à la seule situation où du sang a coulé ou que des ecchymoses sont apparues. Ainsi, le choc nerveux résultant d’une intervention policière est assimilable à un préjudice corporel. Cependant, encore faut-il alléguer et prouver un tel choc nerveux. Or, comme il sera démontré dans le cadre de l’analyse de la réclamation de Souccar pour préjudice corporel, sa réclamation initiale pour un choc nerveux résultant de l’intervention policière de même que l’expertise appuyant cette réclamation ont été formellement retirées du dossier par la procureure des demandeurs, le 24 février 2023[29].
- Ainsi, de l’avis du Tribunal, la Ville et les Policiers ont raison d’affirmer que le recours des demandeurs pour les dommages moraux et matériels résultant de l’arrestation, de la détention et des accusations criminelles portées contre Souccar est assujetti à la prescription de 6 mois énoncée à l’art.586 LCV, puisque ces dommages ne résultent pas d’un préjudice corporel que ceux-ci auraient subi.
- En effet, comme le rappelle le juge Wilbrod Claude Décarie dans Chiochiu c. Ville de Montréal[30] , la souffrance morale, la privation de la liberté et l’atteinte à la réputation de même que les autres dommages moraux et matériels causés par une arrestation et une détention ne constituent pas un préjudice pouvant se rattacher au concept de préjudice corporel, lequel exige une atteinte à l’intégrité physique de la personne.
- Le point de départ de cette prescription est, comme l’indique l’article 586 LCV, le jour où le droit d’action a pris naissance.
- Le Tribunal estime que le droit d’action pour les dommages liés à l’arrestation et à la détention de Souccar a pris naissance le 8 juillet 2016, le jour même de l’intervention policière.
- En effet, comme l’indique la Cour d’appel dans Rosenberg c. Canada (Procureur général[31]), le droit d’action prend naissance au premier moment où le titulaire du droit d’action peut le faire valoir. En matière de responsabilité civile, le droit d’action prend naissance dès que le titulaire du droit acquiert une connaissance suffisante d’une faute, d’un dommage et du lien de causalité qui les unit, en faisant preuve de diligence raisonnable dans la recherche des faits.
- Les demandeurs réclament des dommages moraux et matériels résultant de l’arrestation et de la détention de Souccar. Ils réclament aussi des dommages moraux et matériels découlant des accusations criminelles intentées contre elle, qu’ils considèrent abusives.
- Dans Popovic c. Montréal (Ville de)[32], la Cour d’appel précise qu’en matière de poursuite criminelle abusive ou malicieuse, il y a suspension de la prescription applicable au recours civil jusqu’au jour du jugement final rendu sur les accusations criminelles ou, le cas échéant, jusqu’au jour où les accusations criminelles sont retirées :
[71] En matière de poursuite criminelle abusive ou malicieuse, la doctrine et la jurisprudence reconnaissent qu'il y a suspension de la prescription à l'égard du recours civil jusqu'au jour du prononcé du jugement final sur le « recours abusif ou malicieux ». Si l'accusé est reconnu coupable, les allégations de poursuite abusive deviennent sans fondement. Si l'accusé est acquitté ou encore si les accusations sont retirées, la prescription du recours civil débute à ce moment.
[Nos soulignements]
- Cette suspension de la prescription ne s’applique toutefois pas au recours fondé sur une arrestation abusive, à moins que l’on démontre qu’il était nécessaire d’obtenir un jugement sur les accusations criminelles afin de démontrer le caractère abusif de l’arrestation :
[80] En second lieu, sans élaborer une théorie générale sur la question, je formulerais qu'il y a suspension de la prescription du recours en dommages-intérêts fondé sur une arrestation abusive uniquement dans la mesure où l'accusé démontre la nécessité d'un jugement sur les accusations portées à la suite de « l'arrestation abusive » pour précisément trancher de l'abus.
[83] Dit autrement, dans la mesure où sont connus, au moment de l'arrestation, tous les éléments nécessaires à l'analyse de l'acte fautif du policier en vertu de l'article 1457 C.c.Q. et qu'il n'existe aucun lien avec le jugement à venir sur la poursuite criminelle, il n'y a, dans ces cas, aucune raison de suspendre la prescription. Il n'y a pas impossibilité d'agir ni crainte de jugements contradictoires.
[Nos soulignements]
- En l’espèce, le Tribunal est d’avis que les demandeurs avaient en mains, dès le 8 juillet 2016, tous les faits et éléments nécessaires pour établir la faute qu’auraient commise les Policiers en arrêtant et en détenant Souccar, de même que les dommages en résultant. La prescription de 6 mois énoncée à l’art.586 LCV débutait à cette date pour cette réclamation.
- Quant au recours pour les dommages résultant des accusations criminelles déposées contre Souccar, ce recours devait être intenté contre la Ville et les Policiers dans un délai de 6 mois, à compter de la date où les accusations ont été retirées par le DPCP soit, le 6 octobre 2016 pour les accusations de séquestration, de voies de fait et d’entrave[33] et le 7 juin 2017 pour la dénonciation en vertu de l’Article 810 C.cr[34].
- Or, ce que n’est que le 26 juin 2019, près de trois ans après les incidents survenus le 8 juillet 2016, que les demandeurs ont intenté leur recours civil contre la Ville et les Policiers.
- Les demandeurs n’ayant allégué aucune impossibilité d’agir, le Tribunal se doit de conclure que leur recours intenté contre la Ville et les Policiers est prescrit, à l’exception du recours de Souccar pour préjudice corporel, lequel est assujetti à la prescription de 3 ans énoncée à l’art. 2925 C.c.Q.
4.2 Question 2 : Le cas échéant, les demandeurs ont-ils droit aux dommages réclamés?
- Bien qu’il soit d’avis que le recours des demandeurs intenté contre la Ville et les Policiers est prescrit, à l’exception du recours de Souccar pour préjudice corporel, le Tribunal croit nécessaire d’analyser la conduite des Policiers afin de déterminer si les demandeurs ont raison d’affirmer que Souccar aurait été victime d’une arrestation, d’une détention et d’une poursuite criminelle abusives.
- L’art.48 de la Loi sur la police R.L.Q chap. P-13.1, confie expressément aux corps policiers ainsi qu’à chacun de leurs membres, la mission de maintenir la paix, l’ordre et la sécurité publique, de prévenir et de réprimer le crime de même que les infractions aux lois ou aux règlements adoptés par les autorités municipales et d’en rechercher les auteurs.
- Dans Kosoian c. Société de transport de Montréal[35], la Cour suprême rappelle que les policiers jouissent, dans la poursuite de leur mission, de pouvoirs coercitifs qui se traduisent notamment par la détention ou l’arrestation d’une personne ainsi que par des fouilles, perquisitions ou saisies.
- Comme les policiers jouissent de pouvoirs exorbitants, la Cour rappelle qu’ils sont astreints, dans l’exercice de ces pouvoirs, à des règles de conduite exigeantes, visant à prévenir l’arbitraire et les restrictions injustifiées aux droits et libertés.
- La Cour résume ainsi les règles applicables à la responsabilité civile des policiers :
[40] En droit québécois, comme tout autre justiciable, le policier est tenu responsable civilement du préjudice qu’il cause à autrui par une faute, conformément à l’art. 1457 du Code civil du Québec (« C.c.Q. »). Son employeur est pour sa part tenu de réparer le préjudice dans la mesure où la faute du policier a été commise dans l’exécution de ses fonctions, suivant les art. 1463 et 1464 C.c.Q. En somme, il n’existe aucun régime d’exception applicable aux forces policières (M. Lacroix, « Responsabilité civile des forces policières », dans JurisClasseur Québec — Responsabilité professionnelle, par A. Bélanger, dir., fasc. 13, par. 6; J.‑L. Baudouin et C. Fabien, « L’indemnisation des dommages causés par la police ».
[41] Pour déterminer si un policier doit être tenu responsable civilement, il faut se reporter aux conditions cumulatives prescrites à l’art. 1457 C.c.Q., en l’occurrence la faute, le préjudice et le lien causal entre les deux. La présente affaire requiert plus particulièrement l’examen de la notion de faute civile du policier et du critère qui s’y applique, soit celui du policier raisonnable placé dans les mêmes circonstances. Sur ce point, je suis en accord avec les juges majoritaires de la Cour d’appel : le critère du policier raisonnable ne perd pas sa pertinence lorsque le respect du droit est en cause.
(2) La faute civile et le critère du policier raisonnable
[42] En droit civil québécois, l’art. 1457 C.c.Q. impose à toute personne « le devoir de respecter les règles de conduite qui, suivant les circonstances, les usages ou la loi, s’imposent à elle, de manière à ne pas causer de préjudice à autrui ». Une faute civile extracontractuelle survient lorsqu’une personne douée de raison manque à ce devoir en se comportant d’une manière qui s’écarte de la conduite qu’une personne raisonnable, prudente et diligente aurait eue dans les mêmes circonstances (Ciment du Saint-Laurent inc. c. Barrette, 2008 CSC 64, [2008] 3 R.C.S. 392, par. 21; Bou Malhab c. Diffusion Métromédia CMR inc., 2011 CSC 9, [2011] 1 R.C.S. 214, par. 24; J.‑L. Baudouin, P. Deslauriers et B. Moore, La responsabilité civile (8e éd. 2014), vol. 1, no 1-182 et 1-195; V. Karim, Les obligations (4e éd. 2015), vol. 1, par. 2505, 2508 et 2514-2515). En ce sens, la faute est un « concept universel » qui s’applique à toute action en justice fondée sur l’art. 1457 C.c.Q. (Ciment du Saint-Laurent, par. 33, citant P.‑G. Jobin, « La violation d’une loi ou d’un règlement entraîne-t-elle la responsabilité civile? » (1984), 44 R. du B. 222, p. 223).
[43] La norme de conduite dont le respect est attendu de la personne raisonnable correspond à une obligation de moyens (Ciment du Saint-Laurent, par. 21 et 34; voir P.‑A. Crépeau, L’intensité de l’obligation juridique ou Des obligations de diligence, de résultat et de garantie (1989), p. 7 et 55). Le régime général de la responsabilité civile extracontractuelle n’exige pas l’ « infaillibilité totale » ni d’ailleurs le « comportement d’une personne douée d’une intelligence supérieure et d’une habileté exceptionnelle, capable de tout prévoir et de tout savoir et agissant bien en toutes circonstances » (Baudouin, Deslauriers et Moore, vol. 1, no 1-195).
[44] Il va de soi, par ailleurs, que le critère de la personne raisonnable prend en compte la nature de l’activité en cause. L’exercice d’une activité professionnelle sera ainsi apprécié à l’aune du professionnel normalement prudent, diligent et compétent placé dans les mêmes circonstances; Baudouin, Deslauriers et Moore, vol. 1, no 1-196; Karim, par. 2510-2513). Il s’ensuit que « la détermination des connaissances et de l’habileté requises doit être basée sur les qualités existant au sein même du groupe particulier, soit celui des personnes exerçant la même profession que le défendeur » (H.-R. Zhou, « Le test de la personne raisonnable en responsabilité civile » (2001), 61 R. du B. 451, p. 488).
[45] Il est bien établi que la conduite policière doit être évaluée selon le critère du policier normalement prudent, diligent et compétent placé dans les mêmes circonstances (Chartier c. Procureur général du Québec, 1979 CanLII 17 (CSC), [1979] 2 R.C.S. 474, p. 512-513, le juge Pratte, dissident en partie, mais non sur ce point; Hill, par. 72; Jauvin, par. 44 et 59; Michaelson, par. 22; Popovic, par. 63; Lacombe c. André, 2003 CanLII 47946 (QC CA), [2003] R.J.Q. 720 (C.A.), par. 41; St-Martin c. Morin (Succession de), 2008 QCCA 2106, [2008] R.J.Q. 2539, par. 101; Lacroix, « Responsabilité civile des forces policières », par. 14-15). Les professeurs Baudouin et Fabien expliquent en ces termes la démarche d’un tribunal appelé à se prononcer sur la faute reprochée à un policier :
Le tribunal appelé à juger la conduite du policier doit tout d’abord apprécier les faits in abstracto, par référence au standard idéal et abstrait du policier d’une prudence, diligence et compétence normales. Ce standard n’est pas nécessairement la résultante d’une observation du comportement moyen observé chez les collègues de travail du policier sous examen. En déterminant ce standard, le tribunal peut tenir compte de données empiriques. II n’est cependant pas lié par elles et peut projeter dans ce standard l’idée qu’il se fait de ce qui lui paraît socialement souhaitable. Le « bon père de famille » du Code civil n’est pas une donnée sociologique mais une créature normative.
Le standard de conduite appliqué au policier, pour déterminer s’il a commis une faute, n’en est pas une d’excellence. Il s’agit d’un standard moyen, qui n’est ni le meilleur, ni le plus médiocre.
Il est important ensuite de bien situer le « policier-étalon » dans les mêmes circonstances externes que celles du policier dont on évalue la conduite. Il faut tenir compte des circonstances de lieu : température, visibilité, urgence, etc. et des circonstances de temps.
(Baudouin et Fabien, p. 423-424; voir aussi C. Massé, « Chronique — Arrestation illégale et brutalité policière : dans quelles circonstances la responsabilité des policiers peut-elle être engagée? », Repères, mai 2013 (en ligne), p. 2.)
[46] Ce critère du policier raisonnable reconnaît le caractère largement discrétionnaire du travail policier. À cet égard, les observations de la Cour dans l’arrêt Hill, à propos du délit d’enquête menée de façon négligente, sont pour l’essentiel transposables en droit civil québécois :
Dans l’exercice de ses fonctions à la fois importantes et périlleuses, le policier exerce son pouvoir discrétionnaire et son jugement professionnel selon les normes et les pratiques établies à l’égard de sa profession et il le fait dans le respect des normes élevées de professionnalisme exigé à bon droit par la société.
La norme ne commande pas une démarche parfaite, ni même optimale, lorsqu’on considère celle-ci avec le recul. La norme est celle du policier raisonnable au regard de la situation — urgence, données insuffisantes, etc. — au moment de la décision. Le droit de la négligence n’exige pas des professionnels qu’ils soient parfaits ni qu’ils obtiennent les résultats escomptés. [Référence omise; par. 52 et 73.]
[50] En droit civil québécois, il ne suffit pas de démontrer l’illégalité de la conduite du policier. L’obligation qui incombe à ce dernier demeure une obligation de moyens, même lorsque le respect de la loi est en cause. Pour obtenir réparation, le demandeur doit d’abord établir l’existence d’une faute au sens de l’art. 1457 C.c.Q., c’est-à-dire un écart par rapport à la conduite du policier raisonnable placé dans les mêmes circonstances. Le régime général de la responsabilité civile n’est pas pour autant laxiste. Comme je l’expliquerai ci-dessous, la norme de conduite attendue des policiers est à juste titre élevée : un policier qui agit illégalement ne pourra aisément échapper à toute responsabilité civile en soulevant son ignorance du droit ou sa compréhension erronée de celui-ci.
[51] De surcroît, le simple fait que l’acte d’un policier ait une assise juridique ne dégage pas ce dernier à coup sûr de toute responsabilité civile (voir Infineon, par. 96; Baudouin, Deslauriers et Moore, vol. 1, no 1-192). Dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, un policier doit agir raisonnablement et respecter l’obligation générale de prudence et de diligence à l’égard d’autrui qui lui incombe, selon les circonstances, en vertu de l’art. 1457 C.c.Q.
[Nos soulignements]
- Ainsi, pour obtenir une condamnation des Policiers et de la Ville, à titre de commettante, les demandeurs doivent démontrer, par prépondérance de preuve, que les policiers Provencher et Pathmasiri ont adopté, le 8 juillet 2016, une conduite s’écartant de celle qu’aurait adoptée, dans les mêmes circonstances, un policier normalement prudent, diligent et compétent.
- Le Tribunal est d’avis que les demandeurs ne se sont pas déchargés de leur fardeau de preuve.
4.2.1 L’arrestation
- Au moment où les Policiers se présentent à l’immeuble de l’avenue A, ils sont informés par Long que son adjointe Cavallaro et les deux vitriers qui devaient procéder au remplacement des panneaux de verre de certaines fenêtres du condo des demandeurs, sont retenus à l’intérieur du condo contre leur gré et ce, depuis environ 45 minutes, parce que Souccar estime que certains des panneaux de verre comportent des imperfections.
- Dès leur arrivée dans le condo, les policiers sont accueillis de façon agressive par Souccar. Outre l’instruction qu’elle leur donne de marcher strictement sur les cartons, Souccar cherche à savoir des policiers s’ils sont sur place pour répondre à ses appels logés à la centrale ou s’ils répondent plutôt à l’appel logé par Beaulieu.
- Comme il se doit, les Policiers recueillent les versions des personnes présentes. L’agent Provencher s’occupe de recueillir les versions de Cavallaro et des deux vitriers alors que l’agent Pathmasiri s’occupe de Souccar.
- Tout au long de cet exercice, Souccar est nerveuse et fébrile; elle parle fort; elle crie même après les policiers, selon Cavallaro et les vitriers, et tente d’intervenir dans les discussions menées par l’agent Provencher.
- Souccar affirme que les Policiers l’ont ignorée et qu’ils n’étaient pas intéressés par sa version des faits. Cette affirmation est cependant contredite par les vitriers et Cavallaro. À cet égard, le Tribunal n’a aucune raison de ne pas croire Beaulieu et Gauthier, qui n’ont aucun intérêt à mentir ou à nuire à Souccar.
- À juste titre, les Policiers réalisent que la mésentente concernant la qualité des panneaux de verre est une affaire civile qui ne les concerne pas. Bien qu’ils soient vraisemblablement convaincus qu’une infraction criminelle a pu être commise par Souccar, qui a retenu, sans autorisation légitime, des personnes contre leur gré à l’intérieur du condo, ils tentent de convaincre cette dernière de laisser les vitriers compléter leur travail et de référer la question de la qualité des panneaux de verre au syndicat des copropriétaires.
- Cette approche des Policiers est tout à fait raisonnable, d’autant plus que le panneau de vitre a été enlevé et qu’il est clairement dangereux de ne pas le remplacer, alors que le condo des demandeurs est situé au 8ème étage.
- Alors que Gauthier est accroupi pour procéder au remplacement du panneau de verre de la fenêtre située au bas du mur, Souccar agrippe soudainement le bras de ce dernier pour l’empêcher d’installer la vitre, en répétant qu’elle s’objecte à son installation. Surpris et décontenancé par ce geste brusque alors qu’il a une vitre dans les mains, Gauthier se relève et regarde en direction des deux policiers.
- Les Policiers saisissent alors les bras de Souccar pour l’éloigner de Gauthier; celle-ci résiste et réussit à libérer l’un de ses bras; elle pousse l’agent Pathmasiri au thorax. Afin d’éviter de perdre le contrôle de la situation et d’assurer la sécurité de tous, les agents décident d’amener Souccar au sol afin de lui passer les menottes. Selon le témoin-expert Mathieu Labelle, maître-instructeur en emploi de la force, cette technique des policiers est appropriée dans les circonstances [36].
- Souccar est immédiatement mise en état d’arrestation pour cause de séquestration et d’entrave au travail d’un agent de la paix.
- Les demandeurs affirment que l’arrestation et la détention de Souccar constituent une mesure abusive et qu’ils ont droit à des dommages moraux et matériels résultant de cette conduite fautive.
- Le Tribunal ne partage pas le point de vue des demandeurs.
- Afin de déterminer si Souccar a été arrêtée d’une façon arbitraire, comme elle le prétend, le Tribunal doit examiner les éléments pris en considération par les Policiers au moment de l’arrestation.
- L’article 495 (1) C.cr. stipule que :
Un agent de la paix peut arrêter sans mandat :
a) une personne qui a commis un acte criminel ou qui, d’après ce qu’il croit pour des motifs raisonnables, a commis ou est sur le point de commettre un acte criminel;
b) une personne qu’il trouve en train de commettre une infraction criminelle;
c) une personne contre laquelle, d’après ce qu’il croit pour des motifs raisonnables, un mandat d’arrestation ou un mandat de dépôt, rédigé selon une formule relative aux mandats et reproduite à la partie XXVIII, est exécutoire dans les limites de la juridiction territoriale dans laquelle est trouvée cette personne.
- Dans R. c. Storrey [37]la Cour Suprême, après avoir analysé l’article 451 C.cr (maintenant l’art.495 C.cr.) résume ainsi ce qui est exigé d’un agent de la paix qui procède à une arrestation sans mandat :
En résumé donc, le Code criminel exige que l'agent de police qui effectue une arrestation ait subjectivement des motifs raisonnables et probables d'y procéder. Ces motifs doivent en outre être objectivement justifiables, c'est‑à‑dire qu'une personne raisonnable se trouvant à la place de l'agent de police doit pouvoir conclure qu'il y avait effectivement des motifs raisonnables et probables de procéder à l'arrestation. Par ailleurs, la police n'a pas à démontrer davantage que l'existence de motifs raisonnables et probables. Plus précisément, elle n'est pas tenue, pour procéder à l'arrestation, d'établir une preuve suffisante à première vue pour justifier une déclaration de culpabilité.
En l'espèce, le juge du procès a précisé que [TRADUCTION] "Larkin avait des motifs raisonnables et probables" de procéder à l'arrestation. À mon avis, il existait amplement d'éléments de preuve qui permettaient au juge du procès de tirer à très bon droit cette conclusion. En effet, les motifs raisonnables pouvaient se dégager, du point de vue subjectif, du témoignage de Larkin et, du point de vue objectif, de l'effet cumulatif des facteurs suivants: a) le fait que Storrey avait en sa possession une Thunderbird bleue de l'année 1973 dont il était le propriétaire, voiture qui était relativement rare et peu commune et représentait le type de véhicule utilisé lors de la perpétration de l'infraction, b) le fait que la police l'avait déjà arrêté à maintes reprises alors qu'il conduisait cette voiture, c) ses antécédents témoignant d'actes de violence, d) le fait que deux des victimes ont vu dans la photographie de Cameron une ressemblance avec leur agresseur, et e) la ressemblance frappante entre Storrey et Cameron. Pris ensemble, ces facteurs était nettement suffisants pour donner à Larkin des motifs raisonnables et probables de procéder à l'arrestation de l'appelant. La Cour d'appel a eu raison de conclure que c'était effectivement ce qu'avait décidé le juge du procès sur cette question et que sa décision était bien fondée.
- En l’espèce, les Policiers avaient des motifs raisonnables de croire que Souccar avait retenu Cavallaro et les vitriers contre leur gré, à l’intérieur de son condo, pendant une période d’environ 45 minutes. Cette croyance résultait des versions qui leur avaient été données par ces personnes, lesquelles confirmaient que Souccar avait exigé que personne ne sorte du condo et s’était même postée dans le corridor menant à la porte d’entrée, dans le but de leur bloquer l’accès à la sortie.
- Cette conviction résultait aussi des propos de Long qui a expliqué aux agents qu’il s’était présenté à la porte du condo des demandeurs pour tenter de convaincre Souccar de laisser sortir son adjointe, sans succès.
- De l’avis du Tribunal, ces motifs d’arrestation étaient aussi objectivement justifiables puisqu’un policier normalement prudent, diligent et compétent, placé dans les mêmes circonstances, aurait aussi conclu à l’existence de motifs raisonnables et probables pour justifier l’arrestation de Souccar pour cause de séquestration.
- Il va sans dire que les faits portés à la connaissance des Policiers démontraient que Souccar n’avait aucune autorisation légitime de retenir ces personnes à l’intérieur du condo, commettant ainsi vraisemblablement l’infraction énoncée à l’art. 279 (2) C.cr :
(2) Quiconque, sans autorisation légitime, séquestre, emprisonne ou saisit de force une autre personne est coupable :
a) soit d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement maximal de dix ans;
b) soit d’une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire.
- Les Policiers pouvaient également procéder à l’arrestation sans mandat de Souccar pour cause d’entrave au travail d’un agent de la paix puisque, tel qu’énoncé à l’Art.495 (1, b) C.cr, cette infraction a été commise en leur présence.
- Ainsi, de l’avis du Tribunal, les policiers avaient des motifs raisonnables de procéder à l’arrestation sans mandat de Souccar. D’ailleurs, il est à noter qu’au terme de l’enquête, le DPCP a aussi été d’avis que les faits survenus au condo le 8 juillet 2016 justifiaient le dépôt d’accusations criminelles à l’encontre de Souccar. Le fait que ces accusations ont éventuellement été retirées ne constitue pas une preuve que l’arrestation sans mandat de Souccar était illégale.[38]
4.2.2 La détention
- Tel qu’il appert du rapport d’incident complété par l’agent Provencher [39] et des témoignages entendus, Souccar a été amenée à l’auto-patrouille immédiatement après son arrestation intervenue à 11h25; elle fût libérée à 12h10.
- Cette détention résulte de l’arrestation de Souccar et ne constitue pas une mesure abusive. Les Policiers ont dû attendre les instructions d’usage du Centre Opérationnel avant de libérer Souccar. Dans les circonstances, la durée de la détention n’apparait pas déraisonnable.
4.2.3 Les accusations criminelles
- Comme il se doit, les Policiers ont complété le rapport d’incident, lequel résume les versions des différentes personnes impliquées;[40] ils ont aussi complété leur rapport sur l’emploi de la force[41].
- Le rapport d’incident complété par l’agent Provencher résume correctement les faits qui ont été rapportés par les différents témoins ou que les Policiers ont eux-mêmes constatés.
- Le dossier fut par la suite confié à la sergente Dionne qui a complété l’enquête et qui a soumis son Précis des faits. Ce Précis des faits est basé sur le rapport d’incident et les diverses déclarations signées par les témoins; il résume correctement les éléments pertinents du dossier.
- Le dossier a par la suite a été transmis au DPCP, qui a porté les accusations de séquestration, de voies de fait et d’entrave au travail d’un agent de la paix. Une dénonciation fondée sur l’art.810 C.cr. a aussi été déposée.
- Par la suite, le DPCP a jugé à propos de retirer les accusations portées contre Souccar; il a aussi éventuellement demandé le rejet de la dénonciation fondée sur l’art. 810 C.cr. après avoir reçu confirmation que Cavallaro ne craignait plus pour sa sécurité.
- Certes, les Policiers peuvent engager leur responsabilité civile s’ils communiquent au DPCP des faits qu’ils savent faux ou inexacts ou s’ils agissent de façon déraisonnable. Tel n’est pas le cas en l’espèce, puisque le rapport d’incident résume tout à fait correctement les faits survenus dans le condo avant et après l’arrivée des policiers.
- Par ailleurs, comme le Tribunal l’a déjà souligné, le fait que le DPCP ait jugé propos de retirer les accusations et de demander le rejet de la dénonciation sous l’art.810 C.cr. ne signifie pas que les accusations ont été portées abusivement ou sans preuve ou que les policiers ont commis une faute engageant leur responsabilité civile. En effet, la décision de porter des accusations et celle de les retirer sont des prérogatives qui appartiennent au DPCP et rien ne peut être reproché aux Policiers à cet égard[42].
- Le Tribunal conclut que le recours des demandeurs à l’encontre de la Ville et des Policiers pour dommages moraux et matériels résultant de l’arrestation, de la détention et des poursuites criminelles intentées contre Souccar doit être rejeté, non seulement parce qu’il est prescrit mais aussi parce que les demandeurs n’ont pas démontré que les Policiers ont commis quelque faute que ce soit en lien avec l’arrestation et la détention de Souccar et la décision du DPCP de porter des accusations criminelles à l’encontre de cette dernière.
4.3 Question 3 : La réclamation de Souccar pour préjudice corporel.
- Souccar soutient que les policiers ont fait usage d’une force excessive lorsqu’ils ont décidé de la menotter, au moment où ils ont précédé à son arrestation.
- De façon plus précise, Souccar affirme que les Policiers l’ont soudainement et brusquement jetée pat terre afin de lui poser les menottes. Dans le but de la maitriser, l’agent Provencher aurait placé son genou sur son épaule gauche alors que l’agent Pathmasiri aurait appuyé son genou sur le bas de son dos; en appliquant une forte pression, les Policiers auraient par la suite agrippé ses deux bras afin les ramener brusquement dans son dos, dans le but de la menotter.
- Une fois menottée, Souccar soutient que les Policiers l’ont brusquement relevée, de sorte que l’une des menottes s’est dégagée. Les agents ont alors replacé la menotte en la glissant le long de son avant-bras, lui causant ainsi des blessures et égratignures.
- Les photos prises le jour même par Blach démontrent certaines égratignures, ecchymoses ou enflures compatibles avec l’immobilisation au plancher et la mise des menottes.
- Pour l’essentiel, Blach confirme la version de son épouse au sujet des détails de l’arrestation et de la mise des menottes; il affirme que les Policiers ont pris son épouse par surprise en la jetant brusquement par terre et ce, sans préavis, et sans que celle-ci n’ait offert quelque résistance que ce soit aux Policiers. Blach témoigne aussi du fait que son épouse hurlait de douleur lorsque les Policiers ont brusquement ramené ses bras dans son dos.
- Les témoignages de Souccar et de Balch sont contestés énergiquement par les Policiers. Ces derniers affirment que Souccar n’a pas cessé de gesticuler et de se débattre au moment où ils ont voulu l’éloigner de Gauthier. Dans le but d’assurer la sécurité de tous, ils ont décidé de la menotter en la plaçant par terre, une technique plus sécuritaire que celle de tenter de la menotter debout. Quant à l’immobilisation, les deux agents affirment qu’ils n’ont pas placé leurs genoux sur le corps de Souccar mais plutôt de chaque côté de son corps afin de l’empêcher de bouger.
- Les agents affirment que Souccar a continuellement tenté de se dégager de leur emprise, en criant et en répétant qu’ils n’avaient pas le droit de la toucher; ils sont d’avis que les blessures apparentes aux bras et aux poignets résultent de la résistance de Souccar à la mise des menottes et de ses tentatives de se dégager de leur emprise.
- Gauthier et Beaulieu, qui ont assisté à l’intervention policière dans son entièreté, confirment, pour l’essentiel, la version des Policiers. Ils corroborent le fait que Souccar était agressive à l’égard des Policiers dès que ceux-ci se sont présentés au condo. Au lieu de collaborer avec les agents, Souccar a, selon eux, continuellement voulu s’interposer dans les discussions qu’ils avaient avec les Policiers.
- Gauthier et Beaulieu confirment aussi que Souccar n’a pas été brusquement jetée par terre par les Policiers, comme les demandeurs le prétendent; ils affirment plutôt que les Policiers l’ont amenée par terre dans le but de la menotter et que celle-ci a continuellement tenté de se défaire de leur emprise.
- Dans le cadre de sa réclamation pour préjudice corporel, Souccar doit démontrer, par prépondérance de preuve, que les Policiers ont fait usage d’une force excessive à son égard et que, ce faisant, ils lui ont causé les blessures pour lesquelles elle demande un dédommagement.
- Le Tribunal est d’avis que Souccar ne s’est pas déchargée de son fardeau de preuve.
- D’une part, les versions de Souccar et de Blach sont non seulement contredites par les Policiers, mais elles le sont aussi par Gauthier et Beaulieu, qui n’ont aucun un intérêt particulier dans le sort du présent litige. Or, ces deux (2) travailleurs ont témoigné de façon transparente et convaincante sur les circonstances entourant la mise des menottes et l’arrestation de Souccar; ils confirment essentiellement que Souccar a résisté à la mise des menottes en tentant continuellement de libérer ses bras.
- Le Tribunal considère que les témoignages des policiers de même que ceux rendus par Beaulieu et Gauthier sont crédibles et convaincants.
- À l’opposé, les témoignages de Souccar et de Blach comportent certaines contradictions, exagérations et invraisemblances.
- À titre d’exemple, Blach affirme, dans le cadre de son interrogatoire principal, que les policiers sont arrivés dans le condo, « les poings fermés », en démontrant de l’agressivité à leur égard. Confronté à cette déclaration, pour le moins surprenante, il finira par admettre, en contre-interrogatoire, qu’il s’agit d’une simple expression, qui ne doit pas être prise au sens strict.
- En outre, les demandeurs affirment, dans leurs témoignages rendus au procès, que l’agent Provencher aurait quitté le condo pendant environ 15 minutes, avant de procéder à l’arrestation de Souccar; à son retour dans le condo, il aurait mentionné que le syndicat des copropriétaires voulait déposer une plainte dans le but de donner une leçon aux demandeurs.
- Cette version est contredite par les Policiers qui affirment qu’ils n’ont jamais quitté le condo entre le moment où ils sont arrivés et le moment où ils ont escorté Souccar vers l’auto-patrouille. Beaulieu et Gauthier confirment aussi que les Policiers n’ont pas quitté le condo pour y revenir par la suite.
- Or, dans le cadre de leurs interrogatoires au préalable respectifs de juillet 2022, Blach et Souccar affirment catégoriquement que les deux Policiers auraient quitté le condo, pendant 15 à 20 minutes, pour y revenir et procéder à l’arrestation de Souccar. Ils reconnaissent aujourd’hui que cette affirmation était érronée.
- De l’avis de Tribunal, il est invraisemblable que les Policiers, appelés à intervenir dans les circonstances que l’on connait, aient pris le risque de quitter et de laisser les personnes impliquées dans la mésentente seules dans le condo, pendant plus de 15 minutes.
- Il n’est pas plus vraisemblable que l’agent Provencher ait laissé son partenaire seul, pendant environ 15 minutes, au milieu de l’intervention policière, et ce, pour aller discuter avec les représentants du syndicat des copropriétaires. Beaulieu et Gauthier confirment d’ailleurs que les policiers n’ont pas quitté le condo comme l’affirment les demandeurs.
- En outre, lorsqu’ils sont confrontés à certaines contradictions entre leurs témoignages au procès et leurs témoignages antérieurs, tant Souccar que Blach suggèrent qu’il s’agit possiblement d’une erreur dans les notes sténographiques !
- Mais, de façon plus fondamentale, Souccar et Blach témoignent tous deux que les vitriers et Cavallaro n’ont jamais été retenus à l’intérieur du condo contre leur gré, et qu’ils pouvaient librement quitter le condo, s’ils le désiraient.
- Cette affirmation, qui porte sur un élément central du dossier, est invraisemblable et affecte de façon irrémédiable la crédibilité des demandeurs.
- Cavallaro et les vitriers affirment catégoriquement qu’ils ont été retenus contre leur gré à l’intérieur du condo alors que Souccar a décidé d’appeler la Centrale d’urgence.
- Si Cavallaro et les vitriers avaient pu quitter le Condo, comme l’affirment les demandeurs, pourquoi seraient-ils restés à l’intérieur du condo pendant près de 45 minutes? Et pourquoi Beaulieu aurait-il appelé la centrale d’urgence à 10h22 en précisant qu’ils étaient retenus contre leur gré à l’intérieur du condo? Quel intérêt ces personnes avaient-t-elles d’inventer une telle histoire?
- D’ailleurs, au moment où elle place son deuxième appel à la Centrale d’urgence à 10h45, Souccar admet expressément qu’elle retient les gens à l’intérieur du condo; pour ce motif, elle requiert que les Policiers se présentent au condo le plus rapidement possible.
- Souccar reconnait aussi que Long s’est présenté à la porte de son condo, en lui demandant de libérer Cavallaro; or, non seulement Souccar n’a-t-elle pas accepté de libérer Cavallaro, elle a même refusé d’ouvrir la porte. Pourquoi refuser d’ouvrir la porte si Cavallaro était libre de quitter le condo?
- Souccar a aussi rendu un témoignage peu convaincant quant aux blessures qu’elle prétend avoir subies à l’épaule. A cet égard, elle affirme avoir consulté un physiothérapeute plusieurs mois après les incidents, en raison de la perte de mobilité de son épaule gauche.
- Lorsque la procureure de la Ville et des Policiers lui demande d’identifier le physiothérapeute en question, Souccar refuse dans un premier temps de répondre à la question, sous prétexte qu’elle ne veut pas que la Ville importune cette personne. Elle finira par affirmer qu’elle a consulté un physiothérapeute, dont elle ne se souvient pas du nom, à la clinique du collège Dawson.
- Pourtant, dans le cadre de son interrogatoire au préalable, Souccar s’était engagée à donner accès à son dossier de physiothérapie. Or, en réponse à cet engagement, son procureur a plutôt confirmé que Souccar n’avait pas consulté de physiothérapeute à l’époque mais qu’elle avait profité du support de son mari durant la période de réhabilitation[43].
- En définitive, mis à part son témoignage et celui de Blach et les quelques photos démontrant des égratignures et ecchymoses, Souccar n’a déposé aucune preuve de nature médicale pour confirmer la nature de ses blessures.
- Le Tribunal tient à souligner que Souccar prétendait aussi avoir subi un choc nerveux à la suite de l’intervention policière. Afin d’appuyer cette prétention, Souccar a rencontré un psychiatre en 2020, 4 ans après les événements! Un rapport d’expertise à cet effet a été déposé au dossier de la cour.
- Lorsque la procureure de la Ville et des Policiers a informé la procureure de Souccar qu’elle voulait soumettre cette dernière à une contre-expertise, Souccar a d’abord indiqué qu’elle n’était pas disponible aux dates retenues par l’expert de la Ville. Après plusieurs tentatives de fixer la date de l’évaluation psychologique, le juge Sylvain Lussier a finalement fixé la date de l’évaluation au 27 février 2023, en précisant qu’à défaut par Souccar de s’y soumettre, la Ville pourrait présenter une demande de rejet du rapport d’expertise. Quelques jours avant l’échéance, la procureure de Souccar a choisi de retirer du dossier toute référence à ce prétendu choc nerveux, de même que le rapport d’expertise qui en traitait[44].
- Au procès, Souccar, par l’entremise de son nouveau procureur, a demandé au Tribunal de suspendre le dossier, après l’administration de la preuve, afin de lui permettre de se soumettre à une nouvelle expertise sur le sujet. Cette demande a évidemment été rejetée par le Tribunal, pour les motifs apparaissant au procès-verbal.
- Le Tribunal conclut que les blessures apparentes subies par Souccar, tel qu’il appert des quelques photos déposées au dossier, sont des blessures superficielles (égratignures, rougeurs, enflures) qui résultent du fait que Souccar a résisté à l’intervention des policiers qui voulaient la menotter; à cet égard, le Tribunal se doit de conclure que la demanderesse est l’artisan de son propre malheur.
- Pour ces diverses raisons, le Tribunal conclut que Souccar ne s’est pas déchargée de son fardeau de démontrer que les blessures légères qu’elle a subies résultent de l’usage d’une force excessive ou d’une faute de la part des policiers.
4.4 Question 4. Long et Cavallaro ont -ils commis une faute en dénonçant le comportement de Souccar?
- Les demandeurs affirment que Cavallaro a faussement allégué avoir été séquestrée à l’Intérieur du condo alors que « les demandeurs n’étaient pas armés et qu’ils n’ont jamais menacé d’utiliser la force pour empêcher qui que ce soit de partir ».[45]
- Les demandeurs soutiennent que cet appel malicieux est la cause de l’attitude agressive que les Policiers ont adoptée à leur égard[46].
- Enfin, les demandeurs reprochent aussi à Long d’avoir placé un appel à la centrale d’urgence alors qu’il n’était pas présent dans le condo, en prétendant faussement et malicieusement que Souccar pouvait être violente et qu’il désirait porter une plainte contre elle en raison de son comportement durant les années précédentes[47].
- Ces reproches adressés à Long et Cavallaro ne sont pas supportés par la preuve.
- Il est vrai que les relations entre les demandeurs et le syndicat des copropriétaires étaient mauvaises depuis plusieurs années et que les demandeurs étaient insatisfaits de la qualité du travail exécuté par Vitrerie olympique dans leur condo au cours de l’année précédente (2015). Les nombreuses correspondances échangées entre les demandeurs et le syndicat des copropriétaires ne laissent aucun doute là-dessus[48].
- C’est probablement pour cette raison que Souccar réagit de façon aussi intransigeante lorsqu’elle constate, selon ses dires, que certains des panneaux de verre que les vitriers s’apprêtent à installer comportent des déficiences, aussi mineures soient-elles.
- Peu importe les raisons qui peuvent expliquer l’intransigeance de Souccar, il n’en demeure pas moins que cette dernière n’a aucune raison légitime de retenir Cavallaro et les vitriers à l’intérieur du condo, en attendant que les Policiers se présentent.
- Dans ce contexte, il est difficile de comprendre ce que les demandeurs reprochent à Cavallaro et Long. Ces derniers ont été confrontés à un comportement erratique de Souccar qui a décidé d’appeler les policiers en raison d’une mésentente sur la qualité des fenêtres. Cette mésentente, de nature civile, ne soulevait pourtant aucun élément de sécurité publique.
- Les relations difficiles existant entre les demandeurs et le syndicat des copropriétaires ne peuvent justifier le comportement de Souccar.
- L’information selon laquelle des personnes étaient retenues contre leur gré à l’intérieur du condo a été transmise aux Policiers lorsqu’ils ont été répartis sur l’appel à 10h59.[49] Cette information a aussi été confirmée par Long, lorsque les policiers l’ont rencontré à l’immeuble, avant de se rendre au condo des demandeurs.
- Il est vrai qu’à cette occasion, Long informe les Policiers qu’il y avait déjà eu des problèmes entre le gestionnaire de l’immeuble et les demandeurs. Cette information, par ailleurs véridique, n’a cependant eu aucune incidence sur l’intervention des Policiers, comme l’affirme l’agent Provencher dans le cadre de son témoignage. Essentiellement, ce sont les seules actions de Souccar qui ont amené les Policiers à la menotter et à procéder à son arrestation.
- Long et Cavallaro ont effectivement dénoncé le comportement de Souccar auprès des Policiers. Ce faisant, ils n’ont commis aucune faute engageant leur responsabilité civile.
- Dans Desbiens c. Standish[50], la Cour d’Appel précise que la personne qui porte plainte à la police, de manière sincère, ne commet pas une faute engageant sa responsabilité :
[111] En effet, et il faut le rappeler, la personne qui porte plainte à la police de manière sincère et qui agit sur la foi d’une croyance raisonnable ne commet aucune faute et n’encourt pas de responsabilité civile, même si elle se trompe ou si les faits sur lesquels elle se fonde ne sont par la suite pas établis ou sont réfutés et même si sa plainte a pu causer préjudice à autrui.
- En l’espèce, le DPCP a jugé que les faits justifiaient que des accusations soient portées à la suite de l’enquête policière. Le fait que ces accusations ont été retirées n’est certes pas suffisant pour conclure à la responsabilité de Cavallaro et de Long.
- Dans Shaban c. Petrov[51], le juge Martin Sheehan précise que l’existence d’une plainte, jumelée à l’acquittement de l’accusation visée par la plainte, n’est pas suffisante pour retenir la responsabilité civile du dénonciateur :
13] Néanmoins, tout citoyen a le droit, voire le devoir, d’agir lorsqu’il a des motifs raisonnables et probables de croire qu’un crime a été commis. La saine administration de la justice et la nécessité de protéger la sécurité du public requièrent qu’une personne soit libre de dénoncer la commission d’un délit criminel sans crainte de représailles.
[14] Par ailleurs, le droit de dénoncer, comme tout autre droit, doit s’exercer de bonne foi et sans en abuser. Contrairement à la situation du ministère public qui bénéficie d’une immunité relative, le citoyen ordinaire est soumis à la règle générale de la personne prudente et diligente placée dans les mêmes circonstances. On considèrera généralement qu’une personne déroge au standard de la personne raisonnable lorsqu’elle agit de façon téméraire, sans preuve valable ou sans motif légitime. Bien que l’intention de nuire ne soit pas requise pour conclure à une faute, elle est souvent mentionnée comme un élément à considérer pour conclure à l’abus de droit.
[15] L’existence d’une plainte jumelée à l’acquittement de l’accusation qu’elle visait ne donne pas un droit automatique de poursuivre son dénonciateur en dommages. Le demandeur doit prouver la mauvaise foi (l’intention de nuire) ou la témérité (l’absence de cause raisonnable et probable). Lorsque cette preuve est faite, le demandeur peut réclamer des dommages qui sont une conséquence directe de la dénonciation fautive.
[16] Le maintien de l’équilibre fragile entre le droit d’un.e citoyen.ne à son honneur et le droit d’un.e autre de porter plainte est fondamental au bon fonctionnement de la société. Autant il est dans l’intérêt public de sanctionner les fausses accusations, autant il ne faut pas sous-estimer que le risque d’encourir des poursuites en dommages pour des sommes considérables pourrait décourager les victimes de porter plainte, même si celles-ci sont bien fondées.
- De même, dans Rus c. Farhadnia[52] la juge Gabrielle Brochu rappelle qu’un acquittement ou le fait que la Couronne ne porte pas d’accusation à la suite d’une plainte, n’est pas suffisant pour retenir la responsabilité du plaignant :
[28] Le régime de responsabilité applicable à la présente affaire est celui de la responsabilité civile générale prévue à l’article 1457 C.c.Q.. Aussi, lorsqu’il s’agit d’un citoyen qui dépose une plainte, par opposition au représentant du ministère public, le demandeur n’a pas à prouver une intention malveillante du plaignant, non plus qu’un but illégitime recherché. Le fardeau n’est pas aussi élevé. Il suffit de faire la preuve d’une faute civile, soit le fait pour le plaignant de ne pas s’être comporté comme une personne prudente et diligente placée dans les mêmes circonstances.
[29] Dans l’analyse de cette faute, le fait de porter plainte aux autorités policières n’engage pas la responsabilité. De plus, suivant les principes de droit applicables, il faut davantage qu’un acquittement ou le fait que la Couronne ne porte pas d’accusations pour conclure à la responsabilité civile du plaignant. En fait, pour que la plainte constitue une faute, la preuve doit démontrer une absence objective de fondement, un mensonge, de la négligence, une intention de nuire, de la désinvolture, de la mauvaise foi ou encore de la témérité.
[Nos soulignements]
- Ces principes sont également applicables en matière d’ordonnance de protection visée par l’art. 810 C.cr.[53]
- Les demandeurs n’ont pas démontré que Long et Cavallaro ont agi de façon téméraire, sans preuves valables ou sans motifs légitimes, en dénonçant le comportement de Souccar. Au contraire, de l’avis du Tribunal, Long et Cavallaro ont agi de manière prudente et diligente en dénonçant ce comportement, comme l’aurait fait une personne raisonnable placée dans les mêmes circonstances.
- Le Tribunal conclut que Long et Cavallaro n’ont commis aucune faute en dénonçant le comportement de Souccar; dès lors, les demandeurs n’ont pas droit aux dommages qu’ils réclament.
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Les honoraires professionnels
- Les demandeurs réclament que l’ensemble des défendeurs soient condamnés solidairement et in solidum à leur rembourser les frais d’avocats qu’ils ont engagés, non seulement pour les procédures criminelles mais aussi pour la présente poursuite civile.
- Comme les défendeurs n’ont commis aucune faute en lien avec l’arrestation, la détention et les accusations criminelles qui ont été portées contre Souccar, il va sans dire qu’ils ne peuvent être tenus responsables des honoraires professionnels que les demandeurs ont engagés dans le cadre des procédures criminelles.
- Quant aux honoraires engagés dans le cadre de la présente poursuite civile, cette réclamation est totalement dénuée de fondement, à la lumière des enseignements de la Cour d’appel dans la décision Viel,[54] puisqu’aucun abus de procédure de la part des défendeurs n’a été allégué ou prouvé.
4.5 Question 5 : Le recours institué à l’encontre de Long et Cavallaro est-il abusif et, dans l’affirmative, ces défendeurs ont-ils droit aux dommages qu’ils réclament ?
- Long et Cavallaro soumettent que le recours des demandeurs à leur égard est dénué de fondement juridique et qu’il constitue une procédure abusive aux termes de l’art. 51 C.p.c ; ils réclament 15 000$ chacun pour le stress et les inconvénients subis et 5 000 $ à titre de dommages punitifs.
- Le Tribunal considère effectivement que le recours entrepris par les demandeurs à l’encontre de Long et Cavallaro constitue une procédure abusive.
- Comme le Tribunal l’a déjà souligné, Long et Cavallaro n’ont pas commis une faute en dénonçant aux Policiers le comportement de Souccar, qui, à leurs yeux, pouvait constituer une infraction criminelle.
- Dans Desbiens c. Standish[55], la Cour d’Appel ne se contente pas seulement d’affirmer qu’une personne qui porte plainte à la police de manière sincère et qui agit sur la foi d’une croyance raisonnable n’engage pas sa responsabilité civile, même si les faits s’avèrent non fondés; la Cour souligne l’importance de s’assurer, pour une saine administration de la justice, qu’une personne soit libre de dénoncer la commission d’un délit sans crainte de représailles :
[112] « Tout citoyen a le droit, voire le devoir, de recourir aux policiers pour dénoncer la commission d’un délit ou assurer sa sécurité ou celle du public » [104] et « [l]a saine administration de la justice et la nécessité de protéger la sécurité du public requièrent qu’une personne soit libre de dénoncer la commission d’un délit criminel sans crainte de représailles » [105]. La Cour suprême le reconnaissait déjà en 1908, dans Hêtu v. Dixville Butter & Cheese Assoc'n[106]. Ce n’est donc pas parce qu’une plainte à la police serait rejetée ou ne mènerait pas à une déclaration de culpabilité que la responsabilité civile de la personne plaignante serait engagée. C’est plutôt l’exercice abusif du droit de dénoncer qui pourra donner prise à la responsabilité civile : il faudra donc que l’on établisse un comportement déraisonnable et sans fondement, qui n’est pas celui de la personne normalement prudente et diligente placée dans les mêmes circonstances. Cela requiert une analyse contextuelle et circonspecte, qui ne mène pas au bâillonnement des victimes d’une infraction, notamment en matière sexuelle, et qui ne laisse pas cours aux représailles [107], tout en préservant les droits des personnes indûment visées par de fausses plaintes criminelles.
- En l’espèce, les demandeurs ne mettent de l’avant aucun élément sérieux pouvant laisser croire que Long et Cavallaro ont abusé de leur droit de dénoncer un comportement pouvant constituer une infraction criminelle.
- Cavallaro et les vitriers ont été retenus à l’intérieur du condo, contre leur gré, à compter du moment où Souccar a logé son premier appel à la centrale 911. Les demandeurs ont beau prétendre que ces personnes pouvaient quitter le condo, si elles le désiraient, la preuve démontre le contraire.
- Lorsque les Policiers sont arrivés sur place, Long et Cavallaro se sont contentés de dénoncer le comportement de Souccar qui, à leurs yeux, pouvait constituer une infraction criminelle. Ce faisant, ils ont agi comme l’aurait fait une personne raisonnable, placée dans les mêmes circonstances.
- L’art.51 C.p.c précise que le Tribunal peut déclarer une demande en justice abusive, sans égard à l’intention, si cette demande est manifestement mal fondée. Dans Turcotte c. Turcotte[56], la Cour d’Appel précise cependant que cet article ne crée pas un régime de responsabilité stricte et que seul un comportement fautif peut justifier une condamnation monétaire. À propos de ce comportement fautif, la Cour précise ce qui suit :
[81] À cette fin, la jurisprudence de la Cour renvoie à l’état du droit établi dans les arrêts Viel c. Entreprises immobilières du terroir Ltée (« Viel ») et Royal Lepage commercial inc. c. 109650 Canada Ltd. (« Royal Lepage »). Dans l’arrêt Viel, la faute est établie dans le cas où la contestation judiciaire est, au départ, de mauvaise foi, soit en demande ou en défense. Ce sera encore le cas lorsqu’une partie de mauvaise foi multiplie les procédures ou poursuit inutilement et abusivement un débat judiciaire. Dans Royal Lepage, la Cour ajoute que l’abus constitue un comportement blâmable s’il est empreint de mauvaise foi ou exhibe des indices de témérité. Quant à cette notion de témérité, c’est le fait de mettre de l’avant un recours ou une procédure alors qu’une personne raisonnable et prudente, placée dans les circonstances connues par la partie au moment où elle dépose la procédure ou l’argumente, conclurait à l’inexistence d’un fondement pour cette procédure. Il s’agit d’une norme objective, qui requiert non pas des indices de l’intention de nuire, mais plutôt une évaluation des circonstances afin de déterminer s’il y a lieu de conclure au caractère infondé de cette procédure.
[Nos soulignements]
- En l’espèce, le Tribunal est d’avis que les demandeurs ont fait preuve de témérité en intentant contre Long et Cavallaro un recours judiciaire manifestement mal fondé, recours qu’une personne raisonnable, placée dans les mêmes circonstances, n’aurait pas institué.
- Les demandeurs avaient pourtant été avisés par leur procureur de l’époque, Me Marc Savard, que leur recours à l’encontre de Long et Cavallaro les exposait à une réclamation en dommages en raison de son caractère possiblement abusif [57]. Au lieu de réviser leur position, les demandeurs ont non seulement choisi de maintenir leur recours, malgré la recommandation de leur procureur, mais ils ont aussi réclamé que ce dernier soit condamné à leur rembourser les honoraires professionnels qui lui avaient été versés et à leur payer une somme de 700$ à titre de dommages compensatoires, sous prétexte qu’il avait négligé d’intenter un recours en dommages à l’encontre des vitriers Beaulieu et Gauthier!
- Le 1er mai 2024, le juge Louis Riverin j.c.q rejette le recours des demandeurs contre Me Savard et accueille la Demande reconventionnelle de ce dernier pour le paiement intégral de ses honoraires professionnels[58].
- En principe, conformément à l’Article 54 C.p.c., cette faute expose les demandeurs à devoir payer des dommages et intérêts compensatoires à Long et Cavallaro pour le stress et les inconvénients subis en raison de cette procédure abusive; le Tribunal peut aussi leur attribuer des dommages punitifs, si les circonstances le justifient.
- Cependant, lors de l’argumentation au procès, le Tribunal a expressément dénoncé le fait qu’aucune preuve n’avait été faite quant à la nature et à l’importance des inconvénients subis par Long et Cavallaro. Le Tribunal a aussi dénoncé le fait qu’aucune question n’avait été posée aux demandeurs pour établir la nature et la valeur de leur patrimoine, un élément pourtant essentiel pour permettre au Tribunal de déterminer, conformément à l’article 1621 C.c.Q, le montant de dommages susceptible d’atteindre les objectifs de prévention et de dissuasion énoncés par loi et la jurisprudence.
- Aucune demande n’a été présentée au tribunal pour corriger ces lacunes dans la preuve; conséquemment, le Tribunal estime n’avoir d’autres choix que de rejeter la demande pour dommages compensatoires et punitifs.
- Dans les circonstances, le Tribunal se limitera à déclarer que le recours des demandeurs, à l’encontre de Long et Cavallaro, est un recours abusif.
PAR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
- REJETTE la Demande introductive d’instance des demandeurs;
- DÉCLARE abusif le recours des demandeurs à l’encontre de Long et Cavallaro;
- LE TOUT, avec les frais de justice.
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| __________________________________ ROBERT CASTIGLIO, J.C.S. |
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Me Mike Diomande |
Me Papa-Mike Diomande |
Procureur des demandeurs |
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Me Myrtho Adrien |
Ville de Montréal, Service des affaires juridiques |
Procureure de la Ville et des agents Pathmasiri et Provencher |
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Me Arnaud Sauvé Dagenais |
Clyde & Cie Canada s.e.n.c.r.l. |
Procureur de la succession de Robert K. Long et de Graziella Cavallaro |
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Date d’audience : | 3, 4, 5, 6, 7, 10, 11,12 mars 2025 |
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