Décision

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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : John Howard Society of Saskatchewan c. Saskatchewan (Procureur général), 2025 CSC 6

 

 

Appel entendu : 8 et 9 octobre 2024

Jugement rendu  : 14 mars 2025

Dossier : 40608

 

Entre :

John Howard Society of Saskatchewan

Appelante

 

et

 

Gouvernement de la Saskatchewan (procureur général de la Saskatchewan)

Intimé

 

- et -

 

Procureur général du Canada,

procureur général de l’Ontario,

procureur général du Québec,

procureur général de la Colombie-Britannique,

procureur général de l’Alberta,

Alberta Prison Justice Society,

Fédération des nations autochtones souveraines,

Aboriginal Legal Services Inc.,

British Columbia Civil Liberties Association,

Criminal Lawyers’ Association (Ontario),

Queen’s Prison Law Clinic,

Association des avocats.es carcéralistes du Québec,

Association canadienne des libertés civiles,

Canadian Prison Law Association et

West Coast Prison Justice Society

Intervenants

 

Traduction française officielle

 

Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Côté, Rowe, Martin, Kasirer, Jamal, O’Bonsawin et Moreau

 

Motifs de jugement :

(par. 1 à 99)

Le juge en chef Wagner (avec l’accord des juges Karakatsanis, Martin, Kasirer, O’Bonsawin et Moreau)

 

 

Motifs dissidents :

(par. 100 à 297)

La juge Côté (avec l’accord des juges Rowe et Jamal)

 

 

Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.

 

 

 

 


John Howard Society of Saskatchewan Appelante

c.

Gouvernement de la Saskatchewan (procureur général

de la Saskatchewan) Intimé

et

Procureur général du Canada,

procureur général de l’Ontario,

procureur général du Québec,

procureur général de la Colombie-Britannique,

procureur général de l’Alberta,

Alberta Prison Justice Society,

Fédération des nations autochtones souveraines,

Aboriginal Legal Services Inc.,

British Columbia Civil Liberties Association,

Criminal Lawyers’ Association (Ontario),

Queen’s Prison Law Clinic,

Association des avocats.es carcéralistes du Québec,

Association canadienne des libertés civiles,

Canadian Prison Law Association et

West Coast Prison Justice Society Intervenants

Répertorié : John Howard Society of Saskatchewan c. Saskatchewan (Procureur général)

2025 CSC 6

No du greffe : 40608.

2024 : 8, 9 octobre; 2025 : 14 mars.

Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Côté, Rowe, Martin, Kasirer, Jamal, O’Bonsawin et Moreau.

en appel de la cour d’appel de la saskatchewan

 Droit constitutionnel — Charte des droits — Justice fondamentale — Présomption d’innocence — Procédures disciplinaires visant les détenus — Norme de preuve — Législation provinciale désignant la prépondérance des probabilités comme norme de preuve applicable aux procédures disciplinaires visant les détenus — Les procédures disciplinaires visant les détenus dans le cadre desquelles les sanctions possibles sont l’isolement disciplinaire et la perte de réduction de peine méritée sont-elles de nature criminelle ou mènent-elles à l’infliction de véritables conséquences pénales? — L’application de la norme de preuve de la prépondérance des probabilités dans les procédures disciplinaires visant les détenus porte-t-elle atteinte au droit de tout inculpé d’être présumé innocent tant qu’il n’est pas déclaré coupable? — L’application de la norme de preuve de la prépondérance des probabilités dans les procédures disciplinaires visant les détenus porte-t-elle atteinte aux principes de justice fondamentale? — Si oui, l’atteinte est-elle justifiable? — Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 7, 11d) — The Correctional Services Regulations, 2013, R.R.S., c. C-39.2, règl. 1, art. 68.

 L’article 68 du règlement de la Saskatchewan intitulé The Correctional Services Regulations, 2013 Règlement ») prévoit que la norme de preuve applicable dans les procédures disciplinaires visant les détenus des établissements correctionnels de la province de la Saskatchewan accusés d’infractions disciplinaires est celle de la prépondérance des probabilités. Cette norme de preuve est utilisée dans toutes les procédures disciplinaires, y compris lorsqu’un détenu est accusé d’une infraction disciplinaire grave punissable entre autres d’un isolement disciplinaire d’une durée maximale de 10 jours ou d’une perte de réduction de peine méritée pouvant aller jusqu’à 15 jours.

 L’article 68 du Règlement a été attaqué par la John Howard Society de la Saskatchewan. Au départ, la contestation était fondée exclusivement sur l’art. 7 de la Charte au motif que la protection résiduelle de présomption d’innocence requiert une preuve de culpabilité hors de tout doute raisonnable, puisque la possibilité d’invoquer l’al. 11d) de la Charte avait été circonscrite par l’arrêt R. c. Shubley, [1990] 1 R.C.S. 3, où la Cour a conclu que les procédures disciplinaires visant les détenus dans le cadre desquelles ceuxci sont passibles d’un isolement disciplinaire ou d’une perte de réduction de peine méritée ne font pas intervenir l’art. 11. Le juge saisi de la demande a conclu que l’art. 68 du Règlement ne porte pas atteinte à l’art. 7 de la Charte et la Cour d’appel a souscrit à ce point de vue. Les deux juridictions ont conclu que ni la nature des procédures disciplinaires visant les détenus ni la gravité des sanctions que sont l’isolement disciplinaire et la perte de réduction de peine méritée ne justifiaient d’appliquer la norme de preuve plus exigeante. La John Howard Society interjette appel devant la Cour de la question relative à l’art. 7 et soulève également, à titre de nouvelle question constitutionnelle, celle de savoir si l’art. 68 du Règlement porte atteinte à l’al. 11d) de la Charte.

 Arrêt (les juges Côté, Rowe et Jamal sont dissidents) : Le pourvoi est accueilli, les jugements des cours d’instance inférieure sont annulés et l’art. 68 du Règlement est déclaré inopérant.

 Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Martin, Kasirer, O’Bonsawin et Moreau : L’article 68 du Règlement porte atteinte à l’art. 7 et à l’al. 11d) de la Charte puisqu’il permet l’infliction d’une peine d’emprisonnement lorsqu’il peut exister un doute raisonnable quant à la culpabilité de l’accusé. Une telle atteinte ne peut être justifiée au regard de l’article premier de la Charte. Dans la mesure où l’art. 68 du Règlement autorise l’infliction de l’isolement disciplinaire et la perte d’une réduction de peine méritée en cas d’infraction disciplinaire commise par un détenu en appliquant une norme de preuve moins exigeante, il est incompatible avec la Constitution et doit donc être déclaré inopérant.

 La Cour peut exercer son pouvoir discrétionnaire d’examiner une nouvelle question de droit en appel dans les cas où elle peut le faire sans qu’il en résulte de préjudice d’ordre procédural pour la partie adverse et où son refus de le faire risquerait d’entraîner une injustice. Il s’agit en l’espèce d’une situation exceptionnelle où il convient que la Cour exerce son pouvoir discrétionnaire et se penche sur la nouvelle question constitutionnelle soulevée en appel, à savoir si l’art. 68 du Règlement porte atteinte à l’al. 11d) de la Charte. Rien n’indique que le procureur général de la Saskatchewan, ou tout autre procureur général, serait désavantagé si la Cour examinait la nouvelle question; au contraire, omettre de l’examiner créerait un risque d’injustice, puisque ne pas considérer cette question et la question connexe de savoir si l’arrêt Shubley demeure un précédent valable pourrait entraîner des dépenses et des retards inutiles.

 L’alinéa 11d) de la Charte garantit à tout inculpé le droit d’être présumé innocent tant qu’il n’est pas déclaré coupable. Cette présomption exige que la culpabilité soit établie hors de tout doute raisonnable. Suivant les critères énoncés dans l’arrêt R. c. Wigglesworth, [1987] 2 R.C.S. 541, l’art. 11 s’applique à tout inculpé lorsque les procédures sont de nature criminelle ou peuvent entraîner de véritables conséquences pénales. Le critère de la nature criminelle porte sur l’objet et les attributs des procédures en tant que telles et non pas sur les actes sous-jacents à l’origine des procédures. Le critère relatif aux véritables conséquences pénales se focalise sur l’effet possible de la disposition sur la personne visée par la procédure et il y est toujours satisfait lorsque l’emprisonnement est susceptible d’être infligé.

 Dans Shubley, la Cour a conclu que les procédures disciplinaires visant les détenus n’étaient pas de nature criminelle puisqu’elles ne possédaient ni les caractéristiques essentielles des procédures criminelles ni l’objet de ces dernières consistant à rendre compte au public et qu’elles n’entraînaient pas de véritables conséquences pénales parce que l’isolement disciplinaire et la perte de réduction de peine méritée ne constituent pas une peine d’emprisonnement. Au cœur de l’interprétation de l’emprisonnement dans l’arrêt Shubley se trouve une adhésion formaliste à la distinction qui existe en droit criminel entre la peine d’emprisonnement infligée à une personne et les conditions d’emprisonnement, une distinction que la jurisprudence subséquente relative à la Charte a atténuée. Lorsque les conditions d’emprisonnement d’un détenu ont une incidence sur les intérêts sous-jacents que certains droits visés par la Charte cherchent à protéger, les tribunaux peuvent se distancier de la distinction formaliste entre peine et conditions d’emprisonnement et intervenir afin de donner effet à l’objet de la Charte. Dans Shubley, l’application du critère établi dans l’arrêt Wigglesworth relatif aux véritables conséquences pénales repose sur des fondements juridiques érodés. Lorsqu’un détenu risque l’isolement disciplinaire ou la perte d’une réduction de peine méritée, il fait face à la possibilité d’un emprisonnement additionnel — une véritable conséquence pénale. Bien que la décision d’écarter un précédent de notre Cour ne doive pas être prise à la légère parce que le respect des précédents favorise la certitude et la prévisibilité du droit, la conclusion de l’arrêt Shubley sur le critère de la véritable conséquence pénale ne devrait plus être considérée comme étant contraignante.

 L’adoption d’une définition fonctionnelle de l’emprisonnement donne effet à l’objectif de protection de la liberté de l’art. 11. Le concept de l’emprisonnement doit être défini en faisant référence à ses attributs substantiels, plutôt que de s’attacher indûment à la forme sous laquelle une telle conséquence est souvent infligée. Suivant le critère de la véritable conséquence pénale, l’emprisonnement doit donc comprendre les sanctions infligées par l’État qui, compte tenu de leurs attributs, constituent une privation de liberté au moins aussi grave que la peine initiale d’emprisonnement. Pour déterminer s’il y a une équivalence dans la sévérité entre une peine d’emprisonnement et la sanction en cause, il faut tenir compte du fait qu’une peine d’emprisonnement peut comprendre des peines non carcérales assorties des mêmes caractéristiques fondamentales de limiter considérablement la liberté de mouvement d’un individu et de le tenir à l’écart des autres.

 L’isolement disciplinaire et la perte de réduction de peine méritée limitent tous les deux considérablement la liberté de mouvement du détenu en cause tout en exacerbant ou en prolongeant sa mise à l’écart de la société et correspondent donc à une définition fonctionnelle de l’emprisonnement. L’isolement disciplinaire a toujours été perçu comme une forme particulièrement sévère de sanction contre les détenus. Bien que les conditions de cet isolement aient évolué au fil du temps, cette forme de sanction, par sa nature même, a pour effet de restreindre considérablement la liberté de mouvement d’un détenu tout en limitant radicalement sa capacité d’interagir avec autrui. Pour ce qui est de la réduction de peine d’un détenu, cela constitue de facto une réduction de sa peine d’emprisonnement. Ainsi, l’infliction d’une perte de réduction de peine comme sanction est l’équivalent fonctionnel d’une prolongation de la peine d’emprisonnement d’un détenu. En conséquence, tant l’isolement disciplinaire que la perte de réduction de peine méritée satisfont au critère de la véritable conséquence pénale. Puisqu’il s’agit de formes de sanctions applicables pour la commission d’une infraction disciplinaire grave, l’art. 11 de la Charte entre en jeu lorsque ces infractions sont en cause. Comme l’art. 68 du Règlement permet de conclure à la culpabilité pour une infraction disciplinaire grave sans qu’elle ait été prouvée hors de tout doute raisonnable, il porte atteinte à l’al. 11d) de la Charte.

 L’article 7 de la Charte accorde une protection résiduelle de présomption d’innocence. Dans les instances au terme desquelles un jugement moral est formulé et où d’importantes restrictions à la liberté sont infligées à titre de punition, la protection résiduelle garantie par l’art. 7 opère de manière à exiger une preuve de culpabilité hors de tout doute raisonnable. Même si l’art. 11 ne s’appliquait pas en l’espèce, l’art. 7 exigerait que les procédures en Saskatchewan pour des infractions disciplinaires graves appliquent la norme de preuve applicable en matière criminelle. En conséquence, l’art. 68 du Règlement porte également atteinte au droit à la présomption d’innocence protégé par l’art. 7 de la Charte. Une procédure relative à une infraction disciplinaire grave concerne une accusation quant à une faute morale et l’infliction possible de graves conséquences privatives de liberté. Comme l’art. 68 du Règlement permet de conclure à la culpabilité en fonction d’une norme moins exigeante, il y a atteinte à l’art. 7 de la Charte.

 En l’espèce, bien que favoriser la résolution rapide des procédures disciplinaires visant les détenus constitue un objectif urgent et réel, il existe une autre possibilité évidente qui respecte la Charte, soit celle d’exiger une preuve hors de tout doute raisonnable. Ainsi, l’art. 68 du Règlement ne satisfait pas au critère de l’atteinte minimale et n’est pas sauvegardé par l’article premier de la Charte.

 Les juges Côté, Rowe et Jamal (dissidents) : L’appel devrait être rejeté. L’arrêt Shubley demeure valable et est un précédent contraignant et il doit être appliqué en l’espèce. Comme dans l’arrêt Shubley, les procédures disciplinaires visant les détenus en Saskatchewan ne sont pas de nature criminelle, mais plutôt administrative et visent à régir et à maintenir l’ordre en milieu carcéral, et les sanctions découlant des procédures disciplinaires ne sont pas de véritables conséquences pénales aux termes de l’art. 11 de la Charte. Puisqu’il n’est pas satisfait au test de l’arrêt Wigglesworth, l’art. 11 ne s’applique pas au régime disciplinaire visant les détenus en Saskatchewan et il n’est donc pas nécessaire de décider s’il y a eu violation de l’al. 11d). Bien que l’art. 7 de la Charte soit en jeu en raison de l’application évidente des intérêts à la liberté des détenus, il n’y a pas de violation puisque la présomption d’innocence, en tant que principe de justice fondamentale au regard de l’art. 7, n’exige pas la norme de preuve hors de tout doute raisonnable dans le contexte du processus disciplinaire visant les détenus en Saskatchewan.

 Il y a accord avec les juges majoritaires pour dire que la Cour doit entendre la nouvelle question constitutionnelle de savoir si l’art. 68 du Règlement contrevient à l’al. 11d) de la Charte, puisque la présente affaire satisfait au test strict pour l’audition d’une nouvelle question en appel. Aucun préjudice d’ordre procédural n’est à craindre, et l’analyse des tribunaux d’instances inférieures portant sur l’art. 7 de la Charte est intrinsèquement liée à des considérations relatives à l’al. 11d). Refuser d’entendre la question serait contraire aux intérêts plus larges de l’administration de la justice.

 L’arrêt Shubley a examiné le test de l’arrêt Wigglesworth dans le contexte de la discipline carcérale. Il demeure valable et constitue un précédent qui oblige la Cour à conclure que ni la perte de réduction de peine méritée ni la ségrégation disciplinaire dans le contexte de la discipline carcérale ne satisfait au test de l’arrêt Wigglesworth. Le stare decisis est un principe fondamental qui commande aux tribunaux de s’en tenir aux décisions antérieures et de ne pas modifier les affaires déjà tranchées. Ce principe favorise la certitude et la stabilité juridiques, et l’exercice légitime et efficace du pouvoir judiciaire. Il exige que les juges donnent effet aux principes juridiques bien établis et qu’ils ne s’en écartent que s’il existe un motif valable de le faire. L’arrêt Shubley ne devrait pas être infirmé au motif qu’il est inapplicable ni au motif qu’il y a eu érosion de ses fondements. Premièrement, le fait que les provinces puissent imposer différents mécanismes disciplinaires aux détenus ne le rend pas inapplicable pour autant : il est prévisible que les niveaux de protection des détenus diffèrent d’une province à l’autre, dans une fédération où le partage des compétences permet la création de règles différentes dans chacune des provinces concernant la gestion des établissements correctionnels, parallèlement à l’interprétation que font les tribunaux des lois de chacune d’elles.

 Deuxièmement, il n’y a pas eu érosion des fondements de l’arrêt Shubley. En ce qui a trait au volet de la nature criminelle du test de l’arrêt Wigglesworth, la jurisprudence récente n’a pas changé son orientation; la procédure demeure au cœur de l’analyse, comme c’était le cas dans l’arrêt Shubley. Pour ce qui est du volet des véritables conséquences pénales du test de l’arrêt Wigglesworth, la jurisprudence depuis l’arrêt Shubley n’a pas rompu avec la logique de cet arrêt. Il n’y a eu aucune modification importante dans le fondement de l’arrêt Shubley quant à la perte de réduction de peine méritée ou à l’isolement. Qui plus est, le recours par les juges majoritaires à la jurisprudence relative à l’al. 10c) et à l’art. 7 de la Charte pour faire ressortir que dans d’autres contextes d’application de la Charte, la Cour n’a pas eu recours à une méthode formaliste d’interprétation en maintenant une distinction entre une peine d’emprisonnement et les conditions d’emprisonnement est problématique, sur les plans factuel et juridique. Sur le plan des faits, chacun des pourvois cités portait sur l’isolement sévère dans des ailes et des établissements distincts et sur le non‑respect de l’équité procédurale, contrairement à la présente affaire, où les détenus placés en isolement sont généralement confinés dans leur propre cellule et ont, pour la plupart, encore accès à leurs compagnons de cellule, à la lumière naturelle et à des téléviseurs, et où tous les détenus passibles de sanctions disciplinaires ont accès à des droits procéduraux. Sur le plan juridique, les arrêts relatifs à l’al. 10c) et à l’art. 7 précèdent l’arrêt Shubley et ne peuvent donc pas servir à infirmer un précédent pour cause d’érosion des fondements, puisqu’il faut, selon la méthodologie qu’il convient d’appliquer, que cette érosion se soit produite après que la décision qui constitue le précédent a été rendue. En outre, les méthodes d’interprétation de l’al. 10c) et de l’art. 11 sont sensiblement différentes puisque l’art. 11 a reçu une interprétation plus restrictive.

 L’article 11 ne s’applique pas aux procédures disciplinaires visant les détenus en Saskatchewan parce qu’il ne satisfait pas au test énoncé dans l’arrêt Wigglesworth. Le test comporte deux volets. Premièrement, il s’agit de savoir si les procédures ellesmêmes sont de nature criminelle. Deuxièmement, il s’agit de savoir si une sanction découlant des procédures peut équivaloir à une véritable conséquence pénale. Il n’est pas nécessaire que les deux volets soient satisfaits pour que l’art. 11 s’applique; un seul suffit. Le volet de la nature criminelle comporte l’examen de la nature de la procédure. L’acte sousjacent qui a donné lieu à la procédure n’est pas pertinent. Le volet des véritables conséquences pénales comporte un examen du but visé par la sanction en lien avec son importance, bien que l’importance ne soit pas déterminante. Le but visé par la sanction demeure au cœur de l’analyse pour que soit préservée la dichotomie entre une sanction relevant du droit criminel, dont les buts visés sont la dénonciation, le châtiment et la réprobation pour un tort causé à la société en général, et une sanction qui vise l’observation des règles. Il faut se demander si l’ampleur de la sanction se rattache à des considérations réglementaires plutôt qu’à des principes de détermination de la peine en matière criminelle.

 Les procédures disciplinaires visant les détenus en Saskatchewan ne satisfont pas au test en deux volets énoncé dans l’arrêt Wigglesworth et ne mettent donc pas en jeu l’art. 11. Elles sont de nature administrative, et non criminelle. Elles visent à assurer le maintien de l’ordre en milieu carcéral et le règlement efficace, mais équitable, des allégations d’inconduite. Elles n’ont pas pour objectif de réparer les torts causés à la société comme les procédures criminelles peuvent le faire. C’est pourquoi la norme de preuve énoncée à l’art. 68 du Règlement est conforme sur le plan constitutionnel, comme il a déjà été statué dans l’arrêt Shubley.

 Au regard du volet de la nature criminelle du test, la loi a pour objectif de maintenir l’ordre et la discipline dans les établissements correctionnels en Saskatchewan. Cette conclusion est conforme à l’arrêt Shubley, où les procédures disciplinaires visant les détenus examinées dans cette affaire visaient implicitement à promouvoir le respect de l’ordre et la bonne administration générale des établissements correctionnels. La norme de preuve qui a été choisie pour assurer à la fois une protection procédurale aux détenus et la souplesse administrative aux administrateurs des établissements contribue à la réalisation de l’objectif du maintien de l’ordre. Le processus menant à la sanction dans l’affaire Shubley se déroulait de manière informelle, expéditive et privée, sans intervention d’un tribunal judiciaire. En revanche, le régime disciplinaire visant les détenus en Saskatchewan comporte plus de formalisme dans ses procédures : le Règlement dresse une liste d’infractions, les classe comme mineures ou graves et attribue un degré de sévérité à la sanction sur cette base, et il oblige l’administration de la prison à émettre un avis d’accusation, à assurer une audience complète et équitable et à prescrire les droits du détenu dans ce processus. Bien que ces facteurs militent en faveur d’une conclusion selon laquelle la procédure est de nature criminelle, ils ne suffisent pas à eux seuls à satisfaire au volet de la nature criminelle. En l’espèce, il n’y a eu aucune arrestation ni aucune comparution devant une cour de juridiction criminelle, aucun casier judiciaire n’en a résulté, et il n’y a eu aucun emploi de termes habituellement liés au processus criminel, tels que culpabilité, acquittement, acte d’accusation, déclaration de culpabilité par procédure sommaire, poursuivant et accusé. Rien ne permet de conclure que ces audiences sont d’une nature autre qu’administrative et réglementaire, visant à réaliser l’objectif du maintien de la discipline interne dans les prisons. Conclure que ces procédures sont de nature criminelle serait contraire aux arrêts Shubley et Wigglesworth.

 En vertu du volet des véritables conséquences pénales du test, l’isolement et la perte de réduction de peine comme possibles conséquences sont en jeu. L’arrêt Shubley a établi que ces deux sanctions se rapportaient à la façon dont le détenu doit purger sa peine plutôt qu’à l’imposition d’une nouvelle peine et il a été conclu que leur objet était tout à fait proportionné à l’objectif de promouvoir le respect de la discipline interne dans les prisons. Dans l’arrêt Shubley, il a été conclu que l’importance de ces sanctions n’avait pas l’ampleur ni les conséquences auxquelles on s’attendrait pour ce qui est de réparer les torts causés à la société en général. Lorsqu’on les applique à la présente affaire, le résultat est le même. Dans l’arrêt Shubley, l’isolement cellulaire pendant cinq jours à un régime alimentaire réduit qui pourvoyait aux besoins alimentaires essentiels a été déclaré conforme sur le plan constitutionnel; le régime disciplinaire visant les détenus en Ontario prévoyait que la période maximale possible pour ce type d’isolement cellulaire était de 10 jours. En l’espèce, la loi prévoit l’isolement dans une cellule, une unité ou une zone sécurisée pour une période n’excédant pas 10 jours. Rien ne justifie d’écarter les conclusions tirées dans l’arrêt Shubley. Cellesci, en plus du fait que l’objectif de la sanction est de nature manifestement administrative et réglementaire, militent contre une conclusion selon laquelle l’isolement est une véritable conséquence pénale. Le but d’infliger une perte de réduction de peine n’est pas d’ajouter à la peine d’un détenu, mais bien de maintenir l’ordre dans un établissement correctionnel. Le juge saisi de la demande a qualifié à juste titre l’annulation de la réduction de peine méritée d’outil de l’administration carcérale servant à faire régner l’ordre dans son établissement. La sanction est infligée non pas pour punir ou dénoncer, mais plutôt pour encourager le respect des règles de l’établissement et décourager d’y contrevenir, ce qui fait en sorte qu’il ne s’agit donc pas d’une conséquence pénale.

 L’article 7 est en jeu, mais il n’est pas enfreint par les procédures disciplinaires visant les détenus en Saskatchewan parce que la présomption d’innocence, un principe de justice fondamentale protégé par l’art. 7, doit être appliquée de concert avec les exigences de l’équité procédurale, qui servent de protection résiduelle garantie par l’art. 7. Le test pour établir s’il y a eu violation de l’art. 7 de la Charte se fait en trois étapes : (1) déterminer s’il y a privation réelle ou imminente de la vie, de la liberté ou de la sécurité de la personne ou d’une combinaison de ces trois droits; (2) identifier et qualifier le principe de justice fondamentale pertinent; et (3) déterminer si la privation s’est produite conformément au principe de justice fondamentale pertinent. La première étape de l’analyse n’est pas en cause dans la présente affaire; lorsqu’un détenu fait l’objet d’une sanction qui comprend la perte de réduction de peine méritée et/ou la ségrégation disciplinaire, il y a privation directe de liberté. En ce qui concerne la deuxième étape, la question est simplement celle de savoir si la présomption d’innocence, en tant que principe de justice fondamentale, exige l’application de la norme de la preuve hors de tout doute raisonnable requise en matière criminelle dans les procédures disciplinaires visant les détenus.

 Pour ce qui est de la troisième étape, la privation de liberté qui découle de l’art. 68 du Règlement est conforme aux principes de justice fondamentale en cause. La préoccupation est de faire en sorte que la présomption d’innocence protégée par l’al. 11d), qui s’applique sans équivoque au procès criminel, s’applique à d’autres stades du processus du droit criminel. L’article 7 agit à titre de protection résiduelle des intérêts à la liberté des personnes accusées durant le processus criminel et peut, selon le contexte, exiger une preuve hors de tout doute raisonnable en dehors de l’étape du procès du processus criminel. Deux exigences qui peuvent être utiles pour déterminer la norme de preuve applicable au regard de l’art. 7 sont (1) si la procédure comporte une détermination de culpabilité ou (2) si la procédure entraîne des conséquences graves analogues à une peine criminelle. Il n’est pas satisfait à ces deux exigences en l’espèce. La conclusion tirée au terme du processus disciplinaire visant les détenus ne correspond pas à une détermination de la culpabilité. Un tel processus disciplinaire ne peut être assimilé à un procès criminel, dans le cadre duquel il incombe à la poursuite d’établir la culpabilité hors de tout doute raisonnable. Les procédures disciplinaires visant les détenus sont de nature administrative, ce qui signifie qu’elles n’entraînent pas nécessairement l’application de la norme de preuve requise en matière criminelle ni ne comportent une détermination de la culpabilité au sens criminel ou pénal. Le libellé de la loi n’appuie pas non plus la conclusion selon laquelle les procédures disciplinaires visant les détenus mènent à une détermination de la culpabilité; le comité de discipline conclut que le détenu a commis l’infraction disciplinaire ou rejette l’accusation. Les procédures disciplinaires consistent à évaluer la conduite du détenu pour imposer la condition la moins privative quant à sa liberté résiduelle compte tenu de la gravité de l’infraction; le régime est structuré de manière à ce que les peines sévères ne puissent être infligées que comme conséquence d’une infraction grave. Le régime disciplinaire visant les détenus autorise l’infliction d’une sanction, et non celle d’une peine dans un contexte criminel. La sanction, contrairement à une peine, ne vise pas à redresser un tort moral causé à la société, et n’entraîne pas non plus la stigmatisation sociale ni d’effets profonds.

 En l’espèce, les garanties procédurales que la loi confère aux détenus sont suffisantes pour garantir que le processus soit équitable. La jurisprudence de la Cour indique clairement que la question de la norme de preuve au regard de l’art. 7 peut être intégrée aux discussions sur l’équité procédurale et dans les cas où la norme requise par l’art. 7 n’est pas claire, la présence de garanties procédurales fortes peut être décisive pour déterminer s’il y a violation de l’art. 7. Les garanties procédurales que peut réclamer un détenu passible de sanctions disciplinaires comprennent le droit d’être avisé des faits qui lui sont reprochés, le droit à une audition à laquelle il pourra assister, le droit de faire valoir ses moyens, le droit à la représentation par avocat, le droit de consulter le dossier, le droit de convoquer des témoins, le droit au contreinterrogatoire, le droit à certaines règles de preuve, le droit à un ajournement et le droit à une décision motivée. La plupart de ces protections sont comprises dans le régime actuel et, ainsi, les garanties procédurales qu’offre le régime aux détenus suffisent pour assurer l’équité du procès comme l’exige l’art. 7.

 Comme il n’y a pas de violation de l’art. 7 ni de l’al. 11d), il n’est pas nécessaire de procéder à une analyse fondée sur l’article premier de la Charte. Toutefois, si l’art. 68 n’avait pas été conforme sur le plan constitutionnel, la décision portant sur l’article premier aurait dû être renvoyée au juge saisi de la demande. Il y a désaccord quant à la conclusion des juges majoritaires voulant que l’art. 68 ne satisfasse pas au test de la proportionnalité eu égard à la norme de la preuve hors de tout doute raisonnable codifiée dans le régime fédéral pour les procédures disciplinaires visant les détenus. Une telle conclusion ne tient pas compte de la capacité et des ressources de la province pour gérer son propre système carcéral. Il n’appartient pas à la Cour de mettre en doute la capacité d’une province à gérer efficacement ses établissements correctionnels en fonction des choix législatifs du gouvernement fédéral.

Jurisprudence

Citée par le juge en chef Wagner

 Arrêt rejeté : R. c. Shubley, [1990] 1 R.C.S. 3; arrêts appliqués : R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103; R. c. Wigglesworth, [1987] 2 R.C.S. 541; Guindon c. Canada, 2015 CSC 41, [2015] 3 R.C.S. 3; arrêts examinés : R. c. Pearson, [1992] 3 R.C.S. 665; R. c. Demers, 2004 CSC 46, [2004] 2 R.C.S. 489; arrêts mentionnés : R. c. D.B., 2008 CSC 25, [2008] 2 R.C.S. 3; R. c. Malmo-Levine, 2003 CSC 74, [2003] 3 R.C.S. 571; Performance Industries Ltd. c. Sylvan Lake Golf & Tennis Club Ltd., 2002 CSC 19, [2002] 1 R.C.S. 678; R. c. J.J., 2022 CSC 28; R. c. Mentuck, 2001 CSC 76, [2001] 3 R.C.S. 442; R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577; Martineau c. M.R.N., 2004 CSC 81, [2004] 3 R.C.S. 737; Goodwin c. Colombie-Britannique (Superintendent of Motor Vehicles), 2015 CSC 46, [2015] 3 R.C.S. 250; R. c. Généreux, [1992] 1 R.C.S. 259; R. c. Sullivan, 2022 CSC 19, [2022] 1 R.C.S. 460; R. c. Chaulk, [1990] 3 R.C.S. 1303; R. c. Bernard, [1988] 2 R.C.S. 833; R. c. Edwards, 2024 CSC 15; Canada (Procureur général) c. Power, 2024 CSC 26; Clark c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, [1988] 2 R.C.S. 680; R. c. Beaulac, [1999] 1 R.C.S. 768; Health Services and Support — Facilities Subsector Bargaining Assn. c. Colombie-Britannique, 2007 CSC 27, [2007] 2 R.C.S. 391; Québec (Procureur général) c. A, 2013 CSC 5, [2013] 1 R.C.S. 61; R. c. Turpin, [1989] 1 R.C.S. 1296; Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145; R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295; R. c. Zinck, 2003 CSC 6, [2003] 1 R.C.S. 41; May c. Établissement Ferndale, 2005 CSC 82, [2005] 3 R.C.S. 809; Solosky c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 821; R. c. Miller, [1985] 2 R.C.S. 613; Morin c. Comité national chargé de l’examen des cas d’unités spéciales de détention, [1985] 2 R.C.S. 662; Cardinal c. Directeur de l’établissement Kent, [1985] 2 R.C.S. 643; Dumas c. Centre de détention Leclerc, [1986] 2 R.C.S. 459; Jones c. Cunningham, 371 U.S. 236 (1962); Canada (Sécurité publique et Protection civile) c. Chhina, 2019 CSC 29, [2019] 2 R.C.S. 467; Cunningham c. Canada, [1993] 2 R.C.S. 143; Canada (Procureur général) c. Whaling, 2014 CSC 20, [2014] 1 R.C.S. 392; R. c. Rodgers, 2006 CSC 15, [2006] 1 R.C.S. 554; R. c. K.R.J., 2016 CSC 31, [2016] 1 R.C.S. 906; R. c. Proulx, 2000 CSC 5, [2000] 1 R.C.S. 61; R. c. Wu, 2003 CSC 73, [2003] 3 R.C.S. 530; R. c. Wholesale Travel Group Inc., [1991] 3 R.C.S. 154; R. c. Brown, 2022 CSC 18, [2022] 1 R.C.S. 374; R. c. Gardiner, [1982] 2 R.C.S. 368; Carey c. Laiken, 2015 CSC 17, [2015] 2 R.C.S. 79; Vidéotron Ltée c. Industries Microlec Produits Électroniques Inc., [1992] 2 R.C.S. 1065; Frank c. Canada (Procureur général), 2019 CSC 1, [2019] 1 R.C.S. 3; Alberta c. Hutterian Brethren of Wilson Colony, 2009 CSC 37, [2009] 2 R.C.S. 567; R. c. C.P., 2021 CSC 19, [2021] 1 R.C.S. 679; Martineau c. Comité de discipline des détenus de l’Institution de Matsqui, [1978] 1 R.C.S. 118; Ontario (Procureur général) c. G, 2020 CSC 38, [2020] 3 R.C.S. 629.

Citée par la juge Côté (dissidente)

 R. c. Wigglesworth, [1987] 2 R.C.S. 541; R. c. Shubley, [1990] 1 R.C.S. 3; Carter c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 5, [2015] 1 R.C.S. 331; R. c. Pearson, [1992] 3 R.C.S. 665; R. c. Demers, 2004 CSC 46, [2004] 2 R.C.S. 489; R. c. J.J., 2022 CSC 28; Guindon c. Canada, 2015 CSC 41, [2015] 3 R.C.S. 3; R. c. Bird, 2019 CSC 7, [2019] 1 R.C.S. 409; Renvoi relatif à la Motor Vehicle Act (C.B.), [1985] 2 R.C.S. 486; R. c. Brunelle, 2024 CSC 3; Thomson Newspapers Ltd. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1990] 1 R.C.S. 425; R. c. L. (D.O.), [1993] 4 R.C.S. 419; R. c. Levogiannis, [1993] 4 R.C.S. 475; R. c. Fitzpatrick, [1995] 4 R.C.S. 154; R. c. Darrach, 2000 CSC 46, [2000] 2 R.C.S. 443; R. c. Mills, [1999] 3 R.C.S. 668; Martineau c. M.R.N., 2004 CSC 81, [2004] 3 R.C.S. 737; Blencoe c. Colombie‐Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 R.C.S. 307; Canada (Procureur général) c. Whaling, 2014 CSC 20, [2014] 1 R.C.S. 392; R. c. Cross, 2006 NSCA 30, 241 N.S.R. (2d) 349; R. c. Samji, 2017 BCCA 415, 357 C.C.C. (3d) 436; Sivia c. British Columbia (Superintendent of Motor Vehicles), 2014 BCCA 79, 55 B.C.L.R. (5th) 1; R. c. K.R.J., 2016 CSC 31, [2016] 1 R.C.S. 906; Canada (Procureur général) c. United States Steel Corp., 2011 CAF 176; Canada (Procureur général) c. Power, 2024 CSC 26; Auer c. Auer, 2024 CSC 36; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653; Watkins c. Olafson, [1989] 2 R.C.S. 750; Goodwin c. Colombie-Britannique (Superintendent of Motor Vehicles), 2015 CSC 46, [2015] 3 R.C.S. 250; Cunningham c. Canada, [1993] 2 R.C.S. 143; British Columbia Civil Liberties Association c. Canada (Attorney General), 2019 BCCA 228, 377 C.C.C. (3d) 420; Canadian Civil Liberties Assn. c. Canada (Attorney General), 2019 ONCA 243, 144 O.R. (3d) 641; R. c. Miller, [1985] 2 R.C.S. 613; Morin c. Comité national chargé de l’examen des cas d’unités spéciales de détention, [1985] 2 R.C.S. 662; Cardinal c. Directeur de l’établissement Kent, [1985] 2 R.C.S. 643; Dumas c. Centre de détention Leclerc, [1986] 2 R.C.S. 459; R. c. Tutton, [1989] 1 R.C.S. 1392; R. c. Bernard, [1988] 2 R.C.S. 833; R. c. Hynes, 2001 CSC 82, [2001] 3 R.C.S. 623; Nishi c. Rascal Trucking Ltd., 2013 CSC 33, [2013] 2 R.C.S. 438; R. c. Alex, 2017 CSC 37, [2017] 1 R.C.S. 967; Canada (Sécurité publique et Protection civile) c. Chhina, 2019 CSC 29, [2019] 2 R.C.S. 467; May c. Établissement Ferndale, 2005 CSC 82, [2005] 3 R.C.S. 809; Saskatchewan Federation of Labour c. Saskatchewan, 2015 CSC 4, [2015] 1 R.C.S. 245; Gosselin c. Québec (Procureur général), 2002 CSC 84, [2002] 4 R.C.S. 429; R. c. White, [1999] 2 R.C.S. 417; R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103; R. c. StCloud, 2015 CSC 27, [2015] 2 R.C.S. 328; Carey c. Laiken, 2015 CSC 17, [2015] 2 R.C.S. 79; United Nurses of Alberta c. Alberta (Procureur général), [1992] 1 R.C.S. 901; Pro Swing Inc. c. Elta Golf Inc., 2006 CSC 52, [2006] 2 R.C.S. 612; Bell ExpressVu Limited Partnership c. Torroni, 2009 ONCA 85, 94 O.R. (3d) 614; R. c. Gardiner, [1982] 2 R.C.S. 368; R. c. Whitty (1999), 174 Nfld. & P.E.I.R. 77; R. c. Lyons, [1987] 2 R.C.S. 309; R. c. Noble, [1997] 1 R.C.S. 874; Martineau c. Comité de discipline de l’Institution de Matsqui, [1980] 1 R.C.S. 602; R. c. D.B., 2008 CSC 25, [2008] 2 R.C.S. 3; Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CSC 38, [2008] 2 R.C.S. 326; Ruby c. Canada (Solliciteur général), 2002 CSC 75, [2002] 4 R.C.S. 3; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Harkat, 2014 CSC 37, [2014] 2 R.C.S. 33; Howard c. Établissement Stony Mountain, [1984] 2 C.F. 642; R. c. Ndhlovu, 2022 CSC 38; Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 R.C.S. 3; Singh c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177; Perron c. Canada (Procureur général), 2020 CF 741.

Lois et règlements cités

Act to provide for the Maintenance and Government of the Provincial Penitentiary, erected near Kingston, in the Midland District, S.U.C. 1834, 4 Will. 4, c. 37, art. 27.

Acte des pénitenciers de 1868, S.C. 1868, c. 75, art. 62.

Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 7, 8 à 14.

Code criminel, L.R.C. 1985, c. C46.

Correctional Services Act, 2012, S.S. 2012, c. C39.2, art. 3(d), (e), 23 à 25, 58, partie VIII, 71, 72, 75, 77, 79, 80, 99.

Correctional Services Regulations, 2013, R.R.S., c. C39.2, règl. 1, art. 6(1), partie XIII, 50 à 71.

Loi constitutionnelle de 1982, art. 52.

Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, c. 20, art. 43(3).

Loi sur les prisons et les maisons de correction, L.R.C. 1985, c. P20, art. 6(1), (5).

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, c. 27, partie 1, section 4, art. 36(1), (3)d).

Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, DORS/92620, art. 28.

Doctrine et autres documents cités

Canada. Rapports des commissaires chargés de s’enquérir de la conduite, discipline et régie du pénitentiaire provincial, Montréal, 1849.

Canada. Comité permanent de la justice et des questions juridiques. Sous-comité sur le régime d’institutions pénitentiaires au Canada. Rapport au Parlement, Ottawa, 1977.

Canada. Commission d’enquête sur le soulèvement d’avril 1971 au pénitencier de Kingston. Rapport de la Commission d’enquête sur le soulèvement survenu au pénitencier de Kingston, en avril 1971, Ottawa, 1972.

Canada. Commission royale d’enquête sur le système pénal du Canada. Rapport de la Commission royale d’enquête sur le système pénal du Canada, Ottawa, 1938.

Canada. Département de la Justice. Rapport du ministre de la Justice sur les pénitenciers du Canada pour l’exercice clos le 30 juin 1892, reproduit dans Documents de la session, vol. XXVI, no 10, 3e sess., 7e lég., 1893, no 18.

Canada. Groupe d’étude sur la dissociation. Rapport du Groupe d’étude sur la dissociation, Ottawa, 1975.

Canada. Révision du droit correctionnel. Document de travail no 5, « Les autorités correctionnelles et les droits des détenus », 1987, dans Solliciteur général Canada, Comment a été façonnée la réforme correctionnelle au Canada : Documents de travail sur la révision du droit correctionnel, de 1986 à 1988, Ottawa, 2002, 199.

Canada. Service correctionnel. Directive du commissaire 580 : Mesures disciplinaires prévues à l’endroit des détenus, 28 juin 2021 (en ligne : https://www.canada.ca/fr/service-correctionnel/organisation/lois-reglements-politiques/directives-commissaire/580.html; version archivée : https://www.scc-csc.ca/cso-dce/2025SCC-CSC6_1_fra.pdf).

Cole, David P., et Allan Manson. Release From Imprisonment : The Law of Sentencing, Parole and Judicial Review, Toronto, Carswell, 1990.

Garant, Patrice, et Paule Halley. « L’article 7 de la Charte canadienne et la discipline carcérale » (1989), 20 R.G.D. 599.

Jackson, Michael. Prisoners of Isolation : Solitary Confinement in Canada, Toronto, University of Toronto Press, 1983.

Kerr, Lisa. « Contesting Expertise in Prison Law » (2014), 60 R.D. McGill 43.

Ombudsman Saskatchewan. Annual Report 2019, Regina, 2020.

Saskatchewan. Legislative Assembly. Debates and Proceedings (Hansard), vol. 54, no 6A, 1re sess., 27e lég., 13 décembre 2011, p. 177.

Saskatchewan. Ministère des Services correctionnels, de la Sécurité publique et des Services de police – Services de placement, de surveillance et de réadaptation. Inmate Discipline, dernière mise à jour 9 novembre 2023 (en ligne : https://publications.saskatchewan.ca/#/products/102067; version archivée : https://www.scc-csc.ca/cso-dce/2025SCC-CSC6_2_eng.pdf).

Sharpe, Robert J. Good Judgment : Making Judicial Decisions, Toronto, University of Toronto Press, 2018.

 POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Saskatchewan (les juges Schwann, Tholl et McCreary), 2022 SKCA 144, 476 D.L.R. (4th) 641, [2022] S.J. No. 449 (Lexis), 2022 CarswellSask 587 (WL), qui a confirmé une décision du juge Layh, 2021 SKQB 287, [2021] S.J. No. 471 (Lexis), 2021 CarswellSask 651 (WL). Pourvoi accueilli, les juges Côté, Rowe et Jamal sont dissidents.

 Pierre E. Hawkins et Michelle Biddulph, pour l’appelante.

 Katherine Roy et Laura Mazenc, pour l’intimé.

 BJ Wray et Anusha Aruliah, pour l’intervenant le procureur général du Canada.

 Andrea Bolieiro et Emily Owens, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.

 Christophe Achdjian et Jean-Vincent Lacroix, pour l’intervenant le procureur général du Québec.

 Chantelle Rajotte et Trevor Bant, pour l’intervenant le procureur général de la ColombieBritannique.

 Nicholas Trofimuk et John-Marc Dube, pour l’intervenant le procureur général de l’Alberta.

 Avnish Nanda, pour l’intervenante Alberta Prison Justice Society.

 Leif Jensen et Michael Seed, pour l’intervenante la Fédération des nations autochtones souveraines.

 Emily Hill et Maxwell Hill, pour l’intervenante Aboriginal Legal Services Inc.

 Alexandra Belley-McKinnon et Jean-Philippe Groleau, pour l’intervenante British Columbia Civil Liberties Association.

 Eric S. Neubauer et Paul Socka, pour l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario).

 Samara Secter et Wesley Dutcher-Walls, pour l’intervenante Queen’s Prison Law Clinic.

 Louis-Alexandre Hébert-Gosselin, pour l’intervenante l’Association des avocats.es carcéralistes du Québec.

 Erika Anschuetz et Alexa Biscaro, pour l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles.

 Jessica Magonet et Max McQuaig, pour l’intervenante Canadian Prison Law Association.

 David Honeyman, pour l’intervenante West Coast Prison Justice Society.


 Version française du jugement du juge en chef Wagner et des juges Karakatsanis, Martin, Kasirer, O’Bonsawin et Moreau rendu par

 Le juge en chef —

  1.                Introduction
  1.                               Un principe fondamental du droit canadien exige que la culpabilité d’un individu accusé d’une infraction soit établie hors de tout doute raisonnable avant qu’il soit condamné à une peine d’emprisonnement. Le présent pourvoi invite la Cour à décider si ce principe s’applique aux personnes détenues dans des établissements correctionnels qui sont accusées d’avoir commis des infractions disciplinaires. Je conclus par l’affirmative.
  2.                               L’alinéa 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés garantit à « [t]out inculpé » le droit d’être présumé innocent tant qu’il n’est pas déclaré coupable. La Cour a reconnu il y a longtemps que cette présomption exige que la culpabilité soit établie hors de tout doute raisonnable (voir R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, p. 121). La Cour a aussi reconnu que l’art. 7 de la Charte accorde une protection résiduelle de présomption d’innocence dans des circonstances où l’art. 11 ne s’applique pas (voir R. c. Pearson, [1992] 3 R.C.S. 665, p. 688). Dans les instances au terme desquelles un jugement moral est formulé et où d’importantes restrictions à la liberté sont infligées à titre de punition, comme dans le cas des audiences sur la détermination de la peine lorsque des circonstances aggravantes sont contestées, la protection résiduelle garantie par l’art. 7 opère de manière à exiger une preuve de culpabilité hors de tout doute raisonnable (ibid., p. 686; R. c. D.B., 2008 CSC 25, [2008] 2 R.C.S. 3, par. 7880).
  3.                               La John Howard Society of Saskatchewan (« JHS ») soutient que l’art. 68 du règlement de la Saskatchewan intitulé The Correctional Services Regulations, 2013, R.R.S., c. C39.2, règl. 1 (« Règlement »), porte atteinte à l’art. 7 et à l’al. 11d) de la Charte en établissant que la norme de preuve applicable dans les procédures disciplinaires visant les détenus est celle de la prépondérance des probabilités. Cette norme de preuve civile s’applique même lorsque d’importantes restrictions à la liberté sont susceptibles d’être infligées. Aux termes du par. 77(1) de la loi de la Saskatchewan intitulée The Correctional Services Act, 2012, S.S. 2012, c. C39.2 (« Loi »), les détenus des établissements correctionnels provinciaux déclarés coupables d’une [traduction] « infraction disciplinaire grave » sont passibles de sanctions qui incluent l’isolement disciplinaire d’une durée maximale de 10 jours et la perte de réduction de peine méritée pouvant aller jusqu’à 15 jours.
  4.                               Au départ, la JHS a attaqué l’art. 68 du Règlement exclusivement sur le fondement de l’art. 7 de la Charte, faisant valoir que la protection résiduelle de présomption d’innocence requiert une preuve de culpabilité hors de tout doute raisonnable. Les juridictions inférieures n’étaient pas du même avis et ont conclu que ni la nature des procédures disciplinaires visant les détenus ni la gravité des sanctions que sont l’isolement disciplinaire et la perte de réduction de peine méritée ne justifient d’appliquer la norme de preuve plus exigeante. La possibilité d’invoquer l’al. 11d) de la Charte a été circonscrite par l’arrêt R. c. Shubley, [1990] 1 R.C.S. 3, où la Cour a conclu que les procédures disciplinaires visant les détenus dans le cadre desquelles ceuxci sont passibles d’un isolement disciplinaire ou d’une perte de réduction de peine méritée ne font pas intervenir l’art. 11.
  5.                               Suivant les critères énoncés dans l’arrêt R. c. Wigglesworth, [1987] 2 R.C.S. 541, l’art. 11 s’applique à tout « inculpé » lorsque les procédures a) sont de nature criminelle ou b) peuvent entraîner de véritables conséquences pénales, tel « l’emprisonnement » (p. 559561). Dans l’arrêt Shubley, les juges majoritaires ont conclu que les procédures disciplinaires applicables aux détenus en Ontario n’étaient pas « de nature criminelle » puisqu’elles ne possédaient ni les caractéristiques essentielles des procédures criminelles ni un objet consistant à rendre compte au public (p. 20). Elles n’entraînaient pas non plus de « véritables conséquences pénales » parce que l’isolement disciplinaire et la perte de réduction de peine méritée ne constituent pas une « peine d’emprisonnement » (p. 2123).
  6.                               Dans son pourvoi, la JHS demande à la Cour d’infirmer l’arrêt Shubley et de conclure que les procédures disciplinaires visant les détenus en Saskatchewan font intervenir l’art. 11 de la Charte. Selon la JHS, les fondements juridiques de l’arrêt Shubley se sont effrités en raison de la jurisprudence ultérieure de la Cour qui a clarifié les exigences relatives aux critères de l’arrêt Wigglesworth et insisté sur l’importance d’acquérir une compréhension fonctionnelle plutôt que formaliste de l’infliction de peines. Selon la JHS, si la Cour infirme l’arrêt Shubley, l’art. 11 devrait s’appliquer aux procédures disciplinaires visant les détenus en Saskatchewan puisqu’elles sont de nature criminelle et qu’elles peuvent entraîner de véritables conséquences pénales.
  7.                               Comme je l’expliquerai, je reconnais que, dans Shubley, l’application du critère de l’arrêt Wigglesworth relatif aux véritables conséquences pénales repose sur des fondements juridiques érodés. La conclusion tirée dans Shubley selon laquelle l’isolement disciplinaire et la perte de réduction de peine méritée ne font pas intervenir l’art. 11, faute d’équivaloir à un emprisonnement, a perdu de la force étant donnée l’orientation constante de la Cour selon laquelle les juges doivent interpréter la Charte de manière libérale plutôt que formaliste, afin de donner effet à l’objet du droit en question. Lorsqu’un détenu risque l’isolement disciplinaire ou la perte d’une réduction de peine méritée, il fait face à une possibilité d’emprisonnement additionnel — une véritable conséquence pénale.
  8.                               L’article 11 s’applique donc aux procédures disciplinaires visant les détenus en Saskatchewan relatives à une « infraction disciplinaire grave ». En conséquence, l’art. 68 du Règlement porte atteinte à l’al. 11d) de la Charte, puisqu’il permet l’infliction d’une peine d’emprisonnement lorsqu’il peut exister un doute raisonnable quant à la culpabilité de l’accusé. De plus, même si j’avais conclu que l’art. 11 ne s’appliquait pas, je suis convaincu que l’art. 68 du Règlement enfreint également l’art. 7 de la Charte. De telles atteintes ne peuvent être justifiées au regard de l’article premier de la Charte.
  9.                               Je suis d’avis d’accueillir l’appel, d’annuler les jugements des juridictions inférieures et de déclarer l’art. 68 du Règlement inopérant.
  1.             Contexte et historique judiciaire
    1.             Contexte
  1.                           Le processus disciplinaire visant les détenus en Saskatchewan est régi par la partie VIII de la Loi et la partie XIII du Règlement. Les infractions disciplinaires sont énumérées à l’art. 54 du Règlement. Ces infractions comprennent les voies de fait, les activités de bande criminalisée, la possession de produits de contrebande et le vol. Des membres désignés du personnel correctionnel sont habilités à régler les questions disciplinaires de manière informelle (art. 71 de la Loi); autrement, ces membres du personnel désignés peuvent porter une accusation à l’égard d’une infraction disciplinaire [traduction] « mineure » ou « grave » (art. 72 de la Loi). L’article 55 du Règlement précise quelles sont les infractions graves. Les comités de discipline utilisent un modèle inquisitoire de recherche des faits et sont tenus de s’assurer que les détenus obtiennent une audience [traduction] « complète et équitable » (art. 60 du Règlement). Les détenus jouissent d’un certain nombre de garanties procédurales, y compris la possibilité de citer des témoins à comparaître et le droit de prendre connaissance de l’acte d’accusation ainsi que de la preuve qui sera utilisée contre eux (art. 56, 61 et 64 du Règlement).
  2.                           Le paragraphe 77(1) de la Loi dispose qu’après avoir conclu qu’un détenu a commis une infraction disciplinaire grave, le comité de discipline peut lui infliger un [traduction] « isolement dans une cellule, une unité ou une zone sécurisée pour une période n’excédant pas 10 jours » (al. 77(1)(d)) ou « la déchéance d’une période maximale de 15 jours de réduction de peine méritée » (al. 77(1)(h)). Conformément à la politique relative aux mesures disciplinaires visant les détenus en Saskatchewan, lorsque des sanctions multiples découlent d’incidents distincts, ces sanctions peuvent être purgées consécutivement, ce qui signifie que la période d’isolement disciplinaire dont est passible le détenu peut excéder 10 jours consécutifs (Ministère des Services correctionnels, de la Sécurité publique et des Services de police – Services de placement, de surveillance et de réadaptation, Inmate Discipline, dernière mise à jour 9 novembre 2023 (en ligne), art. 15.5). Selon la preuve incontestée présentée par le procureur général de la Saskatchewan (« PGS »), en 2019, l’isolement disciplinaire et la perte de réduction de peine méritée représentaient respectivement 39 p. 100 et 0,3 p. 100 des peines infligées aux détenus (affidavit de Lindsay Tokarski, par. 12, reproduit au d.a., p. 79).
  3.                           Les détenus en isolement disciplinaire en Saskatchewan n’ont droit qu’à une heure de sortie par jour pour se doucher, faire de l’exercice et aller à l’extérieur (affidavit de Lindsay Tokarski, par. 13). Pendant les 23 heures restantes de la journée, ils sont confinés à leur cellule. Cela dit, ils continuent d’avoir accès à des soins de santé ainsi qu’au soutien des anciens, des aumôniers et des agents de programme. Durant la période d’isolement, il est possible qu’ils aient un compagnon de cellule, la télévision et l’accès à de la lumière naturelle. La description qui précède reflète la pratique administrative, mais ces conditions ne sont pas garanties par la Loi ou le Règlement.
  4.                           La réduction de peine méritée correspond à un allégement de la peine d’un détenu pour bonne conduite dans un établissement correctionnel. Par application de l’art. 99 de la Loi, un détenu peut obtenir une réduction de peine conformément à la loi canadienne intitulée Loi sur les prisons et les maisons de correction, L.R.C. 1985, c. P20. Aux termes du par. 6(1) de cette loi, règle générale, tout prisonnier purgeant une peine « se voit accorder quinze jours de réduction de peine pour chaque mois au cours duquel il observe les règlements de la prison et les conditions d’octroi des permissions de sortir et participe aux programmes, à l’exception de la libération conditionnelle totale, favorisant sa réadaptation et sa réinsertion sociale [. . .]; pour les fractions de mois, le nombre de jours de réduction de peine se calcule au prorata ».
    1.             Cour du Banc de la Reine de la Saskatchewan, 2021 SKQB 287 (le juge Layh)
  5.                           Le juge saisi de la demande a conclu que l’art. 68 du Règlement ne porte pas atteinte à l’art. 7 de la Charte. Il a entrepris son analyse en faisant remarquer que le PGS avait concédé que l’art. 7 était en jeu parce que l’art. 77 de la Loi énumère des conséquences, dont la perte de réduction de peine méritée et l’isolement disciplinaire, qui sont susceptibles de priver les détenus de leurs libertés résiduelles. La question centrale consistait à savoir si un principe de justice fondamentale exigeait que les infractions disciplinaires soient prouvées hors de tout doute raisonnable avant que ne puissent être infligées de telles conséquences. Selon le juge saisi de la demande, la JHS cherchait à obtenir la reconnaissance d’un nouveau principe de justice fondamentale. Il s’est donc demandé si la preuve hors de tout doute raisonnable dans les procédures disciplinaires visant les détenus satisfait au test établi dans l’arrêt R. c. Malmo-Levine, 2003 CSC 74, [2003] 3 R.C.S. 571, en ce qui a trait à la reconnaissance d’un nouveau principe.
  6.                           Le juge saisi de la demande a commencé son analyse par un examen de la nature des procédures. Il a noté que l’arrêt Shubley avait établi que les procédures disciplinaires visant les détenus ne sont [traduction] « pas de par leur nature même des procédures criminelles » et qu’elles avaient un objet distinct (par. 69; voir aussi le par. 70). Il a estimé que la caractérisation effectuée dans l’arrêt Shubley devait animer et éclairer son analyse portant sur l’art. 7. Il a ensuite rejeté l’argument de la JHS selon lequel les arrêts Pearson et R. c. Demers, 2004 CSC 46, [2004] 2 R.C.S. 489, permettent d’affirmer que la preuve hors de tout doute raisonnable est exigée au regard de l’art. 7 chaque fois que des procédures ont trait à une [traduction] « détermination de culpabilité » (décision du juge saisi de la demande, par. 31 (caractères gras omis)). Le juge saisi de la demande a estimé qu’une telle interprétation [traduction] « élargit la notion de culpabilité » et que ces arrêts renvoyaient uniquement au verdict de culpabilité dans les procédures criminelles (par. 75). Il a insisté sur le fait que de nombreuses procédures outre les procès criminels pouvant donner lieu à des peines sérieuses, telles les audiences en matière de déontologie professionnelle et celles sur la mise en liberté sous caution, n’exigent pas la norme de la preuve hors de tout doute raisonnable.
  7.                           Le juge saisi de la demande s’est ensuite demandé si la gravité des conséquences en question justifiait l’application d’une norme de preuve plus exigeante au regard de l’art. 7. Il s’en est remis à l’opinion de la Cour dans Shubley selon laquelle la perte d’une réduction de peine méritée ne pouvait pas être jugée équivalente à un emprisonnement. Il a également conclu que [traduction] « rien dans la preuve » ne laissait entendre que l’isolement disciplinaire en Saskatchewan est « aussi grave que ce que l’on peut associer a[u] term[e] “isolement cellulaire” » (par. 86). Enfin, il a insisté sur le fait que seule la législation fédérale exige que les infractions disciplinaires commises par des détenus soient prouvées hors de tout doute raisonnable. Cela renforçait l’idée d’absence de [traduction] « consensus sociétal marqué » selon lequel l’application d’une norme de preuve plus exigeante dans les procédures disciplinaires visant les détenus constitue un principe de justice fondamentale (par. 95). Pour ces motifs, le juge saisi de la demande a rejeté la demande fondée sur l’art. 7.
    1.             Cour d’appel de la Saskatchewan, 2022 SKCA 144, 476 D.L.R. (4th) 641 (les juges Schwann, Tholl et McCreary)
  8.                           La Cour d’appel a conclu à l’unanimité que l’art. 68 du Règlement ne porte pas atteinte à l’art. 7 de la Charte. Au lieu de formuler la demande de la JHS comme si cette dernière cherchait à faire reconnaître un nouveau principe de justice fondamentale, la Cour d’appel a formulé la question comme étant celle de décider si la présomption d’innocence s’applique aux procédures disciplinaires visant les détenus et, dans l’affirmative, si elle exige une preuve de culpabilité hors de tout doute raisonnable.
  9.                           En rejetant la demande de la JHS, la Cour d’appel s’est d’abord penchée sur la nature des conséquences auxquelles de telles procédures exposent les détenus, en mettant l’accent sur l’isolement et la perte de réduction de peine méritée. La Cour d’appel a indiqué que le juge saisi de la demande avait déterminé que l’isolement disciplinaire n’était pas [traduction] « équival[ent] » à l’isolement cellulaire, et qu’il pouvait uniquement se prolonger pendant 10 jours (par. 32). Elle a ensuite conclu que la perte de réduction de peine méritée [traduction] « ne correspond pas » à l’infliction d’une période d’emprisonnement additionnelle et qu’elle « n’équivaut pas à plus de temps en prison » (par. 37). Pour ces motifs, la Cour d’appel a conclu que ces conséquences ne sont pas du même ordre que de [traduction] « véritables conséquences pénales », ce qui étayait la thèse selon laquelle les infractions disciplinaires commises par des détenus n’exigent pas la même norme de preuve que les infractions criminelles (par. 40).
  10.                           La Cour d’appel s’est ensuite demandé si la nature des procédures disciplinaires laissait entendre que la présomption d’innocence s’appliquait. En statuant sur cette question, elle a approuvé la décision du juge saisi de la demande de faire une distinction entre le présent litige et les affaires Pearson et Demers. De l’avis de la Cour d’appel, ces deux affaires ont établi que la présomption d’innocence exige une preuve hors de tout doute raisonnable uniquement dans le cas d’infractions criminelles susceptibles d’entraîner de véritables conséquences pénales. Elle a en outre fait remarquer que l’arrêt Pearson avait établi que la présomption d’innocence n’exigeait pas une preuve hors de tout doute raisonnable chaque fois qu’une privation de liberté était susceptible de se produire. La Cour d’appel a également tenu compte de la conclusion tirée dans Shubley selon laquelle les procédures disciplinaires visant les détenus sont de nature administrative plutôt que criminelle. À la lumière de ces considérations, elle a conclu que la présomption d’innocence ne commande pas l’application de la norme de la preuve hors de tout doute raisonnable dans les procédures disciplinaires visant les détenus.
  1.          Questions en litige
  1.                           Le présent pourvoi soulève les questions suivantes :
  1. L’article 68 du Règlement portetil atteinte à l’al. 11d) de la Charte?
  2. L’article 68 du Règlement portetil atteinte à l’art. 7 de la Charte?
  3. En cas d’atteinte à l’art. 7 ou à l’al. 11d), l’art. 68 du Règlement peutil être sauvegardé au regard de l’article premier de la Charte?
  1.          Analyse
    1.             L’alinéa 11d) doit être examiné
  1.                           La JHS reconnaît que la question de savoir si l’art. 68 du Règlement porte atteinte à l’al. 11d) constitue une nouvelle question constitutionnelle soulevée en appel.
  2.                           Dans l’arrêt Guindon c. Canada, 2015 CSC 41, [2015] 3 R.C.S. 3, notre Cour a réitéré qu’elle peut exercer son pouvoir discrétionnaire « d’examiner une nouvelle question de droit dans les cas où elle peut le faire sans qu’il en résulte de préjudice d’ordre procédural pour la partie adverse et où son refus de le faire risquerait d’entraîner une injustice » (par. 22, citant Performance Industries Ltd. c. Sylvan Lake Golf & Tennis Club Ltd., 2002 CSC 19, [2002] 1 R.C.S. 678, par. 33). Il incombe à la JHS de persuader la Cour d’exercer ce pouvoir et d’examiner la nouvelle question au regard de l’ensemble des circonstances (Guindon, par. 23). Par ailleurs, puisque la JHS soulève une nouvelle question constitutionnelle, « [l]a Cour doit être assurée qu’aucun procureur général ne s’est vu privé de la possibilité de s’exprimer [à son sujet] » (ibid.). L’examen de nouvelles questions constitutionnelles en appel est une situation exceptionnelle et la Cour doit en conséquence s’abstenir d’exercer à la légère ou systématiquement son pouvoir discrétionnaire d’examiner de telles questions.
  3.                           À mon avis, il s’agit en l’espèce d’une situation exceptionnelle où il convient que la Cour exerce son pouvoir discrétionnaire et se penche sur la nouvelle question.
  4.                           En ce qui concerne la question du préjudice procédural, rien n’indique que le PGS, ou tout autre procureur général, serait désavantagé si la Cour examinait la nouvelle question. La JHS a produit un avis de question constitutionnelle formulant la nouvelle question le 9 février 2024. Aucun des procureurs généraux intervenants n’a soulevé de réserves au sujet de l’examen de la nouvelle question, et tous ont consacré une bonne part de leurs observations à cette question précise. Le PGS plaide qu’il n’a pas eu la possibilité de déposer des éléments de preuve qui répondent entièrement aux arguments concernant l’al. 11d) et l’article premier (m.i., par. 109 et 164). Cet argument n’est toutefois pas persuasif, car la question de savoir ce que l’art. 7 pourrait exiger dans le contexte disciplinaire en milieu carcéral fait intervenir des considérations semblables à celle que fait intervenir la question de savoir si l’art. 11 entre en jeu. Les deux questions portent à la fois sur la nature des procédures en cause et la mesure dans laquelle la liberté d’un individu est compromise. D’ailleurs, l’éventualité de devoir justifier une atteinte à l’art. 7 au regard de l’article premier était en cause devant les juridictions inférieures.
  5.                           Omettre d’examiner la nouvelle question créerait par ailleurs un risque d’injustice. En effet, ne pas se demander s’il y a atteinte à l’al. 11d) et ne pas considérer la question connexe de savoir si l’arrêt Shubley demeure un précédent valable pourrait entraîner des dépenses et des retards inutiles. Comme je l’ai expliqué, l’analyse effectuée dans Shubley pour savoir si l’art. 11 s’applique dans le contexte disciplinaire en milieu carcéral a une incidence sur la question de savoir si l’art. 68 du Règlement porte atteinte à l’art. 7 de la Charte. Il serait donc inopportun que notre Cour se penche sur la question relative à l’art. 7 sans avoir préalablement examiné le statut de l’arrêt Shubley. Ce risque de dépenses et de retards inutiles représente un intérêt public considérable à ce qu’il soit statué sur la nouvelle question en appel. C’est pourquoi il y a lieu de répondre d’abord à la question de savoir s’il y a atteinte à l’al. 11d).
  6.                           En arrivant à cette conclusion, je précise que je n’établis aucunement un principe d’application élargie lorsque les personnes accusées fondent leurs demandes à la fois sur l’art. 7 et sur l’al. 11d) (voir R. c. J.J., 2022 CSC 28, par. 115). La méthode employée pour examiner les allégations d’atteintes à la Charte est éminemment contextuelle et tributaire des faits (ibid.; R. c. Mentuck, 2001 CSC 76, [2001] 3 R.C.S. 442, par. 37). Il demeure vrai que l’art. 7 et l’al. 11d) sont « inextricablement liés » (R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577, p. 603).
    1.             Il y a atteinte au droit protégé à l’al. 11d) de la Charte
      1.           La portée de l’art. 11
  7.                           L’article 11 de la Charte énumère une série de droits dont bénéficie « [t]out inculpé ». Dans l’arrêt Wigglesworth, la Cour a établi deux critères permettant de déterminer quelles « infractions » déclenchent la protection de l’art. 11. Premièrement, l’art. 11 peut être invoqué lorsque les procédures en cause sont « de nature criminelle » (p. 559). Ce type de procédures « vise à promouvoir l’ordre et le bienêtre publics dans une sphère d’activité publique » et il fait contraste par rapport aux « affaires privées, internes ou disciplinaires qui sont de nature réglementaire, protectrice ou corrective » (p. 560). Deuxièmement, l’art. 11 peut être invoqué lorsque les procédures sont susceptibles d’entraîner l’infliction de « véritables conséquences pénales » (p. 561). De telles conséquences comprennent « l’emprisonnement » ou « une amende qui par son importance semblerait imposée dans le but de réparer le tort causé à la société en général plutôt que pour maintenir la discipline à l’intérieur d’une sphère d’activité limitée » (ibid.).
  8.                           La principale distinction entre les deux critères de l’arrêt Wigglesworth a été expliquée dans l’arrêt Guindon. Dans cette affaire, la Cour a souligné que « [l]e critère de la nature criminelle s’attache au processus, alors que celui de la [véritable] conséquence pénale se focalise sur l’effet possible de la disposition sur la personne visée par la procédure » (par. 50).
  9.                           En ce qui concerne le critère de la nature criminelle, l’analyse porte non pas sur les actes sous-jacents à l’origine des procédures, mais bien sur l’objet et les attributs des procédures en tant que telles (Martineau c. M.R.N., 2004 CSC 81, [2004] 3 R.C.S. 737, par. 24 et 2832; Guindon, par. 45). La présence de circonstances analogues aux attributs propres aux procès criminels comme ceux qui suivent pourrait laisser croire que la procédure en cause est de nature criminelle : une accusation, une dénonciation, une arrestation, une sommation à comparaître et un casier judiciaire qui en résulte (Martineau, par. 45; Goodwin c. Colombie-Britannique (Superintendent of Motor Vehicles), 2015 CSC 46, [2015] 3 R.C.S. 250, par. 43). Une procédure peut être de nature criminelle même dans des circonstances où elle remplit une fonction publique de reddition de compte au public et une fonction privée à caractère disciplinaire (voir R. c. Généreux, [1992] 1 R.C.S. 259, p. 281). L’objet des pénalités infligées peut aussi jeter un éclairage dans l’évaluation du critère de la nature criminelle, mais il est souvent réservé à l’évaluation du critère de la véritable conséquence pénale afin d’éviter une « répétition inutile » (Guindon, par. 52; voir aussi le par. 46).
  10.                           Fait important pour le cas qui nous occupe, il est « toujours » satisfait au critère de la véritable conséquence pénale lorsque l’emprisonnement est susceptible d’être infligé (Guindon, par. 76). D’autres pénalités, telles les amendes et les sanctions pécuniaires, peuvent constituer de véritables conséquences pénales dans la mesure où elles sont punitives « par [leur] objet ou [leur] effet » (ibid.). Il est possible de dégager l’objet punitif d’une sanction lorsque celleci est dictée par les principes de détermination de la peine en matière criminelle plutôt que par des considérations réglementaires (ibid.; Martineau, par. 62). Les effets d’une sanction peuvent être considérés comme punitifs après qu’elle a été « évaluée à l’aune du comportement en cause et de l’objectif de réglementation » en question (Goodwin, par. 46). Lorsque les effets d’une sanction sont « disproportionné[s] » par rapport à ce qui est requis pour accomplir l’objectif réglementaire, il est probable que cette sanction constitue une véritable conséquence pénale (Guindon, par. 77).
  11.                           Comme je l’expliquerai plus loin, la principale question à trancher en l’espèce est celle de savoir si l’isolement disciplinaire et la perte d’une réduction de peine méritée constituent des formes d’« emprisonnement » pour l’application du critère de la véritable conséquence pénale. Lorsqu’on considère l’emprisonnement de manière fonctionnelle plutôt que formaliste, il convient de répondre à cette question par l’affirmative.
    1.           Le statut juridique de l’arrêt Shubley
  12.                           Si l’arrêt Shubley demeure un précédent contraignant, nous devons conclure que l’isolement disciplinaire et la perte d’une réduction de peine méritée ne constituent pas de véritables conséquences pénales. La JHS soutient toutefois que cet arrêt doit être infirmé pour deux raisons : a) le recours à l’art. 7 de la Charte pour accorder aux détenus des protections procédurales lors des procédures disciplinaires s’est avéré impraticable; b) il y a eu érosion des assises juridiques de l’arrêt Shubley. Je suis d’accord avec la JHS pour dire qu’il y a lieu d’infirmer cet arrêt en ce qui concerne son application du critère de la véritable conséquence pénale, car il repose sur des fondements juridiques qui se sont effrités. Il n’est pas nécessaire de répondre à l’affirmation relative au caractère impraticable, ni de se prononcer sur les fondements juridiques de l’arrêt Shubley en ce qui concerne son application du critère de la nature criminelle.
  13.                           La décision d’écarter un précédent de notre Cour ne doit pas être prise à la légère. Il en est ainsi parce que le respect des précédents favorise les valeurs telles la certitude et la prévisibilité du droit (R. c. Sullivan, 2022 CSC 19, [2022] 1 R.C.S. 460, par. 64). Cependant, il peut arriver dans certaines circonstances exceptionnelles qu’une raison impérieuse l’emporte sur les avantages de suivre un précédent et justifie de s’en écarter (voir R. c. Chaulk, [1990] 3 R.C.S. 1303, p. 13521353, le juge en chef Lamer, citant R. c. Bernard, [1988] 2 R.C.S. 833, p. 849, le juge en chef Dickson, dissident, mais non sur ce point). Il est incontestable qu’une telle raison se présente lorsque le fondement du précédent en question a été érodé par un changement juridique important (voir R. c. Edwards, 2024 CSC 15, par. 66; Canada (Procureur général) c. Power, 2024 CSC 26, par. 98; voir aussi Clark c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, [1988] 2 R.C.S. 680, p. 704).
  14.                           L’arrêt Shubley correspond à ce type de précédent. Lorsque cet arrêt est replacé parmi la multitude de décisions subséquentes de notre Cour portant sur l’interprétation de la Charte, il apparaît clairement que le raisonnement qui sous-tend son application du critère de la véritable conséquence pénale reposait sur une méthode d’interprétation formaliste ayant systématiquement été écartée depuis.
  15.                           Notre Cour a déjà infirmé des précédents qui avaient adopté une méthode d’interprétation de la Charte démesurément formaliste (voir, p. ex., R. c. Beaulac, [1999] 1 R.C.S. 768, par. 1625; Health Services and Support — Facilities Subsector Bargaining Assn. c. Colombie-Britannique, 2007 CSC 27, [2007] 2 R.C.S. 391, par. 30; Québec (Procureur général) c. A, 2013 CSC 5, [2013] 1 R.C.S. 61, par. 338347, la juge Abella, dissidente, mais non sur ce point).
  16.                           L’interprétation du droit devient formaliste lorsqu’une importance excessive est accordée à des questions de forme au détriment de la substance. Lorsque le formalisme l’emporte, l’interprétation du droit se transforme en un « processus de classification mécanique et stérile », qui empêche la loi d’accomplir l’objet qui la soustend et fait fi du principe selon lequel la compréhension des concepts juridiques doit être adaptée aux différents contextes sociaux (voir R. c. Turpin, [1989] 1 R.C.S. 1296, p. 1332).
  17.                           Éviter le formalisme prend une importance accrue dans l’interprétation constitutionnelle parce qu’une constitution « vise à fournir un cadre permanent à l’exercice légitime de l’autorité gouvernementale et, lorsqu’on y joint une Déclaration ou une Charte des droits, à la protection constante des droits et libertés individuels » (Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, p. 155). Pour cette raison, notre Cour a insisté sur le fait que l’interprétation d’un droit de la Charte doit « être libérale plutôt que formaliste et viser à réaliser l’objet de la garantie » (R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, p. 344).
  18.                           L’application du critère de la véritable conséquence pénale dans l’arrêt Shubley était formaliste d’une manière telle qu’elle cadre dorénavant difficilement avec le paysage juridique relatif à l’interprétation de la Charte. Dans cette affaire, un détenu faisait valoir que sa sanction d’isolement disciplinaire, jumelée à la possibilité qu’il perde une réduction de peine méritée, constituait une forme d’emprisonnement et équivalait donc à une véritable conséquence pénale. Sur la question de l’isolement disciplinaire, les juges majoritaires ont simplement déclaré que le détenu avait subi un « isolement cellulaire pendant cinq jours et [. . .] une diète spéciale pourvoyant aux besoins alimentaires essentiels » et que cela ne constituait pas un emprisonnement (p. 21). Sur la question de la perte de la réduction de peine méritée, ils ont rejeté l’argument selon lequel cela constituait un emprisonnement, en faisant observer que, techniquement, la réduction de peine « ne raccourcit pas une sentence d’emprisonnement » (p. 22). Les juges majoritaires ont souligné que l’isolement disciplinaire et la perte d’une réduction de peine méritée se limitent « à la façon dont le détenu doit purger sa peine » et qu’ils ne comportent « ni amende, ni peine d’emprisonnement » (p. 23 (je souligne)). Ce faisant, ils ont clairement indiqué que l’arrêt Wigglesworth avait établi selon eux que seules les peines d’emprisonnement en tant que telles pouvaient répondre au critère de la véritable conséquence pénale, à l’exclusion de toute autre forme d’emprisonnement infligé par l’État.
  19.                           En assimilant le concept d’emprisonnement à la peine d’emprisonnement en tant que telle dans l’arrêt Shubley, les juges majoritaires ont restreint la portée de la conclusion de l’arrêt Wigglesworth selon laquelle « l’emprisonnement » correspond à une véritable conséquence pénale qui déclenche toujours l’application de l’art. 11 de la Charte. Cette interprétation étroite représentait une fixation sur la forme dans laquelle l’emprisonnement est normalement, mais pas toujours, infligé en vertu de la loi. Comme je l’expliquerai, une interprétation fonctionnelle de l’emprisonnement qui définit la sanction à la lumière de ses attributs substantiels est nécessaire pour donner effet à l’objet de l’art. 11 en matière de protection de la liberté.
  20.                           Au cœur de l’interprétation de l’« emprisonnement » dans l’arrêt Shubley se trouve une adhésion formaliste à la distinction qui existe en droit criminel entre la peine d’emprisonnement infligée à une personne et les conditions d’emprisonnement, une distinction que la jurisprudence subséquente relative à la Charte est venue atténuer (voir L. Kerr, « Contesting Expertise in Prison Law » (2014), 60 R.D. McGill 43, p. 6263). Les conditions d’emprisonnement ont traditionnellement été comprises comme relevant des établissements correctionnels, et non des tribunaux (voir R. c. Zinck, 2003 CSC 6, [2003] 1 R.C.S. 41, par. 18). Cette approche abstentionniste des tribunaux à l’égard des conditions d’emprisonnement découle en partie du fait que la common law a historiquement considéré qu’une déclaration de culpabilité avec condamnation à l’emprisonnement emportait « privation de droits » pour le détenu (May c. Établissement Ferndale, 2005 CSC 82, [2005] 3 R.C.S. 809, par. 23).
  21.                           Cependant, au fil du temps, les tribunaux canadiens en sont venus à reconnaître qu’« une personne emprisonnée conserve tous ses droits civils autres que ceux dont elle a été expressément ou implicitement privée par la loi » (Solosky c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 821, p. 839). Cette évolution a graduellement amené à reconnaître que, lorsque les conditions d’emprisonnement d’un détenu ont une incidence sur les intérêts sousjacents que certains droits visés par la Charte cherchent à protéger, les tribunaux peuvent se distancier de la distinction formaliste entre peine et conditions d’emprisonnement et intervenir afin de donner effet à l’objet de la Charte. Bien que l’importance de se distancier de cette distinction a été reconnue par la jurisprudence relative à la Charte antérieure à l’arrêt Shubley, cette approche a pris de l’ampleur dans les décisions subséquentes de la Cour.
  22.                           À titre d’exemple, l’al. 10c) de la Charte garantit à chacun le droit « de faire contrôler, par habeas corpus, la légalité de sa détention et d’obtenir, le cas échéant, sa libération ». Dans l’arrêt de principe R. c. Miller, [1985] 2 R.C.S. 613, la Cour devait décider si l’habeas corpus constituait un recours pour contester la validité de l’incarcération d’un détenu dans une unité spéciale de détention, décrite comme étant une « forme particulièrement sévère de ségrégation » (p. 617). Compte tenu de la distinction traditionnelle entre la peine d’emprisonnement et les conditions d’emprisonnement, de l’incertitude subsistait concernant la question de savoir si le bref d’habeas corpus pouvait uniquement servir à contester la détention d’un individu lorsque la libération de cette détention lui rendait sa « liberté totale » (p. 634). En rejetant cette approche étriquée, le juge Le Dain a reconnu que le bref devait être adapté de manière à refléter les « réalités modernes de la détention en milieu carcéral » et l’importance de « contester les privations de liberté » (p. 641). En conséquence, il a conclu que l’habeas corpus devait permettre de « contester la validité d’une forme distincte de détention dans laquelle la contrainte physique réelle ou la privation de liberté, par opposition à la simple perte de certains privilèges, est plus restrictive ou sévère que cela est normalement le cas dans un établissement carcéral » (ibid.). Ce raisonnement a été appliqué dans le pourvoi connexe Morin c. Comité national chargé de l’examen des cas d’unités spéciales de détention, [1985] 2 R.C.S. 662, ainsi qu’à d’autres circonstances de ségrégation administrative dans l’autre pourvoi connexe Cardinal c. Directeur de l’établissement Kent, [1985] 2 R.C.S. 643.
  23.                           Cette trilogie jurisprudentielle a établi de façon claire et nette que l’habeas corpus pouvait « libérer des détenus d’une “prison au sein d’une prison” » (May, par. 27). Elle a aussi établi les fondements de l’arrêt Dumas c. Centre de détention Leclerc, [1986] 2 R.C.S. 459, qui a clarifié que l’habeas corpus est un recours permettant de contester trois différents types de privations de liberté : « . . . la privation initiale de liberté, une modification importante des conditions d’incarcération qui équivaut à une nouvelle privation de liberté et la continuation de la privation de liberté » (p. 464). À la suite de l’arrêt Shubley, la Cour a continué de recourir à l’approche large adoptée dans l’arrêt Dumas en considérant que l’habeas corpus ne constitue pas [traduction] « un recours statique, étroit et formaliste » et qu’il doit évoluer de manière à ce qu’il puisse remplir sa fonction visant à prévenir les restrictions abusives à la liberté (May, par. 21, citant Jones c. Cunningham, 371 U.S. 236 (1962), p. 243; voir aussi Canada (Sécurité publique et Protection civile) c. Chhina, 2019 CSC 29, [2019] 2 R.C.S. 467, par. 19).
  24.                           Cette évolution de la jurisprudence sur l’habeas corpus a, postérieurement à l’arrêt Shubley, influencé la portée du droit à la liberté protégé par l’art. 7 de la Charte. À titre d’exemple, dans Cunningham c. Canada, [1993] 2 R.C.S. 143, la Cour a examiné si une modification rétrospective du système de libération conditionnelle portait atteinte à l’art. 7. En se fondant sur le raisonnement de l’arrêt Dumas, elle a confirmé qu’un contrevenant a une attente en matière de liberté qui est fondée sur le système de libération conditionnelle en place au moment de la détermination de la peine et qu’une « modification importante » qui contrecarre cette attente peut constituer une privation de liberté pour les fins de l’application de l’art. 7 (p. 151; voir aussi la p. 150). Ce faisant, la Cour a explicitement rejeté l’argument formaliste selon lequel, dès lors qu’un détenu est incarcéré, il ne peut plus y avoir « d’autre atteinte à sa liberté » (p. 148). Cet argument « simplifi[ait] à l’extrême le concept de liberté » en cherchant à conserver une distinction rigide entre la peine et les conditions de détention (ibid.).
  25.                           Les modifications dans les conditions de détention ont aussi fait l’objet d’un examen constitutionnel au regard de l’al. 11h) de la Charte. Dans Canada (Procureur général) c. Whaling, 2014 CSC 20, [2014] 1 R.C.S. 392, la Cour a décidé que certains changements rétrospectifs dans les conditions de détention peuvent constituer une « peine » en violation de la protection consacrée à l’al. 11h) de la Charte contre le double péril, selon la mesure dans laquelle ces changements contrecarrent « l’attente légitime en matière de liberté » du détenu en cause (par. 60). En formulant cette conclusion, la Cour a élargi le test applicable à la « peine » limité auparavant à « [l’arsenal] des sanctions » qui pouvaient être infligées durant le processus criminel de détermination de la peine (par. 50 (texte entre crochets dans l’original), citant R. c. Rodgers, 2006 CSC 15, [2006] 1 R.C.S. 554, par. 62 et 65). La Cour a tranché en ce sens puisqu’une « mesure a pour effet d’aggraver la peine sur le plan, sinon formel, du moins fonctionnel » lorsque le risque d’un accroissement de la période d’incarcération est considérablement accru par les changements rétrospectifs aux conditions de détention (par. 52; voir aussi le par. 63).
  26.                           L’adoption par l’arrêt Whaling d’une interprétation libérale et téléologique de la Charte a par la suite incité notre Cour à reformuler le test applicable à la « peine » au regard des al. 11h) et i) pour « assimiler une mesure à une peine afin de conférer un rôle plus clair et plus important à la prise en compte de l’incidence de la sanction » (R. c. K.R.J., 2016 CSC 31, [2016] 1 R.C.S. 906, par. 41; voir aussi les par. 3640).
  27.                           Ces causes ont un fil conducteur, soit que, lorsqu’elle a interprété la portée des différents droits protégés par la Charte, y compris ceux visés à l’art. 11, la Cour a rejeté les interprétations formalistes qui visaient à préserver une distinction rigide entre la peine et les conditions de détention. La Cour a plutôt préconisé une approche téléologique de l’interprétation constitutionnelle qui confère une réelle protection aux intérêts sousjacents que le droit en cause visé par la Charte cherche à protéger.
  28.                           Depuis la publication de l’arrêt Shubley, la Cour n’a jamais confirmé que la notion d’« emprisonnement » au sens où il faut l’entendre pour l’application du critère de la véritable conséquence pénale est restreinte à une peine formelle d’emprisonnement (voir, p. ex., Martineau, par. 57; Guindon, par. 76). À mon avis, il en est ainsi parce que l’application par l’arrêt Shubley du critère de la véritable conséquence pénale ne convient plus dans le contexte plus large de la jurisprudence de la Cour. Elle ne tient pas compte du fait que, prise dans son sens fonctionnel, la notion d’emprisonnement est suffisamment large pour viser à la fois les érosions considérables des libertés résiduelles d’un détenu (c.àd. l’isolement disciplinaire) et les extensions de la durée de son emprisonnement (c.àd. la perte de sa réduction de peine méritée). Il est désormais nécessaire de s’écarter d’une distinction formaliste entre la peine et les conditions d’emprisonnement afin de veiller à ce que l’objet fondamental de l’art. 11, à savoir la protection de la liberté, soit solidement protégé. Pour ce motif, la conclusion de l’arrêt Shubley sur le critère de la véritable conséquence pénale ne devrait plus être considérée comme étant contraignante.
  29.                           En réitérant l’engagement de la Cour envers une interprétation constitutionnelle téléologique de la portée de l’art. 11, je souligne qu’il « importe de ne pas aller audelà de l’objet véritable du droit ou de la liberté en question » (Big M Drug Mart Ltd., p. 344). L’arrêt Wigglesworth illustre comment l’objet d’une disposition peut exercer cette fonction restrictive dans le cadre d’une interprétation constitutionnelle, et il demeure valable. Dans cet arrêt, la Cour a adopté une « définition quelque peu restreinte de la disposition liminaire de l’art. 11 » pour éviter que la portée de la protection offerte par les droits visés par cette disposition ne soit modifiée en fonction du type de procédure dont le tribunal est saisi (p. 558). Un tel effet aurait risqué de créer un manque de prévisibilité et de clarté dans l’évolution de la jurisprudence relative à l’art. 11, ce qui aurait contrecarré son objet, à savoir offrir de solides protections procédurales à ceux qui sont inculpés d’infractions criminelles ou qui autrement « peuvent très bien subir une privation de liberté » par suite de l’exercice du pouvoir de poursuite de l’État (ibid.). Pour ce motif, il a été statué que l’art. 11 ne s’applique qu’aux « plus graves infractions que nous connaissons dans notre droit, c.àd. les affaires criminelles et pénales » (ibid. (je souligne)).
  30.                           Comme la Cour l’a reconnu dans K.R.J., le critère de la véritable conséquence pénale décrit dans Wigglesworth établit un « seuil indéniablement élevé » qui cherche à donner effet à l’objet de l’art. 11 en limitant le nombre d’infractions non criminelles déclenchant l’application des protections procédurales les plus robustes de notre système juridique (par. 38). Toutefois, en fixant ce seuil élevé, l’arrêt Wigglesworth n’a pas laissé entendre que les sanctions reconnues comme de véritables conséquences pénales, comme l’emprisonnement, devaient être interprétées de manière formaliste. Une telle interprétation de ces sanctions minerait la reconnaissance dans cet arrêt selon laquelle, lorsque des infractions non criminelles peuvent entraîner l’infliction de véritables conséquences pénales, l’art. 11 devrait s’appliquer pour donner effet à son objet, à savoir la protection de la liberté. L’adoption d’une interprétation formaliste des sanctions reconnues comme de véritables conséquences pénales risquerait de contrecarrer cet objet en permettant que l’étiquette apposée sur ces sanctions, plutôt que leur impact sur la liberté individuelle, détermine si l’art. 11 doit s’appliquer.
  31.                           Je vais maintenant expliquer pourquoi des infractions disciplinaires graves en Saskatchewan peuvent entraîner l’infliction de sanctions qui constituent une forme d’emprisonnement, et ainsi franchir le seuil du critère de la véritable conséquence pénale établi par Wigglesworth.
    1.           L’article 11 s’applique aux infractions punissables par l’isolement disciplinaire ou par la perte de réduction de peine méritée
      1.              Interprétation du terme « emprisonnement »
  32.                           La question centrale à trancher dans le présent pourvoi est celle de savoir si les sanctions que constituent l’isolement disciplinaire et la perte de réduction de peine méritée constituent des formes d’« emprisonnement », satisfaisant de ce fait au critère de la véritable conséquence pénale et déclenchant l’application des protections prévues à l’art. 11 de la Charte. Pour répondre à cette question, il faut clarifier le sens du terme « emprisonnement » dans le contexte du critère de la véritable conséquence pénale établi par Wigglesworth.
  33.                           À l’audience, le PGS a décrit l’emprisonnement comme une notion [traduction] « binaire » et il a suggéré qu’un individu qui est incarcéré ne peut pas être davantage emprisonné (transcription, jour 2, p. 36). C’est pourquoi le PGS soutient que l’infliction d’un isolement disciplinaire ou d’une perte de réduction de peine méritée ne saurait être assimilée à des formes d’emprisonnement qui déclenchent l’application de l’art. 11 de la Charte. Or, ce raisonnement est fondé sur la distinction formaliste entre la peine et les conditions d’emprisonnement que, comme je l’ai déjà mentionné, la Cour a écartée lorsqu’elle a interprété la portée d’autres protections conférées par la Charte.
  34.                           Je donnerais plutôt suite à l’invitation de la JHS et j’adopterais la définition de l’emprisonnement proposée par le juge Cory dans ses motifs dissidents dans l’affaire Shubley. Cette définition était la suivante : « . . . la négation de la liberté de mouvement et l’isolement d’un détenu » (p. 11). Il a donc défini le concept de l’emprisonnement en faisant référence à ses attributs substantiels, plutôt que de s’attacher indûment à la forme sous laquelle une telle conséquence est souvent infligée.
  35.                           L’adoption de cette définition fonctionnelle de l’emprisonnement donne effet à l’objectif de protection de la liberté de l’art. 11. L’emprisonnement satisfait toujours au critère de la véritable conséquence pénale et il fait donc systématiquement intervenir les protections garanties à l’art. 11 parce qu’il constitue « la privation de liberté la plus grave dans notre droit » (Wigglesworth, p. 562). À ce titre, suivant le critère de la véritable conséquence pénale de Wigglesworth, l’emprisonnement doit comprendre les sanctions infligées par l’État qui, compte tenu de leurs attributs, constituent une privation de liberté au moins aussi grave que la peine initiale d’emprisonnement. Il est nécessaire d’adopter cette approche pour garantir que l’État ne puisse pas simplement étiqueter des formes d’emprisonnement à l’aide d’euphémismes afin de contourner l’application de l’art. 11 de la Charte.
  36.                           Pour déterminer s’il y a une équivalence dans la sévérité entre une peine d’emprisonnement et la sanction en cause, il faut tenir compte du fait qu’une peine d’emprisonnement peut comprendre des peines non carcérales assorties des mêmes caractéristiques de limiter considérablement la liberté de mouvement d’un individu et de le tenir à l’écart des autres. À titre d’exemple, certaines dispositions du Code criminel, L.R.C. 1985, c. C46, traitent les peines conditionnelles comme des peines d’emprisonnement (voir, p. ex., R. c. Proulx, 2000 CSC 5, [2000] 1 R.C.S. 61, par. 29). La Cour a appelé ces peines des « emprisonnement[s] sans incarcération » (R. c. Wu, 2003 CSC 73, [2003] 3 R.C.S. 530, par. 25).
    1.              L’isolement disciplinaire et la perte de réduction de peine méritée constituent des formes d’emprisonnement
  37.                           En l’espèce, nous sommes face à des sanctions qui limitent la liberté de mouvement d’un individu et qui le tiennent à l’écart des autres à un degré qui est au moins équivalent à celui d’une peine d’emprisonnement.
  38.                           Comme le juge Cory l’a expliqué dans l’arrêt Shubley, l’isolement disciplinaire et la perte de réduction de peine méritée correspondent à une définition fonctionnelle de l’emprisonnement et constituent donc de véritables conséquences pénales. La pratique de l’isolement disciplinaire fait appel à l’utilisation de « prisons à l’intérieur des prisons » et, lorsqu’il est infligé, entraîne en réalité « une violation supplémentaire de tout ce qu’un détenu peut conserver de libertés résiduelles » (p. 9). De même, la perte de réduction de peine méritée constitue un emprisonnement, parce qu’elle a pour effet de prolonger la période d’incarcération de l’individu visé, et donc de prolonger la période durant laquelle la « liberté de mouvement et la capacité d’interagir avec autrui » est réduite (p. 11).
  39.                           Un aperçu historique de la perception au Canada de l’isolement disciplinaire et de la perte de réduction de peine méritée étaie la conclusion du juge Cory et permet de comprendre comment ces deux sanctions ont souvent été perçues comme des privations de liberté exceptionnellement graves pour ceux qui sont déjà des détenus. Contrairement à la plupart des autres sanctions infligées aux détenus, les deux dont il est question ici limitent considérablement la liberté de mouvement du détenu en cause tout en exacerbant ou en prolongeant sa mise à l’écart de la société. En réduisant la portée de l’« incarcération » suivant le critère de la véritable conséquence pénale de Wigglesworth à une peine formelle d’incarcération, les juges majoritaires dans Shubley n’ont pas valablement tenu compte de cet historique.
    1.               Isolement disciplinaire
  40.                           Le recours à l’isolement comme mesure disciplinaire à l’encontre de détenus existe au sein des établissements correctionnels canadiens depuis que le premier pénitencier a ouvert ses portes à Kingston en 1835. La loi applicable à l’époque faisait référence à la possibilité que les individus soient [traduction] « confinés en isolement pour mauvaise conduite dans le pénitencier » (An Act to provide for the Maintenance and Government of the Provincial Penitentiary, S.U.C. 1834, 4 Will. 4, c. 37, art. 27).
  41.                           Depuis ce temps, l’isolement disciplinaire a systématiquement été perçu comme une forme distincte d’emprisonnement au sein des établissements correctionnels. À titre d’exemple, après avoir appris que le pénitencier de Kingston avait mis en place un système cruel de châtiments corporels pour faire régner la discipline chez les détenus, la Commission Brown a recommandé en 1849 que les violations persistantes du règlement soient plutôt punies par l’isolement (Rapports des commissaires chargés de s’enquérir de la conduite, discipline et régie du pénitentiaire provincial, p. 288). Dans un passage sur l’isolement, la Commission a noté que « l’esprit humain n’est pas capable de souffrir et endurer l’emprisonnement prolongé que nécessite ce système » (p. 286 (je souligne)).
  42.                           Les autorités carcérales ont continué à recourir à l’isolement disciplinaire après la Confédération. Les premiers règlements encadrant les mesures disciplinaires pris en vertu de l’Acte des pénitenciers de 1868, S.C. 1868, c. 75, autorisaient [traduction] « [l]e confinement en cellule ou en isolement assorti du régime que le médecin jugera suffisant, compte tenu de la constitution du condamné et de la durée du confinement » (Rules and Regulations for the Government of the Penitentiaries of the Dominion of Canada (1870), art. 361, cité dans M. Jackson, Prisoners of Isolation : Solitary Confinement in Canada (1983), p. 40). Dans son rapport annuel pour l’année 18911892, l’inspecteur des pénitenciers a décrit les cellules d’isolement comme « le cachot » (Rapport du ministre de la Justice sur les pénitenciers du Canada pour l’exercice clos le 30 juin 1892, reproduit dans Documents de la session, vol. XXVI, no 10, 3e sess., 7e lég., 1893, no 18, p. xiv). En outre, bien qu’il ait perçu cette « punition » comme, « en général, méritée », il était d’avis que, si le « [cachot] ne produit pas l’effet désiré, une plus longue détention de ce genre ne fait généralement qu’augmenter chez le coupable l’endurcissement, l’obstination et la résistance à l’autorité » et devrait donc être évitée (ibid.).
  43.                           En 1894, la construction d’un ensemble de cellules destinées à servir pour l’isolement a été complétée dans le pénitencier de Kingston. Ces cellules portaient le nom officiel de [traduction] « Prison d’isolement » (Jackson, p. 3637). La réglementation adoptée en 1893 énonçait les critères qui justifiaient d’y placer un détenu :

 [traduction] Tout détenu dont la conduite est jugée abusive, ou qui persiste à désobéir aux règles et règlements de la prison ou dont on juge qu’il exerce une influence néfaste sur les autres détenus, peut être emprisonné dans la Prison d’isolement pour une période indéfinie qui ne peut excéder ce qu’il reste au détenu à purger de sa peine. [Je souligne.]

 (Jackson, p. 37, citant Rules and Regulations Respecting Prisoners of Isolation and the Punishment and Government of Convicts, art. 1.)

  1.                           De même, tout au long du 20e siècle, les rapports du gouvernement ont reconnu la qualité distinctive de l’isolement disciplinaire. Le rapport Swackhamer de 1972 faisait figurer « l’isolement » parmi les sanctions qui, comme la perte de réduction de peine méritée et l’infliction de châtiments corporels, justifiaient un droit d’appel si elles étaient infligées (Rapport de la Commission d’enquête sur le soulèvement survenu au pénitencier de Kingston, en avril 1971, p. 58). Le rapport Vantour de 1975 a reconnu la fonction distincte de l’isolement disciplinaire, affirmant qu’il « ne sert finalement qu’à isoler le détenu pour une courte période et signifie la dénonciation de son comportement » (Rapport du Groupe d’étude sur la dissociation, p. 74). Le rapport Vantour soulignait aussi que l’isolement disciplinaire peut avoir une incidence sur la durée de l’emprisonnement d’un individu, parce qu’on « suppose qu’il ne bénéficiera pas de sa rémission méritée pour la période où il a été dissocié » (p. 81).
  2.                           De même, le Document de travail no 5 de 1987 sur la révision du droit correctionnel a noté que « l’isolement disciplinaire est toujours considéré comme la mesure disciplinaire la plus sévère dont disposent les autorités carcérales » (« Les autorités correctionnelles et les droits des détenus », dans Solliciteur général Canada, Comment a été façonnée la réforme correctionnelle au Canada : Documents de travail sur la révision du droit correctionnel, de 1986 à 1988 (2002), 199, p. 243). On y note également que les tribunaux sont intervenus de plus en plus dans les affaires disciplinaires relatives aux détenus parce que « les sanctions infligées aux détenus reconnus coupables de manquements à la discipline peuvent [. . .] influer considérablement sur les conditions de détention (par exemple, en cas d’isolement disciplinaire) » (p. 231).
  3.                           Cet historique révèle que l’isolement disciplinaire a toujours été perçu comme une forme particulièrement sévère de sanction contre les détenus. Bien que les conditions de cet isolement aient évolué au fil du temps, cette forme de sanction, par sa nature même, a pour effet de restreindre considérablement la liberté de mouvement d’un détenu tout en limitant radicalement sa capacité d’interagir avec autrui. Comme la Cour l’a reconnu dans l’arrêt Cardinal, quelle que soit la façon de désigner l’isolement d’un détenu, « l’effet sur [lui] est le même » (p. 654).
  4.                           Ces effets se font sentir dans le recours à l’isolement disciplinaire en Saskatchewan. Le PGS concède que, lorsque des détenus y sont soumis, ils ne sont autorisés à sortir de leur cellule qu’une heure par jour. Durant les 23 autres heures de la journée, ils demeurent dans leur cellule. Bien que certains d’entre eux aient un compagnon de cellule, un téléviseur et de la lumière naturelle, d’autres n’en ont pas. Lorsqu’il y a des préoccupations en matière de sécurité, les détenus peuvent être isolés dans des unités plus sécurisées. Ainsi, le recours à l’isolement disciplinaire en Saskatchewan comporte les caractéristiques fondamentales de limiter considérablement la liberté de mouvement résiduelle du détenu et d’exacerber son isolement de la société. Elle constitue donc une forme distincte d’emprisonnement.
    1.             Perte de réduction de peine méritée
  5.                           La réduction de peine est utilisée par les établissements correctionnels canadiens depuis l’adoption de l’Acte des pénitenciers de 1868, qui a mis en place un régime de réduction de la peine d’un détenu pour l’encourager « à se bien conduire, et à travailler avec soin et diligence » (art. 62; voir aussi D. P. Cole et A. Manson, Release From Imprisonment : The Law of Sentencing, Parole and Judicial Review (1990), p. 163). Depuis l’adoption de cette loi, les rapports gouvernementaux ont systématiquement reconnu que la réduction de peine d’un détenu constituait de facto une réduction de sa peine d’emprisonnement et, par extension, que sa perte constitue un prolongement de sa peine.
  6.                           À titre d’exemple, la Commission Archambault a décrit la réduction de peine méritée comme la « remise d’une partie de [la] peine » du détenu (Rapport de la Commission royale d’enquête sur le système pénal du Canada (1938), p. 112). La Commission a en outre expliqué que « [q]uand on accorde à un prisonnier la remise de sa peine, il a le droit d’être renvoyé et libéré, mais il reste sujet, pour inconduite, à l’annulation » de la remise (p. 242). Dans un passage où elle traitait d’un règlement qui refusait l’octroi de réductions de peine à ceux qui étaient incapables d’effectuer du travail, la Commission en a décrit les effets dans les termes suivants : « . . . un prisonnier malade purge une sentence plus longue qu’un prisonnier en bonne santé, bien que sa conduite ait été exemplaire » (p. 245).
  7.                           Puisqu’il reconnaissait combien les intérêts en jeu en matière de liberté étaient considérables lorsqu’il y avait perte de réduction de peine, le rapport Swackhamer a recommandé qu’il s’agisse d’une des quelques sanctions, avec l’isolement disciplinaire, qui, si elle est infligée, puisse faire l’objet d’un appel (p. 58). En outre, dans le Rapport au Parlement de 1977 du Souscomité sur le régime d’institutions pénitentiaires au Canada (un souscomité du Comité permanent de la justice et des questions juridiques), en traitant des difficultés auxquelles font face les détenus pour calculer la durée de leur peine, le sous-comité a écrit que la durée de chacune des peines « dépend à son tour des formules réglementaires de calcul de la remise statutaire de peine et de la remise méritée, [les deux ayant une incidence sur le temps passé en prison] » (par. 462 (je souligne)). En examinant d’autres mesures d’incitation à une bonne conduite, le souscomité a suggéré qu’il « devrait même être possible d’accorder du “bon temps” supplémentaire, ou une remise de peine, à un tel détenu afin qu’il puisse littéralement se libérer par le travail » (par. 529 (je souligne)).
  8.                           Le Document de travail no 5 de 1987 sur la révision du droit correctionnel a décrit la perte de réduction de peine méritée comme « évidemment [u]ne mesure disciplinaire très sévère, étant donné qu’elle se traduit par une plus longue période d’incarcération » (p. 244). Ce document de travail a aussi noté que l’intervention du tribunal dans les mesures disciplinaires des détenus était partiellement motivée par le recours à la perte de réduction de peine méritée comme sanction disciplinaire, puisqu’elle « peu[t] influer sur la période d’incarcération » (p. 231).
  9.                           L’honorable D. F. Huyghebaert, ministre des Services correctionnels, de la Sécurité publique et des Services de police, a aussi reconnu l’incidence de la perte de réduction de peine méritée lors de la deuxième lecture du projet de loi qu’il a présenté et qui finirait par devenir la Loi : [traduction] « Lorsqu’un détenu perd la réduction de peine qu’il avait méritée, cela signifie qu’il passera plus de temps en prison; il est donc particulièrement important que nous prévoyions la possibilité d’un examen indépendant de ces décisions » (Assemblée législative de la Saskatchewan, Debates and Proceedings (Hansard), vol. 54, no 6A, 1re sess., 27e lég., 13 décembre 2011, p. 177).
  10.                           La loi fédérale actuelle qui régit la réduction de peine méritée est explicite quant à son effet. Le paragraphe 6(5) de la Loi sur les prisons et les maisons de correction prévoit que « [l]a réduction appliquée à la peine que le prisonnier [. . .] est en train de purger lui donne le droit d’être mis en liberté avant l’expiration légale de sa peine. »
  11.                           Cet aperçu historique révèle que la gravité de l’infliction d’une perte de réduction de peine méritée comme sanction a été reconnue tant par les experts que par les législateurs. Il en est ainsi parce que cette sanction est l’équivalent fonctionnel d’une prolongation de la peine d’emprisonnement d’un détenu. Pour celui qui est assujetti à la sanction, cela revient à se voir infliger des journées additionnelles d’emprisonnement.
    1.          Résumé
  12.                           En somme, ces sources mènent toutes à la conclusion que l’isolement disciplinaire et la perte de réduction de peine méritée constituent des formes d’emprisonnement. L’isolement disciplinaire est une forme distincte d’emprisonnement parce qu’elle restreint considérablement la liberté de mouvement résiduelle du détenu et limite encore plus sa capacité d’interagir avec autrui. La perte de réduction de peine méritée est aussi une peine d’emprisonnement puisqu’elle a pour effet de prolonger la période d’emprisonnement du détenu concerné.
  13.                           En conséquence, tant l’isolement disciplinaire que la perte de réduction de peine méritée satisfont au critère de la véritable conséquence pénale énoncé dans l’arrêt Wigglesworth. Puisque, suivant le par. 77(1) de la Loi, il s’agit de formes de sanctions applicables pour la commission d’une infraction disciplinaire grave, l’art. 11 de la Charte entre en jeu lorsque ces infractions sont en cause. Je remets à une autre occasion l’examen de la question de savoir si l’application de l’art. 11 de la Charte est déclenchée si un détenu en Saskatchewan a commis une infraction disciplinaire mineure.
  14.                           Finalement, je note qu’il ne faut pas comprendre de ma conclusion que l’art. 11 s’applique nécessairement chaque fois qu’une personne fait face à une privation de liberté par l’État qui est aussi sévère qu’une peine d’emprisonnement. L’article 11 ne s’applique que lorsqu’une personne est « inculpé[e] » d’une infraction punissable de telles conséquences. Cela tempère toute préoccupation selon laquelle, en adoptant une interprétation fonctionnelle de l’emprisonnement pour les fins du critère de la véritable conséquence pénale de l’arrêt Wigglesworth, la portée de l’art. 11 deviendrait trop large et s’appliquerait à toutes les procédures ou circonstances qui concernent une privation de liberté sévère infligée par l’État.
    1.           L’article 68 du Règlement porte atteinte à l’al. 11d) de la Charte
  15.                           Lorsqu’une personne accusée d’avoir commis une infraction est passible de conséquences pénales, la présomption d’innocence garantie par l’al. 11d) exige que l’État établisse chacun des éléments de l’infraction hors de tout doute raisonnable (Oakes, p. 121; R. c. Wholesale Travel Group Inc., [1991] 3 R.C.S. 154, p. 196; R. c. Brown, 2022 CSC 18, [2022] 1 R.C.S. 374, par. 99).
  16.                           L’article 68 du Règlement permet de conclure à la culpabilité pour une infraction disciplinaire grave sans qu’elle ait été prouvée hors de tout doute raisonnable. Cette disposition porte donc atteinte à l’al. 11d).
    1.             Il y a atteinte au droit protégé par l’art. 7 de la Charte
  17.                           Même si j’avais conclu que l’art. 11 ne s’applique pas aux infractions disciplinaires graves, je suis d’avis que l’art. 68 du Règlement porte atteinte à la présomption d’innocence protégée par l’art. 7 de la Charte, qui, dans ces circonstances, requiert l’application de la norme de preuve applicable en matière criminelle.
  18.                           Dans l’arrêt Pearson, le juge en chef Lamer a exprimé clairement que l’al. 11d) de la Charte « n’épuise » pas le champ d’application de la présomption d’innocence et que l’art. 7 protège ce principe de justice fondamentale indépendamment dans les procédures où l’art. 11 ne s’applique pas (p. 688). Cette décision s’appuie sur l’observation du juge en chef Dickson dans l’arrêt Oakes, selon laquelle la présomption d’innocence « relève et fait partie intégrante de la garantie générale du droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne, contenue à l’art. 7 de la Charte » (p. 119). Cela dit, les exigences spécifiques de la présomption d’innocence varient selon le contexte de la procédure en cause (Pearson, p. 684). C’est ce qui explique pourquoi ce ne sont pas toutes les procédures dans lesquelles un droit visé par l’art. 7 est en jeu qui exigent le recours à la norme de preuve hors de tout doute raisonnable (ibid.).
  19.                           Le juge en chef Lamer a donné deux exemples de procédures dans lesquelles une norme de preuve plus exigeante serait probablement requise pour assurer le respect des impératifs découlant de la protection de la présomption d’innocence par l’art. 7. Le premier exemple qu’il a cité, fondé sur le raisonnement de la Cour dans R. c. Gardiner, [1982] 2 R.C.S. 368, a été celui des procédures de détermination de la peine qui comportent des circonstances aggravantes contestées (Pearson, p. 686). Dans l’arrêt Gardiner, la Cour a conclu que, en common law, le ministère public a le fardeau de prouver les circonstances aggravantes hors de tout doute raisonnable (p. 415). Pour motiver sa conclusion, la Cour a expliqué que « [l]’infraction et la peine sont inextricablement liées » et que « les faits qui justifient la peine ne sont pas moins importants que ceux qui justifient la déclaration de culpabilité » (ibid.). Dans l’arrêt D.B., la Cour a cité en l’approuvant l’exemple du juge en chef Lamer dans Pearson, statuant qu’une disposition de la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents, L.C. 2002, c. 1, qui relevait le ministère public de son fardeau de prouver les circonstances aggravantes hors de tout doute raisonnable violait la présomption d’innocence protégée par l’art. 7 de la Charte (par. 7882).
  20.                           Le deuxième exemple cité par le juge en chef Lamer a été celui des procédures pour outrage civil. Bien qu’il ait reconnu que ce type de procédure puisse constituer une « infraction » qui engage les protections prévues à l’art. 11 de la Charte, il a noté que, même si elle ne l’engageait pas, la présomption d’innocence protégée par l’art. 7 exigerait probablement que, dans ce type de procédures, il faille appliquer la norme de preuve applicable en matière criminelle (Pearson, p. 686687). Pour étayer son affirmation, il a noté que tant la common law que le droit civil du Québec requièrent cette norme plus exigeante (p. 687).
  21.                           Les caractéristiques de ces deux types de procédures citées dans Pearson aident à cerner quand la protection conférée par l’art. 7 à la présomption d’innocence exigera une preuve hors de tout doute raisonnable. Les deux circonstances concernent des procédures dans le cadre desquelles l’État a) accuse un individu d’une faute morale et b) cherche à le punir pour avoir commis cette faute en lui infligeant des conséquences graves le privant de sa liberté. Fait important, comme l’illustre la référence qu’a faite le juge en chef Lamer aux procédures pour outrage civil, des procédures qui ne sont pas de nature pénale à strictement parler peuvent comporter ces deux caractéristiques.
  22.                           L’application subséquente de l’arrêt Pearson par la Cour dans l’arrêt Demers est compatible avec ces balises. Dans cette cause, la Cour devait déterminer si les procédures décrites dans la partie XX.1 du Code criminel quant aux accusés qui ne sont pas aptes à subir un procès contrevenaient au droit à la présomption d’innocence protégé par l’art. 7. La Cour a conclu au respect de la présomption d’innocence. Ce faisant, elle a noté qu’il n’est pas nécessaire de recourir à une norme de preuve plus exigeante dans le cadre d’instances devant la commission d’examen parce qu’elles ne comportent pas de « détermination quant à la culpabilité ou à l’innocence » et parce que, dans le cas d’un accusé inapte, ce dernier n’est pas présumé dangereux (par. 34). La commission d’examen est plutôt tenue « [d’]évalue[r] » un accusé inapte et de lui infliger « la condition la moins privative de liberté » (ibid.). Autrement dit, les procédures qui se déroulent devant la commission d’examen ne comportent pas d’accusation par l’État d’une faute morale — soit la première caractéristique pour que l’art. 7 requière une preuve hors de tout doute raisonnable.
  23.                           La présomption d’innocence protégée par l’art. 7 de la Charte exige que les procédures en Saskatchewan pour des infractions disciplinaires graves appliquent la norme de preuve applicable en matière criminelle. Premièrement, l’analyse qui précède démontre que ce type de procédures peut aboutir à l’infliction de conséquences graves sur les libertés résiduelles d’un détenu, de sorte qu’elles satisfont à la deuxième caractéristique énoncée dans Pearson. En rehaussant fonctionnellement la sévérité d’une peine, tant l’isolement disciplinaire que la perte de réduction de peine méritée constituent des conséquences semblables à celles qui résultent de la preuve de circonstances aggravantes lors de la détermination de la peine.
  24.                           Deuxièmement, les procédures disciplinaires satisfont aussi à la première caractéristique décrite dans Pearson puisqu’elles comportent une accusation de faute morale. Certes, l’analyse dans Shubley du critère de la nature criminelle des procédures a établi que les infractions disciplinaires n’ont pas pour conséquence qu’un détenu « [est] appelé à rendre compte à la société d’un crime contraire à l’intérêt public » (p. 20). Tenant pour acquis, sans en décider, que cette caractérisation fait toujours autorité, je ne suis pas convaincu qu’elle empêche de déterminer que les procédures disciplinaires accusent les détenus d’une faute morale.
  25.                           À titre d’exemple, les procédures pour outrage civil satisfont aux deux caractéristiques décrites dans Pearson, mais il est vraisemblable qu’elles n’appellent pas un individu à rendre compte d’un crime à la société. Comme la Cour l’a décidé dans Carey c. Laiken, 2015 CSC 17, [2015] 2 R.C.S. 79, la distinction entre l’outrage criminel et l’outrage civil consiste en ce que seul le premier repose sur « l’élément de transgression publique », tandis que le second est axé sur la coercition et la protection d’intérêt privé (par. 31). Malgré tout, les procédures pour outrage civil comportent une accusation de faute morale parce qu’un tel comportement démontre un manque de respect à l’égard « du rôle et de l’autorité des tribunaux » (Vidéotron Ltée c. Industries Microlec Produits Électroniques Inc., [1992] 2 R.C.S. 1065, p. 1075).
  26.                           Une logique similaire s’applique aux procédures disciplinaires visant les détenus. Bien que cellesci visent l’atteinte d’objectifs disciplinaires privés, elles remplissent une fonction publique en signalant la désapprobation morale et sociale à l’égard de certains comportements tout en encourageant la réhabilitation des détenus et leur préparation pour réintégrer la société. Comme l’explique la Queen’s Prison Law Clinic, le caractère moral des régimes d’infractions disciplinaires dont peuvent être accusées les détenus présente des [traduction] « parallèles évidents » avec le système de justice pénale (m. interv., par. 9).
  27.                           En somme, les procédures relatives à une infraction disciplinaire grave concernent une accusation quant à une faute morale et l’infliction possible de graves conséquences privatives de liberté. En conséquence, la protection de la présomption d’innocence garantie par l’art. 7 exige que ces infractions soient prouvées hors de tout doute raisonnable. Comme l’art. 68 du Règlement permet de conclure à la culpabilité en fonction d’une norme moins exigeante, il y a atteinte à l’art. 7 de la Charte.
    1.             Les atteintes aux droits protégés par la Charte ne sont pas justifiées au regard de l’article premier
  28.                           Le PGS a le fardeau de démontrer par une preuve prépondérante que l’atteinte aux droits garantis à l’art. 7 et à l’al. 11d) de la Charte est raisonnable et que sa justification peut se démontrer au sens de l’article premier (Oakes, p. 135 et 137). Suivant le test de l’arrêt Oakes, l’objectif de l’art. 68 doit être urgent et réel et le moyen choisi pour le réaliser doit être proportionnel. La proportionnalité doit répondre à trois exigences : a) un lien rationnel entre le moyen adopté et l’objectif; b) une atteinte minimale au droit en cause; c) une proportionnalité entre les effets préjudiciables et les effets bénéfiques de la loi (p. 138139).
  29.                           Bien que la JHS concède que l’art. 68 du Règlement vise un objectif urgent et réel, les parties décrivent cet objectif quelque peu différemment. À titre d’exemple, pour la JHS, le recours à une norme fondée sur la prépondérance des probabilités vise à [traduction] « “maintenir l’ordre dans les prisons” au moyen d’audiences expéditives et informelles » (m.a., par. 106). En revanche, selon le PGS, la disposition vise plutôt à [traduction] « créer des gains en efficience opérationnelle et [à] améliorer la sécurité dans les centres correctionnels provinciaux », et à « renforcer l’existence d’un régime d’examen disciplinaire équitable sur le plan procédural » (m.i., par. 169170).
  30.                           Pour qu’il soit possible de s’en servir utilement dans l’application du test de l’arrêt Oakes, l’objectif de la mesure attentatoire doit être caractérisé correctement (voir Brown, par. 116; Frank c. Canada (Procureur général), 2019 CSC 1, [2019] 1 R.C.S. 3, par. 46). Il ne doit pas être décrit trop largement ni interprété trop étroitement en ne faisant que réitérer les moyens choisis pour l’atteindre.
  31.                           Selon moi, le recours à une norme de preuve fondée sur la prépondérance des probabilités vise à favoriser la résolution rapide des procédures disciplinaires visant les détenus. Je suis d’accord qu’il s’agit d’un objectif urgent et réel. La Cour a déjà reconnu l’importance de préserver l’efficacité de l’administration de la discipline des détenus afin de maintenir l’ordre et de favoriser la sécurité dans les établissements correctionnels (Cardinal, p. 654655).
  32.                           Une mesure porte minimalement atteinte au droit en cause s’il n’y a pas de moyen moins attentatoire d’atteindre l’objectif qu’elle vise « de façon réelle et substantielle » (Brown, par. 135, citant K.R.J., par. 70, et Alberta c. Hutterian Brethren of Wilson Colony, 2009 CSC 37, [2009] 2 R.C.S. 567, par. 55). Les législatures disposent d’une marge d’appréciation pour choisir les moyens d’atteindre l’objectif, mais uniquement dans la mesure où les moyens choisis portent atteinte au droit aussi peu qu’il est raisonnablement possible (Brown, par. 135; voir aussi R. c. C.P., 2021 CSC 19, [2021] 1 R.C.S. 679, par. 179, le juge Kasirer, motifs concordants).
  33.                           En l’espèce, il existe une autre possibilité évidente qui respecte la Charte, soit celle d’exiger une preuve hors de tout doute raisonnable. Cette norme de preuve plus exigeante est utilisée depuis des décennies dans les procédures disciplinaires visant les détenus des pénitenciers fédéraux et elle est désormais exigée aux termes du par. 43(3) de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, c. 20 (voir aussi Martineau c. Comité de discipline des détenus de l’Institution de Matsqui, [1978] 1 R.C.S. 118, p. 128). Le PGS n’a présenté aucune preuve pour suggérer que cette norme a nui à la capacité du gouvernement fédéral de gérer la discipline pénitentiaire de manière rapide. En fait, l’art. 28 du Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, DORS/92620, exige que les procédures disciplinaires visant un détenu soient tenues « dès que possible » et, selon la Directive du commissaire 580 : Mesures disciplinaires prévues à l’endroit des détenus (28 juin 2021 (en ligne)), ces procédures « aur[ont] normalement lieu dans les 10 jours ouvrables suivant le dépôt de l’accusation » (art. 30). Cela suggère que la discipline des détenus dans les pénitenciers fédéraux n’a pas été indûment alourdie par l’exigence d’une preuve hors de tout doute raisonnable.
  34.                           Ainsi, l’art. 68 du Règlement ne satisfait pas au critère de l’atteinte minimale et n’est pas sauvegardé par l’article premier de la Charte.
  1.             Conclusion
  1.                           Lorsqu’une personne est accusée d’une infraction punissable d’une sanction d’isolement disciplinaire ou d’une perte de réduction de peine méritée, l’art. 7 et l’al. 11d) de la Charte exigent que l’infraction soit prouvée hors de tout doute raisonnable. Dans la mesure où l’art. 68 du Règlement autorise l’infliction de ces sanctions en cas d’infraction disciplinaire commise par un détenu en appliquant une norme de preuve moins exigeante, il est incompatible avec la Constitution et doit être déclaré inopérant. Cette déclaration doit prendre effet immédiatement, puisque le PGS n’a pas démontré qu’une « déclaration avec effet immédiat menacerait un intérêt public impérieux » (Ontario (Procureur général) c. G, 2020 CSC 38, [2020] 3 R.C.S. 629, par. 139).
  2.                           Je suis d’avis d’accueillir l’appel, d’annuler les jugements des tribunaux d’instances inférieures et de déclarer l’art. 68 du Règlement inopérant en application de l’art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982, avec dépens devant toutes les cours. La JHS demande des dépens spéciaux. Or, l’adjonction de tels dépens est exceptionnelle et, selon moi, les circonstances de la présente cause ne justifient pas que la Cour exerce son pouvoir discrétionnaire de les accorder.

 Version française des motifs des juges Côté, Rowe et Jamal rendus par

 La juge Côté —

TABLE DES MATIÈRES

Paragraphe

I. Aperçu

[100]

II. Les faits

[110]

III. Historique judiciaire

[117]

A. Cour du Banc de la Reine de la Saskatchewan, 2021 SKQB 287 (le juge Layh)

[117]

B. Cour d’appel de la Saskatchewan, 2022 SKCA 144, 476 D.L.R. (4th) 641 (les juges Schwann, Tholl et McCreary)

[123]

IV. Questions en litige

[128]

V. Analyse

[129]

A. Y a-t-il lieu de permettre à la Société John Howard de soulever une nouvelle question en appel?

[129]

B. De quelle façon la Cour devrait-elle aborder la présente affaire?

[138]

C. L’article 11 de la Charte s’applique-t-il aux procédures disciplinaires visant les détenus en Saskatchewan?

[142]

(1) Introduction

[142]

(2) Le critère de l’arrêt Wigglesworth

[146]

a) Le volet de la nature criminelle du critère

[148]

b) Le volet des véritables conséquences pénales du critère

[153]

c) Application du critère dans l’arrêt Wigglesworth

[158]

(3) Application de l’arrêt Wigglesworth dans l’arrêt Shubley

[159]

(4) L’arrêt Shubley estil encore valable en droit?

[161]

a) Principes directeurs pour l’infirmation d’un précédent

[163]

b) Motifs invoqués pour l’infirmation de l’arrêt Shubley

[167]

c) L’arrêt Shubley demeure valable

[171]

(i) Inapplicabilité

[172]

(ii) Érosion des fondements juridiques

[173]

1. Érosion des fondements juridiques du volet de la nature criminelle

[173]

2. Érosion du volet des véritables conséquences pénales

[177]

D. L’article 68 du Règlement viole-t-il l’al. 11d) de la Charte?

[202]

(1) Application du test de l’arrêt Wigglesworth à la présente affaire

[202]

a) Le volet de la nature criminelle du test

[204]

(i) Objectifs de la loi

[207]

(ii) Le processus menant à la sanction

[212]

(iii) Conclusion sur le volet de la nature criminelle

[216]

b) Le volet des véritables conséquences pénales du test

[219]

(i) But visé par la sanction

[221]

(ii) Examen des sanctions contestées

[227]

1. Isolement

[228]

2. Perte de réduction de peine méritée

[234]

(iii) Conclusion sur le volet des véritables conséquences pénales

[238]

(2) Conclusion : Il n’est satisfait à aucun des volets du test de l’arrêt Wigglesworth

[240]

E. L’art. 68 du Règlement viole-t-il l’art. 7 de la Charte?

[241]

(1) Première étape : la privation de liberté

[245]

(2) Deuxième étape : identifier le principe de justice fondamentale

[246]

(3) Troisième étape : la privation s’estelle produite conformément aux principes de justice fondamentale?

[249]

a) Les principes régissant l’arrêt Pearson

[256]

(i) Détermination de la culpabilité

[265]

(ii) Conséquences graves analogues à une peine criminelle

[270]

(4) Le dossier disciplinaire d’un détenu ne devrait être utilisé lors d’audiences de détermination de la peine futures que s’il a été prouvé hors de tout doute raisonnable

[276]

(5) Les garanties procédurales de la Loi suffisent pour assurer l’équité du processus

[279]

(6) Conclusion sur l’art. 7

[291]

F. Certaines violations possibles de l’art. 7 ou de l’al. 11d) de la Charte pourraient-elles être justifiées au regard de l’article premier?

[292]

VI. Conclusion

[293]

 

  1. Aperçu
  1.                       Le présent pourvoi soulève la question suivante : Pour déterminer si un détenu a commis une infraction disciplinaire en milieu carcéral selon le régime en vigueur en Saskatchewan, la Charte canadienne des droits et libertés exigetelle une preuve hors de tout doute raisonnable, ou une norme de preuve moins exigeante, par exemple celle de la prépondérance des probabilités, estelle valide sur le plan constitutionnel?
  2.                       Cette question a été soulevée par la John Howard Society of Saskatchewan (« Société John Howard ») après qu’elle eut obtenu la qualité pour agir dans l’intérêt public dans le cadre d’une demande introductive d’instance visant à obtenir une ordonnance déclarant que l’art. 68 du règlement intitulé The Correctional Services Regulations, 2013, R.R.S., c. C39.2, règl. 1 (« Règlement »), est contraire à l’art. 7 de la Charte.
  3.                       L’article 68 prévoit que la norme de preuve[1] dans les procédures disciplinaires visant des détenus est celle de la prépondérance des probabilités. La Société John Howard s’attaque particulièrement aux sanctions disciplinaires que sont l’isolement et la perte de réduction de peine méritée en ce qu’elles découlent d’accusations disciplinaires devant être prouvées selon une norme moins exigeante que celle de la preuve hors de tout doute raisonnable. Elle plaide que la privation de liberté découlant de ces sanctions requiert sur le plan constitutionnel une preuve hors de tout doute raisonnable.
  4.                       Après le rejet de sa contestation fondée sur l’art. 7 par la Cour du Banc de la Reine et la Cour d’appel de la Saskatchewan, la Société John Howard a obtenu l’autorisation d’interjeter appel devant notre Cour. Depuis, la Société John Howard a ajouté un nouvel argument : en plus de contrevenir à l’art. 7 de la Charte, l’art. 68 du Règlement enfreint la présomption d’innocence garantie par l’al. 11d) de la Charte.
  5.                       Notre Cour doit d’abord décider s’il y a lieu d’entendre la nouvelle question relative à l’al. 11d). Si nous décidons de l’entendre, nous devons alors déterminer si l’al. 11d) s’applique aux procédures disciplinaires visant les détenus en Saskatchewan. Si cette disposition s’applique, nous devons décider si l’art. 68 du Règlement contrevient à l’al. 11d). Nous devons également déterminer si l’art. 68 du Règlement contrevient à la présomption d’innocence en tant que principe de justice fondamentale au regard de l’art. 7.
  6.                       Je suis d’avis que notre Cour doit entendre la nouvelle question, puisque la présente affaire satisfait au test strict pour l’audition d’une nouvelle question en appel. Comme je l’explique plus loin dans les présents motifs, aucun préjudice d’ordre procédural n’est à craindre, et l’analyse des tribunaux d’instances inférieures portant sur l’art. 7 est intrinsèquement liée à des considérations relatives à l’al. 11d). De plus, l’audition de la nouvelle question permet à notre Cour de clarifier le cadre d’analyse applicable au regard de l’art. 7 et de l’al. 11d), dans un contexte se situant à mi-chemin entre les procédures criminelles et les procédures administratives. Refuser d’entendre la question serait contraire aux intérêts plus larges de l’administration de la justice.
  7.                       Cela dit, je suis d’avis que l’al. 11d) de la Charte ne s’applique pas aux procédures disciplinaires visant les détenus en Saskatchewan, puisque le détenu accusé d’inconduite n’est pas un « inculpé » au sens de l’art. 11 de la Charte. Pour arriver à cette conclusion, nous devons appliquer le test établi par notre Cour dans l’arrêt R. c. Wigglesworth, [1987] 2 R.C.S. 541. Ce test établit la façon dont une procédure peut donner lieu à l’application de l’art. 11 : la procédure doit être de nature criminelle ou entraîner des conséquences qui sont considérées comme de véritables conséquences pénales. Nous devons également être guidés par l’arrêt R. c. Shubley, [1990] 1 R.C.S. 3, où notre Cour a appliqué le test énoncé dans l’arrêt Wigglesworth et a conclu que les procédures disciplinaires en milieu carcéral, qui prévoyaient l’isolement cellulaire et la perte de réduction de peine méritée en tant que conséquences éventuelles, n’entraînaient pas l’application de l’art. 11. De même, en l’espèce, les procédures disciplinaires visant les détenus ne sont pas de nature criminelle — elles sont de nature administrative et visent à régir et à maintenir l’ordre en milieu carcéral, et non à réparer un tort causé à la société. En outre, comme dans l’arrêt Shubley, les sanctions découlant des procédures disciplinaires ne sont pas de véritables conséquences pénales aux termes de l’art. 11, parce que leur but n’est pas de réparer un tort causé à la société en général, mais plutôt de maintenir la discipline à l’intérieur d’une sphère d’activité limitée (Wigglesworth, p. 561). Il s’ensuit que l’art. 11 ne s’applique pas. Conclure autrement exigerait d’infirmer l’arrêt Shubley. Comme je l’explique plus loin, l’arrêt Shubley demeure valable. La Société John Howard n’a pas démontré qu’il s’agit d’un précédent inapplicable, et n’a pas non plus établi qu’il y avait eu érosion de son fondement en raison de la modification du volet de la nature criminelle du test ou de l’évolution de la compréhension de l’isolement et de la perte de réduction de peine.
  8.                       En ce qui a trait à l’art. 7 de la Charte, je conclus que les procédures disciplinaires visant les détenus en Saskatchewan n’y contreviennent pas. Bien que l’art. 7 soit en jeu en raison de l’application évidente des intérêts à la liberté des détenus, il n’y a pas de violation puisque la présomption d’innocence, en tant que principe de justice fondamentale au regard de l’art. 7, n’exige pas la norme de preuve hors de tout doute raisonnable dans le contexte du processus disciplinaire visant les détenus en Saskatchewan. Cela est d’autant plus vrai lorsque l’art. 68 du Règlement est combiné aux exigences de l’équité procédurale qui servent de protection résiduelle au regard de l’art. 7.
  9.                       La présente affaire soulève une question précise, soit celle de savoir si la norme de preuve que le législateur de la Saskatchewan a choisie pour s’appliquer aux procédures disciplinaires visant les détenus dans ses établissements correctionnels viole la présomption d’innocence protégée par l’art. 7 ou par l’al. 11d). Elle ne fait pas intervenir l’art. 12 de la Charte; nous n’avons pas à déterminer si les sanctions en cause constituent un traitement ou une peine cruel et inusité, que ce soit de façon générale ou en lien avec un contrevenant en particulier dans un contexte particulier.
  10.                       Ayant conclu qu’il n’y a pas de violation de l’art. 7 ni de l’al. 11d), je suis d’avis de rejeter le pourvoi et de maintenir les décisions de la Cour du Banc de la Reine et de la Cour d’appel en l’espèce.
  1.             Faits
  1.                       La Société John Howard est une société à but non lucratif qui, entre autres, soutient les personnes dans leurs démêlés avec le système de justice criminelle. Une partie de son mandat consiste à militer pour que les personnes incarcérées bénéficient de meilleures conditions et à fournir de l’aide sur des questions relatives aux droits des prisonniers. À ce titre, l’organisme s’est vu reconnaître la qualité pour agir dans l’intérêt public afin de solliciter une ordonnance selon laquelle l’art. 68 du Règlement est contraire à l’art. 7 de la Charte. Cette qualité pour agir n’est pas contestée dans le présent pourvoi.
  2.                       Le gouvernement de la Saskatchewan dirige quatre centres correctionnels provinciaux ainsi qu’un centre de détention provisoire pour femmes. Le régime disciplinaire visant les détenus applicable aux infractions se produisant à l’intérieur de ces établissements est codifié dans la loi intitulée The Correctional Services Act, 2012, S.S. 2012, c. C39.2 (« Loi »). Lorsque la commission d’une infraction est alléguée, un comité de discipline se réunit au sein de l’établissement pour statuer sur celleci. Le comité examine l’affaire suivant un système inquisitoire, plutôt que contradictoire; il détermine alors si, selon la prépondérance des probabilités, le détenu a commis l’infraction.
  3.                       La norme de preuve est énoncée à l’art. 68 du Règlement :

 [traduction]

 Fardeau de la preuve

 68 Un comité de discipline ne peut trouver un détenu responsable à l’égard d’une infraction disciplinaire que s’il est convaincu, selon la prépondérance des probabilités, que le détenu a commis l’infraction.

  1.                       Le guide sur les audiences disciplinaires visant les détenus, intitulé « Inmate Disciplinary Hearing Manual », décrit cette norme de preuve de la façon suivante :

 [traduction] En théorie, la prépondérance des probabilités signifie qu’un fait a eu lieu ou n’a pas eu lieu. En pratique, il y a une certaine souplesse : le ou les décideurs doivent déterminer, en s’appuyant sur la preuve devant eux, s’il est plus probable qu’improbable que le fait ait eu lieu tel que décrit. Si ce n’est pas clair, ou s’il est tout aussi probable que le fait ait eu lieu ou qu’il n’ait pas eu lieu, alors il n’y a pas prépondérance des probabilités. De plus, dans l’appréciation de la probabilité, il est important de noter que le fardeau de la preuve — l’obligation de prouver ce que l’on avance — consistant à démontrer que le détenu a commis l’infraction appartient à l’établissement correctionnel; le détenu n’a pas le fardeau de prouver qu’il ne l’a pas commise. Si le comité est incertain, l’accusation doit être rejetée.

 Essentiellement, la question que doit se poser le comité de discipline est celle de savoir si la preuve, les faits et les arguments démontrent qu’il est plus probable qu’improbable que le détenu ait commis l’infraction.

 (Saskatchewan, Adult Custody Services, Inmate Disciplinary Hearing Manual, 8 juin 2021, p. 25, reproduit au d.a., p. 137.)

  1.                       En 2019, environ 6 201 accusations disciplinaires ont été portées dans les quatre centres correctionnels de la Saskatchewan pour diverses infractions, notamment des bagarres, des voies de fait, des voies de fait contre le personnel, la possession d’armes, la possession d’autres articles de contrebande, la consommation d’alcool ou de drogues, des comportements perturbateurs, la désobéissance à des ordres légitimes, l’entrave à des mesures de sécurité et la profération de menaces. Cette même année, 3 367 audiences ont été tenues en Saskatchewan, ce qui équivaut à une moyenne d’environ 9 audiences par jour civil.
  2.                       Les sanctions disciplinaires sont indiquées dans la Loi et sont plus ou moins sévères suivant que l’infraction en question était grave ou mineure. Pour les infractions graves, les sanctions varient : perte de privilèges, isolement dans une cellule ou même déchéance de réduction de peine méritée. Pour les infractions mineures, il existe plusieurs sanctions similaires, mais l’isolement et la perte de réduction de peine méritée ne peuvent être infligés. En 2019, les pourcentages des sanctions infligées aux détenus ayant commis une infraction disciplinaire étaient les suivants : ségrégation disciplinaire (39 p. 100), perte de privilèges (30 p. 100), confinement du détenu dans une cellule, une pièce ou une unité pendant les périodes de loisir (13 p. 100), affectation à des tâches supplémentaires (8 p. 100), dédommagement (3,5 p. 100), réprimande (2 p. 100) et perte de réduction de peine méritée (0,3 p. 100).
  3.                       Devant les tribunaux d’instances inférieures, la Société John Howard a soutenu que l’art. 68 du Règlement viole l’art. 7 de la Charte parce qu’il permet que des infractions disciplinaires prétendument commises par un détenu dans un établissement correctionnel soient prouvées seulement selon la prépondérance des probabilités, même si la peine infligée pour les infractions graves peut être l’isolement ou des jours supplémentaires d’incarcération (résultant d’une perte de réduction de peine méritée). La Société John Howard a fait valoir que parce que la peine pour la perpétration d’une infraction disciplinaire peut entraîner une perte de liberté, l’art. 7 exige que cette infraction soit prouvée hors de tout doute raisonnable. Par conséquent, elle affirme que la norme moins exigeante consacrée à l’art. 68 du Règlement est constitutionnellement invalide.
  1.          Historique judiciaire
    1. Cour du Banc de la Reine de la Saskatchewan, 2021 SKQB 287 (le juge Layh)
  1.                       Le juge saisi de la demande l’a rejetée, statuant que la norme de preuve hors de tout doute raisonnable n’est pas un principe de justice fondamentale dans le contexte de la discipline carcérale, de sorte que l’art. 68 du Règlement ne viole pas l’art. 7 de la Charte.
  2.                       En ce qui concerne le cadre législatif et le processus disciplinaire qui y est prévu, le juge saisi de la demande a examiné si la Société John Howard avait réussi à établir qu’un principe de justice fondamentale — existant ou nouveau — nécessitait une preuve hors de tout doute raisonnable pour qu’un détenu soit jugé responsable d’une infraction disciplinaire. Les parties ont convenu que certaines des sanctions infligées pouvaient priver les détenus de leur « liberté » au sens où ce terme est employé à l’art. 7 de la Charte.
  3.                       Le juge saisi de la demande a fait un examen approfondi de la jurisprudence portant sur l’art. 11 de la Charte. Il a noté que la Société John Howard avait concédé que l’al. 11d) ne s’appliquait pas. Il a cité l’arrêt Shubley comme statuant de façon incontestable que les droits garantis par l’art. 11 ne s’appliquent pas à la discipline carcérale. Il a noté que la juge McLachlin (plus tard juge en chef) avait clairement indiqué que la sanction de la déchéance de la réduction de peine ne privait pas le détenu d’un « droit ». Cette sanction constituait plutôt un retrait d’une récompense, un outil permettant aux administrateurs d’établissements de détention de faire régner l’ordre dans leur établissement. Ni la sanction de la déchéance de la réduction de peine ni celle de l’isolement ne comportait une amende punitive ou un emprisonnement. Le juge saisi de la demande a en outre noté que la qualification par la Cour de la nature et de l’objet des procédures disciplinaires carcérales dans l’arrêt Shubley anime et guide l’applicabilité éventuelle des droits garantis par l’art. 7 à de telles procédures, et que la description de la juge McLachlin n’établit pas qu’en vertu d’un principe de justice fondamentale, le nonrespect par un détenu des règles carcérales peut être démontré uniquement par une preuve hors de tout doute raisonnable.
  4.                       En ce qui concerne la norme de preuve, le juge saisi de la demande a estimé que le seul fait de qualifier une conclusion dans une procédure de déclaration de « culpabilité » ne saurait être déterminant quant à une telle norme. Il a expliqué qu’un comportement qui entraîne des conséquences — même un comportement qui établirait la culpabilité dans le cadre d’une accusation criminelle — n’a pas nécessairement à être prouvé hors de tout doute raisonnable dans des procédures non criminelles. Il a renvoyé à la conclusion de la juge McLachlin dans l’arrêt Shubley, où celleci a expliqué que dans le cadre de la discipline carcérale, le détenu n’est pas appelé à rendre compte au public « d’un crime contraire à l’intérêt public », lequel commanderait normalement la norme de preuve hors de tout doute raisonnable; il est plutôt appelé « à rendre compte aux autorités carcérales du manquement à l’obligation qu’il avait, en tant que détenu, de se comporter conformément aux règles de l’établissement carcéral » (p. 20).
  5.                       Pour ce qui est de la nature des sanctions, le juge saisi de la demande s’est senti lié par la conclusion des juges majoritaires dans l’arrêt Shubley et n’a rien trouvé dans la preuve qui indique que [traduction] « l’isolement » en question doit être assimilé à « l’isolement cellulaire » ou à la « dissociation » (par. 86). Prenant acte de la réalité carcérale, il a affirmé que la Cour dans l’arrêt Shubley avait reconnu que la discipline carcérale mérite d’être comprise différemment et qu’elle est manifestement distincte des procédures criminelles.
  6.                       Le juge saisi de la demande a examiné attentivement les façons de faire des autres provinces et territoires pour connaître les différentes normes de preuve applicables aux infractions disciplinaires en milieu carcéral, et a noté que seules les lois régissant les pénitenciers fédéraux exigent une preuve hors de tout doute raisonnable. Au Manitoba, en NouvelleÉcosse et en Saskatchewan, une infraction à une règle carcérale doit être prouvée selon la prépondérance des probabilités (par. 94). En Alberta, en ColombieBritannique, à l’ÎleduPrinceÉdouard et au Yukon, l’employé d’un établissement doit avoir [traduction] « des motifs raisonnables de croire qu’un détenu a enfreint une règle carcérale » (par. 92). Le NouveauBrunswick, TerreNeuveetLabrador, l’Ontario, le Québec, les Territoires du NordOuest et le Nunavut [traduction] « semblent encore moins faire mention d’une norme de preuve applicable » (par. 93).
    1. Cour d’appel de la Saskatchewan, 2022 SKCA 144, 476 D.L.R. (4th) 641 (les juges Schwann, Tholl et McCreary)
  7.                       La Cour d’appel a rejeté l’appel et a confirmé la décision de première instance portant que l’art. 68 du Règlement ne viole pas l’art. 7 de la Charte. Elle a statué que la première étape de la démarche en deux étapes énoncée dans l’arrêt Carter c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 5, [2015] 1 R.C.S. 331, avait été franchie, puisque le gouvernement avait concédé que le régime disciplinaire visant les détenus met en jeu leurs intérêts à la liberté.
  8.                       Dans son examen de la deuxième partie du test — soit la question de savoir si l’atteinte à la liberté, ou la privation de celleci, est conforme aux principes de justice fondamentale —, la Cour d’appel a conclu que la présomption d’innocence, en tant que principe de justice fondamentale, n’exige pas une preuve hors de tout doute raisonnable dans le contexte du régime disciplinaire visant les détenus. La Cour d’appel n’a pas considéré un nouveau principe de justice fondamentale, puisque la Société John Howard avait explicitement indiqué que la reconnaissance d’un nouveau principe n’était pas en cause.
  9.                       La Cour d’appel a entrepris son analyse en fonction de l’objet général du régime disciplinaire visant les détenus. Pour ce faire, elle a examiné ce qui est en jeu pour un détenu sujet au processus disciplinaire et la nature des sanctions ellesmêmes.
  10.                       Comme le juge saisi de la demande, la Cour d’appel s’est penchée sur la question de savoir si un comportement qui entraîne une « conséquence » doit être prouvé hors de tout doute raisonnable dans le cadre de procédures non criminelles. La Société John Howard avait soutenu que les arrêts R. c. Pearson, [1992] 3 R.C.S. 665, et R. c. Demers, 2004 CSC 46, [2004] 2 R.C.S. 489, appuyaient sa thèse. La Cour d’appel a estimé que ce n’était pas le cas, concluant plutôt que l’application de la présomption d’innocence à une demande fondée sur l’art. 7 de la Charte dépendra des circonstances. La cour a reconnu qu’il est évident que les droits garantis par l’art. 7 peuvent s’appliquer en dehors du domaine criminel, mais a signalé que les déclarations portant sur ces questions en matière criminelle ne pouvaient pas simplement être importées et appliquées directement à d’autres contextes.
  11.                       La cour a conclu que ce dernier constat était particulièrement vrai au regard de l’arrêt Shubley, puisque celuici avait été rendu dans le contexte d’un régime disciplinaire en milieu carcéral. La Cour d’appel a conclu que l’analyse fondée sur l’art. 11 dans cet arrêt était pertinente pour l’analyse fondée sur l’art. 7 en l’espèce, et a estimé que lorsqu’il y a chevauchement entre les art. 7 et 11, ces parties des analyses peuvent être considérées ensemble, citant R. c. J.J., 2022 CSC 28. La Cour d’appel a noté que même si la présomption d’innocence est reconnue depuis longtemps comme un principe de justice fondamentale garanti par l’art. 7, elle est expressément protégée par l’al. 11d), ce qui signifie qu’il y a une interaction particulière entre ce principe et les autres dispositions applicables de la Charte. La cour a conclu que la présomption d’innocence ne peut être élargie de manière à requérir une preuve hors de tout doute raisonnable pour les infractions faisant l’objet du régime disciplinaire visant les détenus, puisque l’atteinte éventuelle à la liberté découle d’une procédure dont la nature et l’objet sont administratifs et non criminels.
  1.          Questions en litige
  1.                       Les questions en litige dans le présent pourvoi sont les suivantes :
    1.       Y atil lieu de permettre à la Société John Howard de soulever une nouvelle question en appel?
    2.       De quelle façon la Cour devraitelle aborder la présente affaire?
    3.       L’article 11 de la Charte s’appliquetil aux procédures disciplinaires visant les détenus en Saskatchewan?
    4.       L’article 68 du Règlement contrevientil à l’al. 11d) de la Charte?
    5.       L’article 68 du Règlement violetil l’art. 7 de la Charte?
    6.       Si l’art. 68 du Règlement contrevient à l’art. 7 ou à l’al. 11d) de la Charte, cette violation est‑elle justifiée au regard de l’article premier?
  1.             Analyse
    1.             Y a-t-il lieu de permettre à la Société John Howard de soulever une nouvelle question en appel?
  1.                       Cette question a trait à une nouvelle avenue constitutionnelle soulevée devant notre Cour. La Société John Howard concède que la question de savoir si l’arrêt Shubley demeure valable en droit — et par extension, celle de savoir si l’art. 68 du Règlement contrevient à l’al. 11d) de la Charte — est une nouvelle question en appel (m.a., par. 7). Devant le juge saisi de la demande et la Cour d’appel, la Société John Howard n’a pas invoqué l’al. 11d), mais a plutôt fondé sa contestation sur l’art. 7, alléguant que la présomption d’innocence agit en tant que principe de justice fondamentale dans un contexte non criminel. De fait, dans sa demande d’autorisation d’appel à notre Cour, la Société John Howard a expressément reconnu que l’al. 11d) de la Charte ne s’applique pas aux audiences disciplinaires visant les détenus.
  2.                       Cela dit, la décision d’entendre ou non une nouvelle question constitutionnelle en appel relève du pouvoir discrétionnaire de notre Cour, comme il a été réitéré dans l’arrêt Guindon c. Canada, 2015 CSC 41, [2015] 3 R.C.S. 3. Suivant cet arrêt, au par. 22, la Cour peut exercer son pouvoir discrétionnaire pour entendre une nouvelle question seulement dans de rares cas, et si deux conditions sont remplies :
    1.    Il n’en résultera aucun préjudice d’ordre procédural pour la partie adverse.
    2.    Le refus de le faire risquerait d’entraîner une injustice.
  3.                       Cette norme est stricte, puisque le pouvoir discrétionnaire de la Cour ne doit pas être exercé « de manière automatique ou inconsidérée » (Guindon, par. 22). La Cour peut prendre en compte de nombreuses considérations lorsqu’elle évalue s’il y a lieu d’entendre une nouvelle question, dont « la teneur du dossier, l’équité envers toutes les parties, l’importance que la question soit résolue par la Cour, le fait que l’affaire se prête ou non à une décision et les intérêts de l’administration de la justice en général » (par. 20). Les nouvelles questions d’ordre constitutionnel suscitent des considérations supplémentaires, puisque la Cour doit s’assurer qu’aucun procureur général n’a été privé de la possibilité de s’exprimer sur la question (par. 23).
  4.                       Bien que notre Cour n’accepte d’entendre une nouvelle question que dans un de ces cas « rare[s] » (Guindon, par. 37; R. c. Bird, 2019 CSC 7, [2019] 1 R.C.S. 409, par. 147), j’estime qu’elle devrait exercer son pouvoir discrétionnaire et trancher la nouvelle question soulevée par la Société John Howard en l’espèce.
  5.                       En ce qui concerne la teneur du dossier, l’intimé et l’intervenant le procureur général du Québec soutiennent tous les deux qu’il serait mal avisé pour notre Cour de trancher une nouvelle question portant sur l’infirmation d’un précédent en l’absence de preuve au dossier qui appuie ou réfute un tel changement du droit. Toutefois, devant les tribunaux d’instances inférieures, l’intimé basait son argument relatif à l’art. 7 sur des considérations liées à l’al. 11d). De fait, devant notre Cour, l’intimé a soutenu que la Cour d’appel avait eu raison d’affirmer au par. 55 que [traduction] « les principes d’équité du procès et le droit de l’accusé de présenter une défense pleine et entière sont des expressions de principes procéduraux de justice fondamentale garantis par l’art. 7, et sont aussi consacrés à l’al. 11d) » (m.i., par. 51). En conséquence, l’intimé a eu l’occasion de produire les éléments de preuve dont il avait besoin à l’appui de son argument.
  6.                       Qui plus est, puisque c’est la Société John Howard qui demande à notre Cour d’infirmer un de ses précédents, c’est à elle qu’il incombe de produire des éléments de preuve au soutien de l’évolution des faits législatifs et sociaux qui constituent le fondement de la discipline des détenus. Dans ces circonstances, toute lacune dans la preuve est également préjudiciable à la Société John Howard.
  7.                       Pour ce qui est de la question du préjudice d’ordre procédural, il convient d’abord de noter que la Société John Howard a déposé un avis de question constitutionnelle, comprenant la nouvelle question, le 9 février 2024 (d.a., p. 73). Par conséquent, l’intimé ne peut raisonnablement soutenir qu’il a été privé de la possibilité de répondre à la nouvelle question. Au contraire, l’intimé et les autres procureurs généraux ont tous présenté des mémoires abordant la nouvelle question soulevée par la Société John Howard, sans la moindre indication qu’ils seraient désavantagés si la Cour devait l’examiner. En particulier, lorsqu’il a été interrogé à l’audience, l’intimé a été incapable d’indiquer un préjudice concret qui pourrait résulter de l’audition de la nouvelle question.
  8.                       Refuser d’entendre cette nouvelle question serait en outre incompatible avec l’intérêt général de l’administration de la justice et est susceptible de causer une injustice. Premièrement, le fait de ne pas examiner la question de la validité de l’arrêt Shubley comporte un risque de dépenses et de délais inutiles. La façon dont notre Cour répond à une question aura des répercussions importantes sur l’autre. À mon avis, il serait disproportionné que notre Cour se demande s’il y a eu violation de l’art. 7, et refuse ensuite d’examiner la validité de l’arrêt Shubley. Il ne faut pas oublier que la Société John Howard travaille à clarifier les droits des détenus, dont la plupart n’ont pas les ressources financières nécessaires pour entreprendre ce type de procédure. Des coûts importants devraient être engagés pour l’introduction de nouvelles procédures visant la contestation de l’arrêt Shubley. Deuxièmement, si notre Cour acceptait l’argument de la Société John Howard selon lequel il y a lieu d’infirmer l’arrêt Shubley, le report d’une telle décision pourrait donner lieu à une violation continue des droits que l’art. 11 garantit aux détenus. Il existe un grand intérêt public à ce que la nouvelle question en appel soit tranchée.
  9.                       J’aborde maintenant les questions constitutionnelles en examinant en premier lieu la méthode qu’il convient d’employer pour évaluer les violations de l’art. 7 et de l’al. 11d) de la Charte.
    1.             De quelle façon la Cour devrait-elle aborder la présente affaire?
  10.                       Devant notre Cour, non seulement la Société John Howard atelle choisi de soulever une nouvelle question en appel concernant l’al. 11d), mais elle a présenté cette demande comme étant la principale, reléguant ainsi la demande fondée sur l’art. 7 à une analyse résiduelle au cas où l’arrêt Shubley serait maintenu et confirmé (m.a., par. 68). Dans ces circonstances, je me penche sur la façon dont la Cour devrait aborder la présente affaire; je suis d’avis que l’art. 7 et l’al. 11d) devraient être examinés séparément, l’al. 11d) devant être examiné en premier lieu.
  11.                       Notre Cour a beaucoup écrit sur l’art. 7 en lien avec les dispositions spécifiques des art. 8 à 14 de la Charte. De fait, dans le Renvoi relatif à la Motor Vehicle Act (C.B.), [1985] 2 R.C.S. 486, la Cour a conclu que les art. 8 à 14 « sont des exemples d’atteintes à ce droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne qui vont à l’encontre des principes de justice fondamentale » (p. 502). Il n’est donc pas inhabituel que l’art. 7 de la Charte soit invoqué en même temps qu’une ou plusieurs garanties énoncées aux art. 8 à 14 (R. c. Brunelle, 2024 CSC 3, par. 69). Comme l’a rappelé récemment la juge O’Bonsawin dans l’arrêt Brunelle, notre Cour a constamment rejeté la prémisse suivant laquelle ces dispositions doivent toujours être examinées ensemble et a préféré une approche fortement tributaire du contexte et des faits pour décider de la méthode qu’il convient d’employer lors de l’évaluation de multiples violations de la Charte (par. 70, citant J.J., par. 115).
  12.                       La question plus précise de la façon d’analyser les violations de la Charte lorsque des violations de l’art. 7 et de l’art. 11 sont alléguées est traitée dans l’arrêt J.J. Dans cet arrêt, le juge en chef Wagner et le juge Moldaver, au nom des juges majoritaires, ont statué que parce que l’art. 7 et l’al. 11d) sont « inextricablement liés », ils doivent être évalués ensemble lorsqu’ils ont la même portée et séparément lorsqu’une préoccupation concerne précisément l’un d’eux (par. 114, citant Thomson Newspapers Ltd. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1990] 1 R.C.S. 425, p. 536538; R. c. L. (D.O.), [1993] 4 R.C.S. 419, p. 460; R. c. Levogiannis, [1993] 4 R.C.S. 475, p. 494; R. c. Fitzpatrick, [1995] 4 R.C.S. 154, par. 19; R. c. Darrach, 2000 CSC 46, [2000] 2 R.C.S. 443; R. c. Mills, [1999] 3 R.C.S. 668, par. 69).
  13.                       En l’espèce, la question du cadre d’analyse de l’art. 7 et de l’al. 11d) se pose sous un angle différent. Dans l’arrêt J.J., il n’était pas contesté que l’intimé pouvait invoquer l’art. 7 et l’al. 11d) afin que la Cour évalue si les dispositions contestées compromettaient le droit à un procès équitable et le droit à une défense pleine et entière. Inversement, dans la présente affaire, il s’agit de savoir si l’al. 11d) s’applique au régime disciplinaire visant les détenus en Saskatchewan. Par conséquent, avant de se pencher sur les indications données dans l’arrêt J.J. quant à savoir si l’art. 7 et l’al. 11d) devraient être examinés ensemble ou séparément, notre Cour doit d’abord déterminer si l’al. 11d) peut réellement s’appliquer. Dans l’affirmative, ce n’est qu’à ce moment qu’il sera nécessaire de se demander si les droits ont la même portée ou non.
    1.             L’article 11 de la Charte s’applique-t-il aux procédures disciplinaires visant les détenus en Saskatchewan?
      1.           Introduction
  14.                       L’article 11 de la Charte confère diverses protections procédurales aux « inculpé[s] ». Le texte se lit ainsi :

 11 Tout inculpé a le droit :

a) d’être informé sans délai anormal de l’infraction précise qu’on lui reproche;

b) d’être jugé dans un délai raisonnable;

c) de ne pas être contraint de témoigner contre luimême dans toute poursuite intentée contre lui pour l’infraction qu’on lui reproche;

d) d’être présumé innocent tant qu’il n’est pas déclaré coupable, conformément à la loi, par un tribunal indépendant et impartial à l’issue d’un procès public et équitable;

e) de ne pas être privé sans juste cause d’une mise en liberté assortie d’un cautionnement raisonnable;

f) sauf s’il s’agit d’une infraction relevant de la justice militaire, de bénéficier d’un procès avec jury lorsque la peine maximale prévue pour l’infraction dont il est accusé est un emprisonnement de cinq ans ou une peine plus grave;

g) de ne pas être déclaré coupable en raison d’une action ou d’une omission qui, au moment où elle est survenue, ne constituait pas une infraction d’après le droit interne du Canada ou le droit international et n’avait pas de caractère criminel d’après les principes généraux de droit reconnus par l’ensemble des nations;

h) d’une part de ne pas être jugé de nouveau pour une infraction dont il a été définitivement acquitté, d’autre part de ne pas être jugé ni puni de nouveau pour une infraction dont il a été définitivement déclaré coupable et puni;

  1.                       Ces protections peuvent être invoquées par ceux qui sont accusés d’infractions criminelles. Dans l’arrêt Wigglesworth, la juge Wilson a écrit que les « droits garantis par l’art. 11 de la Charte peuvent être invoqués par les personnes que l’État poursuit pour des infractions publiques comportant des sanctions punitives, c.‑à‑d. des infractions criminelles, quasi criminelles et de nature réglementaire, qu’elles aient été édictées par le gouvernement fédéral ou par les provinces » (p. 554).
  2.                       Une infraction prévue au Code criminel, L.R.C. 1985, c. C46, entraînera toujours l’application de l’art. 11. Afin de déterminer si l’art. 11 s’applique à un autre processus, le tribunal doit se demander si, « de par sa nature même, la procédure est criminelle », ou si « une “véritable conséquence pénale” découle de la sanction » — c’est ce qu’on appelle le « critère de l’arrêt Wigglesworth » (Wigglesworth, p. 554555 et 559; Guindon, par. 44; Martineau c. M.R.N., 2004 CSC 81, [2004] 3 R.C.S. 737, par. 19). Ce cadre prévoit que dans une procédure pénale, la personne est accusée d’une infraction criminelle et s’expose à de lourdes sanctions qui visent à maintenir l’ordre public et à réparer les torts causés à la société en général (Wigglesworth, p. 561; Shubley, p. 20; Guindon, par. 45). Il reconnaît également qu’en revanche, une procédure qui n’est pas pénale se rapporte aux affaires « de nature réglementaire, protectrice ou corrective » qui sont « principalement destinées à maintenir la discipline, l’intégrité professionnelle ainsi que certaines normes professionnelles, ou à réglementer la conduite dans une sphère d’activité privée et limitée » (Wigglesworth, p. 560; Martineau, par. 57).
  3.                       Le maintien de cette distinction entre le contexte du droit criminel et les contextes administratif et réglementaire est conforme à l’adoption délibérée par notre Cour d’une « définition quelque peu restreinte de la disposition liminaire de l’art. 11 » (Wigglesworth, p. 558; Guindon, par. 44). Il est également conforme à la jurisprudence de notre Cour où celleci met en garde contre l’application directe des normes de la justice criminelle en dehors du contexte du droit criminel (Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 R.C.S. 307, par. 8788).
    1.           Le test de l’arrêt Wigglesworth
  4.                       Il peut parfois être difficile de déterminer si une procédure est criminelle de par sa nature même ou si une véritable conséquence pénale découle de la sanction. Comme nous l’avons vu, il peut y avoir des cas dans lesquels une procédure ou la sanction qui en découle entraînera l’application de l’art. 11, même en dehors du contexte du droit criminel pur. Pour déterminer si un individu est un « inculpé » au sens de l’art. 11, notre Cour a élaboré le test de l’arrêt Wigglesworth, qu’elle a étoffé par la suite dans l’arrêt Martineau.
  5.                       Dans l’arrêt Wigglesworth, la question consistait principalement à savoir si une « infraction majeure ressortissant au service » dont était saisi le tribunal du service de la GRC faisait entrer en jeu l’art. 11. Bien que le tribunal du service de la GRC ne fût pas une cour criminelle, les procédures auraient pu donner lieu à une sanction pouvant atteindre un an d’emprisonnement pour un membre de la GRC. Cette affaire a amené la juge Wilson, au nom de la Cour, à énoncer un test servant à établir le seuil d’application de l’art. 11. Le test comporte deux volets. Premièrement, il s’agit de savoir si les procédures ellesmêmes sont « de nature criminelle ». Deuxièmement, il s’agit de savoir si une sanction découlant des procédures peut équivaloir à une « véritable conséquence pénale ». Il n’est pas nécessaire que les deux volets soient satisfaits pour que l’art. 11 s’applique; un seul suffit.
    1.              Le volet de la nature criminelle du critère
  6.                       Pour que le volet de la nature criminelle soit satisfait, la procédure en question est au cœur de l’analyse. L’acte sousjacent qui a donné lieu à la procédure n’est pas pertinent.
  7.                       Lorsque l’on examine la nature de la procédure, il est important de ne pas perdre de vue le contexte jurisprudentiel. Comme l’a affirmé la juge Wilson dans l’arrêt Wigglesworth, pour que la protection de l’art. 11 s’applique, l’affaire doit « vise[r] à promouvoir l’ordre et le bien‑être publics dans une sphère d’activité publique », par opposition aux « affaires privées, internes ou disciplinaires qui sont de nature réglementaire, protectrice ou corrective et qui sont principalement destinées à maintenir la discipline, l’intégrité professionnelle ainsi que certaines normes professionnelles, ou à réglementer la conduite dans une sphère d’activité privée et limitée » (p. 559560).
  8.                       Dans la décision la plus récente de notre Cour quant à ce volet du test, l’arrêt Guindon, les juges Rothstein et Cromwell, au nom des juges majoritaires, ont conclu que Mme Guindon n’était pas une « inculpé[e] » au sens de l’art. 11 lorsque le ministre du Revenu national lui a infligé des pénalités en application de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, c. 1 (5e suppl.), art. 163.2, parce que les procédures découlant de l’application de la Loi de l’impôt sur le revenu étaient de nature administrative (par. 5). Les juges Rothstein et Cromwell ont établi une synthèse jurisprudentielle utile des principes qui soustendent ce volet du test, au par. 51 :

 Pour appliquer le critère de la nature criminelle il faut se demander si la procédure par laquelle une sanction est infligée est criminelle, peu importe la nature de l’acte sousjacent. Comme le dit la juge Wilson dans l’arrêt Wigglesworth, la question est celle de savoir si l’affaire « rel[ève] de l’art. 11 [. . .] parce que, de par sa nature même, il s’agit d’une procédure criminelle » (p. 559 (nous soulignons)). La Cour le confirme dans l’arrêt Shubley, p. 1819, où la juge McLachlin (maintenant Juge en chef) affirme sans ambages que « [l]a détermination du caractère criminel des procédures dépend non pas de la nature de l’acte qui est à l’origine de ces procédures, mais de la nature des procédures ellesmêmes » (nous soulignons). Dans l’arrêt Martineau, le juge Fish, au nom de la Cour, reprend à son compte la conclusion tirée dans l’arrêt Shubley, à savoir que le critère de la nature criminelle s’intéresse uniquement à la procédure comme telle (voir par. 1819). Le texte de l’art. 11 appuie d’ailleurs cette conclusion. Comme le fait remarquer la juge Wilson dans l’arrêt Wigglesworth :

 L’article 11 contient des termes habituellement associés aux procédures criminelles : « jugé », « présumé innocent tant qu’il n’est pas déclaré coupable », « cautionnement raisonnable », « peine [. . .] prévue pour l’infraction », « acquitté [. . .] [d’]une infraction » et « infraction dont il est déclaré coupable ». En fait, certains des droits que garantit l’art. 11 sembleraient n’avoir aucune signification hors du contexte criminel ou quasi criminel. [p. 555]

  1.                       Il est clair que la nature de la procédure est le point focal de ce volet. Les arrêts Martineau et Guindon fournissent des indications générales utiles sur la façon de procéder à une analyse fondée sur ce volet. Même si l’arrêt Martineau se rapportait à un mécanisme de recouvrement civil dans le contexte douanier et que l’arrêt Guindon se rapportait à une sanction pécuniaire administrative dans le domaine de l’impôt sur le revenu, ces indications peuvent néanmoins être appliquées dans d’autres contextes administratifs et réglementaires, comme un processus disciplinaire visant les détenus.
  2.                       Dans l’arrêt Martineau, le juge Fish a indiqué trois critères utiles pour l’examen de ce volet : (1) les objectifs de la loi; (2) le but visé par la sanction; et (3) le processus menant à la sanction (par. 1924). Il importe de souligner qu’à cette étape, l’analyse porte principalement sur le processus et non sur la nature de l’acte sousjacent. Par conséquent, il peut être utile aux fins de cette analyse de déterminer si la procédure administrative contestée comporte les « caractéristiques habituelles » d’une procédure criminelle (Guindon, par. 63; voir aussi Martineau, par. 45).
    1.              Le volet des véritables conséquences pénales du critère
  3.                       Alors que le volet de la nature criminelle comporte l’examen de la nature de la procédure, le volet des véritables conséquences pénales comporte un examen du but visé par la sanction en lien avec son importance, bien que, comme je l’explique plus loin, l’importance ne soit pas déterminante. Le but visé par la sanction demeure au cœur de l’analyse pour que soit préservée la dichotomie entre une sanction relevant du droit criminel, dont les buts visés sont la dénonciation, le châtiment et la réprobation pour un tort causé à la société en général, et une sanction qui vise l’observation des règles (Canada (Procureur général) c. Whaling, 2014 CSC 20, [2014] 1 R.C.S. 392, par. 44; Wigglesworth, p. 561; Guindon, par. 8385). Par conséquent, en raison de leur nature, les pénalités infligées à la suite d’infractions criminelles ou quasi criminelles sont pénales, puisqu’elles ont pour but de promouvoir l’ordre et le bien‑être publics dans une sphère d’activité publique (Martineau, par. 21). En revanche, les sanctions de nature administrative — privées, internes, disciplinaires — ne sont pas de nature pénale (par. 22). Les pénalités et sanctions administratives et de nature réglementaire qui ne visent pas la réparation d’un tort causé à la société ne sont pas pénales, à moins que le test de l’arrêt Wigglesworth soit respecté.
  4.                       Il importe de différencier les buts des pénalités pour déterminer si une sanction découlant d’une procédure est une « véritable conséquence pénale ». Dans l’arrêt Wigglesworth, la juge Wilson a choisi de parler de « véritables conséquences pénales » plutôt que de simples « conséquences pénales ». Cette distinction visait à renforcer le seuil élevé qui doit être respecté pour qu’une sanction administrative ou de nature réglementaire puisse être réputée de nature véritablement pénale. Une sanction de nature véritablement pénale est celle qui « par son importance semblerait imposée dans le but de réparer le tort causé à la société en général plutôt que pour maintenir la discipline à l’intérieur d’une sphère d’activité limitée » (p. 561). Lorsque sont en jeu les principes traditionnels de détermination de la peine en droit criminel, comme la dénonciation, le châtiment ou une évaluation du caractère moralement répréhensible — ou lorsque la sanction semble viser la réparation d’un tort causé à la société —, la sanction peut être considérée comme étant [traduction] « de nature véritablement pénale » (R. c. Cross, 2006 NSCA 30, 241 N.S.R. (2d) 349, par. 3031; R. c. Samji, 2017 BCCA 415, 357 C.C.C. (3d) 436, par. 51; Sivia c. British Columbia (Superintendent of Motor Vehicles), 2014 BCCA 79, 55 B.C.L.R. (5th) 1, par. 142). Si la sanction stigmatise, la stigmatisation militera en faveur de la qualification de la sanction comme étant de nature véritablement pénale (Guindon, par. 76, 84 et 89; Whaling, par. 47; Martineau, par. 64).
  5.                       En plus du but visé, l’ampleur de la sanction est pertinente lors de l’analyse, bien qu’elle ne soit pas déterminante (Guindon, par. 77). Il faut se demander si l’ampleur de la sanction se rattache à des considérations réglementaires plutôt qu’à des principes de détermination de la peine en matière criminelle (par. 76), et il s’agira en définitive d’un exercice de pondération prenant en compte la nature et la portée d’une sanction éventuelle. Le degré d’incidence de l’ampleur d’une sanction sur l’analyse dépendra des faits de chaque affaire.
  6.                       Notre Cour a déjà reconnu le seuil élevé nécessaire pour donner lieu à l’application de l’art. 11 dans les affaires non criminelles, comme elle l’a affirmé dans R. c. K.R.J., 2016 CSC 31, [2016] 1 R.C.S. 906, par. 38 :

 . . . le critère de la « véritable conséquence pénale » établit un seuil indéniablement élevé, il a été conçu pour permettre au tribunal de décider si une personne est un « inculpé » même si elle fait l’objet d’une procédure autre que criminelle. En matière criminelle, ce qui justifie une interprétation étroite de la « conséquence pénale » ou de la « peine » disparaît pour l’essentiel. [En italique dans l’original.]

  1.                       Il ressort de ce qui précède que le test vise à préciser le champ d’application étroit de l’art. 11 aux garanties procédurales dans le contexte du droit criminel. Lorsqu’il s’agit de procéder à l’analyse fondée sur l’art. 11, il importe de garder ce contexte à l’esprit. De même, il importe de faire la distinction entre une pénalité qui vise à punir ou à dénoncer (de nature véritablement pénale) et une pénalité qui vise à dissuader (non pénale ou administrative) (Canada (Procureur général) c. United States Steel Corp., 2011 CAF 176, par. 74).
    1.              Application du critère dans l’arrêt Wigglesworth
  2.                       Dans l’arrêt Wigglesworth, la juge Wilson a statué que les procédures internes de la GRC n’étaient pas « de nature criminelle » parce qu’elles avaient été conçues pour « réglementer la conduite dans une sphère d’activité limitée et privée » (p. 562). Bien que les conditions du premier volet du test n’aient pas été remplies, elle a conclu que celles du second l’étaient, puisque la procédure administrative pouvait entraîner de « véritables conséquences pénales », soit l’emprisonnement d’une durée maximale d’un an pour un membre de la GRC. Elle a conclu qu’il s’agissait d’un des rares cas où il y avait conflit entre les deux volets du test, mais a jugé que dans de tels cas, le volet des véritables conséquences pénales doit l’emporter sur celui de la nature criminelle (ibid.).
    1.           Application de l’arrêt Wigglesworth dans l’arrêt Shubley
  3.                       Le test de l’arrêt Wigglesworth constituait le fondement de l’analyse dans l’arrêt Shubley. Dans cette affaire, il s’agissait de déterminer si les procédures disciplinaires visant les détenus en Ontario étaient assujetties à l’application de l’art. 11. Selon le régime ontarien, lorsqu’un détenu faisait l’objet d’une procédure disciplinaire, il comparaissait devant le directeur du centre de détention, qui entendait les faits concernant l’inconduite reprochée avant de tirer une conclusion et d’infliger une punition, selon le cas. Dans l’arrêt Shubley, le détenu a comparu devant le directeur, qui a jugé qu’il y avait eu inconduite et a placé le détenu en isolement cellulaire pendant cinq jours à un régime alimentaire réduit (p. 13). Le détenu a par la suite invoqué les protections de l’art. 11.
  4.                       Afin de déterminer si le régime disciplinaire visant les détenus en vigueur à l’époque en Ontario donnait lieu à la protection de l’art. 11, notre Cour a appliqué le test de l’arrêt Wigglesworth. Au nom des juges majoritaires, la juge McLachlin a statué que les conditions du volet de la nature criminelle n’avaient pas été satisfaites, parce que la procédure ne visait pas à « punir pour une infraction criminelle, mais à maintenir l’ordre dans la prison » (p. 20). Le fait que les procédures étaient informelles, expéditives et privées contrastait avec le mode de fonctionnement d’une cour de justice et militait donc contre la conclusion selon laquelle la procédure était « de nature criminelle » (ibid.). Abordant ensuite le volet des véritables conséquences pénales, la juge McLachlin a conclu que ni l’isolement cellulaire ni la perte de réduction de peine n’étaient de véritables conséquences pénales. Quant à cette dernière sanction, elle a affirmé qu’elle « ne constitue pas l’imposition [. . .] d’une peine d’emprisonnement », considérant plutôt qu’il s’agissait d’une « perte d’un privilège » (p. 23). Selon elle, les deux sont limitées à « la façon dont le détenu doit purger sa peine » et ne comportent ni amende ni peine d’emprisonnement (ibid.). En ce qui concerne l’ampleur des sanctions, elle a conclu que les deux étaient « tout à fait proportionnées à l’objectif de promouvoir le respect de la discipline interne dans les prisons et [. . .] n’[avaient] ni l’ampleur ni les conséquences auxquelles on s’attendrait pour ce qui est de réparer les torts causés à la société en général » (ibid.). Par conséquent, l’art. 11 ne s’appliquait pas dans cette affaire.
    1.           L’arrêt Shubley estil encore valable en droit?
  5.                       Lorsqu’elle a demandé l’autorisation d’appel à notre Cour, la Société John Howard a expressément reconnu que l’arrêt Shubley [traduction] « statuait que l’art. 11 ne s’applique pas aux procédures disciplinaires visant les détenus » (mémoire de l’appelante, reproduit dans la demande d’autorisation d’appel, p. 68). Ayant renoncé à cette position, la Société John Howard nous demande maintenant d’infirmer l’arrêt Shubley. À cette fin, elle invoque le cadre d’analyse applicable pour écarter un précédent, qui a depuis été cité par notre Cour dans les arrêts Canada (Procureur général) c. Power, 2024 CSC 26, par. 98 et 209, et Auer c. Auer, 2024 CSC 36, par. 32.
  6.                       La Société John Howard soutient que le seuil établi pour infirmer un précédent a été atteint. Il y a lieu d’aborder cette question en premier lieu, avant de statuer sur l’application de l’art. 11. Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que la Société John Howard n’a pas établi l’existence d’un motif justifiant d’infirmer l’arrêt Shubley. J’ai également pris connaissance des motifs des juges majoritaires et, avec égards, je suis en désaccord avec leur conclusion et le raisonnement qui la soustend, comme je l’explique plus amplement cidessous.
    1.              Principes directeurs pour l’infirmation d’un précédent
  7.                       Le stare decisis est un principe fondamental qui commande aux tribunaux de s’en tenir aux décisions antérieures et de ne pas modifier les affaires déjà tranchées. Ce principe favorise la certitude et la stabilité juridiques (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653, par. 20, 270 et 281; R. J. Sharpe, Good Judgment : Making Judicial Decisions (2018), p. 147), la primauté du droit (Vavilov, par. 260 et 281) et l’exercice légitime et efficace du pouvoir judiciaire (Watkins c. Olafson, [1989] 2 R.C.S. 750, p. 760761). Il exige que les juges donnent effet aux principes juridiques bien établis et qu’ils ne s’en écartent que s’il existe un motif valable de le faire.
  8.                       Selon le cadre d’analyse invoqué par la Société John Howard, il y a trois motifs qui permettent d’écarter un précédent : (1) la décision en cause a été rendue sans égard à un précédent contraignant ou à une loi pertinente, per incuriam; (2) le précédent s’est révélé inapplicable; et (3) le fondement du précédent a été érodé par un changement sociétal ou juridique. Seuls les deux derniers motifs sont en cause dans le présent pourvoi.
  9.                       Pour être « inapplicable », un précédent doit miner au moins un des objectifs que le stare decisis vise à atteindre : la certitude juridique, la primauté du droit et l’efficacité judiciaire. La certitude juridique sera minée lorsque le précédent n’est « pas clai[r] et [est] indûment complex[e] » (Vavilov, par. 21). La primauté du droit sera minée lorsque le précédent rend le droit indéterminé ou sujet aux préférences personnelles des juges, au lieu d’établir un cadre d’analyse raisonné. L’efficacité judiciaire sera minée lorsque le précédent est inutilement complexe ou lourd au point de drainer inutilement les ressources judiciaires.
  10.                       Pour satisfaire au seuil de l’érosion des fondements, la partie qui cherche à faire infirmer un précédent doit établir (1) soit un changement sociétal, (2) soit un changement juridique. Un changement sociétal peut comprendre une situation où un changement fondamental des conditions sociétales dans les sphères sociale, économique ou technologique mine la logique du précédent, le rendant théorique ou incompatible avec les normes sociétales contemporaines. Un changement juridique peut découler de modifications constitutionnelles, comme l’adoption de la Charte, ou de changements jurisprudentiels progressifs, qui se trouvent à « atténuer » le précédent.
    1.              Motifs invoqués pour l’infirmation de l’arrêt Shubley
  11.                       La Société John Howard nous invite à infirmer l’arrêt Shubley au motif qu’il est devenu « inapplicable » et qu’il y a eu « érosion de ses fondements ». Elle affirme que deux tendances soustendent sa thèse.
  12.                       Premièrement, au chapitre de l’« inapplicabilité », en statuant que l’art. 11 ne s’applique pas aux procédures disciplinaires visant les détenus, l’arrêt Shubley a fait en sorte que de telles procédures ne peuvent faire l’objet d’un examen fondé sur la Charte que sous le régime de l’art. 7. Cela a mené à des conceptions [traduction] « largement contradictoires » des exigences des principes de justice fondamentale à travers le pays, donnant lieu à un ensemble disparate de protections procédurales pour les détenus, selon la province ou le territoire où ils se trouvent (m.a., par. 11). En conséquence, la certitude juridique et la primauté du droit sont en jeu et rendent le précédent inapplicable (par. 1517, 2022 et 26).
  13.                       Deuxièmement, au chapitre de l’« érosion des fondements », la Société John Howard prétend que le test de l’arrêt Wigglesworth a évolué depuis son application dans l’arrêt Shubley, à tel point que le résultat serait différent aujourd’hui (m.a., par. 11, 13 et 28). En outre, la jurisprudence aurait connu une évolution profonde dans la façon dont elle conçoit la mise en liberté reportée et la ségrégation disciplinaire. Par conséquent, il y a eu érosion des fondements du raisonnement des juges majoritaires dans l’arrêt Shubley en ce qui concerne la non-application de l’art. 11, et ce raisonnement ne tient plus (par. 11 et 33).
  14.                       Pour leur part, les juges majoritaires estiment que la conclusion de l’arrêt Shubley, selon laquelle la ségrégation disciplinaire et la perte de réduction de peine méritée ne sont pas de véritables conséquences pénales, a été tirée sur le fondement d’une interprétation trop formaliste de ce que constitue l’« emprisonnement ». Cette approche, selon eux, n’est plus compatible avec la jurisprudence qui a suivi l’arrêt Shubley (par. 4041).
    1.              L’arrêt Shubley demeure valable
  15.                       Si l’arrêt Shubley demeure valable, il constitue un précédent qui oblige notre Cour à conclure que ni la perte de réduction de peine méritée ni la ségrégation disciplinaire dans le contexte de la discipline carcérale ne satisfait au test de l’arrêt Wigglesworth. En effet, même les juges majoritaires le reconnaissent dans leurs motifs (par. 32). Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que l’arrêt Shubley demeure valable. Je ne suis pas convaincue par les arguments avancés qui soutiennent l’inverse.
    1.              Inapplicabilité
  16.                       Le premier argument de la Société John Howard — soit que l’arrêt Shubley a mené à un ensemble disparate de dispositions et de protections procédurales inégales à travers le pays, en raison des différents régimes législatifs et des divers résultats auxquels sont arrivés les tribunaux, érodant ainsi la primauté du droit — n’est pas convaincant. Il est prévisible que les niveaux de protection des détenus diffèrent d’une province à l’autre, dans une fédération où le partage des compétences permet la création de règles différentes dans chacune des provinces concernant la gestion des établissements correctionnels, parallèlement à l’interprétation que font les tribunaux des lois de chacune d’elles. Le fait que les provinces puissent imposer différents mécanismes disciplinaires aux détenus ne le rend pas inapplicable pour autant. Il s’agit plutôt d’une fonction de notre fédération. De même, l’application de l’art. 7 est une entreprise factuelle adaptée aux circonstances d’une affaire donnée. Pour leur part, les juges majoritaires estiment qu’il est inutile d’examiner l’assertion selon laquelle l’arrêt Shubley devrait être infirmé au motif qu’il est inapplicable (par. 32).
    1.           Érosion des fondements juridiques
      1. Érosion des fondements juridiques du volet de la nature criminelle
  17.                       Le deuxième argument de la Société John Howard — soit qu’il y a eu érosion des fondements de l’arrêt Shubley — n’est pas non plus convaincant. Au soutien de cet argument, la Société John Howard fait d’abord valoir que le volet de la nature criminelle du test de l’arrêt Wigglesworth a été modifié par les arrêts Martineau et Guindon, de sorte que les procédures disciplinaires visant les détenus respectent désormais ce qu’elle appelle le [traduction] « test moderne » (m.a., par. 33). Elle soutient que l’arrêt Shubley s’intéressait particulièrement à la portée des protections procédurales que le législateur confère au régime, tandis que les arrêts Martineau et Guindon ont mis l’accent non pas sur la formalité et les protections procédurales inhérentes au régime, mais sur les objectifs et le but du processus et de la sanction (par. 3940).
  18.                       Je ne suis pas de cet avis. Ni l’arrêt Martineau ni l’arrêt Guindon n’ont changé l’orientation du volet de la nature criminelle, qui demeure nettement axé sur la nature de la procédure. Dans les deux arrêts, notre Cour a mis en évidence l’importance des facteurs relatifs à la procédure en question : les objectifs de la loi, le but visé par la sanction et le processus menant à l’infliction de la sanction (Martineau, par. 24). En conséquence, la procédure demeure au cœur de l’analyse, comme c’était le cas dans l’analyse effectuée dans l’arrêt Shubley.
  19.                       Je souscris aux propos suivants de l’intervenant le procureur général de la ColombieBritannique : [traduction] « En formulant les facteurs [de l’arrêt Martineau], le juge Fish n’écartait ni ne modifiait le volet de “la nature criminelle” du test de l’arrêt Wigglesworth. Au contraire, le juge Fish a fait reposer ces critères sur les arrêts Wigglesworth et Shubley. Il a poussé plus loin l’analyse faite dans l’arrêt Shubley, il ne l’a pas modifiée » (m. interv., par. 39). Le procureur général signale aussi à bon droit que notre Cour a par la suite affirmé que l’arrêt Guindon confirmait le test de l’arrêt Wigglesworth (Goodwin c. Colombie-Britannique (Superintendent of Motor Vehicles), 2015 CSC 46, [2015] 3 R.C.S. 250, par. 40).
  20.                       Pour leur part, les juges majoritaires n’abordent pas l’érosion des fondements du volet de la nature criminelle (par. 32).
    1.            Érosion du volet des véritables conséquences pénales
  21.                       Le deuxième point que la Société John Howard fait valoir à l’appui de son argument selon lequel il y a eu érosion des fondements de l’arrêt Shubley est que le contrôle judiciaire accru à l’égard des actes des autorités carcérales et des conditions de détention a conduit à une évolution de la jurisprudence, laquelle a érodé le fondement de l’arrêt Shubley (m.a., par. 33). Les juges majoritaires sont d’avis que l’interprétation qu’a donnée l’arrêt Shubley au volet des véritables conséquences pénales du test de l’arrêt Wigglesworth repose sur un fondement juridique érodé, puisqu’elle s’appuie sur une méthode d’interprétation formaliste qui a systématiquement été écartée depuis (par. 32 et 34).
  22.                       Avec égards, aucun de ces raisonnements ne me convainc. Je m’explique.
  23.                       La jurisprudence depuis l’arrêt Shubley n’a pas rompu avec la logique de cet arrêt. Par exemple, en ce qui concerne la perte de réduction de peine méritée, la Société John Howard et les juges majoritaires citent l’arrêt Whaling. Dans cette affaire, un régime législatif prévoyait l’application rétrospective de l’abolition de la libération conditionnelle anticipée de délinquants purgeant déjà leur peine. Ce régime a été contesté au motif qu’il violait la garantie offerte par l’al. 11h) de la Charte, soit celle de ne pas être puni de nouveau. Notre Cour a conclu qu’il y avait violation de l’al. 11h) parce que la nature rétrospective de la modification avait trompé « l’attente légitime en matière de liberté » du détenu (par. 63). Les juges majoritaires citent également l’arrêt Cunningham c. Canada, [1993] 2 R.C.S. 143, où notre Cour devait déterminer si des modifications rétrospectives du système de libération conditionnelle violaient l’art. 7 de la Charte. Mis à part le fait que l’arrêt Cunningham a en réalité confirmé la constitutionnalité des modifications législatives et le fait que cette affaire concernait l’art. 7 plutôt que l’art. 11, je suis d’avis que ni l’arrêt Whaling ni l’arrêt Cunningham ne sont comparables au présent cas.
  24.                       La perte de réduction de peine méritée ne s’apparente pas à la modification législative rétroactive d’une peine qu’un détenu est déjà en train de purger. Dans l’arrêt Shubley, la juge McLachlin a succinctement décrit la réduction de peine et son lien avec une sentence (aux p. 2223) :

 La réduction de peine ne raccourcit pas une sentence d’emprisonnement; cela ne peut se réaliser que par voie d’appel. Elle permet plutôt au détenu qui « a participé assidûment » au programme de l’établissement carcéral de purger une partie de sa sentence en dehors de la prison. Le privilège de la réduction de peine (qui n’est pas un droit) relève de l’administration de la prison afin d’encourager les détenus à se réhabiliter et à coopérer au bon fonctionnement de la prison. La suppression de ce privilège en raison d’une conduite contraire à ces normes relève également de la discipline interne de la prison. La suspension de la réduction de peine ne constitue pas l’imposition, par le directeur, d’une peine d’emprisonnement, mais représente simplement la perte d’un privilège qui dépend de la bonne conduite du détenu. [Citations omises.]

  1.                       Autrement dit, le recours à l’arrêt Whaling, en particulier, omet de considérer qu’un prisonnier détenu dans un établissement correctionnel comprend les règles de cet établissement. En l’espèce, le Règlement exige que les détenus soient informés des règles et des procédures disciplinaires de l’établissement correctionnel dès que [traduction] « cela est raisonnablement faisable » (par. 6(1)). Le détenu qui se conforme à ces règles méritera une réduction de peine. Le détenu qui ne s’y conforme pas risque de perdre la réduction de peine méritée. Il s’agit d’une démarche individuelle, contrairement à l’application générale en jeu dans l’arrêt Whaling. Par conséquent, je ne vois aucune modification importante dans le fondement de l’arrêt Shubley quant à la perte de réduction de peine méritée.
  2.                       En ce qui concerne l’isolement, la Société John Howard soutient en outre que depuis l’arrêt Shubley, [traduction] « il y a eu un mouvement jurisprudentiel important eu égard à la nature punitive de l’isolement cellulaire », notamment des décisions de juridictions d’appel qui se sont éloignées de la conception de l’isolement cellulaire comme une « sanction administrative anodine » (m.a., par. 6465).
  3.                       Je n’accepte pas la prémisse de l’assertion de la Société John Howard selon laquelle l’arrêt Shubley aurait qualifié l’isolement de « sanction administrative anodine », et je n’accepte pas non plus que les décisions de cours d’appel citées par la Société John Howard — British Columbia Civil Liberties Association c. Canada (Attorney General), 2019 BCCA 228, 377 C.C.C. (3d) 420 (« BCCLA »), et Canadian Civil Liberties Assn. c. Canada (Attorney General), 2019 ONCA 243, 144 O.R. (3d) 641 (« CCLA ») — représentent le type de changement profond requis pour infirmer l’arrêt Shubley.
  4.                       Dans ces deux affaires, les cours d’appel étaient appelées à se prononcer sur une disposition de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, c. 20, qui autorisait le directeur d’un pénitencier fédéral à ordonner qu’un détenu soit placé pendant une période indéfinie en « ségrégation administrative » pour des raisons de sûreté ou de sécurité.
  5.                       La Loi en cause dans la présente affaire prévoit que la ségrégation administrative est possible dans les cas où un détenu met en danger la sécurité de l’établissement correctionnel ou celle des détenus, des agents ou du public, ou dans les cas où la présence d’un détenu au sein de la population carcérale générale pourrait faire obstacle à une enquête ou mettrait en danger sa sécurité (art. 58). Ce type de ségrégation diffère de la ségrégation disciplinaire, qui constitue une punition pour la perpétration d’une ou de plusieurs infractions disciplinaires.
  6.                       Ces décisions traitent de la ségrégation administrative et non pas de la ségrégation disciplinaire, ce sur quoi porte le présent pourvoi, mais hormis ce fait, elles concernent la constitutionnalité de dispositions qui autorisent le placement en ségrégation administrative pour une période indéfinie. Les deux cours ont conclu que la ségrégation administrative pour une période prolongée — soit plus de 15 jours — ne résiste pas à un contrôle de sa constitutionnalité (BCCLA, par. 148 et 151; CCLA, par. 4 et 150). Dans les deux décisions, la ségrégation administrative ne dépassant pas 15 jours a été jugée comme étant conforme sur le plan constitutionnel, la Cour d’appel de la ColombieBritannique qualifiant un tel isolement de [traduction] « norme défendable » (BCCLA, par. 16, 146 et 151; CCLA, par. 4 et 150). L’appelant dans l’arrêt Shubley avait été placé en isolement cellulaire pour une période de cinq jours avec un régime alimentaire réduit. Par conséquent, l’érosion des fondements requise pour infirmer l’arrêt Shubley n’a pas été établie.
  7.                       Je note également que dans l’arrêt BCCLA, la Cour d’appel de la ColombieBritannique a pris soin d’affirmer que la question à laquelle elle était confrontée avait été tranchée par les tribunaux d’instances inférieures sur le fondement d’un [traduction] « dossier exhaustif » (par. 14). Cela contraste avec la présente affaire, particulièrement en ce qui a trait aux prétentions de la Société John Howard selon lesquelles l’érosion des fondements commande à notre Cour de ne plus appliquer l’arrêt Shubley. Les assertions faites quant à la nature de la ségrégation disciplinaire ne sont fondées sur aucune conclusion de fait des tribunaux d’instances inférieures. En fait, le juge saisi de la demande a tiré une conclusion de fait explicite voulant que la ségrégation disciplinaire en Saskatchewan ne constitue pas ce que la Société John Howard appelle [traduction] « l’isolement disciplinaire » (par. 86). Je suis d’avis que de telles assertions sont des questions de fait contestées et que les tribunaux de première instance sont les mieux placés pour les résoudre en fonction de la preuve qui leur a été soumise. Dans les arrêts BCCLA et CCLA, les cours d’appel s’étaient appuyées sur des témoignages d’expert, à la différence de la présente affaire, où la Société John Howard s’appuie sur ces décisions plutôt que sur des conclusions de fait ou des éléments de preuve. Bien qu’il puisse être pertinent d’examiner les conclusions de ces décisions, cellesci ne sont pas d’un grand secours en l’espèce et ne constituent pas, à elles seules, un motif suffisant pour infirmer l’arrêt Shubley.
  8.                       Avant d’aborder les motifs majoritaires sur ce point, je soulève une dernière considération. La Société John Howard prétend qu’une érosion des fondements s’est produite depuis le prononcé de l’arrêt Shubley, en raison de l’évolution de la façon dont les tribunaux interprètent l’isolement en général. Toutefois, il ressort clairement des motifs dissidents du juge Cory dans l’arrêt Shubley, et d’autres précédents que j’exposerai dans les paragraphes qui suivent, comme la trilogie, qu’à l’époque où l’arrêt Shubley a été rendu, il y avait une compréhension des divers degrés de privation de liberté qui pouvaient se produire en milieu carcéral. Par exemple, dans l’arrêt Shubley, le juge Cory a affirmé que les « effets pénibles de l’isolement ont été reconnus presque immédiatement quand l’incarcération a été conçue comme moyen de punir. [. . .] L’isolement cellulaire est une forme sévère de punition » (p. 9). Il est clair que les tribunaux étaient conscients de la sévérité de l’isolement à l’époque où l’arrêt Shubley a été rendu. Ce constat affaiblit davantage l’argument selon lequel la façon dont les tribunaux ont traité l’isolement à la suite de l’arrêt Shubley suffit pour infirmer cet arrêt en raison de l’érosion des fondements. Il démontre aussi que le raisonnement suivi dans les arrêts BCCLA et CCLA n’est pas inédit.
  9.                       Les motifs majoritaires s’appuient sur la jurisprudence relative à l’al. 10c) et à l’art. 7 pour faire ressortir que dans d’autres contextes d’application de la Charte, notre Cour n’a pas eu recours à une méthode formaliste d’interprétation en maintenant une distinction entre une peine d’emprisonnement et les conditions d’emprisonnement. Bien que cela n’équivaille peutêtre pas à prétendre que ces précédents s’appliquent directement à la présente affaire, j’estime avec égards que le recours à ce courant jurisprudentiel est problématique, sur les plans factuel et juridique.
  10.                       L’alinéa 10c) de la Charte garantit à chacun le droit de faire contrôler, par habeas corpus, la légalité de sa détention et d’obtenir, le cas échéant, sa libération. En citant une trilogie de précédents — R. c. Miller, [1985] 2 R.C.S. 613, Morin c. Comité national chargé de l’examen des cas d’unités spéciales de détention, [1985] 2 R.C.S. 662, et Cardinal c. Directeur de l’établissement Kent, [1985] 2 R.C.S. 643 — les juges majoritaires affirment que, collectivement, ces arrêts appuient la proposition selon laquelle notre Cour a statué que la ségrégation administrative est une forme distincte d’emprisonnement, ce qui mine l’arrêt Shubley (par. 42-43). Ils citent en outre l’arrêt Dumas c. Centre de détention Leclerc, [1986] 2 R.C.S. 459, une affaire où une approche large à l’égard du recours à l’habeas corpus a été adoptée. Avec égards, la trilogie et l’arrêt Dumas présentent des différences factuelles et juridiques qu’il est impossible de passer sous silence en l’espèce.
  11.                       Sur le plan des faits, chacun des pourvois de la trilogie portait sur l’isolement sévère dans des ailes et des établissements distincts et sur le non‑respect de l’équité procédurale.
  12.                       Dans l’arrêt Miller, un détenu a été transféré à un autre établissement où il a été mis en isolement administratif (autrement désignés comme « ségrégation administrative » dans les présents motifs) dans une unité spéciale de détention à la suite d’un incident dans un pénitencier. Il a été avisé qu’il y avait été placé en raison de sa participation à l’incident en question, mais il n’avait jamais eu la possibilité de réfuter la preuve, le cas échéant, de cette participation.
  13.                       Dans l’arrêt Morin, un détenu accusé de meurtre par suite du décès d’un codétenu a été transféré à une unité spéciale de détention dans un autre établissement. Après avoir été acquitté de l’accusation de meurtre, il a été maintenu en isolement et sa demande de transfert dans un établissement à sécurité moyenne a été refusée. Il a donc présenté une demande à la Cour supérieure pour un bref d’habeas corpus. En appel, la seule question en litige était de savoir si une cour supérieure était compétente pour délivrer un bref d’habeas corpus afin de déterminer la validité du maintien de l’incarcération d’un détenu d’un pénitencier fédéral dans une unité spéciale de détention.
  14.                       Dans l’arrêt Cardinal, il était allégué que les détenus auraient participé à une prise d’otage dans un pénitencier, ce qui a mené à des accusations criminelles et à leur transfert dans un autre établissement où ils ont été placés en ségrégation ou isolement administratifs, au motif que cela était nécessaire pour le maintien de l’ordre et de la discipline dans l’établissement. Le directeur n’a pas fait d’enquête indépendante et s’est plutôt appuyé sur les dires d’un autre directeur. Lorsque le Conseil d’examen des cas de ségrégation a recommandé la réintégration des appelants dans la population carcérale générale, le directeur a refusé d’obtempérer. Il n’a pas indiqué aux détenus les motifs de son refus et il ne leur a pas non plus accordé la possibilité de se faire entendre. Ils ont contesté le maintien de leur isolement par des demandes d’habeas corpus.
  15.                       Dans chacune des affaires précitées, un isolement sévère dans des ailes et des établissements distincts, conjugué au non‑respect de l’équité procédurale, était en jeu. On ne peut en dire autant du régime en cause dans la présente affaire, à l’égard duquel le juge saisi de la demande a conclu que les détenus placés en isolement sont généralement confinés dans leur propre cellule et ont, pour la plupart, encore accès à leurs compagnons de cellule, à la lumière naturelle et à des téléviseurs (dans les cas où la cellule en était équipée avant l’isolement) (par. 23 et 85). Qui plus est, tous les détenus passibles de sanctions disciplinaires en Saskatchewan ont accès à des droits procéduraux. Pour ce qui est de l’arrêt Dumas, le pourvoi concernait une demande d’habeas corpus présentée après la révocation de la libération conditionnelle de jour de l’appelant à la suite d’accusations disciplinaires en milieu carcéral. Il n’y était pas question d’isolement et, en tout état de cause, notre Cour a statué que l’appelant n’avait pas le droit de recourir à l’habeas corpus (p. 465).
  16.                       Sur le plan juridique, je suis d’avis que, en l’espèce, ces arrêts n’ont — tout au plus — qu’une valeur atténuée, et ce, pour deux raisons. Premièrement, chacune des affaires de la trilogie a été tranchée en 1985, et l’arrêt Dumas a été rendu en 1986, ce qui signifie qu’ils précèdent l’arrêt Shubley de cinq ans et de quatre ans, respectivement. Pour infirmer un précédent pour cause d’érosion des fondements, il faut, selon la méthodologie qu’il convient d’appliquer, que cette érosion se soit produite après que la décision qui constitue le précédent a été rendue (R. c. Tutton, [1989] 1 R.C.S. 1392, p. 14101411, la juge Wilson; R. c. Bernard, [1988] 2 R.C.S. 833, p. 855856, le juge en chef Dickson, dissident, mais non sur ce point; R. c. Hynes, 2001 CSC 82, [2001] 3 R.C.S. 623, par. 116 et 119, le juge Major, dissident, mais non sur ce point; Nishi c. Rascal Trucking Ltd., 2013 CSC 33, [2013] 2 R.C.S. 438, par. 24; R. c. Alex, 2017 CSC 37, [2017] 1 R.C.S. 967, par. 95, le juge Rowe, dissident, mais non sur ce point). Autrement dit, la source de l’érosion doit se trouver dans la jurisprudence ultérieure. Prétendre le contraire reviendrait à dire que notre Cour peut réécrire la jurisprudence qu’elle croit être simplement « erronée ». Une telle approche va à l’encontre des objectifs du stare decisis et de ses fondements, qui consistent à favoriser la certitude et la stabilité juridiques au moyen d’une approche raisonnée concernant l’infirmation d’un précédent.
  17.                       Deuxièmement, même en mettant de côté le fait que l’érosion se soit produite avant que le précédent ait été rendu, je ne suis, avec égards, toujours pas convaincue parce que les méthodes d’interprétation de l’al. 10c) et de l’art. 11 sont sensiblement différentes. L’alinéa 10c) de la Charte garantit à chacun le droit de faire contrôler, par habeas corpus, la légalité de sa détention et d’obtenir, le cas échéant, sa libération. L’habeas corpus vise la « protection des individus contre l’érosion de leur droit de ne pas se voir imposer de restrictions abusives à leur liberté », il a une « large portée », et il n’est pas « un recours statique, étroit et formaliste » (Canada (Sécurité publique et Protection civile) c. Chhina, 2019 CSC 29, [2019] 2 R.C.S. 467, par. 19 et 21, citant May c. Établissement Ferndale, 2005 CSC 82, [2005] 3 R.C.S. 809, par. 21). Il n’est donc pas étonnant que l’arrêt Dumas ait continué d’élargir le recours à l’habeas corpus, même si, dans cette affaire, ce recours a ultimement été refusé à l’appelant (p. 465).
  18.                       Par contraste, l’art. 11 a reçu une « interprétation plus restrictive », puisque les droits qui y sont énoncés « peuvent être invoqués par les personnes que l’État poursuit pour des infractions publiques comportant des sanctions punitives » (Wigglesworth, p. 554). Plus particulièrement, la juge Wilson a exprimé le souci qu’il y ait « à l’avenir une élaboration cohérente » de l’art. 11 « s’il est rendu applicable à un grand nombre de procédures » (p. 558). Cela témoigne de l’interprétation restrictive que notre Cour a adoptée dans toutes les analyses fondées sur l’art. 11. Je comprends que les juges majoritaires partagent eux aussi la préoccupation que « la portée de l’art. 11 devien[ne] trop large » (par. 77). Sur ce point, je suis d’accord avec eux.
  19.                       Enfin, comme je l’ai mentionné plus tôt, la trilogie ainsi que l’arrêt Dumas et les autres sources historiques citées par les juges majoritaires étaient toutes à la disposition de notre Cour à l’époque où l’arrêt Shubley a été rendu. Lorsque notre Cour a conclu qu’il existait un droit de grève inhérent à l’al. 2d) de la Charte dans l’arrêt Saskatchewan Federation of Labour c. Saskatchewan, 2015 CSC 4, [2015] 1 R.C.S. 245, le juge Rothstein et le juge Wagner (plus tard juge en chef), dissidents en partie, ont affirmé ce qui suit :

 Bon nombre des sources invoquées par les juges majoritaires existaient lorsque la Cour a rendu les arrêts formant la trilogie en droit du travail. Par exemple, l’histoire de la grève au Canada et à l’étranger que les juges majoritaires relatent aux par. 36 à 55 faisait partie du dossier de la Cour lorsqu’elle a entendu les appels de la trilogie. Ces données historiques ne sauraient aujourd’hui étayer un résultat complètement différent de celui auquel est parvenue la Cour en 1987. La condition voulant qu’un précédent ne puisse être écarté que si « une modification de la situation ou de la preuve change radicalement la donne » ([Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101], par. 42) n’est manifestement pas respectée. [par. 143]

  1.                       Je suis entièrement d’accord avec cet avis, tel qu’exprimé à l’époque, et j’affirme avec égards qu’on pourrait dire la même chose en l’espèce. Les précédents sur lesquels les motifs majoritaires s’appuient maintenant pour infirmer Shubley existaient à l’époque et n’ont pas empêché les juges majoritaires dans Shubley d’adopter la position qu’ils ont prise. Cela doit être respecté.
  2.                       Pour les motifs qui précèdent, je rejette les raisons avancées pour infirmer l’arrêt Shubley. Celuici demeure valable et est un précédent contraignant. Par conséquent, nous devons l’appliquer en l’espèce.
    1.             L’article 68 du Règlement viole-t-il l’al. 11d) de la Charte?
      1.           Application du test de l’arrêt Wigglesworth à la présente affaire
  3.                       Comme je l’ai déjà noté, il a été conclu dans l’arrêt Shubley que l’art. 11 ne s’applique pas au régime disciplinaire ontarien visant les détenus. Toutefois, l’arrêt Shubley a également souligné ce qui suit (à la p. 18) :

. . . la logique de l’arrêt R. c. Wigglesworth consiste à procéder, non pas à une analyse fondée sur la catégorie, mais à l’application des principes généraux qui y sont énoncés. Donc, il faut examiner si les procédures précises dont il est question en l’espèce satisfont aux critères établis dans l’arrêt R. c. Wigglesworth.

  1.                       Je procède donc à l’analyse.
    1.              Le volet de la nature criminelle du test
  2.                       Dans l’arrêt Shubley, la juge McLachlin a souligné que la conduite donnant lieu à la procédure n’avait pas d’incidence sur son analyse. Elle a conclu que le détenu ontarien dans cette affaire était appelé à rendre compte aux autorités carcérales du manquement, en tant que détenu, à son obligation de se comporter conformément aux règles de l’établissement carcéral. Selon elle, il n’était pas appelé à rendre compte à la société (p. 20).
  3.                       Dans son analyse, la juge McLachlin a estimé que les procédures ne comportaient pas les « caractéristiques essentielles des procédures relatives à une infraction publique et criminelle » (p. 20). Parlant du but de cellesci, elle a affirmé qu’elles visaient non pas à « punir pour une infraction criminelle, mais à maintenir l’ordre dans la prison » (ibid.). Lorsqu’elle a examiné les caractéristiques habituelles d’une procédure criminelle, elle a noté que les procédures se déroulaient de manière informelle, expéditive et privée, sans l’intervention d’un tribunal judiciaire. Elle a conclu qu’elles ne satisfaisaient pas à la norme de l’arrêt Wigglesworth voulant qu’elles soient « de nature publique, et vise[nt] à promouvoir l’ordre et le bien‑être publics dans une sphère d’activité publique » (Wigglesworth, p. 560; Shubley, p. 20).
  4.                       Je ne constate aucune différence substantielle entre les circonstances de l’arrêt Shubley et celles de l’espèce, et ce, même en employant les facteurs élaborés dans l’arrêt Martineau, que je m’apprête maintenant à examiner dans la même séquence que celle suivie par les juges Rothstein et Cromwell dans l’arrêt Guindon. Dans cet arrêt, ils ont d’abord examiné deux facteurs de l’arrêt Martineau (les objectifs de la loi et le processus menant à l’infliction de la sanction) dans le cadre du volet de la nature criminelle, pour ensuite examiner le dernier facteur (le but visé par la sanction) dans le cadre du volet des véritables conséquences pénales (par. 52). Toutefois, comme l’ont souligné les juges Rothstein et Cromwell, bien qu’« [u]n certain chevauchement [soit] inévitable » entre le volet de la nature criminelle et le volet des véritables conséquences pénales, ils sont distincts et ont leur fonction propre (par. 49).
    1.              Objectifs de la loi
  5.                       Lors de l’examen des objectifs de la loi, la question est de savoir si le Règlement et/ou la Loi prévoient une procédure pénale qui est de nature criminelle, comme l’a noté la Cour d’appel au par. 3 :

 [traduction] Le régime disciplinaire visant les détenus applicable aux infractions qui se produisent dans ces établissements est codifié en détail dans la partie VIII de la loi intitulée The Correctional Services Act, 2012, SS 2012, c C39.2 [la Loi], et dans la partie XIII du règlement intitulé The Correctional Services Regulations, 2013, RRS c C39.2 règl. 1 [le Règlement]. Les infractions disciplinaires se divisent en infractions mineures et en infractions graves : art. 72 et al. 73(2)(a) de la Loi et art. 50, 54 et 55 du Règlement. Le processus d’audience diffère en fonction de cette classification, mais pas d’une manière pertinente pour le présent appel. La [norme] de preuve est la même pour les deux catégories d’infractions. [Premier texte entre crochets dans l’original.]

  1.                       Le juge saisi de la demande et la Cour d’appel ont tous deux conclu que l’objet général du régime disciplinaire visant les détenus établi dans les dispositions susmentionnées de la Loi et du Règlement est [traduction] « de maintenir l’ordre, la sécurité et la sûreté dans les établissements » (motifs de la C.A., par. 30; motifs du juge saisi de la demande, par. 1 et 6971; al. 3(d) et art. 23 à 25 de la Loi).
  2.                       La Société John Howard affirme que la loi a pour objet de [traduction] « créer un monde séparé de la société » (m.a., par. 43), mais concède par la suite que l’art. 68 du Règlement a pour objet de [traduction] « maintenir l’ordre dans les prisons » au moyen d’audiences expéditives et informelles, et que cela constitue un objectif urgent et réel (par. 106). L’intimé soutient que les objectifs de la loi sont de [traduction] « créer des gains en efficience opérationnelle et d’améliorer la sécurité dans les centres correctionnels provinciaux » et d’assurer « un régime d’examen disciplinaire équitable sur le plan procédural » (m.i., par. 169170).
  3.                       Je suis d’accord avec les tribunaux d’instances inférieures, ainsi qu’avec l’intimé et la concession que la Société John Howard a faite par la suite, pour dire que la loi a pour objectif de maintenir l’ordre et la discipline dans les établissements correctionnels en Saskatchewan. Cette conclusion est conforme à l’arrêt Shubley, où la Cour a confirmé la décision de la Cour d’appel de l’Ontario en concluant que les procédures disciplinaires visant les détenus examinées dans cette affaire [traduction] « vis[aient] implicitement à promouvoir le respect de l’ordre et la bonne administration générale des établissements correctionnels » (p. 16).
  4.                       Comme l’a noté la Cour d’appel dans la présente affaire, [traduction] « [e]n raison du volume important d’infractions qui se produisent dans les établissements correctionnels, et de la nécessité qu’elles soient traitées rapidement, un régime efficace, mais équitable, est nécessaire » (par. 30). La norme de preuve qui a été choisie pour assurer à la fois une protection procédurale aux détenus et la souplesse administrative aux administrateurs des établissements contribue à la réalisation de l’objectif du maintien de l’ordre.
    1.           Le processus menant à la sanction
  5.                       Comme c’était le cas dans les arrêts Martineau et Guindon, il est opportun, à ce stade de l’analyse, d’examiner dans quelle mesure la procédure présente les caractéristiques habituelles d’une procédure criminelle. Dans l’arrêt Guindon, les juges Rothstein et Cromwell ont affirmé ce qui suit, au par. 63 :

 Dans l’arrêt Martineau, le juge Fish mentionne certaines des considérations pertinentes, dont celle de savoir si le processus comprend le dépôt d’une accusation, une arrestation ou une assignation à comparaître devant une cour de juridiction criminelle, et celle de savoir si une conclusion de responsabilité conduit à un casier judiciaire (par. 45). L’emploi de termes habituellement liés au processus criminel, tels que « culpabilité », « acquittement », « acte d’accusation », « déclaration de culpabilité par procédure sommaire », « poursuivant » et « accusé » peut constituer une indication utile pour déterminer si une disposition renvoie à une procédure criminelle.

  1.                       Dans l’affaire Shubley, un directeur de prison en Ontario pouvait déterminer par voie d’enquête informelle, le jour suivant l’inconduite reprochée, si un détenu avait commis celleci et lui infliger une ou plusieurs punitions (art. 31 du Règlement 649, R.R.O. 1980; Shubley, p. 13 et 2122). La juge McLachlin a noté que la procédure dans cette affaire ne comportait pas « les caractéristiques essentielles des procédures relatives à une infraction publique et criminelle » parce qu’elle « vis[ait] non pas à punir pour une infraction criminelle, mais à maintenir l’ordre dans la prison » (p. 20). Elle a observé que la procédure se déroulait de manière informelle, expéditive et privée, sans intervention d’un tribunal judiciaire, et que le but de la procédure n’était pas d’appeler le détenu « à rendre compte à la société d’un crime contraire à l’intérêt public » (ibid.).
  2.                       En revanche, le régime disciplinaire visant les détenus en Saskatchewan comporte plus de formalisme dans ses procédures. Par exemple, le Règlement dresse une liste d’infractions, les classe comme mineures ou graves et attribue un degré de sévérité à la sanction sur cette base. Le Règlement oblige l’administration de la prison à émettre un avis d’accusation, à assurer une audience complète et équitable et à prescrire les droits du détenu dans ce processus. Bien qu’il n’ait aucun droit de convoquer des témoins et que le panel ne soit pas lié par les règles de preuve, le détenu peut interroger des témoins ou demander que d’autres témoins soient convoqués, et un compte rendu des décisions doit être conservé (art. 50 à 71 du Règlement).
  3.                       Bien que ces facteurs militent en faveur d’une conclusion selon laquelle la procédure en l’espèce était de nature criminelle, ils ne suffisent pas à eux seuls à satisfaire au volet de la nature criminelle. La Société John Howard soutient qu’il y a suffisamment de caractéristiques habituelles d’une procédure criminelle dans la présente affaire (m.a., par. 55). Je ne suis pas de cet avis. En l’espèce, il n’y a eu aucune arrestation ni aucune comparution devant une cour de juridiction criminelle, aucun casier judiciaire n’en a résulté, et aucun des termes que le juge Fish a énumérés dans l’extrait précité n’a été employé. Rien ne permet de conclure que ces audiences sont d’une nature autre qu’administrative et réglementaire, visant à réaliser l’objectif du maintien de la discipline interne dans les prisons.
    1.         Conclusion sur le volet de la nature criminelle
  4.                       Conclure que ces procédures sont de nature criminelle serait contraire aux arrêts Shubley et Wigglesworth, qui nous obligent à distinguer les procédures « de nature publique [qui] vise[nt] à promouvoir l’ordre et le bienêtre publics dans une sphère d’activité publique », des procédures administratives — privées, internes ou disciplinaires (Wigglesworth, p. 560).
  5.                       La juge McLachlin a eu raison de conclure que « [l]es procédures disciplinaires en milieu carcéral doivent être expéditives et informelles si l’on veut éviter les crises qui surviennent forcément dans les centres de détention » (Shubley, p. 24). Elle a conclu que conférer les droits garantis par l’art. 11 aux détenus faisant l’objet de procédures disciplinaires internes « aurait pour conséquence de rendre la tâche extrêmement difficile à ceux qui doivent maintenir l’ordre dans nos prisons » (ibid.).
  6.                       Je suis d’accord avec ces deux affirmations, et j’estime qu’il n’est pas satisfait au volet de la nature criminelle du test en l’espèce. Par conséquent, je conclus que les procédures disciplinaires visant les détenus en Saskatchewan ne sont pas de nature criminelle.
    1.              Le volet des véritables conséquences pénales du test
  7.                       Dans l’arrêt Shubley, la juge McLachlin a conclu que les procédures disciplinaires internes de l’Ontario ne satisfaisaient pas à ce volet. La sanction en question consistait en un « isolement cellulaire pendant cinq jours et en une diète spéciale pourvoyant aux besoins alimentaires essentiels » (p. 21). Bien qu’elle n’ait pas été invoquée dans l’arrêt Shubley, la perte de réduction de peine méritée était une sanction possible au titre du régime et a fait l’objet d’une analyse (p. 22). La juge McLachlin a conclu que la perte de réduction de peine méritée n’est pas un emprisonnement parce qu’il s’agit du retrait d’un privilège lequel dépend de la bonne conduite du détenu, ce qui ne constitue donc pas l’imposition d’une peine (p. 2223). Selon elle, les deux sanctions sont « tout à fait proportionnées à l’objectif de promouvoir le respect de la discipline interne dans les prisons et [. . .] n’ont ni l’ampleur ni les conséquences auxquelles on s’attendrait pour ce qui est de réparer les torts causés à la société en général » (p. 23).
  8.                       En l’espèce, l’isolement et la perte de réduction de peine comme possibles conséquences sont en jeu. L’isolement prévu dans ce régime est une sanction possible pour les infractions disciplinaires graves. L’alinéa 77(1)(d) de la Loi prévoit [traduction] « l’isolement dans une cellule, une unité ou une zone sécurisée pour une période n’excédant pas 10 jours ». La perte de réduction de peine méritée peut aussi être infligée à titre de sanction pour les infractions disciplinaires graves. L’alinéa 77(1)(h) prévoit [traduction] « la déchéance d’une période maximale de 15 jours de réduction de peine méritée ». Nous procéderons maintenant à l’analyse du but visé par les sanctions et de leur importance.
    1.              But visé par la sanction
  9.                       Comme je l’ai mentionné, j’ai déjà examiné les deux facteurs de l’arrêt Martineau (les objectifs de la loi et le processus menant à la sanction) au regard du volet de la nature criminelle. Cet examen reflète l’approche analytique adoptée par les juges Rothstein et Cromwell dans l’arrêt Guindon. Je me penche maintenant sur le troisième facteur énoncé dans l’arrêt Martineau : le but visé par la sanction.
  10.                       La Société John Howard nous invite à conclure que le but de la sanction est semblable à celui d’une sanction criminelle : la dissuasion et la dénonciation, l’isolement du reste de la société, la reconnaissance du tort causé par la perpétration de l’infraction et une grande importance accordée à la responsabilité du contrevenant (m.a., par. 47).
  11.                       Comme je l’ai déjà indiqué, la considération du but de la sanction devrait guider l’analyse. L’ampleur de la sanction est également pertinente, quoique non déterminante. Nous devons nous demander si la sanction vise à favoriser la réalisation des objectifs du droit criminel que sont la dénonciation, le châtiment et la réprobation pour un tort causé à la société en général, plutôt que de viser l’observation de règles (Whaling, par. 44; Wigglesworth, p. 561; Guindon, par. 8385). Nous devons également nous demander si la sanction vise à promouvoir l’ordre et le bienêtre publics dans une sphère d’activité publique ou à réparer un tort causé à la société, ou en revanche si elle vise la réalisation d’objectifs privés, internes et disciplinaires.
  12.                       Un important courant jurisprudentiel réitère que rares sont les situations où il est satisfait à un des volets du test de l’arrêt Wigglesworth, mais non à l’autre (Wigglesworth, p. 561; Martineau, par. 57; Guindon, par. 46). Cela illustre la norme très élevée que le test de l’arrêt Wigglesworth impose afin de préserver l’interprétation restrictive faite par notre Cour de l’application de l’art. 11 audelà du contexte du droit criminel.
  13.                       L’affaire Wigglesworth était l’un de ces rares cas, parce que la sanction découlant de la procédure était une peine d’emprisonnement d’une durée maximale d’un an. La juge McLachlin a statué que l’affaire Shubley ne l’était pas, affirmant que les deux sanctions se rapportaient à « la façon dont le détenu doit purger sa peine » plutôt que de consister en l’imposition d’une nouvelle peine (p. 23). Elle a également conclu que leur objet était « tout à fait proportionn[é] à l’objectif de promouvoir le respect de la discipline interne dans les prisons » (ibid.).
  14.                       Je ne vois aucune raison de remettre en cause les conclusions de la juge McLachlin. Lorsqu’on les applique à la présente affaire, le résultat est le même. Le but de la ségrégation disciplinaire et de la perte de réduction de peine méritée n’est pas d’infliger une sanction afin « de réparer le tort causé à la société en général » (Shubley, p. 23). Les sanctions constituent un moyen de parvenir à favoriser la discipline au sein des établissements correctionnels en Saskatchewan, et sont donc des conséquences qui ne sont pas pénales dans le contexte des peines existantes. De même, la juge McLachlin a conclu que l’importance de ces sanctions n’avait pas « l’ampleur ni les conséquences auxquelles on s’attendrait pour ce qui est de réparer les torts causés à la société en général » (p. 23). Ce raisonnement s’applique à la présente affaire.
    1.           Examen des sanctions contestées
  15.                       Comme il a été indiqué, le but de la sanction doit guider l’analyse. De plus, parallèlement à l’importance des sanctions, l’examen du traitement jurisprudentiel des sanctions et de la façon dont elles sont utilisées en Saskatchewan offre un contexte éclairant lorsque l’on procède à l’analyse au regard de ce volet.
    1.            Isolement
  16.                       Dans l’arrêt Shubley, l’isolement cellulaire pendant cinq jours à un régime alimentaire réduit qui pourvoyait aux besoins alimentaires essentiels a été déclaré conforme sur le plan constitutionnel. Le régime disciplinaire visant les détenus en Ontario prévoyait que la période maximale possible pour ce type d’isolement cellulaire était de 10 jours (p. 22). En l’espèce, la Loi prévoit l’isolement dans une cellule, une unité ou une zone sécurisée pour une période n’excédant pas 10 jours (al. 77(1)(d)).
  17.                       Le juge saisi de la demande a tiré les conclusions suivantes sur les conditions des détenus placés en isolement en Saskatchewan au par. 23 de ses motifs :

 [traduction] À moins que n’existent des inquiétudes concernant la sécurité, les détenus demeurent dans leur unité et ne sont pas placés dans des unités plus sécurisées. Ils ont droit à un minimum d’une heure de temps de loisir à l’extérieur de leur cellule chaque jour, période pendant laquelle ils peuvent faire des appels (à moins d’avoir reçu une sanction de perte du privilège lié à l’utilisation d’un téléphone), se doucher, parler avec les autres détenus, regarder la télévision, faire de l’exercice et passer du temps dehors. En général, les cellules disposent de fenêtres qui laissent entrer la lumière naturelle et les détenus sanctionnés ont souvent un compagnon de cellule. Les détenus ont accès aux soins de santé et peuvent demander de voir un membre du personnel infirmier en tout temps. Ils ont aussi accès aux aînés, aux aumôniers et au personnel responsable des programmes.

  1.                       Les tribunaux d’instances inférieures ont jugé que cette ségrégation n’équivaut pas à l’isolement cellulaire. Le juge saisi de la demande a affirmé ce qui suit, au par. 86 :

 [traduction] Je ne vois rien dans la preuve qui indique que ce que le Service correctionnel appelle « ségrégation » est aussi grave que ce que l’on peut associer aux termes « isolement cellulaire » ou « dissociation ». Dans certaines situations, un prisonnier peut être séparé des autres pour la sécurité de tous, y compris du détenu contrevenant. Je dois statuer sur cette demande selon les faits dont la cour est saisie. Selon ces faits, la « ségrégation » dans les centres correctionnels de la Saskatchewan n’atteint pas le niveau de préoccupation que suggère [la Société John Howard].

La Cour d’appel a affirmé ce qui suit, au par. 32 :

 [traduction] La Société John Howard soutient que l’isolement est une sanction sévère. Elle cite l’arrêt British Columbia Civil Liberties Association c. Canada (Attorney General), 2019 BCCA 228, 377 CCC (3d) 420, où il est indiqué que la loi qui permet un isolement prolongé, indéfini « constitu[e] un traitement cruel et inusité . . . » (par. 95). Elle invoque également l’arrêt Canadian Civil Liberties Association c. Canada (Attorney General), 2019 ONCA 243 au par. 68, 433 DLR (4th) 157, où il a été conclu que toute période d’isolement cellulaire de plus de 15 jours représente une peine cruelle et inusitée. Toutefois, l’isolement qui a été utilisé en tant que sanction sous le régime de la Loi n’est pas d’une période indéfinie et n’a pas non plus été jugé par le juge en cabinet comme équivalant à l’isolement cellulaire. Les alinéas 77(1)(c) et (d) de la Loi limitent la période d’isolement à 10 jours. [Crochets dans l’original.]

  1.                       Ces conclusions se distinguent de la position adoptée par les juges majoritaires dans leurs motifs, qui citent plusieurs rapports remontant aux années 1800 concernant l’isolement (par. 6065). Les développements historiques qu’ils recensent dans leurs motifs comprennent l’ouverture du pénitencier de Kingston en 1835 (par. 60), un rapport de 18911892 sur l’isolement, où les cellules d’isolement étaient appelées [traduction] « le cachot » (par. 62), la construction en 1894 d’une aile d’isolement au pénitencier de Kingston appelée la [traduction] « Prison d’isolement » (par. 63) et les rapports successifs effectués au 20e siècle qui soulignent le caractère isolant de la ségrégation (par. 6465). Les juges majoritaires affirment que, même si la ségrégation disciplinaire a évolué au fil du temps, elle a, de par sa nature, pour effet de restreindre la liberté de mouvement résiduelle d’un détenu tout en exacerbant son isolement de la société, ce qui en fait une forme distincte d’emprisonnement (par. 6667) et que cet effet se manifesterait dans la procédure de ségrégation disciplinaire de la Saskatchewan (par. 67).
  2.                       D’abord, il convient de noter que les rapports cités par le juge en chef, au nom des juges majoritaires, ne se trouvent pas dans le dossier de la Cour; l’intimé n’a donc pas eu l’occasion d’y répondre. Ensuite, l’information ainsi recensée par les juges majoritaires aurait été en grande partie accessible au moment où l’affaire Shubley a été tranchée, mais cela n’a pas empêché les juges majoritaires dans cette dernière affaire de rendre la décision qu’ils ont rendue. Il s’agit d’un point que le juge en chef luimême, avec le juge Rothstein, ont soulevé dans l’arrêt Saskatchewan Federation of Labour, comme je l’ai noté plus tôt, lorsqu’ils ont affirmé dans leurs motifs dissidents que le recours à des rapports historiques « ne saurai[t] aujourd’hui étayer un résultat complètement différent de celui auquel est parvenue la Cour » (par. 143). Je partage cet avis.
  3.                       Avec beaucoup d’égards, ce raisonnement, lorsque soutenu par des éléments de preuve dûment admis au dossier, serait plus approprié dans un cas où l’art. 12 de la Charte est invoqué. Ce n’est pas le cas en l’espèce et, à mon avis, les conclusions de fait tirées par le juge saisi de la demande commandent la déférence, particulièrement en l’absence de preuve contraire. Rien ne justifie d’écarter les conclusions tirées dans l’arrêt Shubley. Cellesci, en plus du fait que l’objectif de la sanction est de nature manifestement administrative et réglementaire, militent contre une conclusion selon laquelle l’isolement est une véritable conséquence pénale.
    1. Perte de réduction de peine méritée
  4.                       Dans l’affaire Shubley, un détenu en Ontario pouvait perdre jusqu’à 15 jours de réduction de peine méritée (p. 22). Il en est de même en l’espèce (al. 77(1)(h) de la Loi). D’entrée de jeu, je suis d’accord avec la Cour d’appel que même si la perte de réduction de peine méritée n’a été infligée que dans 0,3 p. 100 des cas disciplinaires en 2019, elle demeure une sanction possible et est donc susceptible d’examen (par. 35).
  5.                       Comme l’a noté la Cour d’appel, un détenu qui purge une peine dans un centre correctionnel provincial bénéficie généralement d’une réduction de peine de 15 jours pour chaque mois qu’il purge (par. 36).
  6.                       La Société John Howard se fonde sur les conclusions de notre Cour dans l’arrêt Whaling pour affirmer que la réduction de peine constitue une partie de « l’attente légitime en matière de liberté » d’un détenu (par. 63). Toutefois, comme il a été énoncé plus tôt, cette affirmation omet de prendre en compte la nature de la réduction de peine. Celleci est méritée, non pas automatiquement, mais par un bon comportement, ce qui met en évidence son but : elle existe afin de favoriser une meilleure conduite des détenus pour ainsi maintenir l’ordre dans les établissements correctionnels. Par conséquent, si le bon comportement n’est pas constant, une partie de cette réduction de peine pourrait être enlevée. La juge McLachlin l’a d’ailleurs affirmé dans l’arrêt Shubley (p. 2223) et a souligné qu’il s’agissait d’un privilège, et non d’un droit.
  7.                       Le but d’infliger une perte de réduction de peine n’est pas d’ajouter à la peine d’un détenu; il s’agit plutôt de maintenir l’ordre dans un établissement correctionnel. Le juge saisi de la demande a qualifié à juste titre l’annulation de la réduction de peine méritée comme étant [traduction] « un outil de l’administration carcérale servant à faire régner l’ordre dans son établissement » (par. 71). La sanction est infligée non pas pour punir ou dénoncer, mais plutôt pour encourager le respect des règles de l’établissement et décourager d’y contrevenir. Il ne s’agit donc pas d’une conséquence pénale.
    1.         Conclusion sur le volet des véritables conséquences pénales
  8.                       Conclure que ces sanctions équivalent à de véritables conséquences pénales ne serait pas conforme à l’arrêt Shubley. Comme j’ai établi que cet arrêt demeure valable, notre Cour est tenue de le suivre.
  9.                       Toutefois, même audelà de l’arrêt Shubley, je parviendrais à la même conclusion au terme d’une nouvelle analyse selon le test de l’arrêt Wigglesworth, soit qu’aucune des sanctions ne constitue une véritable conséquence pénale parce qu’aucune d’entre elles n’a comme objectif de réparer un tort public ni d’infliger une punition ou de favoriser la dénonciation. Par conséquent, j’estime que l’isolement et la perte de réduction de peine méritée dans le cadre du régime disciplinaire visant les détenus en Saskatchewan ne sont pas de véritables conséquences pénales.
    1.           Conclusion : il n’est satisfait à aucun des volets du test de l’arrêt Wigglesworth
  10.                       Je conclus qu’il n’est satisfait ni au volet de la nature criminelle ni à celui des véritables conséquences pénales du test de l’arrêt Wigglesworth. Par conséquent, un détenu passible de sanctions disciplinaires en Saskatchewan n’est pas un « inculpé » au sens de l’art. 11. Puisqu’il n’est pas satisfait au test de l’arrêt Wigglesworth, l’art. 11 ne s’applique pas au régime disciplinaire visant les détenus en Saskatchewan. Il n’est donc pas nécessaire de décider s’il y a eu violation de l’al. 11d).
    1.              L’article 68 du Règlement viole-t-il l’art. 7 de la Charte?
  11.                       En raison de ma conclusion selon laquelle les procédures disciplinaires visant les détenus ne satisfont pas au test en deux volets énoncé dans l’arrêt Wigglesworth et qu’elles ne mettent donc pas en jeu l’art. 11, il demeure la question de savoir si les détenus peuvent bénéficier de protections semblables au titre de l’art. 7 de la Charte.
  12.                       L’article 7 prévoit :

 Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.

  1.                       La Cour a bien décrit l’objet de cet article dans l’arrêt Gosselin c. Québec (Procureur général), 2002 CSC 84, [2002] 4 R.C.S. 429, par. 77 :

 . . . selon le courant jurisprudentiel dominant concernant l’art. 7, cette disposition a pour objet d’empêcher certains types d’atteintes à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne, soit celles « qui résultent d’une interaction de l’individu avec le système judiciaire et l’administration de la justice » : Nouveau-Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G. (J.), [1999] 3 R.C.S. 46, par. 65. Les mots « le système judiciaire et l’administration de la justice » s’entendent du « comportement de l’État en tant qu’il fait observer et appliquer la loi » (G. (J.), par. 65).

  1.                       Le test pour établir s’il y a eu violation de l’art. 7 se fait en trois étapes (R. c. White, [1999] 2 R.C.S. 417, par. 38) :
  1.    D’abord, y atil privation réelle ou imminente de la vie, de la liberté ou de la sécurité de la personne ou d’une combinaison de ces trois droits?
  2.    Dans l’affirmative, l’on doit identifier et qualifier le principe de justice fondamentale pertinent.
  3.    Enfin, la privation s’estelle produite conformément au principe de justice fondamentale pertinent?
    1.           Première étape : la privation de liberté
  1.                       La première étape de l’analyse fondée sur l’art. 7 n’est pas en cause dans la présente affaire. L’intimé a concédé que les intérêts des détenus à leur liberté sont en jeu (m.i., par. 6). Je suis d’accord avec lui. Dans un environnement carcéral, les détenus conservent certaines libertés résiduelles et, dans un environnement pénitentiaire, « il peut y avoir des gradations importantes de privation de liberté » (Miller, p. 637). Par conséquent, lorsqu’un détenu fait l’objet d’une sanction qui comprend la perte de réduction de peine méritée et/ou la ségrégation disciplinaire, il y a privation directe de liberté.
    1.           Deuxième étape : identifier le principe de justice fondamentale
  2.                       Il n’est pas contesté que la présomption d’innocence est un principe de justice fondamentale garanti par l’art. 7 dans le contexte criminel. À cet égard, au nom des juges majoritaires de la Cour dans l’arrêt Pearson, le juge en chef Lamer a cité l’arrêt R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, p. 119, pour indiquer que la présomption d’innocence, « [b]ien qu’elle soit expressément garantie par l’al. 11d) de la Charte, [. . .] relève et fait partie intégrante de la garantie générale du droit à la vie, à la liberté et à sécurité de la personne, contenue à l’art. 7 de la Charte » (p. 683 (je souligne)). Le fait que l’application de l’al. 11d) « au procès concerne strictement la preuve et sa présentation » ne mine pas le fait que la présomption d’innocence se trouvant à l’art. 7 est un « principe de fond général » qui s’applique à « toutes les composantes du processus de justice pénale » (Pearson, p. 683 et 687).
  3.                       En l’espèce, la Société John Howard a explicitement affirmé devant les tribunaux d’instance inférieure qu’elle ne cherchait pas à faire reconnaître un nouveau principe de justice fondamentale (voir les motifs de la C.A., par. 68). Devant notre Cour, elle soutient plutôt que la présomption d’innocence protégée par l’art. 7 de la Charte s’étend au régime disciplinaire visant les détenus et requiert une preuve hors de tout doute raisonnable. L’intimé reconnaît que la présomption d’innocence est un principe de justice fondamentale applicable lorsque quiconque décide de priver un détenu de sa liberté résiduelle. Il ne reconnaît toutefois pas que ce principe de justice fondamentale exige l’application de la norme de preuve hors de tout doute raisonnable requise en matière criminelle.
  4.                       Par conséquent, la question dont nous sommes saisis est simplement celle de savoir si la présomption d’innocence, en tant que principe de justice fondamentale, exige l’application de la norme de la preuve hors de tout doute raisonnable requise en matière criminelle dans les procédures disciplinaires visant les détenus.
    1.           Troisième étape : La privation s’estelle produite conformément aux principes de justice fondamentale?
  5.                       Dans leurs motifs, les juges majoritaires concluent que l’art. 7 de la Charte exige d’appliquer la norme de preuve requise en matière pénale aux procédures de la Saskatchewan pour les infractions disciplinaires graves. Ils tirent de Pearson deux exigences utiles pour déterminer quand la protection conférée par l’art. 7 requiert une preuve hors de tout doute raisonnable : il doit s’agir de procédures dans le cadre desquelles l’État (1) accuse un individu d’une faute morale et (2) cherche à le punir pour avoir commis cette faute en lui infligeant des conséquences graves le privant de sa liberté (par. 84). Ils concluent que les procédures relatives aux infractions disciplinaires graves satisfont à ces deux exigences.
  6.                       Avec égards, je ne suis d’accord ni avec cette conclusion ni avec cette interprétation de Pearson. Je ne vois dans cet arrêt aucune exigence suggérant qu’une preuve hors de tout doute raisonnable soit requise lorsqu’une procédure à la fois punit un individu pour une faute morale et lui inflige des conséquences graves le privant de sa liberté pour cette faute. Non seulement j’estime que Pearson ne soutient pas cette proposition, mais je suis également d’avis que les répercussions d’une telle approche seraient considérables et problématiques. Accepter cette interprétation risquerait d’écarter des règles de preuve souples applicables depuis longtemps aux procédures sommaires ainsi que des normes de preuve prescrites par la loi qui garantissent l’efficacité de procédures pénales et non pénales.
  7.                       Les procédures de mise en liberté provisoire illustrent bien mon argument. Tous les jours, des tribunaux au Canada doivent composer avec des procédures dans le cadre desquelles des juges doivent décider si les accusés devraient être mis en liberté en attendant la tenue de leur procès. Comme notre Cour l’a affirmé dans R. c. St-Cloud, 2015 CSC 27, [2015] 2 R.C.S. 328, ces procédures sommaires requièrent des « règles de preuve plus souples » pour juger de la force des dossiers de la poursuite (par. 57). Ainsi, à cette étape, la Couronne n’est pas tenue de prouver hors de tout doute raisonnable que l’accusé a commis l’infraction pour laquelle il est accusé (par. 58). Une personne accusée partie à une procédure de mise en liberté provisoire a été accusée par l’État d’une faute morale et est passible de conséquences graves la privant de sa liberté si sa demande de mise en liberté provisoire n’est pas accueillie. La gravité de l’infraction peut contribuer au refus de la mise en liberté, menant à l’incarcération. Il s’agit d’une privation grave de liberté, même si la personne est présumée innocente.
  8.                       S’il fallait une preuve hors de tout doute raisonnable en l’espèce, cela signifierait que la souplesse nécessaire à de telles procédures serait écartée, ce qui aurait pour effet de négliger les autres objectifs sousjacents, soit la protection ou la sécurité du public et le maintien de la confiance du public dans l’administration de la justice (St-Cloud, par. 12). Selon moi, c’est pourquoi la Cour d’appel a insisté à juste titre pour dire que [traduction] « tout ce qui peut être tiré de Pearson, et adapté à la présente cause, est l’idée voulant que l’application de la présomption d’innocence dans le cadre d’une réclamation fondée sur l’art. 7 de la Charte dépend des circonstances » (par. 50).
  9.                       Un autre exemple de l’impact significatif de ce raisonnement peut être observé dans le contexte d’immigration, qui est par nature administratif et non criminel. À titre d’exemple, la section 4 de la partie 1 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, c. 27, énonce les règles sur l’interdiction de territoire pour les résidents permanents et les étrangers. Plus précisément, le par. 36(1) précise les motifs pour lesquels un résident permanent ou un étranger est interdit de territoire pour grande criminalité, y compris le fait d’avoir commis, à l’extérieur du Canada, une infraction qui, commise au Canada, constituerait une infraction sous le régime d’une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins 10 ans (al. 36(1)c)). La Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés prévoit que la détermination de la commission ou non de l’acte décrit à l’al. 36(1)c) par un résident permanent est fondée sur la prépondérance des probabilités (al. 36(3)d)). Il est concevable qu’une telle procédure non criminelle, administrative, puisse être visée par la présomption d’innocence protégée par l’art. 7 puisqu’elle fait intervenir à la fois une faute morale (une infraction aux lois de l’immigration, ou les actes de nature criminels graves sous-jacents euxmêmes) et une privation grave de liberté (la déportation ou l’interdiction de territoire). Cette extension de la portée de la présomption d’innocence à des procédures non criminelles, administratives n’a assurément pas été envisagée par l’arrêt Pearson.
  10.                       En outre, et avec égards, je ne suis pas d’accord avec le fait que l’outrage civil corresponde à ce qui est défini comme les deux exigences de l’arrêt Pearson. D’abord, l’outrage civil n’est pas une accusation portée par l’État; elle repose plutôt sur le pouvoir des tribunaux, et non de l’État, de faire observer leur procédure et de maintenir leur dignité et le respect qui leur est dû (Carey c. Laiken, 2015 CSC 17, [2015] 2 R.C.S. 79, par. 30, citant United Nurses of Alberta c. Alberta (Procureur général), [1992] 1 R.C.S. 901, p. 931). Ensuite, l’outrage civil ne vise pas à punir un individu en lui infligeant des conséquences graves le privant de sa liberté, mais plutôt, avant tout, à déclarer qu’une partie a transgressé une ordonnance judiciaire (Carey, par. 30, citant Pro Swing Inc. c. Elta Golf Inc., 2006 CSC 52, [2006] 2 R.C.S. 612, par. 35, cité dans Bell ExpressVu Limited Partnership c. Torroni, 2009 ONCA 85, 94 O.R. (3d) 614, par. 20).
  11.                       En conséquence, je suggère de procéder à l’analyse suivante pour décider s’il est nécessaire d’appliquer la norme de la preuve hors de tout doute raisonnable dans le contexte d’une réclamation fondée sur l’art. 7. La préoccupation, telle qu’exprimée dans une série de causes jugées par notre Cour, est de faire en sorte que la présomption d’innocence protégée par l’al. 11d), qui s’applique sans équivoque au procès criminel, s’applique à d’autres stades du processus du droit criminel. L’article 7 agit donc à titre de protection résiduelle des intérêts à la liberté des personnes accusées durant le processus criminel et peut, selon le contexte, exiger une preuve hors de tout doute raisonnable en dehors de l’étape du procès du processus criminel. Une interprétation correcte de Pearson suggère que les seules exigences qui peuvent en être tirées et être utiles pour déterminer la norme de preuve applicable au regard de l’art. 7 sont (1) si la procédure comporte une détermination de culpabilité ou (2) si la procédure entraîne des conséquences graves analogues à une peine criminelle (p. 685686). Comme il n’est pas satisfait à ces deux exigences en l’espèce, je suis d’avis que la privation de liberté qui découle de l’art. 68 du Règlement est conforme aux principes de justice fondamentale en cause.
    1.              Les principes régissant l’arrêt Pearson
  12.                       La Société John Howard s’appuie sur la jurisprudence de notre Cour, plus particulièrement sur les arrêts Pearson et Demers, pour faire valoir que la présomption d’innocence, à titre de principe de justice fondamentale garanti par l’art. 7, peut être élargie afin d’exiger une preuve hors de tout doute raisonnable dans un contexte de discipline en milieu carcéral. Tout comme la Cour d’appel, je suis d’avis que ces décisions n’appuient pas la position de la Société John Howard. La jurisprudence établit plutôt que la présomption d’innocence protégée par l’art. 7 tient compte de la liberté résiduelle d’une façon contextuelle à d’autres étapes du processus du droit criminel, jusqu’à la détermination de la peine. Ce faisant, notre Cour a reconnu, par exemple, que la preuve hors de tout doute raisonnable est requise lorsque des circonstances aggravantes sont contestées durant le processus de détermination de la peine à la suite d’un procès criminel. Or, le processus disciplinaire visant les détenus ne peut être assimilé au processus de détermination de la peine. Je m’explique.
  13.                       Dans l’arrêt R. c. Gardiner, [1982] 2 R.C.S. 368, une décision antérieure à l’adoption de la Charte, notre Cour devait décider si les faits présentés au soutien d’une peine plus longue lors d’une audience sur la détermination de la peine à la suite d’un plaidoyer de culpabilité quant à une accusation d’agression ayant causé des lésions corporelles devaient être prouvés hors de tout doute raisonnable, soit la norme de preuve la plus rigoureuse, ou si la norme de la prépondérance des probabilités était suffisante. La Couronne, dans cette affaire, s’était largement inspirée de précédents américains pour suggérer l’existence d’une « différence marquée entre le procès et le processus de sentence » (p. 406). Selon elle, « [a]près l’aveu ou la déclaration de culpabilité, la présomption d’innocence ne s’applique plus et l’arsenal de procédures destinées à protéger l’accusé n’est plus nécessaire » (ibid.). En revanche, l’accusé faisait valoir que, de son « point de vue [. . .], le processus de sentence est l’étape la plus décisive de tout le procès, [. . .] et, à ce stade, on ne devrait pas assouplir la norme de preuve requise quant aux faits contestés » (ibid.).
  14.                       Le juge Dickson (plus tard juge en chef) a donné raison à l’accusé. En ce qui concerne la détermination de la peine, il a noté que les « enjeux sont importants pour l’individu et la société. [. . .] La liberté de l’accusé en dépend largement et il faut que les renseignements fournis soient exacts et sûrs » (Gardiner, p. 414). Cet impératif est accru dans la mesure où, dans les faits, « la plupart des accusés avouent leur culpabilité », ce qui oblige le juge qui détermine la peine à « être instruit des faits après la déclaration de culpabilité » (ibid.). Ainsi, le juge Dickson a affirmé ce qui suit :

 Pour moi, les faits qui justifient la peine ne sont pas moins importants que ceux qui justifient la déclaration de culpabilité; les deux devraient être soumis à la même norme de preuve. L’infraction et la peine sont inextricablement liées. [traduction] « Il semble bien établi que le processus de sentence n’est qu’une phase du procès » ([J. A. Olah, « Sentencing : The Last Frontier of the Criminal Law » (1980), 16 C.R. (3d) 97], à la p. 107). L’accusé n’est pas soudainement privé, dès sa déclaration de culpabilité, de tous les droits dont il dispose en matière de procédure lors du procès : il a le droit d’être représenté par un avocat, de citer des témoins et de contre-interroger les témoins de la poursuite, ainsi que de témoigner luimême et de plaider auprès du tribunal. [Je souligne; p. 415.]

  1.                       Les motifs du juge Dickson expriment clairement l’importance de faire en sorte que les personnes accusées puissent jouir de la présomption d’innocence tout au long de la procédure pénale, et non pas uniquement durant le procès en tant que tel (Gardiner, p. 415). À titre de juge en chef, lorsqu’il a rédigé la décision au nom de notre Cour dans l’arrêt Oakes, il a tenu des propos similaires aux p. 119120 de ces motifs :

 La présomption d’innocence est un principe consacré qui se trouve au cœur même du droit criminel. Bien qu’elle soit expressément garantie par l’al. 11d) de la Charte, la présomption d’innocence relève et fait partie intégrante de la garantie générale du droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne, contenue à l’art. 7 de la Charte (voir Renvoi : Motor Vehicle Act de la C.B., [1985] 2 R.C.S. 486, le juge Lamer). La présomption d’innocence a pour effet de sauvegarder la liberté fondamentale et la dignité humaine de toute personne que l’État accuse d’une conduite criminelle. Un individu accusé d’avoir commis une infraction criminelle s’expose à de lourdes conséquences sociales et personnelles, y compris la possibilité de privation de sa liberté physique, l’opprobre et l’ostracisme de la collectivité, ainsi que d’autres préjudices sociaux, psychologiques et économiques. Vu la gravité de ces conséquences, la présomption d’innocence revêt une importance capitale. Elle garantit qu’un accusé est innocent tant que l’État n’a pas prouvé sa culpabilité hors de tout doute raisonnable. Voilà qui est essentiel dans une société qui prône l’équité et la justice sociale. La présomption d’innocence confirme notre foi en l’humanité; elle est l’expression de notre croyance que, jusqu’à preuve contraire, les gens sont honnêtes et respectueux des lois. [Je souligne.]

  1.                       Le procureur général de l’Alberta soutient que la stigmatisation sociale et l’ostracisme propres à une condamnation au criminel — en plus de la perte de liberté — font partie de la justification unique pour laquelle une norme de preuve plus rigoureuse est requise par la présomption d’innocence protégée par l’art. 7. Je suis d’accord. Cela est particulièrement vrai lors de la détermination de la peine lorsqu’une personne, comme l’a exprimé le juge en chef Dickson, qui a été présumée être « honnêt[e] et respectueu[se] des lois » jusqu’à preuve du contraire, fait désormais face au [traduction] « danger ultime » au moment où elle est condamnée (Oakes, p. 120; Pearson, p. 686, citant Gardiner, p. 415).
  2.                       Dans l’arrêt Pearson, notre Cour était saisie d’une contestation fondée sur la Charte d’une disposition du Code criminel qui interdisait la mise en liberté sous caution pour les prévenus inculpés de certaines infractions relatives aux stupéfiants, entre autres. Au nom des juges majoritaires, le juge en chef Lamer a conclu que la disposition contestée n’enfreindrait pas l’art. 7, à moins qu’il soit constaté qu’elle ne satisfaisait pas aux exigences procédurales de l’al. 11e). Pour parvenir à cette conclusion, il a précisé son raisonnement quant à la présomption d’innocence protégée par l’art. 7.
  3.                       Le juge en chef Lamer a noté que l’al. 11d) de la Charte garantit expressément la présomption d’innocence, mais il a réitéré la conclusion tirée par le juge en chef Dickson dans l’arrêt Oakes selon laquelle elle n’y est pas confinée, de sorte qu’elle « relève et fait partie intégrante de la garantie générale du droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne, contenue à l’art. 7 de la Charte ». À plusieurs moments, le juge en chef Lamer a fait référence à l’application au procès de l’inculpé de l’al. 11d), tout en insistant sur le fait que cela « n’épuise pas [. . .] le champ d’application de la présomption d’innocence dans le processus pénal en tant que principe de justice fondamentale » (Pearson, p. 683). Il restait alors à statuer sur la norme de preuve applicable lorsque la présomption d’innocence protégée par l’art. 7 est en cause.
  4.                       Pour le juge en chef Lamer, il s’agissait d’une considération contextuelle. Toute atteinte à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne n’exige pas la norme de la preuve hors de tout doute raisonnable (R. c. Whitty (1999), 174 Nfld. & P.E.I.R. 77 (C.A. T.N.), par. 26 et 4849). Les principes de justice fondamentale « ne sont pas immuables; [ils] varient selon le contexte dans lequel on les invoque » (R. c. Lyons, [1987] 2 R.C.S. 309, p. 361). Comme l’a expliqué le juge en chef Lamer dans l’arrêt Pearson : « Certes, la présomption [d’innocence protégée par l’art. 7] est omniprésente dans le processus pénal, mais ses exigences particulières varient selon le contexte dans lequel elle est appliquée » (p. 684).
  5.                       Il a ensuite souligné que « [l]es exemples sont légion des manières dont les diverses étapes du processus pénal se sont adaptées au principe fondamental selon lequel l’innocence présumée de l’inculpé ou du suspect est le point de départ de toute atteinte projetée à sa vie, à sa liberté ou à la sécurité de sa personne » (p. 685 (je souligne)). Bref, l’application résiduelle de la présomption d’innocence protégée par l’art. 7 de la Charte est flexible et n’exige pas automatiquement une preuve hors de tout doute raisonnable.
    1.             Détermination de la culpabilité
  6.                       Lorsqu’il s’est penché sur la question de savoir si l’art. 7 exigeait une preuve hors de tout doute raisonnable, le juge en chef Lamer a affirmé qu’il l’exigeait lorsqu’une étape particulière du processus pénal comporte une détermination de la culpabilité (Pearson, p. 685). Notre Cour s’est appuyée sur ces commentaires dans l’arrêt R. c. Noble, [1997] 1 R.C.S. 874, où elle a refusé de considérer que la preuve hors de tout doute raisonnable était requise dans le contexte de l’appel d’une déclaration de culpabilité parce que « la présomption d’innocence ne s’applique pas avec la même force » lorsqu’un verdict de culpabilité a été inscrit et qu’il n’appartient plus à la Couronne d’établir la culpabilité (par. 107108).
  7.                       Il s’agissait également d’une considération dans l’affaire Demers, lorsque notre Cour a dû décider si la partie XX.1 du Code criminel enfreignait la présomption d’innocence protégée par l’art. 7. Dans cette cause, l’appelant soutenait que cette disposition avait été violée de deux façons : premièrement, en traitant les personnes accusées inaptes à subir un procès comme des contrevenants, sans tenir compte de l’absence de preuve hors de tout doute raisonnable qu’elles avaient perpétré l’infraction criminelle reprochée, et deuxièmement, en assujettissant des personnes accusées, inaptes de manière permanente, au système de justice criminel durant une période indéfinie (par. 32). Notre Cour a rejeté ces arguments, concluant que « l’atteinte à la liberté de l’accusé inapte ne contrevient pas à la présomption d’innocence en tant que principe de justice fondamentale » parce que les procédures menées par la commission d’examen en application de cette partie du Code criminel ne comportaient pas de détermination de culpabilité : « Il [était] simplement exigé que la commission d’examen évalue l’accusé et lui impose la condition la moins privative de liberté » (par. 3334).
  8.                       La Société John Howard fait valoir que la conclusion tirée au terme du processus disciplinaire visant les détenus correspond à une détermination de la culpabilité. Je ne suis pas d’accord. Un tel processus disciplinaire ne peut être assimilé à un procès criminel, dans le cadre duquel il incombe à la poursuite d’établir la culpabilité hors de tout doute raisonnable (Noble, par. 108). En fait, les procédures disciplinaires visant les détenus sont de nature administrative, ce qui signifie qu’elles n’entraînent pas nécessairement l’application de la norme de preuve requise en matière criminelle ni ne comportent une détermination de la culpabilité au sens criminel ou pénal (Martineau c. Comité de discipline de l’Institution de Matsqui, [1980] 1 R.C.S. 602, p. 629). Le libellé de la Loi n’appuie pas non plus la conclusion selon laquelle les procédures disciplinaires visant les détenus mènent à une détermination de la « culpabilité ». Au terme d’une telle procédure, le détenu n’est pas déclaré « coupable » ou « innocent », mais, plutôt, le comité de discipline [traduction] « conclut que le détenu a commis l’infraction disciplinaire » ou « rejette l’accusation » (art. 75 de la Loi).
  9.                       Une détermination de culpabilité, comme elle est envisagée dans l’arrêt Pearson, comporte plus qu’une simple conclusion au terme d’un processus pour déterminer si une personne a fait ce qui est allégué qui a été fait. Une telle décision est prise pour tenir une personne responsable d’une faute que la société a jugée digne d’être punie. De plus, une condamnation pénale entraîne une stigmatisation sociale unique et change le statut d’un individu de celui de citoyen respectueux des lois à celui de criminel condamné. Tel n’est pas le cas dans un contexte administratif.
  10.                       J’estime que la nature du processus disciplinaire visant les détenus est analogue au rôle de la commission d’examen dans l’affaire Demers, qui assumait un rôle administratif. À l’instar de ce qui était le cas dans l’affaire Demers, les procédures disciplinaires en cause ici consistent à « évalue[r] » la conduite du détenu pour imposer « la condition la moins privative » quant à sa liberté résiduelle compte tenu de la gravité de l’infraction. En effet, le régime de la Saskatchewan est structuré de manière à ce que les peines sévères, comme celles qui font l’objet de l’appel en l’espèce, ne puissent être infligées que comme conséquence d’une [traduction] « infraction disciplinaire grave » (art. 77 de la Loi).
    1.           Conséquences graves analogues à une peine criminelle
  11.                       En outre, dans l’arrêt Pearson, le juge en chef Lamer a examiné deux exemples où l’art. 7 exigerait une preuve hors de tout doute raisonnable, à part dans un procès criminel, comme illustration de « l’omniprésence du principe de fond général dans le processus pénal » (p. 687) : (1) dans le contexte de circonstances aggravantes contestées au moment de la détermination de la peine et (2) dans celui de l’outrage civil. En ce qui a trait à ce deuxième exemple, pour les motifs que j’ai expliqués précédemment, je me garderais d’accorder trop de poids à cette remarque incidente, puisque les procédures d’outrage civil peuvent aisément être distinguées des faits en cause en l’espèce. Cependant, le premier exemple se rapporte au processus criminel et a été incorporé dans la jurisprudence de notre Cour, soit dans l’arrêt R. c. D.B., 2008 CSC 25, [2008] 2 R.C.S. 3. En conséquence, il mérite qu’on s’y attarde.
  12.                       Le juge en chef Lamer a expliqué ce qui suit en ce qui a trait à la norme de preuve requise pour les circonstances aggravantes durant le processus de détermination de la peine :

 On peut soutenir que la présomption d’innocence énoncée à l’al. 11d) ne s’applique pas au moment de la détermination de la peine à l’issue du procès. Toutefois, il est clairement établi en droit que, si le ministère public fait valoir, quant à la peine, des circonstances aggravantes qui sont contestées, il doit en faire la preuve hors de tout doute raisonnable : R. c. Gardiner, [1982] 2 R.C.S. 368. Dans cet arrêt, la Cour a cité et approuvé, à la p. 415, le passage qui suit, tiré de J. A. Olah, « Sentencing : The Last Frontier of the Criminal Law » (1980), 16 C.R. (3d) 97, à la p. 121 :

 [traduction] . . . parce que le processus de sentence constitue le danger ultime pour une personne aux prises avec la justice, il est juste et raisonnable qu’on lui accorde la protection de la règle du doute raisonnable à ce stade critique de la procédure.

 Bien que la Charte n’ait évidemment pas été invoquée dans l’affaire Gardiner, le problème qui devait y être résolu peut facilement être reposé dans l’optique de l’art. 7 et de l’al. 11d) de la Charte. Alors que la présomption d’innocence telle qu’énoncée spécifiquement à l’al. 11d) ne vise peutêtre pas la question de la norme de preuve applicable aux circonstances aggravantes contestées au moment de la détermination de la peine, le principe de fond plus général qui soustend l’art. 7 vise presque certainement cette question. Dans l’application particulière du droit, on tiendrait compte des conséquences graves auxquelles il est fait allusion dans l’extrait d’Olah cité par notre Cour dans l’arrêt Gardiner. [Soulignement et caractère gras ajoutés.]

 (Pearson, p. 686; voir aussi D.B., par. 80.)

  1.                       La Société John Howard s’appuie sur ces propos pour soutenir que les « conséquences graves » auxquelles un détenu est exposé sont semblables à celles auxquelles un accusé fait face lorsque les circonstances aggravantes sont contestées dans le processus de détermination de la peine. Avec égards, cette analogie est erronée. Je ne suis pas d’accord que cette préoccupation peut être élargie à l’infliction d’une sanction disciplinaire à un détenu, qui se distingue nettement de l’infliction d’une peine par une cour criminelle. Il est clair, dans l’arrêt Pearson, que la principale préoccupation de notre Cour était que les personnes qui se voient infliger une peine à la suite d’une déclaration de culpabilité criminelle puissent recourir à une protection.
  2.                       Les « conséquences graves » mentionnées dans Pearson, et tirées de Gardiner, ont trait au processus de détermination de la peine en matière criminelle. Dans les deux causes, il était entendu qu’une personne qui sera condamnée à la suite d’une déclaration de culpabilité est confrontée au « danger ultime » (Gardiner, p. 415; Pearson, p. 686). Compte tenu de la sévérité de la sanction qui pouvait découler de l’imposition d’une peine, notre Cour se souciait de garantir que ces sanctions soient fondées sur une norme de preuve plus rigoureuse en application de la présomption d’innocence que garantit l’art. 7. En revanche, les procédures disciplinaires visant les détenus de la Saskatchewan ne sont pas équivalentes à une procédure de détermination de la peine à la suite d’une condamnation en matière criminelle.
  3.                       Le régime disciplinaire de la Saskatchewan visant les détenus autorise l’infliction d’une sanction, et non celle d’une peine dans un contexte criminel. Pour les motifs que j’ai exposés dans l’analyse fondée sur l’art. 11 qui précède, la sanction, contrairement à une peine, ne vise pas à redresser un tort moral causé à la société. Elle n’entraîne pas non plus la stigmatisation sociale ni les effets profonds, ou le « danger ultime », contre lesquels les arrêts Pearson et Gardiner ont mis en garde. Les commentaires formulés dans l’arrêt Pearson ne s’appliquent donc pas dans ce contexte. Ce qui précède appuie également la conclusion selon laquelle l’art. 7 n’exige pas de preuve hors de tout doute raisonnable dans le cadre des procédures disciplinaires visant les détenus.
  4.                       Enfin, la Société John Howard soutient que les sanctions en cause sont sévères. Or, rien ne l’empêchait de présenter ces arguments sur la base de l’art. 12 de la Charte devant les tribunaux d’instances inférieures. Je réitère que nous devons statuer sur la présente cause en tranchant la question étroite dont nous sommes saisis relativement à la norme de preuve. Il ne s’agit pas d’une cause portant sur l’art. 12. Je suis d’accord avec la position exprimée par le juge saisi de la demande au par. 86 de ses motifs : nous devons nous prononcer sur la demande en fonction des faits au dossier et des arguments présentés. La Société John Howard n’a pas fait valoir d’arguments fondés sur l’art. 12. Nous devons nous en remettre aux conclusions de fait des tribunaux d’instances inférieures, et garder notre analyse axée sur l’al. 11d) et sur l’art. 7. Avec égards, insister sur l’analyse fonctionnelle de la sévérité de la sanction au regard de l’art. 7 changerait la nature de la contestation constitutionnelle dont nous sommes saisis.
    1.           Le dossier disciplinaire d’un détenu ne devrait être utilisé lors d’audiences de détermination de la peine futures que s’il a été prouvé hors de tout doute raisonnable
  5.                       La Société John Howard et certains intervenants font aussi valoir en outre que comme les dossiers disciplinaires peuvent servir de circonstances aggravantes dans le cadre d’audiences futures sur la détermination de la peine, il ne serait que logique et pratique que l’art. 7 requière une preuve hors de tout doute raisonnable. Je suis sensible à ces préoccupations.
  6.                       Les circonstances aggravantes sur lesquelles se fonde la Couronne lors de la détermination de la peine doivent être prouvées hors de tout doute raisonnable (D.B., par. 7880, citant Pearson, p. 686, et Gardiner, p. 414415). Rien dans les présents motifs ne modifie cette position de longue date de notre Cour. Par conséquent, si, lors d’audiences sur la détermination de la peine futures, la poursuite cherche à fonder sa thèse sur des dossiers disciplinaires, le décideur devra garder à l’esprit la norme de preuve selon laquelle ces dossiers ont été prouvés.
  7.                       À l’instar de toute autre circonstance aggravante qui n’a pas été prouvée hors de tout doute raisonnable avant l’audience sur la détermination de la peine, les dossiers disciplinaires de détenus déjà mis en preuve selon la prépondérance des probabilités devront l’être hors de tout doute raisonnable lors de l’audience sur la détermination de la peine pour éviter qu’un contrevenant ne subisse une injustice.
    1.           Les garanties procédurales de la Loi suffisent pour assurer l’équité du processus
  8.                       La jurisprudence de notre Cour indique clairement que la question de la norme de preuve au regard de l’art. 7 peut être intégrée aux discussions sur l’équité procédurale (Lyons, p. 361; Gardiner, p. 415416). Par conséquent, l’examen des protections procédurales possibles, le cas échéant, peut être utile à l’analyse. Bien que je reconnaisse que l’identification des garanties procédurales possibles concernant les procédures disciplinaires visant les détenus doit demeurer une question analytique distincte de celle de la norme de preuve requise au titre de l’art. 7, les deux analyses n’opèrent pas non plus de manière isolée. Dans les cas où la norme requise par l’art. 7 n’est pas claire, la présence de garanties procédurales fortes peut être décisive pour déterminer s’il y a violation de l’art. 7. En l’espèce, je suis d’avis que les garanties procédurales que la Loi confère aux détenus sont suffisantes pour garantir que le processus soit équitable.
  9.                       De façon générale, l’équité procédurale exige que le processus soit équitable, compte tenu de la nature des procédures en jeu (Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CSC 38, [2008] 2 R.C.S. 326, par. 20), mais elle ne garantit pas que le demandeur tire avantage de la procédure la plus favorable ni que le processus soit parfait (Ruby c. Canada (Solliciteur général), 2002 CSC 75, [2002] 4 R.C.S. 3, par. 46; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Harkat, 2014 CSC 37, [2014] 2 R.C.S. 33, par. 43 et 69).
  10.                       Notre Cour a noté que les procédures disciplinaires visant les détenus « doivent être expéditives et informelles si l’on veut éviter les crises qui surviennent forcément dans les centres de détention » (Shubley, p. 24; voir aussi Cardinal, p. 654; Matsqui, p. 630). À cet égard, les commentaires formulés par le juge MacGuigan de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Howard c. Établissement Stony Mountain, [1984] 2 C.F. 642, p. 681682, sont particulièrement instructifs :

 [Dans les pénitenciers,] [l]e bon ordre [. . .] est encore plus nécessaire et plus fragile que dans des contextes militaires et policiers et son rétablissement, lorsqu’il a été troublé, devient une question d’extrême urgence.

 Seul un tribunal bien mal renseigné pourrait ignorer que les autorités des pénitenciers doivent réagir surlechamp aux troubles de l’ordre dans la prison et seul un tribunal irréfléchi leur refuserait les moyens de réagir efficacement.

 Cependant, les caractéristiques de la pratique disciplinaire actuelle ne sont pas toutes objectivement nécessaires aux fins d’une discipline expéditive. L’argument de la commodité pour les autorités ne peut à lui seul servir de justification [. . .] Même ce qui est nécessaire mais pourrait néanmoins être reporté à plus tard ne peut se voir accorder priorité. Tout ce qui n’est pas nécessaire surlechamp doit certainement céder le pas aux exigences supérieures du droit à la liberté.

  1.                       Comme je l’ai mentionné plus tôt dans les présents motifs, environ 6 201 accusations d’infractions disciplinaires ont été portées à l’échelle de la province en 2019, et 3 367 audiences disciplinaires ont été tenues, soit une moyenne d’environ 9 audiences par jour (m.i., par. 73, renvoyant à l’affidavit de L. Tokarski). Les infractions telles les agressions physiques et les infractions liées aux drogues sont particulièrement préoccupantes parce qu’elles posent un danger pour le détenu accusé ainsi que pour les autres détenus et le personnel des établissements (par. 7475). Je souscris à l’argument de l’intimé selon lequel l’utilisation de la norme de la preuve hors de tout doute raisonnable requise en matière criminelle peut sérieusement éroder l’efficacité nécessaire au régime disciplinaire visant les détenus, puisque la réalisation d’une enquête portant sur des infractions ainsi que l’établissement de la preuve de cellesci selon une telle norme exigent beaucoup de temps (par. 76).
  2.                       Évidemment, comme l’a noté la Cour d’appel, [traduction] « le pragmatisme, la commodité et l’efficacité ne peuvent se faire au détriment des principes de justice fondamentale » (par. 30, citant R. c. Ndhlovu, 2022 CSC 38, par. 78 et 103). De fait, lorsque le régime disciplinaire met en jeu l’intérêt à la liberté d’un détenu, les principes de justice fondamentale incorporent les protections de l’obligation d’équité procédurale en common law (Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 R.C.S. 3, par. 113115; Singh c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177, p. 212213; Lyons, p. 361; Ruby, par. 39).
  3.                       Dans le contexte particulier de la discipline carcérale, il est d’autant plus important d’établir un équilibre entre le respect de l’équité procédurale et le besoin que les procédures soient rapides et efficaces en vue du maintien de l’ordre dans un établissement correctionnel. Ainsi, il n’est pas surprenant que dans l’arrêt Perron c. Canada (Procureur général), 2020 CF 741, la Cour fédérale a conclu que « les exigences relatives à l’équité procédurale sont moindres en matière d’infractions disciplinaires en milieu carcéral » (par. 165).
  4.                       Par conséquent, il s’agit de savoir si les garanties procédurales qui existent dans les régimes législatif et réglementaire de la Saskatchewan privent les détenus de leur liberté d’une manière qui s’accorde avec la présomption d’innocence protégée par l’art. 7. Il faut répondre à cette question en gardant à l’esprit que l’art. 7 permet aux détenus de bénéficier de l’équité procédurale.
  5.                       En fournissant des indications sur l’équité procédurale dans un contexte de discipline carcérale, les professeurs Patrice Garant et Paule Halley se sont fondés sur les règles audi alteram partem (le droit d’être entendu) et nemo judex in sua causa (le droit à un traitement impartial) afin de cerner plusieurs garanties procédurales que peut réclamer un détenu passible de sanctions disciplinaires, comme les suivantes :

 . . . le droit d’être avisé [des faits qui lui sont reprochés], le droit à une audition à laquelle il pourra assister, le droit de faire valoir ses moyens, le droit à la représentation par avocat, le droit de consulter le dossier, le droit de convoquer des témoins, le droit au contreinterrogatoire, le droit à certaines règles de preuve, le droit à un ajournement, le droit à une décision motivée, etc.

  L’article 7 de la Charte canadienne et la discipline carcérale » (1989), 20 R.G.D. 599, p. 615)

Bien que ces garanties ne soient pas absolues, elles peuvent tout de même être invoquées lorsque

 le détenu, victime d’une atteinte à sa liberté ou à sa sécurité, démontre que dans les circonstances particulières du litige on doit lui accorder ce droit. [p. 615]

  1.                       En l’espèce, la plupart des protections mentionnées cidessus sont comprises dans le régime actuel de la Loi. Par conséquent, je n’ai aucune difficulté à conclure que les garanties procédurales qu’offre le régime aux détenus suffisent pour assurer l’équité du procès comme l’exige l’art. 7 de la Charte.
  2.                       Selon les principes directeurs de la Loi, les détenus doivent [traduction] « se conformer aux règles de l’établissement correctionnel », mais « ont droit à un traitement équitable » (al. 3(d) et (e)). Le paragraphe 60(1) du Règlement prévoit que les détenus bénéficieront d’une audience complète et équitable, et qu’un examen approfondi et objectif sera mené concernant toutes les questions liées à l’accusation. De plus, les détenus ont le droit d’être présents lors de l’audience (à moins que leur présence ne mette en péril la sécurité d’une personne, qu’ils renoncent à ce droit ou que leur présence soit source de dérangement); le droit d’être informés quant à la nature et au fondement factuel de l’accusation; le droit de répondre à l’accusation; le droit de présenter de l’information pertinente pour leur défense contre l’accusation (par. 61(1) du Règlement); et le droit d’interjeter appel de toute décision (art. 79 et 80 de la Loi).
  3.                       C’est dans ce contexte que la disposition contestée, l’art. 68 du Règlement, prévoit qu’« [u]n comité de discipline ne peut trouver un détenu responsable à l’égard d’une infraction disciplinaire que s’il est convaincu, selon la prépondérance des probabilités, que le détenu a commis l’infraction. » Il convient également de mentionner l’extrait du Inmate Disciplinary Hearing Manual, cité plus tôt au par. 113 des présents motifs, qui donne des indications aux comités de discipline sur la nature de cette norme de preuve. De plus, le gouvernement de la Saskatchewan a mis en œuvre sept des neuf recommandations formulées dans le rapport de 2019 de l’Ombudsman, dont la plupart visent à fournir aux détenus un plus grand accès à la preuve et aux ressources pouvant les aider à se défendre et à éliminer les préjugés des membres du comité (voir Ombudsman Saskatchewan, Annual Report 2019 (2020)).
  4.                       En l’espèce, les détenus sont assujettis à un régime disciplinaire pour que l’établissement correctionnel fonctionne de façon sécuritaire et efficace. Dans le cadre de ce régime, ils disposent de droits qui leur permettent de présenter une défense pleine et entière aux allégations d’inconduite. Le régime disciplinaire prévu dans la Loi n’est peutêtre pas idéal, mais il est loin d’être clair que les intérêts à la liberté des détenus sont limités d’une façon qui dépasse ce qui est nécessaire pour le fonctionnement d’un établissement correctionnel sécuritaire.
    1.           Conclusion sur l’art. 7
  5.                       La preuve hors de tout doute raisonnable n’est pas requise au regard de l’art. 7 dans le contexte des procédures disciplinaires visant les détenus en Saskatchewan et les garanties procédurales que confère la Loi sont suffisantes pour faire en sorte que le processus soit équitable. Par conséquent, la norme de preuve prévue à l’art. 68 du Règlement ne contrevient pas à l’art. 7.
    1.              Certaines violations possibles de l’art. 7 ou de l’al. 11d) de la Charte pourraient-elles être justifiées au regard de l’article premier?
  6.                       Comme il n’y a pas de violation de l’art. 7 ni de l’al. 11d), j’estime qu’il n’est pas nécessaire de procéder à l’analyse fondée sur l’article premier. Cette approche était aussi celle adoptée par les tribunaux d’instances inférieures, qui ont conclu que l’art. 7 n’avait pas été violé. Toutefois, si j’eus été d’avis que l’art. 68 n’était pas conforme sur le plan constitutionnel, j’aurais, comme l’a fait la Cour d’appel, renvoyé la décision portant sur l’article premier au juge saisi de la demande. Pour cette raison et avec égards, je ne peux être d’accord avec la conclusion des juges majoritaires voulant que l’art. 68 ne satisfasse pas au test de la proportionnalité eu égard à la norme de la preuve hors de tout doute raisonnable codifiée dans le régime fédéral pour les procédures disciplinaires visant les détenus. J’estime qu’une telle conclusion ne tient pas compte de la capacité et des ressources de la province pour gérer son propre système carcéral. Il n’appartient pas à notre Cour de mettre en doute la capacité d’une province à gérer efficacement ses établissements correctionnels en fonction des choix législatifs du gouvernement fédéral.
  1.          Conclusion
  1.                       Les procédures disciplinaires visant les détenus en Saskatchewan sont de nature administrative, et non criminelle. Elles visent à assurer le maintien de l’ordre en milieu carcéral et le règlement efficace, mais équitable, des allégations d’inconduite. Elles n’ont pas pour objectif de réparer les torts causés à la société comme les procédures criminelles peuvent le faire. C’est pourquoi la norme de preuve énoncée à l’art. 68 du Règlement est conforme sur le plan constitutionnel, comme l’a déjà statué notre Cour dans l’arrêt Shubley.
  2.                       L’article 11 ne s’applique pas aux procédures disciplinaires visant les détenus en Saskatchewan. Comme les procédures ne sont pas de nature criminelle et que les sanctions ne sont pas de véritables conséquences pénales, je suis d’avis que le fait pour un détenu d’être accusé d’inconduite n’équivaut pas à être « inculpé » au sens de l’art. 11 de la Charte.
  3.                       L’article 7 est en jeu, mais il n’est pas enfreint. Il en est ainsi parce que la présomption d’innocence, un principe de justice fondamentale protégée par l’art. 7, doit être appliquée de concert avec les exigences de l’équité procédurale, qui servent de protection résiduelle garantie par l’art. 7. Comme il a été démontré, ces garanties combinées suffisent pour garantir le respect des principes de justice fondamentale dans le cadre des procédures disciplinaires visant les détenus en Saskatchewan.
  4.                       Ayant conclu qu’il n’y a pas de violation de l’al. 11d) ni de l’art. 7, je rejetterais l’appel et je déclarerais constitutionnel l’art. 68 du Règlement.
  5.                       Je n’accorderais pas de dépens puisque l’intimé n’en a réclamé aucun contre la Société John Howard.

 Pourvoi accueilli avec dépens devant toutes les cours, les juges Côté, Rowe et Jamal sont dissidents.

 Procureurs de l’appelante : John Howard Society of Saskatchewan, Regina; Greenspan Humphrey Weinstein, Toronto.

 Procureur de l’intimé : Ministère de la Justice (SK), Division des services juridiques, Regina.

 Procureurs de l’intervenant le procureur général du Canada : Ministère de la Justice Canada, Bureau régional de la Colombie‑Britannique — Secteur national du contentieux, Vancouver; Ministère de la Justice Canada, Bureau régional de l’Ontario — Secteur national du contentieux, Toronto.

 Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Division du droit civil — Direction du droit constitutionnel — Ministère du Procureur général, Toronto.

 Procureur de l’intervenant le procureur général du Québec : Ministère de la Justice du Québec — Direction du droit constitutionnel et autochtone, Québec.

 Procureur de l’intervenant le procureur général de la Colombie-Britannique : Ministry of Attorney General (British Columbia) — Legal Services Branch, Vancouver.

 Procureurs de l’intervenant le procureur général de l’Alberta : Alberta Justice — Constitutional and Aboriginal Law, Edmonton; Alberta Justice — Civil Law, Edmonton.

 Procureurs de l’intervenante Alberta Prison Justice Society : Nanda & Company, Edmonton.

 Procureurs de l’intervenante la Fédération des nations autochtones souveraines : LeBlanc Jensen, Regina; Sunchild Law, Battleford (Sask.).

 Procureur de l’intervenante Aboriginal Legal Services Inc. : Aboriginal Legal Services, Toronto.

 Procureurs de l’intervenante British Columbia Civil Liberties Association : Davies Ward Phillips & Vineberg, Montréal.

 Procureurs de l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario) : Neubauer Law, Toronto; Embry Dann, Toronto.

 Procureurs de l’intervenante Queen’s Prison Law Clinic : Addario Law Group, Toronto.

 Procureurs de l’intervenante l’Association des avocats.es carcéralistes du Québec : Trudel Johnston & Lespérance, Montréal.

 Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles : Norton Rose Fulbright Canada, Ottawa.

 Procureur de l’intervenante Canadian Prison Law Association : Prisoners’ Legal Services, Burnaby.

 Procureurs de l’intervenante West Coast Prison Justice Society : Rice Harbut Elliott, Vancouver.


[1]  Bien que le terme [traduction] « fardeau de preuve » soit employé dans le Règlement, il est plus exact de dire qu’il s’agit d’une « norme de preuve ». C’est pourquoi j’utiliserai ce terme dans les présents motifs.

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