Décision

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Carrier c. Duguay

2025 QCCS 1107

 

COUR SUPÉRIEURE

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE QUÉBEC

 

 

 :

 200-17-036811-248

 

DATE :

8 avril 2025

______________________________________________________________________

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE :

L’HONORABLE

CLÉMENT SAMSON, j.c.s.

______________________________________________________________________

 

RÉJEAN CARRIER

et

FRANCINE BOULANGER

 

 Demandeurs

c.

 

MARCO JUNIOR DUGUAY

 

 Défendeur

______________________________________________________________________

 

JUGEMENT

______________________________________________________________________

 

  1.                 Les réseaux sociaux facilitent parfois des dérives. Au nom du droit à l’expression, il arrive que le droit à la réputation soit bafoué. Un droit se termine là où l’autre débute.
  2.                 Pour les motifs qui suivent, le défendeur est condamné à payer aux demandeurs 80 000 $ de dommages.

LE CONTEXTE

  1.                 En décembre 2022, pour leur plaisir et pour se générer un petit revenu, les demandeurs se créent des comptes sur le réseau social TikTok. Le compte du demandeur a pour nom de profil : « boucari1426 » (boucari). Madame a aussi son nom de profil : « caribou 1426 » (caribou) et « yodel_caribou ». Au fil du temps et jusqu’aux faits en litige, Boucari compte 8540 abonnés, Caribou en compte 10 500 et yodel en compte 5018.
  2.                 Le défendeur s’affiche sous le nom de profil : « tutars.tiktok ». Il utilise le pseudonyme d’Alex Wilson. Il compte 11 900 abonnés et cumule 73 300 mentions « j’aime ». Le défendeur possède de plus un compte sur le réseau social YouTube et y porte le même pseudonyme d’Alex Wilson. Il y compte 563 abonnés ainsi que 49 vidéos vues à 11 282 reprises.
  3.                 Les demandeurs sont des conjoints : le demandeur est pharmacien et la demanderesse, éducatrice en milieu scolaire.
  4.                 Les demandeurs d’une part et le défendeur d’autre part ne se connaissent pas personnellement jusqu’au jour où le défendeur se met à s’acharner contre les demandeurs de manière gratuite et sauvage.
  5.                 Le 13 novembre 2024, les demandeurs font signifier leur procédure d’injonction pour faire cesser les propos diffamatoires tenus par le défendeur à leur égard ainsi que de dommages-intérêts.
  6.                 Le défendeur fait défaut de répondre.
  7.                 Le 7 février 2025, les demandeurs modifient leur procédure et la font signifier et le défendeur fait toujours défaut de répondre.
  8.            Les demandeurs déposent des déclarations sous serment au soutien de nombreuses pièces constituées notamment d’enregistrements de vidéos produites par le défendeur jusqu’au moins d’août 2024.

ANALYSE

  1.            L’action des demandeurs est double : une action en dommages et des conclusions de nature mandatoire. Débutons d’abord par l’action en dommages.

L’action en dommages

  1.            Avant de discuter de la preuve, il y a lieu de revoir les règles de droit applicables.

La règle de droit en regard du fait générateur de dommage

  1.            La protection de la liberté d’expression a pour objectif d’« assurer que chacun puisse manifester ses pensées, ses opinions, ses croyances, en fait, toutes les expressions du cœur ou de l’esprit, aussi impopulaires, déplaisantes ou contestataires soientelles »[1] .
  2.            Toutefois, la Cour suprême fixe des balises. Elle reconnaît deux situations justifiant l’imposition de certaines limites à la liberté d’expression « lorsqu’il existe, dans un contexte donné, des raisons sérieuses de craindre un préjudice suffisamment précis auquel le discernement et le jugement critique de l’auditoire ne sauraient faire obstacle »[2] et « lorsque [la liberté d’expression] servent à diffuser des propos qui […] ont néanmoins pour effet de forcer certaines personnes “à défendre leur propre humanité fondamentale ou leur propre statut social avant même d’être admis[es] à participer au débat démocratique” »[3].
  3.            Le droit à la réputation est lui aussi inscrit dans la Charte des droits et libertés de la personne[4] :

4. Toute personne a droit à la sauvegarde de sa dignité, de son honneur et de sa réputation.

  1.            Le Code civil du Québec le reconnaît également[5].
  2.            Le concept de diffamation exige un exercice de pondération entre le droit à la protection de la réputation et celui de la liberté d’expression, « puisque ce qui appartient au premier est généralement retiré du second. » [6]
  3.            Une action en diffamation est assujettie au régime ordinaire de la responsabilité civile prévu à l’article 1457 C.c.Q.[7] Il incombe au demandeur de prouver l’existence d’une faute, d’un préjudice et d’un lien de causalité[8].
  4.            La diffamation consiste en « la communication de propos ou d’écrits qui font perdre l’estime ou la considération de quelqu’un ou qui, encore, suscitent à son égard des sentiments défavorables ou désagréables»[9].
  5.            Pour établir l’existence de propos diffamatoires, il faut se demander « si un citoyen ordinaire estimerait que les propos tenus, pris dans leur ensemble, ont déconsidéré la réputation d’un tiers. » [10] La nature des propos s’apprécie à la lumière d’une norme objective[11].
  6.            Le demandeur doit en outre prouver l’existence d’une conduite fautive, soit une conduite malveillante ou simplement négligente[12].
  7.            Dans l’arrêt Prud’homme[13], la Cour suprême du Canada identifie trois situations susceptibles d’engager la responsabilité de l’auteur des propos :

[36] À partir de la description de ces deux types de conduite, il est possible d’identifier trois situations susceptibles d’engager la responsabilité de l’auteur de paroles diffamantes. La première survient lorsqu’une personne prononce des propos désagréables à l’égard d’un tiers tout en les sachant faux. De tels propos ne peuvent être tenus que par méchanceté, avec l’intention de nuire à autrui. La seconde situation se produit lorsqu’une personne diffuse des choses désagréables sur autrui alors qu’elle devrait les savoir fausses. La personne raisonnable s’abstient généralement de donner des renseignements défavorables sur autrui si elle a des raisons de douter de leur véracité. Enfin, le troisième cas, souvent oublié, est celui de la personne médisante qui tient, sans justes motifs, des propos défavorables, mais véridiques, à l’égard d’un tiers. 

  1.            Voyons les propos reprochés au défendeur.

Analyse des faits dommageables

  1.            L’histoire débute le 8 juin 2024 alors que le demandeur prend connaissance que le défendeur s’en prend à lui. Il lui écrit sur un ton poli qu’ils ne partagent pas le même point de vue.
  2.            Dès lors, le défendeur met le demandeur de venir s’expliquer sur son réseau social. Il lui écrit : « C’est très malheureux pour vous… vous cautionnez le mensonge, l’abus physique sexuelle (sic) et psychologique ainsi que la violence conjugale. Vous n’avez pas terminé avec moi. Bon courage ! ». Tout part en vrille à compter de ce moment.
  3.            Le demandeur, voyant le ton agressif, désire terminer l’échange : « J’ai encore moins le goût de partager avec vous avec ces menaces. Bonne soirée. »
  4.            Le défendeur revient à la charge : « Vous ne savez pas à qui vous jouer (sic) les fanfarons…superman ! Monsieur Réjean Carrier… je vous offre une deuxième d’accepter l’entrevue que je vous propose ! Je vous donne un délai de 6 h pour accepter ou refuser ma demande… dans le cas contraire… ne ratez pas ma publication de 18 h ce soir ! »
  5.            Le lendemain, le défendeur écrit au demandeur pour lui dire qu’il est la marionnette de sa femme. Le défendeur le harcèle pour que le demandeur participe en direct à une diffusion WEB dans ce qu’on peut imaginer être un « débat ».
  6.            Le défendeur menace le demandeur qu’il sera l’objet d’un reportage à la télévision.
  7.            C’est alors que le défendeur déverse son fiel petit à petit sur le demandeur en prétendant d’abord qu’il n’est plus membre de l’ordre professionnel des pharmaciens, ce qui est faux.
  8.            Dans un premier extrait du 30 juillet 2024, le défendeur traite le demandeur de : « une vidange », « l’enfant de pute », « quelle pourriture », « mon gros cochon », et « mon gros porc ».[14] Les qualificatifs envers la demanderesse sont du même acabit. Bien d’autres expressions de plus bas étage sont utilisées.
  9.            Dans un second extrait du même jour, le défendeur discute des relations sexuelles entre les parties avec des expressions vulgaires enveloppées d’un langage parfois liturgique[15].
  10.            Le défendeur ne se contente pas d’insulter Caribou ou Boucari. Il les identifie par leurs noms[16] ; il va même jusqu’à donner l’adresse de la pharmacie où travaille le demandeur ainsi que le nom de son pharmacien-propriétaire, ajoutant : « tu vas la perdre ta job mon sale ». Pendant que le défendeur décrit la scène, il alimente la publication de commentaires des auditeurs qui en ajoutent d’autres tout aussi dégradants et totalement gratuits.
  11.            Le défendeur rapporte des faits qui s’apparentent à des infractions d’ordre déontologique commises par le demandeur. Il invite les auditeurs à se plaindre à l’Ordre des pharmaciens. Il donne les coordonnées de l’employeur du demandeur.
  12.            Le 2 août 2024, devant des telles accusations, la Sureté du Québec contacte le défendeur pour en savoir davantage sur ce qu’il avance en regard du demandeur. L’entrevue avec la policière est diffusée sur TikTok.
  13.            Le 3 août 2024, le défendeur prétend que le demandeur aurait obtenu des informations confidentielles de la Régie de l’assurance-maladie.
  14.            Le même jour, les demandeurs communiquent avec la Sureté du Québec qui les informe que le défendeur n’a aucune crédibilité et que le dossier est fermé.
  15.            Le défendeur insinue que la demanderesse travaille au sein du Mouvement Desjardins et qu’elle serait en mesure de fouiller dans tous les comptes.
  16.            Le 5 août, ce sont les insinuations que le demandeur est un consommateur de drogues, qu’il va se faire arrêter et qu’il va perdre son emploi.
  17.            Vu cette escalade, les demandeurs continuent à assister à cette désolante scène qui est suivie par environ 500 personnes.
  18.            Bref, un délire total.
  19.            Le 9 août 2024, les demandeurs adressent une mise en demeure au défendeur de cesser immédiatement cette diffamation.
  20.            La semaine suivante, à visage découvert, devant la caméra, le défendeur les défie et leur fait un doigt d’honneur. Il brûle la mise en demeure en direct pendant une longue diatribe.
  21.            Le délire du défendeur va jusqu’à affirmer que le demandeur a supporté un homme qui aurait battu un enfant.
  22.            Le comportement du défendeur influence d’autres tiktokeurs qui se mettent eux aussi à diffamer sur la vidéo en direct de son site.
  23.            Les nombreux extraits entendus pendant des heures par le Tribunal démontrent le plus grand irrespect envers deux personnes qui n’ont rien demandé au défendeur. Le derby de démolition est sans nom.
  24.            Les pseudonymes des uns et des autres participants au blogue du défendeur font comme si tout commentaire était permis. D’ailleurs, les demandeurs ont dû faire une recherche pour identifier la personne qui empoisonnait leur existence. Ils ont découvert que ce n’était pas un de leurs voisins à Lévis, mais bien quelqu’un qui demeure en Gaspésie et qu’ils n’ont jamais rencontré.
  25.            Il est pénible d’écouter les extraits enregistrés par les demandeurs, tant la violence est gratuite et repose sur des fabulations. C’est du moins ce qu’en conclut le Tribunal vu l’absence de motifs de défense.
  26.            Les échanges entre le défendeur et ses 500 auditeurs sont dégradants.
  27.            Le défendeur lance même un défi de participer à son blogue, à défaut il lui fait une forme de menace « maintenant que je connais même son adresse de résidence actuelle ».
  28.            Les demandeurs ont dû s’adresser aux autorités de la plateforme TikTok pour du moins éviter que ne soient recommandés aux membres de la communauté les vidéos du défendeur.
  29.            Les propos diffamatoires sont éloquents.

La quantification des dommages

  1.            En matière extracontractuelle, la victime doit être indemnisée pour le préjudice subi[17].
  2.            Bien que la diffusion des propos sur les réseaux sociaux mène rapidement à un dérapage incontrôlé, il ne suffit pas d’invoquer « les effets rampants et pernicieux »[18] de ceux-ci pour relever le demandeur de son fardeau[19]. Quelles sont les règles propres aux dommages moraux et celles aux dommages punitifs ?

Les dommages moraux

  1.            La quantification du montant approprié pour la compensation d’un préjudice moral découlant de la diffamation est difficilement monnayable et laisse une bonne marge de manœuvre au juge du procès[20].
  2.            Le Tribunal doit soupeser des considérations subjectives pour évaluer les incidences réellement subies par la victime :

-         La gravité des propos diffamatoires ;

-         L’ampleur de leur diffusion ;

-         La durée pendant laquelle la diffamation a perduré ;

-         La qualité de la réputation dont jouissait la victime avant la diffusion des propos ;

-         Le fait pour l’auteur de retirer ses propos ou de présenter des excuses ;

-         Le fait qu’une personne a été obligée de se justifier à l’égard des propos tenus à son égard ou de répondre à des questions pour rétablir les faits ;

-         L’identité de l’auteur des propos ;

-         L’impact sur les sentiments de la personne visée par les propos diffamatoires ;

-         L’absence de préjudice à la santé psychologique ou physiologique ne constitue pas une fin de non-recevoir à des dommages moraux[21].

Les dommages punitifs

  1.            Le Code civil du Québec encadre la fixation des dommages punitifs :

1621. Lorsque la loi prévoit l’attribution de dommages-intérêts punitifs, ceux-ci ne peuvent excéder, en valeur, ce qui est suffisant pour assurer leur fonction préventive.

  1.            Ils s’apprécient en tenant compte de toutes les circonstances appropriées, notamment de la gravité de la faute du débiteur, de sa situation patrimoniale ou de l’étendue de la réparation à laquelle il est déjà tenue envers le créancier, ainsi que, le cas échéant, du fait que la prise en charge du paiement réparateur est, en tout ou en partie, assumée par un tiers.
  2.            L’article 49 de la Charte des droits et libertés de la personne trouve son application lorsqu’une personne porte atteinte à la dignité, à l’honneur ou à la réputation d’un individu constituant une violation à son article 4. Pour que des dommages punitifs soient accordés, il faut une atteinte intentionnelle et illicite à un droit protégé[22]. Il y aura une telle atteinte illicite et intentionnelle « lorsque l’auteur a un état d’esprit qui dénote un désir, une volonté de causer les conséquences de sa conduite fautive ou encore s’il agit en toute connaissance des conséquences négatives, immédiates et naturelles, ou au moins extrêmement probables »[23].

Quantification des dommages causés aux demandeurs

  1.            Cette atteinte sauvage à la réputation des demandeurs n’est pas sans conséquence.
  2.            Le demandeur était en arrêt de travail depuis décembre 2021. Il s’apprêtait à retourner au travail en juin 2024 à titre de pharmacien.
  3.            Les atteintes à sa réputation auraient retardé son retour au travail. Il a dû prendre des antidépresseurs.
  4.            Son rôle de tiktokeur a cessé avec ces événements et n’a jamais repris. Son revenu moyen de 899,48 $ par mois a cessé.
  5.            L’état psychologique de la demanderesse s’est aussi détérioré.
  6.            L’anxiété qu’elle a vécue l’empêchait d’aller dans des lieux publics, de peur d’être prise pour cible par les adeptes du défendeur.
  7.            Le 1er août 2024, alors qu’elle se rend dans un magasin, elle est regardée par un homme qui lui sourit. Prise de panique, elle sort et va se cacher à côté de l’établissement. Elle appelle un ami, mais, absent, elle lui laisse un message. L’ami conserve l’appel de détresse et l’audition de ce message en dit long sur son anxiété.
  8.            La demanderesse cesse également de diffuser des vidéos qu’elle produit. Ses revenus mensuels étaient de 1958,76 $.
  9.            Voici les réclamations des demandeurs :

 

Demandeur

Demanderesse

Dommages non pécuniaires

 

 

Dommages moraux :

25 000,00 $

15 000,00 $

Dommages punitifs :

10 000,00 $

10 000,00 $

Dommages pécuniaires :

 

 

Perte de revenu :

78 420,16 $

 

Perte de revenu TikTok :

7 195,84 $

5 669,65 $

Médication :

142,00 $

 

Total :

120 758,00 $

30 669,65 $

  1.            Avant d’appliquer les critères retenus plus haut, voyons comment, dans des cas similaires, les tribunaux ont-ils établi un quantum ?
  2.            Dans l’affaire Trabelsi c. Bouhiaoui[24], la Cour supérieure accorde 3 500 $ de dommages moraux et 3 500 $ de dommages punitifs pour une seule publication d’une photo de la demanderesse accompagnée du texte suivant :

 

Bonjour, il faut partager cette photo de cette femme tunisienne de 56 ans qui vient à chaque année pendant l’été. Elle rencontre des jeunes hommes parce qu’elle aime avoir des relations avec des jeunes hommes plus jeunes. Le problème est que cette femme profite de leur jeunesse et de leur pauvreté parce que cette femme habite en Suisse. Le pire est qu’elle a le sida. Beaucoup de jeunes sont tombés malades du sida à cause d’elle en essayant de la contacter et son numéro est [...]. Le problème est qu’elle sait qu’elle est malade du sida. Il faut partager pour que les jeunes fassent attention.

 

  1.            Dans l’affaire Poitras c. Gaudefroy[25], des écrits visant le demandeur sont édités de manière quasi quotidienne directement sur la page personnelle Facebook du défendeur et occasionnellement par la voie de commentaires laissés sur la page personnelle du demandeur et celle spécialement créée en appui à ce dernier par un groupe de sympathisants à sa cause. À titre d’exemple, le défendeur émet les commentaires suivants : « petit rat », « hostie de jaune », « menteur », « coureur de jupons », « con », « sale », « vidange d’huile », « salope » et « chien sale, de crisse de cave ». Il l’accuse d’entretenir une relation adultère avec une avocate et d’avoir agressé sexuellement deux filles. Il laisse planer à son égard des doutes sur son implication dans une fraude financière. Le Tribunal octroie 15 000 $ à titre de dommages compensatoires et 10 000 $ à titre de dommages punitifs.
  2.            Dans l’affaire Joelle c. Bayiga[26], la défenderesse publie 5 vidéos qualifiées de nature mensongère et diffamatoire par la demanderesse. Le langage utilisé par la défenderesse est grivois et vulgaire. La majorité des déclarations sont fausses et injurieuses. Le Tribunal octroie 20 000 $ à titre de dommages moraux et compensatoires ainsi que 10 000 $ à titre de dommages punitifs.
  3.            Dans le jugement dans l’affaire Corriveau c. Canoe inc.[27], la demanderesse qui était avocate défendait en 2007un homme accusé d’attouchement sexuel sur un enfant de 8 ans. Le juge du procès aurait sévèrement critiqué la façon dont elle a conduit le contre-interrogatoire de l’enfant. Le codéfendeur publie sur le blogue « Franc-parler » le commentaire à l’effet que, pour cette avocate, la victime pourrait être coupable de son malheur. À la suite de ce commentaire, plusieurs internautes transmettent à leur tour leurs commentaires et opinions. Notons que cela remonte à une quinzaine d’années. Le Tribunal octroie 50 000 $ à titre de dommages compensatoires et 50 000 $ à titre de dommages punitifs.
  4.            Dans une autre affaire[28], le défendeur produit et met en ligne 8 vidéos ainsi que de nombreux articles et chroniques dénonçant des tentatives de manipulation, de désinformation et d’infiltration de la société québécoise par des factions musulmanes d’obédience « chiite et khomeiniste » ; en attribuant un rôle à la demanderesse au sein de ces groupes. Le Tribunal octroie 50 000 $ en dommages moraux et 10 000 $ en dommages punitifs.
  5.            Reprenons les critères un à un.
  6.            La gravité des propos diffamatoires. Les propos tenus sont parfaitement gratuits. Le défendeur fabule et invente de jour en jour des histoires abracadabrantes et dégradantes au sujet des demandeurs. Il n’y a rien de vrai, juste de l’inventé pour rendre ses fabulations plus croustillantes. Le langage ordurier utilisé n’est là que pour affubler les demandeurs des pires qualificatifs et de les faire détester par ses auditeurs. Les informations données n’ont rien à voir avec un intérêt national quelconque justifié. C’est de l’acharnement gratuit envers une cible qui n’a rien à se reprocher.
  7.            Par contre, l’identification des demandeurs par leurs noms n’est pas constante, le demandeur s’en prenant plus souvent à Boucari ou Caribou. À moins que l’auditeur ne fasse toujours l’association entre le surnom et le véritable nom des parties, les effets néfastes de la diffamation sont amoindris, mais pas annihilés.
  8.            L’ampleur de leur diffusion. C’est probablement le facteur objectif le moins aggravant. Le défendeur utilise un réseau social qui, contrairement à des émissions de télévision de grande écoute, bénéficie d’une moins grande portée. Environ 500 personnes suivent en continu les commentaires du défendeur. Les auditeurs y vont de leurs réactions avec des textes de quelques mots ou des émoticônes. Il y a certainement de ces auditeurs qui se comportent comme s’ils étaient participants à un simple jeu vidéo. Les commentaires les plus dégradants suscitent des pouces en l’air ou des tête-de-mort. Finalement, les demandeurs sont peu souvent identifiés par leur réel nom, mais bien par leur pseudonyme « boucari » ou « caribou ».
  9.            La durée de la diffamation. En fait, la diffusion rapportée au Tribunal n’a trait qu’à environ 2 mois. Le nombre d’auditeurs peu élevé pendant cette relative courte durée ne justifie pas d’importants dommages. La jurisprudence rapportée sert de levier pour estimer les dommages à la lumière de ces éléments.
  10.            L’absence de retrait des propos par le défendeur. En recevant la mise en demeure, le défendeur a augmenté la provocation en publiant en direct la mise à feu de ce document indiquant clairement qu’il s’en fichait. Bref, le défendeur n’exprime aucuns remords.
  11.            L’atteinte à la santé psychologique des personnes diffamées. Dans le présent dossier, le défendeur n’est pas intéressé de connaître le dommage qu’il crée ; il frappe sans retenue. À l’autre bout de la communication, les demandeurs souffrent. Le demandeur dit ne pas être en mesure de retourner à son travail et la demanderesse est morte de peur d’être reconnue et agressée par des auditeurs du défendeur. À cet égard, la preuve n’est pas soutenue par une preuve d’expertise et le Tribunal peut nuancer le dommage causé.
  12.            Le dommage en lien avec la perte de revenus. Décontenancés par les attaques malicieuses du défendeur, les demandeurs ont cessé de produire du contenu TikTok qui leur rapportait un certain revenu.
  13.            Par contre, le non-retour au travail du demandeur n’est pas supporté par une preuve par expert. Le Tribunal ne peut se satisfaire d’une simple affirmation entre le non-retour au travail après autant de mois d’absence du travail et les commentaires émis par le défendeur.
  14.            Certains critères ne méritent pas d’être commentés, car ils ne trouvent pas application dans ce dossier.
  15.            Les dommages punitifs. La faute du défendeur est intentionnelle, grave et gratuite. Son intention de causer un dommage est évidente. En publiant le lieu de travail du demandeur, il démontre qu’il désire que des dommages causés par des auditeurs lui soient causés. La preuve est toutefois muette quant à son patrimoine.
  16.            Le demandeur est davantage identifié que la demanderesse ; son employeur est ciblé. Le Tribunal estime qu’à cause de cela, son dommage est plus grand.
  17.            Au final, en tenant compte de la jurisprudence qui fixe certains montants dans des circonstances quelque peu différentes, en tenant compte de ce qui précède, le Tribunal accorde au demandeur un dommage de 35 000 $ et à la demanderesse un dommage de 25 000 $ et des dommages punitifs de 10 000 $ chacun.

Ordonnance de ne pas prononcer des paroles diffamatoires

  1.            La Cour supérieure dispose d’un pouvoir discrétionnaire en matière d’injonction. Étant une demande exceptionnelle, le Tribunal n’ordonne pas une injonction simplement parce qu’un demandeur y aurait droit en principe.
  2.            La Cour d’appel a reconnu la compétence de la Cour supérieure pour prononcer une injonction interdisant des propos diffamatoires. Toutefois, le tribunal d’instance doit faire preuve de prudence dans l’exercice de cette compétence.
  3.            Dans l’affaire Saputo inc. c . Petkov[29], la juge Savard (maintenant juge en chef de la Cour d’appel) expose les principes qui régissent une injonction permanente visant à restreindre des propos diffamatoires : 

[64] Dans l’arrêt Prud’homme c. Municipalité de Rawdon, […] la Cour d’appel précise que cette compétence doit être exercée avec prudence et que l’ordonnance recherchée doit viser des propos précis :

En deuxième ligne, souligne-t-il, cette compétence sera exercée avec prudence. Elle sera réservée aux situations les plus claires et rares où le caractère diffamant ou injurieux des propos est évident et ne peut être justifié d’aucune façon. Encore là, l’ordonnance d’injonction ne sera prononcée que si la preuve établit, de façon prépondérante, que l’auteur a l’intention de récidiver.

Troisièmement, dans tous les cas l’ordonnance recherchée doit viser des propos précis, et ce, pour deux motifs. D’abord, l’ordonnance en termes généraux qui interdit de diffamer a pour effet de porter indûment atteinte à la liberté d’expression et a nécessairement un effet de bâillon (chilling effect) pour la personne visée.

[65] Ces principes doivent également guider le Tribunal à l’étape de l’ordonnance permanente.

[Soulignements dans l’original]

  1.            Le défendeur a diffusé son fiel au cours des mois de juin, juillet et août 2024. Depuis cette époque, la preuve est muette, laissant croire que le défendeur a abandonné ses commentaires en regard des demandeurs. C’est à souhaiter.
  2.            Ces commentaires violents ne sont que passagers, du moins pour le moment. Le Tribunal ne considère pas, à la lumière de la preuve, qu’il a l’intention de récidiver. Les conclusions mandatoires sont donc refusées. Si le défendeur reprend à son compte ses commentaires orduriers, les demandeurs peuvent présenter une nouvelle demande à cet égard.
  3.            Les conclusions recherchées en injonction sont rejetées.

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

  1.            ACCUEILLE la demande en dommages des demandeurs;
  2.            CONDAMNE le défendeur à payer au demandeur Réjean Carrier des dommages-intérêts de 35 000 $, avec intérêt et l’indemnité additionnelle à compter de l’assignation;
  3.            CONDAMNE le défendeur à payer à la demanderesse Francine Boulanger des dommages-intérêts de 25 000 $, avec intérêt et l’indemnité additionnelle à compter de l’assignation;
  4.            CONDAMNE le défendeur à payer au demandeur Réjean Carrier et à la demanderesse Francine Boulanger des dommages punitifs de 10 000 $ chacun, avec intérêt à compter de ce jour;
  5.            LE TOUT avec les frais de justice.

 

 

 

 

 

 

 

 

CLÉMENT SAMSON, j.c.s.

Me Samuel Montmagny

Tremblay Bois Mignault Lemay

Pour les demandeurs

 

M. Marco Junior Duguay

Non représenté

Défendeur

 

Date d’audience : 20 février 2025

 

 


[1]   Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), 1989 CanLII 87 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 927, p. 968 cité par Ward c. Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse), 2021 CSC 43, par. 59.

[2]   Ward c. Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse), préc., note 1, par. 61.

[3]   Id., par. 63.

[4]   RLRQ, c. C -12.

[5]   Art. 3 et 35 C.c.Q.

[6]   Bou Malhab c. Diffusion Métromédia CMR inc., 2011 CSC 9, par. 16.

[7]   Bou Malhab c. Diffusion Métromédia CMR inc., préc., note 6, par. 22 ; Ward c. Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse), préc., note 1, par. 26.

[8]   Bou Malhab c. Diffusion Métromédia CMR inc., préc., note 6, par. 22 et 23 ; Ward c. Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse), préc., note 1, par. 26.

[9]   Prud’homme c. Prud’homme, 2002 CSC 85, par. 33 ; Société TVA inc. c. Marcotte, 2015 QCC 1118, par. 37 (demande pour autorisation d’appeler rejetée, C.S.C., 2016-03-17, 36 637).

[10]   Prud’homme c. Prud’homme, préc., note 9, par.34 ; Société TVA inc. c. Marcotte, préc., note 9, par. 38.

[11]   Prud’homme c. Prud’homme, préc., note 9, par. 34.

[12]   Trabelsi c. Bouhiaoui, 2024 QCCS 1520, par. 10. ; Dam c. Ho, 2024 QCCS 3319, par. 15.

[13]   Prud’homme c. Prud’homme, préc., note 9.

[14]   Pièce P-11, Tik Tok, 30 juillet 2024, environ 500 auditeurs.

[15]   Pièce P-12, Tik Tok, 30 juillet 2024, environ 525 auditeurs.

[16]   Pièce P-12, Tik Tok, 30 juillet 2024, 10 : 12.

[17]   Art. 1611 C.c.Q.

[18]   Rosenberg c. Lacerte, 2013 QCCS 6286, par. 213 (requête pour permission d’appeler rejetée, 2014 QCCA 557).

[19]   Cognard c. Blanchet, 2022 QCCS 2641, par. 72 ; Rosenberg c. Lacerte, préc., note 15, par. 213 ; Lapierre c. Sormany, 2012 QCCS 4190, par. 194.

[20]   Enerkem inc. c. Constructions EDB inc., 2022 QCCS 371, par. 93.

[21]   Lalli c. Gravel, 2021 QCCA 1549, par. 99 (demande d’autorisation d’appeler rejetée, C.S.C., 2022-06-16, 39 979) ; Frenette c. Rochefort, 2024 QCCA 92, par. 28.

[22]   Charte des droits et libertés de la personne, préc., note 4, art. 49 al. 2.

[23]   Québec (Curateur public) c. Syndicat national des employés de l’Hôpital StFerdinand, 1996 CanLII 172 (CSC), [1996] 3 R.C.S. 211, par. 121 cité par Lalli c. Gravel, préc., note 21, par. 100.

[24]   2024 QCCS 1520.

[25]   2016 QCCS 10434.

[26]   2019 QCCS 1808.

[27]   2010 QCCS 3396 (appel rejeté 2012 QCCA 109).

[28]   Awada c. Magnan, 2018 QCCS 3023 (appel rejeté 2018 QCCA 1852).

[29]   2011 QCCS 6885.

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