Décision

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Tanguay c. R.

2025 QCCA 1084

COUR D’APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

SIÈGE DE

 

MONTRÉAL

 :

500-10-007800-228

(760-01-092918-199)

 

DATE :

 4 septembre 2025

 

 

FORMATION :

LES HONORABLES

SUZANNE GAGNÉ, J.C.A.

GUY COURNOYER, J.C.A.

JUDITH HARVIE, J.C.A.

 

 

KARELL TANGUAY

APPELANTE – accusée

c.

 

SA MAJESTÉ LE ROI

INTIMÉ – poursuivant

 

 

ARRÊT

 

 

MISE EN GARDE : Une ordonnance de non-publication des informations médicales contenues dans les pièces P-6, P-7, P-8, P-12, P-14, P-22 à P-26 a été rendue en première instance.

  1.                 L’appelante se pourvoit contre un jugement prononcé le 30 mars 2022 par la Cour du Québec, chambre criminelle et pénale (l’honorable Richard Marleau), qui la déclare coupable d’un chef d’accusation de conduite avec facultés affaiblies causant la mort (par. 255(3) du Code criminel) et de deux chefs d’accusation de conduite avec facultés affaiblies causant des lésions corporelles (par. 255(2) du Code criminel).


  1.                 Pour les motifs du juge Cournoyer, auxquels souscrivent les juges Gagné et Harvie, LA COUR :
  2.                 REJETTE l’appel.

 

 

 

 

SUZANNE GAGNÉ, J.C.A.

 

 

 

 

 

GUY COURNOYER, J.C.A.

 

 

 

 

 

JUDITH HARVIE, J.C.A.

 

Me Mylène Lareau

 

Me Réginal Victorin

Pour l’appelante

 

Me Patrick Cardinal

DIRECTEUR DES POURSUITES CRIMINELLES ET PÉNALES

Pour l’intimé

 

Date d’audience :

2 mai 2024


 

 

MOTIFS DU JUGE COURNOYER

 

 

I – Introduction..............................................................3

II – Les faits.................................................................4

III – Jugement entrepris......................................................5

A - Résumé général..............................................5

B - Les expertises et les infractions..................................6

1- Analyse des données du module de coussin gonflable de l’automobile de l’appelante              6

2- Le reconstitutionniste.......................................6

3- La présence de drogues dans le sang de l’appelante...............8

4- L’affaiblissement des capacités de conduire de l’appelante..........8

5- La conduite dangereuse.....................................14

6- Alcoolémie supérieure à la limite légale.........................15

7- Le lien de causalité........................................15

IV – Moyens d’appel........................................................15

V – Analyse................................................................16

A - Avant-propos...............................................16

B - Les verdicts sont-ils déraisonnables?............................18

1- La norme de contrôle applicable..............................18

2- Les facultés de l’appelante étaient-elles affaiblies par l’alcool?.......21

3- La mens rea de la conduite dangereuse.........................26

4- Lien de causalité entre la conduite et les conséquences............30

C - Les discussions entourant le déplacement de l’appelante en taxi.......33

I – Introduction

  1.                 Au volant de son automobile pour aller rejoindre des amis dans un restaurant, l’appelante, dont l’alcoolémie est établie minimalement à 135 mg d’alcool par 100 ml de sang, dévie de sa voie dans une courbe prononcée et entre violemment en collision avec une autre automobile qui circule en voie opposée. L’appelante est blessée sérieusement et son amie passagère perd la vie. Les occupants de l’autre véhicule sont aussi blessés sérieusement.
  2.                 Même si la preuve ne démontrait pas de signes visibles de l’intoxication de l’appelante, le juge a néanmoins conclu que c’était le cas en se fondant sur une preuve d’expertise et sur le fait qu’elle avait dévié de sa trajectoire.
  3.                 Le juge a déclaré l’appelante coupable de trois infractions, consignées dans neuf chefs d’accusation distincts[1] : 1) conduite dangereuse ayant causé la mort et des lésions corporelles (par. 249(3) et (4) C.cr.) (chefs 1 à 3); 2) conduite avec facultés affaiblies par l’alcool ayant causé la mort et des lésions corporelles (par. 255(2) et (3) C.cr.) (chefs 4 à 6); et 3) conduite avec une alcoolémie supérieure à la limite légale ayant causé un accident occasionnant la mort et des lésions corporelles (par. 255(2.1) et (3.1) C.cr.) (chefs 7 à 9).
  4.                 Le juge prononce un arrêt conditionnel des procédures à l’égard des chefs de conduite dangereuse et de ceux de conduite avec une alcoolémie supérieure à la limite permise ayant causé un accident occasionnant des lésions corporelles et la mort[2].
  5.                 Une peine globale de quatre années d’emprisonnement est infligée à l’appelante assortie d’une période globale d’interdiction de conduire d’une durée de six années[3]. Le pourvoi ne porte pas sur la peine.
  6.                 Essentiellement, l’appelante conteste les déclarations de culpabilité en invoquant le caractère déraisonnable des conclusions du juge à la lumière des principes définis dans l’arrêt Villaroman[4].
  7.            Pour les motifs qui suivent, je propose à la Cour de rejeter le pourvoi.

II – Les faits

  1.            Le 15 juillet 2018, l’appelante et son amie Olivia sont invitées à profiter d’une journée sur un bateau avec des amis pour assister aux régates de Valleyfield. L‘ambiance est festive et de l’alcool est consommé dans le courant de la journée. L’appelante a été vue par plusieurs avec un verre rouge à la main, mais personne ne peut dire ce qu’il contenait. Bref, le juge retient que la preuve ne permet pas de tirer quelque conclusion que ce soit sur la quantité d’alcool consommée par l’appelante.
  2.            En début de soirée, le groupe se rend en bateau à une résidence où certains d’entre eux décident d’aller souper au restaurant. Bien qu’initialement l’appelante et une amie doivent s’y rendre en taxi, ce dernier les transporte plutôt près de la marina de Valleyfield où l’automobile de l’appelante est stationnée. Les circonstances dans lesquelles a été prise la décision d’appeler un taxi et les raisons qui l’expliquent font l’objet d’un moyen d’appel distinct. J’y reviendrai plus loin dans mes motifs.
  3.            Une fois à la marina, l’appelante prend le volant de sa voiture Nissan Juke pour se rendre au restaurant avec son amie et c’est en route vers le restaurant que survient une violente collision frontale.
  4.            Le juge décrit l’accident de la manière suivante :

[4] Le Nissan vient de traverser le Pont Larocque et a parcouru environ 1 km. Il s’engage dans une courbe prononcée entre le Chemin du Canal et la Montée Léger. Le Jeep s’engage lui aussi dans cette courbe en sens inverse. Il est environ 20 h 30. Les deux véhicules se croisent et entrent en collision.

[5] Selon la théorie de la poursuite, le véhicule de l’accusée déviait de sa voie de circulation et cause un face-à-face entre les deux véhicules alors que la capacité de conduire de l’accusée aurait été affaiblie par l’effet de l’alcool ou d’une drogue et avec un taux d’alcoolémie supérieur à la limite légale.

[6] L’impact est d’une rare violence. Aucune des quatre personnes ne s’en sort indemne. Olivia décède. Mme Henriques, blessée, est hospitalisée 3 jours à l’Hôpital du Suroît de Valleyfield. L’accusée est sérieusement blessée et doit être transportée le soir même de l’Hôpital du Suroît à Valleyfield au Montréal General Hospital vu la gravité de ses blessures. M. Chicas, sérieusement blessé aussi, sera transporté directement au même hôpital sans transiter à Valleyfield.

  1.            Le hasard fait en sorte que les deux premières personnes qui se présentent sur la scène de l’accident sont un policier, qui n’est pas en fonction, et l’un des amis de l’appelante qui se rendait lui aussi au restaurant. Ce dernier ne comprend pas comment l’appelante peut être impliquée dans un accident puisqu’il croyait qu’elle et son amie devaient se rendre au restaurant en taxi. Il restera auprès d’elles jusqu’à l’arrivée des pompiers et des ambulanciers.

III – Jugement entrepris

A - Résumé général

  1.            La preuve est volumineuse. Le procès dure 13 jours. 18 témoins, dont plusieurs experts, sont entendus. L’appelante ne témoigne pas.


  1.            Le juge résume soigneusement et de manière très détaillée les évènements dans son jugement et ce résumé n’est pas contesté par les parties. Il entame son jugement de 265 paragraphes en résumant les faits et les versions des témoins entendus[5]. Il procède ensuite à l’analyse de la crédibilité des témoins civils et policiers[6].
  2.            Il considère que la plupart des témoins ont rendu des témoignages honnêtes et au meilleur de leur connaissance[7]. Le juge note des divergences entre certains témoignages. Aucune n’est d’une importance significative, à l’exception de celles qui ont trait à la question qui fait l’objet du troisième moyen d’appel portant sur l’évaluation de la preuve entourant le déplacement en taxi.
  3.            Il analyse par la suite les témoignages des témoins experts[8]. Voici les éléments saillants que retient le juge.

B - Les expertises et les infractions

1-     Analyse des données du module de coussin gonflable de l’automobile de l’appelante

  1.            L’agente Landry procède à l’analyse des données du module de coussin gonflable de l’automobile de l’appelante. Elle indique que, selon ces données, l’appelante n’a pas actionné les freins avant la collision, qu’elle a effectué un changement de direction brusque vers la droite 1,5 seconde avant la collision, et que ce changement de direction ne peut être occasionné que par la conductrice : « Elle exclut une crevaison, un bris mécanique, etc., pour ce changement de direction; les paramètres étant tous stables jusqu’à la réaction brusque avant – 1 sec. qui ne peut être qu’une réaction de la conductrice »[9]. Le juge retient « les conclusions de l’expert Landry, car entièrement réconciliables avec la scène et les observations et conclusions du reconstitutionniste ».[10]

2-     Le reconstitutionniste

  1.            M. Lessard, l’expert en reconstitution, indique qu’« il n’y a pas de facteurs extérieurs présents en jeu sinon le comportement du véhicule Nissan Juke dans les instants ayant précédé l’impact. »[11]


  1.            Le juge retient les éléments qui suivent de ce témoignage :

[122] Il adhère aux constatations et conclusions du témoin Landry, lesquelles reflètent la scène constatée. Quant à la version de M. Chicas relatif à sa vitesse, sa position dans sa voie et d’avoir vu une voiture engagée dans sa voie avant l’impact, elle est en tout point compatible avec la scène et le résultat de son expertise. Notons qu’il ignorait au moment de la rédaction du rapport la version de M. Chicas qu’il a connue qu’au procès.

  1.            Le juge mentionne également que selon l’expert, l’état des pneus du véhicule de l’appelante n’a pas été un « facteur contributif à la collision »[12].
  2.            Le juge analyse les hypothèses soulevées par l’appelante durant le contre-interrogatoire de M. Lessard :

[135]  Il a aussi subi un long contre-interrogatoire touchant les freins non fonctionnels arrière du Jeep, qu’un des pneus arrière était mou, du danger de louvoiement pouvant en découler, du flat spot, du pneu brisé du Nissan et les marques sur sa jante, de la possibilité que ce soit le transfer case du Jeep qui ait laissé la marque attribuée à la barre stabilisatrice, les marques non identifiées au sol et différents scénarios pouvant les attribuer, d’autres scénarios impliquant la localisation des pièces d’intérêt sous le véhicule une fois la dimension du Jeep connue et le repositionnement sur la chaussée qui pourrait en découler pouvant aller jusqu’à suggérer que la trace de freinage pourrait résulter du pneu avant droit du Jeep.

[136] Il serait fastidieux de relater dans le détail tous ces sujets. Qu’il suffise de dire que l’expert a de nouveau avec logique fait la preuve que les propositions ne pouvaient être retenues et il a expliqué pourquoi. Quitte à se répéter, le Tribunal n’a pas à croire l’expert du simple fait qu’il n’est pas contredit. Mais force est de constater que les questions ou scénarios mis de l’avant par la défense en contre-interrogatoire ne soulèvent pas de motifs pouvant mener à douter des observations ou des conclusions de l’expert. On aura tenté avec vigueur en défense d’entretenir des scénarios en lien avec la scène et les voitures pour créer un doute quant à la position respective des voitures avant l’impact ou faire admettre à l’expert qu’il soit possible que le Nissan fût dans sa voie ou beaucoup plus qu’il en témoigne. Il en a été de même avec le Jeep, notamment avec la trace de freinage qui aurait pu démontrer que ce soit ce dernier qui a dévié vers le Nissan. Mais le témoin a réfuté ces scénarios ou propositions avec aplomb. Au terme d’un long témoignage, l’expert était tout aussi convaincu de ses conclusions originales et avait expliqué pourquoi. Il n’y a donc aucune raison d’écarter le témoignage de l’expert et de rejeter les conclusions de son rapport quant à la cause de l’accident.

3- La présence de drogues dans le sang de l’appelante

  1.            Une experte chimiste toxicologue a détecté la présence de MDMA dans le sang de l’appelante. Or, le juge ne retient pas cette preuve puisque l’experte ne peut se prononcer sur le moment de la consommation et qu’elle ne peut qu’émettre des généralités sur les effets résultant de la consommation de cette substance et « les effets sont donc possiblement déjà dissipés au moment de la conduite et de l’accident qui suivra »[13].

4-     L’affaiblissement des capacités de conduire de l’appelante

  1.            Au procès, le témoignage de l’experte en toxicologie judiciaire, Mme Huppé, portait sur deux aspects : l’alcoolémie de l’appelante et l’affaiblissement de ses capacités de conduire son véhicule.
  2.            Pour les besoins du pourvoi, l’appelante a abandonné la contestation de son alcoolémie et les parties retiennent que l’alcoolémie est établie au minimum à 135 mg d’alcool par 100 ml de sang au moment de l’accident[14].
  3.            Après avoir constaté que la preuve ne démontrait pas l’existence de signes extériorisés des facultés affaiblies de l’appelante, le juge s’appuie sur l’opinion de Mme Huppé pour conclure à l’affaiblissement des capacités de l’appelante.
  4.            Le juge note le témoignage de l’experte sur « les effets de l’alcool éthylique sur un individu et la conduite d’un véhicule moteur »[15] et il écrit :

[221] Il est utile de reprendre intégralement les passages pertinents au rapport :

L’alcool est un dépresseur du système nerveux central. Il entraîne une diminution graduelle de l’ensemble des fonctions intellectuelles, sensorielles et motrices, et cela à mesure que l’alcoolémie augmente.

Les fonctions intellectuelles sont les premières à être affectées par l’alcool. Ceci a pour effet d’entraîner une diminution progressive des inhibitions, de l’attention, du jugement, de la volonté, de la compréhension et du contrôle de soi. La pensée s’obscurcit. Ainsi, sous l’effet de l’alcool, le conducteur est moins présent à son environnement et voit, par le fait même, diminuer ses aptitudes à conduire de façon sécuritaire un véhicule moteur, ce qui fait augmenter les risques de fausses manœuvres.

Au niveau sensoriel, la vision est certainement celle qui joue le rôle le plus important au niveau de la conduite automobile. À mesure que l’alcoolémie augmente, il y a une diminution progressive de l’acuité visuelle dynamique, de la profondeur de champ et du champ de vision latéral balayé par le conducteur (effet tunnel).

Les fonctions motrices sont également affectées par l’alcoolémie. La présence d’alcool au niveau du cerveau altère la transmission de l’influx nerveux aux muscles, causant ainsi un retard de la réponse musculaire. Cet aspect physiologique se reflète par l’observation de signes comme : une démarche chancelante, un langage escamoté et indistinct, une perte de dextérité manuelle et une perte de précision dans les gestes et mouvements. Ces manifestations vont s’accentuer pour devenir plus évidentes à des concentrations supérieures à 100 mg/100 ml.

Un autre effet de la présence d’alcool au niveau du cerveau est l’augmentation du temps de réaction. Le conducteur intoxiqué mettra plus de temps à réagir aux stimulus et par le fait même prendra plus de temps à percevoir les évènements, à les interpréter et à réagir.

Il est à noter qu’en consommant de l’alcool sur une base régulière, les gens en viennent à développer une tolérance face à cette drogue, ceci se manifestant particulièrement au niveau des fonctions motrices. Ceci fait en sorte que la personne devenue tolérante présentera moins de signes au niveau moteur, voire même aucun, qu’une personne n’ayant point développé cette adaptation physiologique. Cependant à une alcoolémie supérieure à 100 mg/100 ml de sang, le phénomène de tolérance ne peut généralement pas contrer les effets de l’alcool sur la qualité de la conduite automobile.

La conduite automobile est une tâche complexe qui fait en sorte que l’on doit exécuter plusieurs tâches en même temps et pour qu’elle soit sécuritaire, il faut que le conducteur soit capable de bien percevoir les évènements, traiter rapidement l’information obtenue, prendre une décision appropriée entre plusieurs alternatives et appliquer rapidement la décision prise. Toutes ces choses deviennent plus difficiles à exécuter sous l’effet de l’alcool, car l’alcool diminue la netteté de la perception, la vitesse du traitement de l’information, l’aptitude à prendre une décision appropriée entre plusieurs alternatives et à appliquer cette décision dans les plus brefs délais.

L’alcool diminue également la capacité du conducteur à partager son attention entre la conduite de son véhicule et le suivi de son environnement. Puisque le contrôle du véhicule demande une attention de tout instant, c’est la capacité à suivre l’environnement qui souffre le plus de l’affaiblissement des capacités. De ce fait, les risques de fausses manœuvres sont augmentés lorsque le conducteur est confronté à une urgence d’agir.

De façon globale, l’alcool diminue l’habileté à partager l’attention, à suivre les cibles avec les yeux, à recueillir et traiter l’information, à prendre les bonnes décisions quant aux manœuvres à effectuer, à y répondre rapidement et finalement à maintenir des vitesses sécuritaires. Même à un taux modéré d’intoxication, un individu n’est pas capable de réagir à une situation d’urgence avec son efficacité normale.

  1.            De l’avis de l’appelante, cette expertise ne formulait que des constatations générales qui ne pouvaient être reliées à l’affaiblissement de ses propres capacités le soir de l’accident. À ce sujet, le juge cite le paragraphe 24 de l’arrêt Brais[16] sur lequel se fondait l’argument de l’appelante :

[24] Cependant, la présence d’alcool dans le sang de l’appelant et une preuve de comportements reliés à un affaiblissement des capacités de conduire, par opposition à un affaiblissement des capacités générales, peuvent mener à la conclusion que cet affaiblissement est causé par l’alcool. Cette conclusion est une question de fait qui commande la déférence.

[Les soulignements sont dans l’original et les renvoi sont omis]

  1.            Le juge continue son analyse en ces termes :

[224] Poursuivons maintenant avec le témoignage de l’expert. Cette attention divisée est en jeu entre des taux de 90 mg à 250 mg.

[225] Elle témoigne, en lien avec la théorie de la poursuite voulant que l’accusée ait dévié de sa voie, qu’une des tâches incombant à un conducteur est de se maintenir dans sa voie et que de la quitter est compatible avec l’effet de l’alcool.

[226] Quant à la conduite « normale » observée par les caméras de surveillance, elle répond qu’il se peut que toute l’attention de la conductrice fût alors dirigée sur cette tâche.


[227] Questionnée sur les observations du chauffeur de taxi, elle répond qu’en somme, ce n’est pas l’absence de signe visible d’intoxication qui peut faire foi de tout et qui élimine l’affaiblissement des capacités, c’est le fait d’être en état d’ébriété au sens clinique qui affaiblit la capacité et augmente le risque d’accident.

[228] Il faut donc conclure tout d’abord, de l’avis du Tribunal, que l’absence de signe visible ou perceptible d’intoxication ou de comportement assimilable aux yeux du profane « qu’une personne a bu » ne fait donc pas le poids pour déterminer à lui seul si les capacités de l’accusée à conduire un véhicule moteur étaient affaiblies par l’effet de l’alcool.

[229] Le Tribunal croit utile d’ouvrir une parenthèse. Bien que l’accusée ait été vue avec un verre à la main, notamment un de ceux utilisés pour la tournée des « shooter » à Baie des Brises, personne ne peut établir ce qui était réellement dans ce ou ces verres ni quelle quantité elle aura ingurgitée durant la journée. Nous sommes donc confrontés à une preuve circonstancielle à ce sujet.

[Le soulignement est ajouté]

  1.            Après avoir énoncé les enseignements de l’arrêt Villaroman, le juge formule son analyse et sa conclusion sur l’affaiblissement des capacités de l’appelante. Il convient d’en reproduire l’entièreté :

[232] De l’avis de tous entendus pour cette partie de la trame factuelle, l’atmosphère était festive aux Régates et ensuite à Baie des Brises et de l’alcool circulait et se consommait. L’accusée a de plus été vu un verre à la main. On infère la même chose des photos et des vidéos de la journée extraits du cellulaire ou postés sur les réseaux sociaux mis en preuve.

[233] Il s’y ajoute, au regard de l’ensemble de la preuve disponible, que de l’éthanol sera détecté à l’hôpital à l’analyse du sang et cette présence d’alcool sera confirmée ensuite par les analyses subséquentes du sang de l’accusée au LSJML.

[234] Bien que la défense ne plaide pas ainsi, établissons qu’entretenir un scénario voulant que l’accusée n’ait pas consommé d’alcool ne peut être retenu. Évidemment, personne ne surveillait la consommation d’alcool des autres au verre près. Mais témoigner ne pas savoir ce que l’accusée avait dans son verre n’est certes pas la preuve qu’elle n’a pas consommé d’alcool.

[235] On doit aussi écarter les scénarios de bolus drinking (absorption rapide de plusieurs consommations avant de prendre le volant) ou de consommation postérieure à l’accident. La preuve n'appuie nullement ces scénarios. L’expertise de Mme Huppé les écartait aussi, avec raison.

[236] La seule conclusion logique de l’ensemble de la preuve, tenant compte de l’expérience humaine et du bon sens ne peut être que la suivante : l’accusée a consommé de l’alcool dans la journée.

[237] Déterminer ensuite combien de consommations ont été prises, en quelles quantités et quel type d’alcool a été bu, n’est pas nécessaire. L’expertise déposée par le témoin Huppé peut y répondre d’une autre façon : l’accusée en aura pris suffisamment pour atteindre les résultats mis en preuve.

[238] Ce qui précède occulte évidemment l’état du droit qui prévalait quant à ce qui pouvait être considéré comme preuve contraire au moment de l’infraction. Chose certaine rien de ce qui précède soulève un doute sur les résultats d’alcoolémie subséquents obtenus.

[239] On peut aussi revisiter maintenant si le taxi devait amener l’accusée au restaurant ou à sa voiture. Le Tribunal a retenu le premier scénario. Mais même en acceptant le second aux fins de discussions en retenant que seul le nombre de passagers est en jeu, il ne change en rien la consommation d’alcool de l’accusée et le résultat des taux. Déterminer quand il aura été discuté d’aller souper au restaurant et pourquoi et comment l’accusée s’est rendue à sa voiture ne font pas partie des éléments essentiels de l’infraction, indépendamment de la version factuelle retenue par le Tribunal.

[240] Il reste donc les conclusions de l’expert sur l’alcoolémie supérieure à la limite légale et ses effets généraux sur les conducteurs : il y a affaiblissement, même avec un individu ayant développé une tolérance.

[241] Pour revenir maintenant à l’arrêt Brais, on doit ajouter aux effets généraux la conduite comme telle de l’accusée qui aura été incapable de négocier correctement une courbe qui s’est présentée sur son chemin. Toujours en référence à Villaroman le Tribunal ne peut envisager des scénarios d’explications dites innocentes pour expliquer le débordement de voie comme un animal ayant surgi du fossé ou toutes autres hypothèses de ce genre. On ne ferait que spéculer. Il reste par contre la consommation d’alcool. En somme, le débordement de voie de la voiture de l’accusée a fait la preuve que sa capacité de conduire ne pouvait qu’être affaiblie par l’effet de l’alcool qui résultait d’une consommation volontaire. Le tout fait aussi la preuve que les effets généraux reliés à la consommation d’alcool a maintenant une connection to the respondent comme l’écrivait la juge Charron [dans l’arrêt Latour].

[242] On doit donc exclure l’argument de la défense voulant que n’ayant jamais constaté le comportement spécifique de l’accusée dans le passé aux taux mis en preuve, l’expert ne pouvait conclure à ce sujet. Cette proposition de la défense ne peut plus créer un doute.

[243] Le Tribunal en vient donc à la conclusion que la preuve d’affaiblissement par l’effet de l’alcool a été prouvée hors de tout doute raisonnable.

[Les soulignements sont ajoutés]

  1.            Un autre passage du jugement permet de bien cerner le raisonnement du juge. Dans celui-ci, le juge fait le lien entre le témoignage de l’experte au sujet de la littérature scientifique concernant les effets de l’alcool en général, l’alcoolémie de l’appelante, et la conclusion de l’experte au sujet de l’affaiblissement de la capacité de l’appelante de conduire son véhicule lors de l’accident :

[190] L’état d’ébriété est reconnu en littérature pour des taux variant de 90 mg à 250 mg et celui d’ivresse entre 180 mg à 300 mg. Même si elle ne connaît pas le comportement comme tel de l’accusée après avoir consommé, ne l’ayant jamais observée avec des taux, elle réfère aux études et la littérature pour affirmer qu’il ne peut qu’y avoir affaiblissement des capacités aux taux observés. Quant au risque d’accident, il n’est pas assuré, mais accru plus le taux augmente. Ainsi, des conducteurs avec des taux élevés peuvent se rendre à destination sans accident. Courte distance, parcours facile et connu, etc. peuvent être des facteurs en jeu. Mais ils ne font pas pour autant la démonstration ou la preuve d’absence d’affaiblissement dans la capacité de conduire.

[191] Questionnée sur le comportement du véhicule de l’accusée dans la courbe, soit qu’elle déviait de sa voie en empiétant sur la voie en sens inverse, elle décrit cette conduite comme compatible avec l’effet de l’alcool, l’attention divisée d’un conducteur étant affaiblie.

[Le soulignement est ajouté]

  1.            La phrase que j’ai soulignée renvoie au témoignage de l’experte qui énonce ce qui suit au sujet de l’affaiblissement des capacités de l’appelante lors de l’accident : « basé sur les taux rencontrés dans ce dossier-là, il est clair, basé sur la connaissance scientifique, que les capacités requises pour la conduite d’un véhicule étaient affaiblies chez Madame lors de cette soirée ».
  2.            Voilà l’essence des déterminations du juge au sujet des facultés affaiblies de l’appelante lors de l’accident.

5- La conduite dangereuse

  1.            Concernant la conduite dangereuse causant la mort et des lésions corporelles, le juge conclut que cette infraction est aussi prouvée hors de tout doute raisonnable :

[251] L’accusée a consommé de l’alcool. La preuve retenue et non contredite de Mainville indique que Théorêt tente de la dissuader de conduire son véhicule pour ce motif. Une solution alternative est convenue : elle prendra un taxi pour se rendre au restaurant. La seule inférence est qu’une fois partie en taxi, elle modifie la destination, se fait amener à son véhicule et en prend le volant.

[252] De plus, l’état d’esprit véritable de l’accusée démontre qu’elle ne pouvait qu’être consciente qu’une personne raisonnable, placée dans la même situation, aurait été consciente du risque créé par son comportement : les gens raisonnables autour d’elle ont tenté de la dissuader de prendre le volant. Même sans cette mise en garde, elle ne pouvait qu’être consciente du risque. On ne peut certes conclure à une norme de diligence que respecterait une personne raisonnable dans la même situation ou conclure à une simple imprudence.

[253] Pour la suite, nonobstant l’accident survenu, la preuve démontre que dans une courbe prononcée, déjà annoncée par des panneaux de signalisation tels que photographiés au rapport du reconstitutionniste, où il est impossible de voir si un véhicule vient en sens inverse une fois engagé dans la courbe et où seules deux voies existent, sa conduite fait en sorte qu’elle dévie de sa voie et qu’elle s’engage de plus en plus dans la voie opposée. Cette façon de conduire est dangereuse en soi et constitue un écart marqué par rapport à la personne raisonnable qui s’engage dans cette courbe, tout en étant objectivement dangereuse pour le public dans les circonstances. Ajoutons que la courbe n’est ni un piège ni la cause de l’accident ni coupable de l’accident. Elle demeure une des circonstances auxquelles un conducteur doit faire face sur son parcours, rien de plus.

[254] On ne peut non plus interpréter sa réaction de donner un coup de roue vers sa droite à la dernière seconde comme quelqu’un d’alerte, qui perçoit le danger, qui doit réagir et qui le fait comme le plaide la défense. Ça démontre plutôt qu’elle déviait de sa voie, que cette conduite était dangereuse et qu’elle ne voit le danger qui en découle qu’à la dernière seconde quand elle doit croiser le Jeep. De l’avis du Tribunal, le sens commun dicte déjà que le danger pour l’accusée ne peut se traduire par l’apparition d’un véhicule venant en sens inverse, qui circule dans sa voie et à une vitesse normale si elle a le même comportement. Ce n’était pas le cas. Elle empiétait dans l’autre voie. Elle était le danger. Comme l’énonce la Cour suprême, …Une personne raisonnable dans la même situation que l’accusé aurait été consciente du risque créé par la façon de conduire en cause, et elle ne se serait pas livrée à l’activité : Beatty, par 37 (Roy, paragr. 40).

[…]

[256] C’est ici que le lien causal entre en jeu. La conduite dangereuse a-t-elle contribué de façon appréciable à la conséquence? La preuve le démontre. L’analyse ne peut qu’être brève et la réponse ne peut qu’être oui.

[Les italiques se trouvent dans l’original]

6-     Alcoolémie supérieure à la limite légale

  1.            Quant à l’accusation de conduite d’une automobile alors que l’alcoolémie de l’appelante est supérieure à la limite légale, le juge applique les enseignements de l’arrêt Leblanc[17].
  2.            Il constate que « la preuve révèle que l’accusée a choisi volontairement de s’intoxiquer, qu’il en a résulté une conduite tant avec capacités affaiblies par l’alcool qu’à un taux d’alcoolémie dépassant 80 mg/100 ml de sang. La conduite de l’accusée a aussi causé l’accident qui a occasionné des blessures à deux personnes et la mort à une troisième »[18].

7-     Le lien de causalité

  1.            Finalement, sur la question du lien de causalité, le juge s’instruit correctement en droit[19], mais son analyse est brève. Il ressort de son raisonnement que la preuve du lien de causalité lui paraît évidente[20].

IV – Moyens d’appel

  1.            L’appelante formule les questions suivantes :

-           Le jugement de culpabilité sur l’ensemble des chefs d’accusation est-il déraisonnable étant donné que la preuve circonstancielle ne pouvait appuyer comme seule conclusion logique la culpabilité hors de tout doute raisonnable de l’appelante, et ce, sur l’ensemble des éléments essentiels des infractions?

-           Le juge de première instance a-t-il erré en droit dans le cadre de son cheminement intellectuel quant à l’application du doute raisonnable et du fardeau de preuve?

-           Le juge de première instance a-t-il commis une erreur déraisonnable dans le cadre de son interprétation et de son appréciation de la preuve, et sans restreindre la généralité de ce qui précède, en concluant à l’état d’esprit coupable de l’appelante par une appréciation erronée de la preuve testimoniale, par ailleurs contradictoire, et en concluant notamment que « des gens raisonnables autour d’elle ont tenté de la dissuader de prendre le volant »?

V – Analyse

A - Avant-propos

  1.            Avant d’analyser les moyens d’appel présentés par l’appelante et compte tenu de la manière dont elle approche le pourvoi, soit la recherche de la cause de l’accident, deux commentaires s’avèrent nécessaires.
  2.            D’une part, il est opportun de rappeler que la tâche du juge du procès ou du jury n’est pas « de reconstituer [tous] les faits » d’une affaire, mais de « décider si le ministère public a prouvé hors de tout doute raisonnable chaque élément de l’infraction »[21].
  3.            À cet égard, il importe de souligner dès maintenant quant au lien de causalité que le juge n’avait pas à rechercher la cause de l’accident, mais bien à déterminer si la conduite de l’appelante a contribué de façon appréciable aux conséquences[22]. Je reviens sur cette question plus loin.
  4.            Cela dit, il est évident que la part d’inconnu entourant les circonstances de la commission d’une infraction criminelle peut être telle que l’absence de preuve soulèvera un doute raisonnable.
  5.            Dans l’ouvrage Modern Criminal Evidence[23], la juge Pomerance (maintenant juge à la Cour d’appel de l’Ontario) expose avec clarté le lien entre le rôle des juges d’établir les faits selon les exigences de l’acte d’accusation et l’absence de preuve :

Finally, it is important to observe that sometimes the court does not accept any account or can only parse pieces of the narrative. Judges must be comfortable with not being able to get at the truth. Gaps in the narrative might signal that the Crown has failed to meet its burden. It has been observed that human beings have a natural inclination to look for cohesion. There is a corresponding risk that fact-finders will look for a single true story while selectively disregarding evidence that contradicts that narrative. Judges have to resist the temptation to fill in gaps to achieve coherence. It is not our job to decide what happened. It is our job to decide if the Crown has proved the case beyond a reasonable doubt. The dissonance of an incomplete or uncertain picture may be the cognitive equivalent of a reasonable doubt.

[Les soulignements sont ajoutés]

  1.            En somme, un verdict de culpabilité ne peut être prononcé que si toute autre conclusion raisonnable que la culpabilité de l’accusé est exclue. Cela dit, toute autre inférence imaginable ou possible n’a cependant pas à être écartée[24].
  2.            D’autre part, il vaut de dire que le droit qui encadre les infractions relatives à l’alcool au volant a déjà été décrit comme « technical, cumbersome and outdated »[25].
  3.            Cette affirmation n’est guère surprenante, particulièrement lorsque, dans une affaire comme celle-ci, un chef d’accusation de conduite dangereuse se greffe à des accusations d’infractions d’alcool au volant classiques, dont le cadre d’analyse a fait l’objet d’une mise à jour dans l’arrêt Beatty[26], elle-même suivie de précisions dans les arrêts Roy[27] et Chung[28].
  4.            Par ailleurs, la question de l’application du lien de causalité se révèle récurrente dans ce domaine[29] et constitue ce qui me semble être le cœur du pourvoi de l’appelante.
  5.            Il ne faut pas s’étonner des nuances de gris qui s’invitent dans la résolution de ce genre d’accusations. La longueur du jugement d’instance en témoigne et le démontre.
  6.            Si je sens le besoin de formuler ces observations, c’est tout d’abord pour indiquer que malgré la qualité de l’analyse proposée par l’appelante, sa démonstration s’avère néanmoins infructueuse à l’aune de la norme d’intervention applicable.
  7.            Je tiens également à faire ressortir le travail remarquable du juge du procès dans un domaine du droit pavé d’embûches.

B - Les verdicts sont-ils déraisonnables?

  1.            Il existe un certain chevauchement entre les différents arguments présentés par l’appelante à l’égard de ses deux premiers moyens d’appel, mais ils se rattachent tous à la question du verdict déraisonnable. J’en traiterai donc de manière conjointe.
  2.            L’appelante cible trois éléments : 1) la conclusion du juge quant à l’affaiblissement de sa capacité de conduire un véhicule; 2) la mens rea de l’infraction de conduite dangereuse; et 3) la preuve du lien de causalité.
  3.            Selon l’appelante, à la lumière du critère de l’arrêt Villaroman, la preuve circonstancielle présentée par le poursuivant n’excluait pas toute autre conclusion raisonnable du point de vue des trois éléments qui précèdent.

1-     La norme de contrôle applicable

  1.            Quelques mots sur la norme de contrôle, même si celle-ci est bien connue[30].
  2.            L’appelante nous renvoie avec raison à l’arrêt Domond de la Cour[31]. Dans cet arrêt, la Cour explique ce qui suit :

[13] Lorsque les accusations sont fondées sur une preuve de nature circonstancielle, des considérations particulières s’appliquent. La Cour en fait état dans l’arrêt Dubourg en reformulant les principes bien établis de l’arrêt Villaroman :

[19] Lorsque les accusations sont fondées, en tout ou pour un élément essentiel, uniquement sur de la preuve circonstancielle, des considérations particulières s’appliquent. La Cour suprême dans Villaroman a établi qu’une preuve circonstancielle hors de tout doute raisonnable est faite lorsque la seule inférence raisonnable qu’elle peut soutenir est celle de la culpabilité de l’accusé. Si ce n’est pas le cas et qu’une inférence raisonnable est compatible avec son innocence, il subsiste forcément un doute raisonnable et il doit être acquitté. Les inférences compatibles avec l’innocence n’ont pas à être fondées sur la preuve ou sur des faits prouvés, puisque le doute raisonnable peut découler de l’absence de preuve.

[20] En combinant ces deux ensembles de principes, on conclut que, pour déterminer si un verdict fondé sur de la preuve strictement circonstancielle est raisonnable, il faut se demander si une appréciation raisonnable de toute la preuve peut mener à la conclusion que la seule inférence raisonnable mène à la culpabilité de l’accusé. En résumé, les conclusions tirées de la preuve par le juge des faits et la conclusion que la seule inférence raisonnable est celle de la culpabilité sont-elles raisonnables?

[14] Dans Villaroman, le juge Cromwell distingue l’inférence « raisonnable » de la conjecture :

Je conviens avec l’appelant qu’il peut être nécessaire pour le ministère public de réfuter ces possibilités raisonnables, mais il n’a certainement pas à « réfuter toutes les hypothèses, si irrationnelles et fantaisistes qu’elles soient, qui pourraient être compatibles avec l’innocence de l’accusé » : R. c. Bagshaw, [1972] R.C.S. 2, p. 8. Une « autre thèse plausible » ou une « autre possibilité raisonnable » doit être basée sur l’application de la logique et de l’expérience à la preuve ou à l’absence de preuve, et non sur des conjectures.

Il va de soi que la ligne de démarcation entre une « thèse plausible » et une « conjecture » n’est pas toujours facile à tracer. Cependant, la question fondamentale qui se pose est celle de savoir si la preuve circonstancielle, considérée logiquement et à la lumière de l’expérience humaine et du bon sens, peut étayer une autre inférence que la culpabilité de l’accusé.

[15] Dans tous les cas, « il appartient fondamentalement au juge des faits de tracer dans chaque cas la ligne de démarcation entre le doute raisonnable et les conjectures ». L’appréciation du juge des faits ne peut être écartée que si elle est déraisonnable.

[Les soulignements sont ajoutés et les renvois omis]

  1.            Le critère de la « seule inférence raisonnable » ne signifie pas, bien entendu, que la culpabilité doit être la seule inférence possible ou imaginable, mais bien la seule raisonnable[32].
  2.            Outre ces passages, il convient de reproduire les observations de la Cour dans les paragraphes qui concluent l’arrêt Domond[33]. Celles-ci s’avèrent particulièrement pertinentes en l’espèce :

[38] Même si la possibilité d’un verdict déraisonnable soulève une question de droit, la qualification d’une telle erreur est intimement tributaire de l’évaluation de l’ensemble des éléments de preuve par le juge de faits, à tel point que cette question de droit se chevauche presque toujours avec ce qui doit être qualifié autrement comme des questions de fait. C’est le cas en l’espèce.

[39] Ceci explique pourquoi la possibilité d’intervention en appel est très limitée. Si le juge du procès ne commet aucune erreur - ou autrement dit, s’il applique les bons principes de droit aux faits - une cour d’appel ne peut intervenir que si sa conclusion n’est pas justifiée en regard de la preuve présentée au procès. Ce sera le cas lorsque le verdict repose sur une absence de preuve ou, en matière de preuve circonstancielle, si le verdict repose sur la conjecture, la spéculation ou des motifs déficients qui rendent le cheminement du raisonnement indiscernable.

[40] Cette politique d’intervention restreinte emporte une conséquence importante : si le juge suit les principes applicables, et si ses conclusions ne sont pas manifestement infondées, une cour d’appel ne peut intervenir que si le verdict est autrement nettement déraisonnable. Elle ne peut conclure qu’un verdict est déraisonnable simplement parce qu’elle en serait arrivée à une conclusion différente après une évaluation adéquate de l’ensemble des éléments de preuve. C’est la raison pour laquelle les cours d’appel insistent fréquemment sur le rôle limité qui leur revient et sur la grande déférence qu’elles doivent au juge du procès. Toutefois, et c’est toujours le cas, le devoir de déférence qui s’impose à une cour d’appel implique forcément la possibilité que le juge des faits se soit trompé dans ses conclusions sans que l’appel soit accueilli.

  1.            Comme on le voit, il appartient « fondamentalement au juge des faits de décider si une façon différente de considérer l’affaire qui est proposée est suffisamment raisonnable pour soulever un doute dans son esprit »[34] et « de tracer dans chaque cas la ligne de démarcation entre le doute raisonnable et les conjectures »[35].
  2.            Le rôle d’une cour d’appel n’est donc pas de se substituer au juge du procès, mais de vérifier si sa détermination est elle-même raisonnable, même si un autre juge aurait pu tirer une conclusion différente[36]. Autrement dit, une cour d'appel ne peut intervenir que si la conclusion du juge du procès selon laquelle la preuve circonstancielle excluait toute autre conclusion raisonnable est elle-même déraisonnable[37]. La conclusion du juge du procès à cet égard appelle évidemment la déférence[38].
  3.            En examinant les arguments soulevés par l’appelante, j’arrive à la conclusion que la norme d’intervention est un obstacle insurmontable pour elle. La détermination du juge, selon qui la preuve circonstancielle excluait toute autre conclusion que la conclusion de la culpabilité de l’appelante, n’est pas elle-même déraisonnable.
  4.            Voyons ce qu’il en est.

2- Les facultés de l’appelante étaient-elles affaiblies par l’alcool?

  1.            Selon l’appelante, le juge a erré dans son interprétation de la preuve présentée en lien avec les principes établis dans l’arrêt Brais. Le juge aurait fait erreur en considérant la conduite dans les secondes avant l’accident et ce, afin de conclure que ses facultés étaient affaiblies par l’alcool. De l’avis de l’appelante, le juge devait déterminer si elle avait les facultés affaiblies afin de déterminer si c’était bel et bien cet état qui avait engendré la conduite spécifique qui lui était reprochée, et donc l’accident.
  2.            Elle considère que le raisonnement du juge est circulaire et erroné puisque, outre le témoignage de la toxicologue Huppé, la seule preuve de la déviation dans la voie de circulation opposée dans les secondes précédant l’accident ne pouvait servir d’assise à la preuve hors de tout doute raisonnable de l’affaiblissement de sa capacité de conduire.
  3.            De plus, le juge aurait dénaturé la preuve présentée afin d’inférer que l’appelante avait les facultés affaiblies par l’alcool en s’appuyant sur le fait que la raison expliquant la nécessité d’appeler un taxi était l’intoxication de l’appelante.

***

  1.            Il convient de préciser que la preuve de l’affaiblissement des facultés de conduire est : essentielle pour les chefs d’accusation de conduite avec les facultés affaiblies par l’alcool ayant causé la mort et des lésions corporelles; pertinente pour les chefs d’accusations de conduite dangereuse ayant causé la mort et des lésions corporelles; sans pertinence pour les chefs d’accusation d’avoir eu une alcoolémie supérieure à la limite légale et d’avoir causé un accident qui a occasionné la mort ou des lésions corporelles.
  2.            En effet, l’infraction de conduite avec facultés affaiblies causant des lésions corporelles ou la mort (par. 255(2) et (3) C.cr.) (chefs 4 à 6) exige la démonstration d’un lien de causalité entre les facultés affaiblies et les lésions corporelles causées ou la mort d’une personne[39].
  3.            Pour l’infraction de conduite dangereuse ayant causé la mort ou des lésions corporelles (par. 249(3) et (4) C.cr.) (chefs 1 à 3), la preuve de l’intoxication du conducteur (que ce soit sous la forme d’une preuve de l’affaiblissement des facultés par l’alcool ou d’une alcoolémie supérieure à la limite légale) est un facteur pertinent pour évaluer le caractère dangereux de la conduite et l’état d’esprit qui l’accompagne[40].
  4.            Finalement, pour l’infraction d’avoir eu une alcoolémie supérieure à la limite légale et d’avoir causé un accident occasionnant la mort ou des lésions corporelles (par. 255(2.1) et (3.1) C.cr.) (chefs 7 à 9), la preuve que les facultés du conducteur étaient affaiblies par l’alcool n’est pas nécessaire[41].
  5.            En effet, à l’égard de ces derniers chefs d’accusation, le poursuivant n’a pas à établir un lien de causalité entre l’alcoolémie supérieure à la limite légale et l’accident qui a occasionné la mort ou des lésions corporelles.
  6.            Le double lien de causalité qui doit être établi par le poursuivant ne vise que le fait que le conducteur, qui avait une alcoolémie supérieure à la limite légale, a causé un accident et que l’accident a occasionné la mort ou des lésions corporelles[42].
  7.            Quant à la conduite elle-même, la preuve d’un écart marqué avec le comportement d’un conducteur raisonnable n’est pas nécessaire[43].
  8.            Cela dit, « le conducteur doit nécessairement être la cause effective de l’accident »[44], ce qui exclut « les cas où l’on ne peut rattacher une conduite fautive du conducteur à l’accident »[45]. Une personne ne peut être condamnée « simplement parce que, tandis qu’elle conduisait avec une alcoolémie supérieure à la limite permise, elle a été impliquée dans un accident qui ne lui est par ailleurs aucunement imputable »[46]. Le conducteur « doit avoir contribué de façon appréciable à l’accident, tenant pour acquis qu’il n’est pas nécessaire que la conduite de celui-ci soit la cause unique de l’accident »[47].
  9.            Comme on le verra plus loin, à l’égard des chefs lui reprochant d’avoir eu une alcoolémie supérieure à la limite légale et d’avoir causé un accident occasionnant la mort ou des lésions corporelles, l’appelante fait valoir que sa conduite n’a pas contribué de façon appréciable à l’accident, car la preuve n’établit pas hors de tout doute raisonnable que la cause de la déviation de trajectoire de son véhicule ne résulte pas de défectuosités mécaniques.

***

  1.            Selon l’appelante, le juge aurait erré en utilisant sa conduite quelques secondes avant l’accident pour faire la preuve de ses facultés affaiblies et aurait mal appliqué les principes de l’arrêt Brais[48]. Je reproduis les passages de cet arrêt qui sont utiles pour comprendre l’argument de l’appelante :

[22] Dans le contexte d’une preuve contraire fondée sur l’absence des symptômes théoriquement observables à différents taux d’alcoolémie, la juge Charron, dans l’arrêt Latour, écrivait ceci : « [t]his opinion evidence, as presented, without any connection to the respondent, is merely speculative and of no evidentiary value ». Ce passage a été cité avec approbation par la Cour suprême.

[23] On peut cependant retenir de cette expertise que la consommation d’alcool a toujours un effet négatif sur les capacités d’une même personne et que ces effets ont tendance à augmenter avec la quantité d’alcool consommé. Encore une fois, sans preuve additionnelle, il est douteux que cela suffise à prouver l’affaiblissement des capacités de conduire.

[24] Cependant, la présence d’alcool dans le sang de l’appelant et une preuve de comportements reliés à un affaiblissement des capacités de conduire, par opposition à un affaiblissement des capacités générales, peuvent mener à la conclusion que cet affaiblissement est causé par l’alcool. Cette conclusion est une question de fait qui commande la déférence.

[…]

[29] Sur le lien de causalité, l’appelant fait une lecture très restrictive de l’arrêt Laprise. Il est vrai que l’affaiblissement de la capacité de conduire du conducteur et le nécessaire lien de causalité sont des éléments différents de l’infraction. La preuve du premier élément n’entraîne pas obligatoirement la preuve du second. Dans une affaire où la preuve ne démontre qu’une intoxication et un résultat qui est un accident, la preuve du lien est insuffisante sans une autre preuve pertinente. Mais comme la Cour l’indique dans l’arrêt Laprise, une conduite inhabituelle peut contribuer à établir ce lien. Contrairement à l’affirmation de l’appelant voulant que la preuve ne laisse pas voir une conduite inappropriée, l’ensemble des circonstances démontre le contraire.

[Les soulignements et italiques sont dans l’original et les renvois sont omis]

  1.            L’arrêt Brais définit donc bien la question qui se pose, soit celle de savoir si « la présence d’alcool dans le sang de l’appelant et une preuve de comportements reliés à un affaiblissement des capacités de conduire, par opposition à un affaiblissement des capacités générales, peuvent mener à la conclusion que cet affaiblissement est causé par l’alcool »[49].
  2.            Qu’en est-il dans la présente affaire?
  3.            Tout d’abord, un rappel fondamental : l’exigence quant à la preuve des facultés affaiblies est peu élevée. Il incombe au poursuivant d’établir hors de tout doute raisonnable un degré quelconque d'affaiblissement pouvant aller de léger à élevé[50]. Le juge du procès est bien conscient de cette norme[51].
  4.            Dans l’arrêt Belle-Isle[52], le juge Rochette énonce ainsi le cadre d’analyse applicable à l’évaluation de l’affaiblissement de la capacité de conduire un véhicule :

[93] La plupart du temps, cet affaiblissement sera démontré par une preuve circonstancielle « comprenant un certain nombre de manifestations physiques distinctes touchant l'apparence de l'individu, sa façon de parler et de marcher, soit des manifestations anormales qui, à défaut d'explication ou de justification, permettent l'inférence certaine d'un affaiblissement de la capacité de conduire par l'alcool ou une drogue ». Il n’y a pas une liste à cocher des symptômes permettant de conclure à un affaiblissement de la capacité de conduire ni de comportement ou facteur déterminant pour établir cette condition. Les symptômes doivent être analysés dans leur ensemble.

[Le soulignement est ajouté et les renvois omis]

  1.            Je remarque dans le passage qui précède qu’en l’absence d’explications ou de justifications, certaines manifestations anormales permettent d’inférer l’affaiblissement de la capacité de conduire par l’alcool, ou, pour reprendre la terminologie de l’arrêt Brais, la preuve de comportements reliés à un affaiblissement de la capacité de conduire.
  2.            Dans le présent dossier, outre la preuve que l’appelante avait une alcoolémie d’au moins 135 mg/100 ml de sang au moment de l’accident, il s’avère difficile de négliger qu’elle conduit son véhicule dans la voie opposée et qu’elle donne un coup de volant brusque 1,5 seconde avant la collision.
  3.            D’ailleurs, le fait pour l’appelante de ne pas avoir maintenu son véhicule dans sa voie constitue l’actus reus de l’infraction de conduite dangereuse[53]. Ce comportement demeure inexpliqué, car l’appelante n’a pas témoigné[54].
  4.            Ainsi, l’alcoolémie assez importante de l’appelante, la preuve d’expert sur les effets généraux de l’alcool sur la capacité de conduire, le rattachement particularisé par l’experte de ces effets à l’appelante (voir les paragraphes 33-34 de mes motifs) et la démonstration d’une conduite dangereuse suivie d’un coup de volant (lequel n’était pas imputable à une défectuosité mécanique) moins de deux secondes avant l’accident sont autant d’éléments qui permettaient au juge d’inférer que les facultés de l’appelante étaient affaiblies par l’alcool selon le critère relativement modeste établi dans l’arrêt Stellato[55].
  5.            D’ailleurs, comme mentionné plus haut, selon l’experte, « ce n'est pas l’absence de signe visible d’intoxication qui peut faire foi de tout et qui élimine l’affaiblissement des capacités, c’est le fait d’être en état d’ébriété au sens clinique qui affaiblit la capacité et augmente le risque d’accident »[56].
  6.            À la lumière des principes résumés auparavant, il n’y a aucune raison de modifier la conclusion du juge au sujet de l’affaiblissement par l’alcool de la capacité de conduire de l’appelante.

3- La mens rea de la conduite dangereuse

  1.            L’appelante soutient que puisque sa vitesse se situait dans les limites de vitesse autorisées, que sa conduite observée par vidéo peu de temps avant l’accident était normale et que la preuve ne pouvait exclure un bris mécanique affectant son véhicule, le juge ne pouvait être convaincu hors de tout doute raisonnable qu’elle avait eu une conduite qui s’écarte de façon marquée de la norme de diligence raisonnable.
  2.            L’appelante ajoute qu’il n’a pas été établi qu’elle avait les facultés affaiblies par l’alcool, un argument que je viens de rejeter (voir les paragraphes 64 à 86 de mes motifs).
  3.            Elle soutient également que le juge a accordé une importance trop grande au fait qu’elle avait consommé de l’alcool et qu’elle avait décidé de prendre le volant même si ses amis avaient tenté de l’en dissuader.
  4.            Tout d’abord, le fait pour l’appelante de circuler dans la voie opposée était une conduite objectivement dangereuse[57], ce qui démontrait l’actus reus de l’infraction de conduite dangereuse.
  5.            Cela dit, l’appelante a-t-elle raison de prétendre que le juge a accordé une importance indue à sa décision de consommer de l’alcool dans l’analyse de la mens rea objective de la conduite dangereuse?
  6.            Comme la juge Charron l’observe dans l’arrêt Beatty, « [l]a mens rea objective repose sur le principe selon lequel une personne raisonnable, dans une situation semblable à celle de l’accusé, aurait été consciente des risques inhérents à son comportement »[58].
  7.            Ainsi, on « détermine la présence d’une mens rea objective en appréciant le comportement dangereux par rapport à la norme que respecterait une personne raisonnablement prudente. Si le comportement dangereux constitue un “écart marqué” par rapport à cette norme, l’infraction sera établie »[59].
  8.            L’arrêt Roy[60] apporte certaines précisions au sujet de la preuve de l’écart marqué comme élément de faute et du fait que la mens rea objective de l’infraction de conduite dangereuse puisse être inférée d’une conduite qui constitue un écart marqué par rapport à la norme de la personne raisonnable :

[40] De façon générale, l’existence de la mens rea objective requise peut s’inférer du fait que l’accusé a conduit d’une façon qui constituait un écart marqué par rapport à la norme. Toutefois, même si la façon de conduire constitue un écart marqué par rapport à une façon de conduire normale, le juge des faits doit examiner toutes les circonstances pour déterminer s’il convient de conclure, de la façon de conduire, à la présence d’un tel comportement de l’accusé. La preuve peut soulever un doute sur la question de savoir s’il convient, dans un cas en particulier, d’inférer de la façon de conduire un écart marqué par rapport à la norme de diligence. La prémisse sous-jacente permettant de conclure à une faute en raison d’une façon de conduire objectivement dangereuse constituant un écart marqué par rapport à la norme est qu’une personne raisonnable dans la même situation que l’accusé aurait été consciente du risque créé par la façon de conduire en cause, et elle ne se serait pas livrée à l’activité : Beatty, par. 37.

[41] En d’autres termes, il faut se demander si la façon de conduire qui constitue un écart marqué par rapport à la norme compte tenu de toutes les circonstances permet de conclure que la façon de conduire résultait d’un écart marqué par rapport à la norme de diligence qu’aurait respectée une personne raisonnable dans la même situation.

[42] La façon de conduire qui, d’un point de vue objectif, est simplement dangereuse ne permettra pas à elle seule de conclure qu’elle constitue un écart marqué par rapport à la norme de diligence que respecterait une personne raisonnable dans la même situation (la juge Charron, par. 49; voir aussi la juge en chef McLachlin, par. 66, et le juge Fish, par. 88). Autrement dit, la preuve
de l’actus reus de l’infraction ne permet pas, à elle seule, de conclure raisonnablement à l’existence de l’élément de faute requis. La conduite constituant un écart marqué par rapport à la norme est le seul facteur qui peut étayer raisonnablement cette conclusion.

[Les soulignements sont ajoutés]

  1.            À la lumière de ces principes, quelle pertinence comporte la consommation d’alcool dans l’évaluation de l’écart marqué de la conduite d’un accusé?
  2.            Dans l’arrêt McLennan, la Cour d’appel de l’Ontario examine la pertinence de la consommation d’alcool dans l’évaluation de la mens rea objective de l’infraction de conduite dangereuse :

[23] The fact that a person voluntarily consumes some alcohol, albeit short of the point of impairment, is a factor – and only that – that can be considered in determining whether the necessary mens rea has been made out. It is an indication of a mindset, in my view, of a willingness to assume a degree of risk – a risk that the amount they have consumed will not rise to level where it impairs their ability to operate a motor vehicle. The offences of impaired driving and dangerous driving are directed at different risks.

[24] As Doherty J.A. noted in R. v. Ramage, 2010 ONCA 488, 257 C.C.C. (3d) 261, at para. 64:

An impaired driving charge focuses on an accused’s ability to operate a motor vehicle or, more specifically, on whether that ability was impaired by the consumption of alcohol or some other drug. A dangerous driving charge focuses on the manner in which the accused drove and, in particular, whether it presented a danger to the public having regard to the relevant circumstances identified in s. 249 of the Criminal Code. The driver’s impairment may explain why he or she drove the vehicle in a dangerous manner, but impairment is not an element of the offence. Both impaired driving and dangerous driving address road safety, a pressing societal concern. They do so, however, by focussing on different dangers posed to road safety. Impaired driving looks to the driver’s ability to operate the vehicle, while dangerous driving looks to the manner in which the driver actually operated the vehicle.

[25] When dealing with a dangerous driving charge, it is not inappropriate in considering whether a driver’s conduct is a marked departure from that of a reasonable driver in similar circumstances, to consider whether or not that person has consumed alcohol and if so to what degree before operating the motor vehicle – as I have said it goes to mindset and a willingness to assume risk[61].

[Les soulignements sont ajoutés]

  1.            Sur cette question, il est utile de reproduire les observations du juge Watt dans l’arrêt Stennett. Dans cette affaire, l’accusé faisait valoir que l’analyse du juge du procès au sujet de la preuve que ses facultés de conduite étaient affaiblies par l’alcool avait été viciée par un raisonnement circulaire lors de l’évaluation de la mens rea objective de l’infraction de conduite dangereuse. Le juge Watt écrit :

[108] Whether the essential elements of any offence have been proven beyond a reasonable doubt requires an assessment of all the evidence tendered to establish them. Sometimes, an item of evidence may assist in proof of one or more elements of an offence or of other offences. That it does so does not involve circular reasoning.

[109] Evidence of the impairment of a person’s mental processes caused by the consumption of alcohol is relevant to both the offences of dangerous operation of a motor vehicle and of impaired operation of a motor vehicle.

[110] Evidence of an accused’s actual state of mind may be relevant to determine whether the objective fault element in dangerous operation of a motor vehicle has been proven beyond a reasonable doubt: Beatty, at para. 43; Roy, at para. 39. It is well settled that evidence of impairment by consumption of alcohol is relevant in determining a person’s state of mind.

[111] In prosecutions for impaired operation of a motor vehicle, the essential element of impairment is proven if the evidence establishes any degree of impairment ranging from slight to great: R. v. Stellato (1993), 78 C.C.C. (3d) 380 (Ont. C.A.), at p. 384, aff’d, [1994] 2 S.C.R. 478.

[…]

[113] The findings of guilt entered in this case are not the product of circular reasoning. Evidence that the appellant’s ability to operate a motor vehicle was impaired by the consumption of alcohol was relevant to proving an essential element of the impaired operation offence. That same evidence was also relevant in proof of the objective fault element on the count of dangerous operation. The mere fact the same evidence is relevant and admissible in proof of both elements exemplifies multiple relevance or admissibility, not circular reasoning.[62]

[Les soulignements sont ajoutés]

  1.            Les arrêts McLennan et Stennett appuient la conclusion du juge qui considère la consommation volontaire d’alcool par l’appelante pour déterminer si sa conduite constituait un écart marqué par rapport à la norme de diligence que respecterait une personne raisonnable dans les circonstances[63].
  2.            L’arrêt Leblanc supporte aussi cette conclusion[64], même si des distinctions s’imposent puisque dans cette affaire c’était l’infraction d’avoir conduit un véhicule avec une alcoolémie supérieure à la limite permise et d’avoir causé un accident occasionnant des lésions corporelles ou la mort (par. 255(2.1) et (3.1) C.cr.) qui était en cause, et non l’infraction de conduite dangereuse (par. 249(2) et (3) C.cr.).
  3.       Rappelons aussi que dans l’arrêt Penno, la Cour suprême a conclu que « la mens rea de l'infraction [consistant à avoir la garde ou le contrôle d'un véhicule à moteur alors qu'on est en état d'ébriété] réside non pas dans l’intention d’assumer la garde ou le contrôle d’un véhicule à moteur, mais dans le fait de s’intoxiquer volontairement »[65]. Bien qu’il s’agisse de l’infraction sous-jacente aux chefs d’accusation 4 à 6 portés contre l’appelante, l’arrêt Penno appuie aussi le principe selon lequel la consommation d’alcool de l’appelante pouvait être prise en compte dans l’évaluation de la mens rea objective de la conduite dangereuse.
  4.       En conclusion, le juge n’a pas commis d’erreur en prenant en compte la consommation d’alcool de l’appelante dans l’évaluation de l’écart marqué de sa conduite par rapport à celle d’une personne raisonnable. L’alcoolémie incontestée de l’appelante, qui s’ajoute à la présence de son véhicule dans la voie opposée, ne fait que démontrer l’ampleur de l’écart marqué de sa conduite.
  5.       Le juge pouvait conclure que la personne qui consomme volontairement de l’alcool est consciente des risques que cela comporte pour la conduite d’un véhicule et qu’il s’agissait d’un écart marqué par rapport à la conduite qu’aurait une personne raisonnable dans les circonstances.

4- Lien de causalité entre la conduite et les conséquences

  1.       Dans l’analyse de la raisonnabilité des conclusions du juge au sujet du lien de causalité, l’appelante fait valoir que le juge n’a pas appliqué le doute raisonnable aux questions de crédibilité en lien avec le témoignage du conducteur de l’autre véhicule.
  2.       Elle affirme aussi que la preuve d’experts ne permettait pas d’exclure la possibilité que son véhicule ait subi un problème mécanique ayant mené à la déviation de sa voie.
  3.       Elle ajoute qu’il est possible que ce soient les freins endommagés de l’autre véhicule, et ses pneus d’hiver, dont un était plus mou, qui aient causé l’accident et que le juge a erré en concluant que c’est plutôt la conduite de l’appelante qui l’avait causé.
  4.       Elle souligne que l’absence de test de visibilité et l’absence d’inspection mécanique complète de son véhicule, en raison de son état de destruction, ne permettaient pas de conclure que sa conduite était la cause de l’accident ni que sa culpabilité était la seule conclusion logique pouvant être tirée de l’ensemble de la preuve.

***

  1.       Tout comme le poursuivant, je suis d’accord que la conclusion en apparence brève concernant le lien de causalité découle de l’analyse antérieure de la preuve effectuée par le juge du procès, au terme de laquelle le juge évalue le témoignage des experts et celui du conducteur de l’autre véhicule :

[137] Le Tribunal retient le témoignage de l’expert Lessard. Il ne subsiste pas de doute quant à la preuve qu’il a présentée. Entretenir d’autres scénarios, avec la preuve entendue, relèverait de la spéculation.

[138] Il faut aussi maintenant retenir les conclusions de l’expert Landry, car entièrement réconciliables avec la scène et les observations et conclusions du reconstitutionniste.

[139] Dernier constat, cette fois concernant M. Chicas. Son témoignage quant à la position de son véhicule dans sa voie avant l’accident, tout comme les perceptions de sa vitesse et que l’autre véhicule empiétait dans sa voie est conforme à la réalité. La scène post-accident, tout comme la preuve des experts Landry et Lessard, le confirme. Le témoin était donc fiable à ces sujets.

  1.       Même si la nature des liens de causalité qui doivent être établis pour chacune des infractions dont l’appelante était inculpée diffère, il ne fait aucun doute que la conduite de l’appelante a contribué de façon appréciable à l’accident.
  2.       Le présent dossier ne se résume pas à la preuve de l’intoxication de l’appelante tout près du double de la limite légale et d’un accident. La preuve démontre une conduite inhabituelle – l’empiètement du véhicule de l’appelante dans la voie opposée. Cette preuve contribue à établir le lien de causalité[66].
  3.       Il est manifeste que l’affaiblissement des facultés de l’appelante et la conduite dangereuse ont contribué de façon appréciable à l’accident. À l’égard de l’accusation d’avoir conduit un véhicule et causé un accident alors que son alcoolémie dépassait la limite légale, il ne s’agit pas d’une situation où l’accident ne lui est aucunement imputable au sens l’arrêt l’arrêt Gaulin[67].
  4.       Comme la Cour l’explique dans l’arrêt Collin « [l]e lien causal recherché n’est pas physique ou mécanique, mais lié à la culpabilité morale du délinquant, ce qui n’est pas un exercice machinal ou mathématique. Il faut se demander si un accusé doit être tenu responsable en droit des conséquences de son geste, […] afin de ne pas punir des personnes moralement innocentes »[68]. On ne peut décrire l’appelante comme moralement innocente.
  5.       L’appelante tente de s’appuyer sur le témoignage du mécanicien Brunette pour développer un argument selon lequel celui-ci n’exclut pas que l’amortisseur qui fuyait ou l’état des pneus de son véhicule aient pu jouer un rôle dans le changement inexpliqué de voie par l’appelante.
  6.       Or, le mécanicien ne fait aucun lien dans son témoignage entre l’inefficacité diminuée de l’amortisseur affecté d’une fuite et le changement de voie par l’appelante.
  7.       Par ailleurs, le juge conclut expressément que l’état des pneus du véhicule de l’appelante et l’amortisseur qui fuyait ne sont pas des facteurs qui sont en cause[69], des conclusions qui lui revenaient.
  8.       Le juge explique aussi pourquoi les hypothèses présentées par l’appelante ne soulèvent pas de doute raisonnable dans son esprit, notamment, celles en lien avec l’absence de test de visibilité[70], l’impossibilité de procéder à l’inspection de l’état mécanique du véhicule de l’appelante en raison de son état[71] ou le fait que les freins arrière de l’autre véhicule étaient endommagés[72].
  9.       Essentiellement, le juge explique que « [r]ien dans la preuve ne permet d’inférer qu’un bris mécanique soudain ou autre s’est produit sur le Nissan et aurait contribué de quelque façon que ce soit à l’accident. Qui plus est, la lecture du module du coussin gonflable n’offre aucun indice pouvant permettre de rendre crédible un tel scénario »[73].
  10.       Cette évaluation relevait du juge et l’appelante ne démontre pas en quoi cette conclusion est déraisonnable à quelque égard que ce soit. Au mieux, elle présente une autre façon de voir la preuve qui aurait pu amener un autre juge à une conclusion différente, ce qui, comme on le sait, ne justifie pas l’intervention d’une cour d’appel[74].
  11.       Au fond, l’appelante nous demande de réévaluer les expertises acceptées par le juge, lesquelles excluent toute autre explication raisonnable pour la survenance de l’accident dont elle est seule responsable.
  12.       Or, comme il a été exposé antérieurement, il appartenait au juge d’évaluer l’ensemble de la preuve et l’appelante ne démontre pas d’erreur manifeste et déterminante dans cette évaluation.
  13.       La conclusion du juge du procès selon laquelle la preuve circonstancielle excluait toute autre conclusion raisonnable quant au lien de causalité n’est pas elle-même déraisonnable. La déférence doit être accordée à son évaluation.

C - Les discussions entourant le déplacement de l’appelante en taxi

  1.       Par son dernier moyen d’appel, l’appelante soutient que le juge a tiré des conclusions déraisonnables sur son état d’esprit, car il a erronément évalué la preuve selon laquelle certaines personnes avaient tenté de la dissuader de conduire son véhicule en raison de sa consommation d’alcool. La conclusion du juge s’appuierait sur une preuve de ouï-dire inadmissible.
  2.       Ce moyen cible l’ensemble des discussions entourant le déplacement de l’appelante et de son amie en taxi.
  3.       Voici comment le juge traite de ces discussions :

[87] Quant à la discussion suggérant à l’accusée et Olivia de prendre un taxi pour se rendre au restaurant, Mainville la situe dans la voiture avant d’arriver chez Théorêt alors que ce dernier la situe une fois arrivé à sa résidence. De plus, Théorêt ne fait nullement allusion dans son témoignage que la raison de prendre un taxi était aussi en lien avec la consommation de l’accusée.

[88] Ce qui nous amène au chauffeur de taxi qui affirme, du moins dans sa déclaration initiale le lendemain de l’accident, que l’homme sur place lui dit d’amener les deux filles dans le coin de la Marina. Cet homme ne peut qu’être Théorêt. Ce dernier peut-il s’être trompé au procès quand il témoigne avoir donné comme instruction au chauffeur de se rendre à Ste-Barbe au restaurant?

[89] La réponse est non. Le Tribunal écarte ce scénario. Il est irréconciliable avec les réactions d’étonnement de Théorêt sur la scène de l’accident et ses déclarations faites aux agents qu’elles devaient être en taxi à ce moment. Il témoigne au même effet au procès. Il est de plus corroboré par Mainville sur le fait que le plan était que le taxi les amenait au restaurant. Le chauffeur ne peut être fiable à ce sujet. On doit retenir que la destination initiale donnée par Théorêt était le restaurant.

[90] Cela dit, Théorêt ne contredit pas nécessairement Mainville quant au motif de prendre le taxi. Les deux témoignent tout d’abord qu’il y avait déjà trop de passagers dans la voiture quand le groupe quitte la résidence de Carrier et la vidéo (P-20) filmée en route le démontre. Théorêt est plutôt silencieux quant à un motif additionnel ayant pu justifier de prendre un taxi, et surtout, de les amener au restaurant plutôt qu’à leur voiture.

[91] Il se pose nécessairement la question suivante : si la seule raison pour appeler le taxi est le trop grand nombre de passagers pour la capacité du véhicule de Théorêt, pourquoi ne pas avoir dirigé le taxi à la voiture et éviter ainsi à l’accusée et Olivia une course beaucoup plus dispendieuse pour se rendre à
Ste-Barbe, sans compter qu’il fallait sans doute encore payer au retour. On cherche la logique d’un tel scénario. Ou, autre scénario plausible, faire l’assez courte distance (7 minutes selon le log taxi) encore tous ensemble entre la résidence de Théorêt et la voiture de l’accusée pour la laisser elle et Olivia. Ne venait-on pas de parcourir ainsi de St-Zotique une distance beaucoup plus longue malgré le caractère peu sécuritaire d’Audrey étendue sur les autres à l’arrière ? Bref, il défie donc le sens commun que ces scénarios n’aient pas été envisagés si seul le nombre de passagers était en jeu. Il ne pouvait donc qu’y avoir une autre raison justifiant que le taxi se rende à Ste-Barbe et la version de Mainville prend tout son sens et est crédible.

[92] De là, quant au témoignage de Théorêt silencieux sur cette version de Mainville : s’agit-il d’un simple oubli? Il résulte de ne pas s’être fait poser la question directement?

[93] Quant au chauffeur de taxi : il a oublié ou ne veut pas dire que ses passagères ont modifié la destination une fois en route? Il craint de se faire reprocher d’avoir laissé les clientes à leur auto quand la police le rencontre le lendemain sachant que pour la police, l’alcool pouvait être en jeu? Il les décrit normales pour cette raison?

[94] Le Tribunal n’a pas à spéculer ni pour l’un ni pour l’autre.

[95] Il y a donc des divergences entre certains témoins de la poursuite sur la trame factuelle. Certaines peuvent être résolues par l’application de la logique et du sens commun. Retenir pourquoi la destination du taxi ne pouvait qu’être le restaurant en est un exemple. D’autres n’ont pas de réponses définitives, et sont parfois de peu d’importance, comme qui exactement prenait place sur le bateau au retour à St-Zotique. C’est la réalité des procès. En revanche, il faut garder à l’esprit que la poursuite n’a pas le fardeau de prouver hors de tout doute raisonnable chaque élément de preuve qu’elle introduit au procès. Ce fardeau ne s’applique qu’aux éléments essentiels des infractions reprochées. Que des questions demeurent en suspens n’est donc pas fatal, à moins de porter justement sur les éléments essentiels des infractions.

  1.       Le juge discute de cette question dans deux autres passages de sa décision.
  2.       Tout d’abord, il aborde ces discussions dans son analyse de l’affaiblissement des facultés de l’appelante et il explique pourquoi cette question ne lui apparaît pas déterminante :

[239] On peut aussi revisiter maintenant si le taxi devait amener l’accusée au restaurant ou à sa voiture. Le Tribunal a retenu le premier scénario. Mais même en acceptant le second aux fins de discussions en retenant que seul le nombre de passagers est en jeu, il ne change en rien la consommation d’alcool de l’accusée et le résultat des taux. Déterminer quand il aura été discuté d’aller souper au restaurant et pourquoi et comment l’accusée s’est rendue à sa voiture ne font pas partie des éléments essentiels de l’infraction, indépendamment de la version factuelle retenue par le Tribunal.

  1.       Le juge adopte la même approche lorsqu’il évalue l’infraction de conduite dangereuse :

[251] L’accusée a consommé de l’alcool. La preuve retenue et non contredite de Mainville indique que Théorêt tente de la dissuader de conduire son véhicule pour ce motif. Une solution alternative est convenue : elle prendra un taxi pour se rendre au restaurant. La seule inférence est qu’une fois partie en taxi, elle modifie la destination, se fait amener à son véhicule et en prend le volant.

[252] De plus, l’état d’esprit véritable de l’accusée démontre qu’elle ne pouvait qu’être consciente qu’une personne raisonnable, placée dans la même situation, aurait été consciente du risque créé par son comportement : les gens raisonnables autour d’elle ont tenté de la dissuader de prendre le volant. Même sans cette mise en garde, elle ne pouvait qu’être consciente du risque. On ne peut certes conclure à une norme de diligence que respecterait une personne raisonnable dans la même situation ou conclure à une simple imprudence.

  1.       En premier lieu, le dossier révèle sans conteste que l’appelante ne pouvait qu’être consciente du risque associé à la conduite de son véhicule, tel que l’a conclu le juge, car la question de son niveau d’intoxication a fait l’objet d’une discussion avec ses amis, peu importe la version retenue quant à la teneur précise de celle-ci[75].
  2.       En effet, selon la témoin Mainville, l’appelante « disait qu’elle n’avait pas besoin de taxi, qu’elle était correcte pour conduire puisqu’elle n’avait pas consommé extrêmement de boissons ». Il suffit de dire que ces propos étaient évidemment opposables à l’appelante comme exception à la règle du ouï-dire[76].
  3.       Ainsi, le juge pouvait conclure que la décision de l’appelante de conduire était réfléchie, car elle avait fait un choix volontaire de conduire son véhicule en dépit de sa consommation d’alcool dont elle diminuait par ailleurs l’importance, ce qui, évidemment, ne constitue pas une défense.
  4.       Par ailleurs, dans l’analyse des chefs d’accusation de conduite avec les facultés affaiblies (chefs 4 à 6), le juge souligne que cette preuve « ne change en rien la consommation d’alcool de l’accusée et le résultat des taux » :

[239]  On peut aussi revisiter maintenant si le taxi devait amener l’accusée au restaurant ou à sa voiture. Le Tribunal a retenu le premier scénario. Mais même en acceptant le second aux fins de discussions en retenant que seul le nombre de passagers est en jeu, il ne change en rien la consommation d’alcool de l’accusée et le résultat des taux. Déterminer quand il aura été discuté d’aller souper au restaurant et pourquoi et comment l’accusée s’est rendue à sa voiture ne font pas partie des éléments essentiels de l’infraction, indépendamment de la version factuelle retenue par le Tribunal.

[Le soulignement est ajouté]

  1.       Puis, dans l’analyse des infractions de conduite dangereuse (chefs 1 à 3), le juge exprime les commentaires qui suivent :

[251] L’accusée a consommé de l’alcool. La preuve retenue et non contredite de Mainville indique que Théorêt tente de la dissuader de conduire son véhicule pour ce motif. Une solution alternative est convenue : elle prendra un taxi pour se rendre au restaurant. La seule inférence est qu’une fois partie en taxi, elle modifie la destination, se fait amener à son véhicule et en prend le volant.

[252] De plus, l’état d’esprit véritable de l’accusée démontre qu’elle ne pouvait qu’être consciente qu’une personne raisonnable, placée dans la même situation, aurait été consciente du risque créé par son comportement : les gens raisonnables autour d’elle ont tenté de la dissuader de prendre le volant. Même sans cette mise en garde, elle ne pouvait qu’être consciente du risque. On ne peut certes conclure à une norme de diligence que respecterait une personne raisonnable dans la même situation ou conclure à une simple imprudence.

[Le soulignement est ajouté]

  1.       Comme on peut le constater, les discussions entourant le déplacement par taxi sont périphériques dans l’analyse du juge au sujet de la conscience qu’avait l’appelante du risque que comportait la conduite de son véhicule après avoir consommé de l’alcool.
  2.       Même en tenant pour acquis que le juge a commis des erreurs sur la teneur précise de ces discussions– et je ne tire pas cette conclusion –, celles-ci n’ont pas eu d’incidence importante sur son raisonnement[77]. Dans la mesure où ces discussions ne concernent pas un élément essentiel des infractions, celles-ci ne sont pas capitales dans le raisonnement qui a conduit aux verdicts de culpabilité[78].
  3.       De plus, en ce qui concerne les chefs de conduite avec une alcoolémie supérieure à la limite légale (chefs 7 à 9), la preuve concernant ces discussions est sans pertinence sur les éléments essentiels de cette infraction. La conduite de l’appelante, dont l’alcoolémie était supérieure à la limite légale, a contribué de façon appréciable à l’accident.
  4.       Finalement, même si je concluais à une erreur quant à l’admissibilité de la preuve de ces discussions, il y aurait eu lieu d’appliquer la disposition réparatrice, car toute erreur à ce chapitre serait inoffensive et la preuve de la culpabilité de l’appelante était tout simplement indiscutable.
  5.       Pour ces motifs, je propose à la Cour de rejeter l’appel.

 

 

 

GUY COURNOYER, J.C.A.

 


[1]  R. c. Tanguay, 2022 QCCQ 1438. Chaque infraction fait l’objet de trois chefs distincts en raison d’un décès et des blessures causées à deux personnes.

[2]  Id., par. 263-265; R. c. Tanguay, 2022 QCCQ 8690, par. 1-2. Les parties ne remettent pas en cause l’application de la règle interdisant les condamnations multiples par le juge du procès.

[3]  R. c. Tanguay, 2022 QCCQ 8690.

[4]  R. c. Villaroman, 2016 CSC 33.

[5]  R. c. Tanguay, 2022 QCCQ 1438, par. 1-81.

[6]  Id., par. 82-103.

[7]  Id., par. 83.

[8]  Id., par. 104-199.

[9]  Id., par. 112.

[10]  Id., par. 138.

[11]  Id., par. 120.

[12]  R. c. Tanguay, 2022 QCCQ 1438, par. 123. L’expert écrit dans son rapport : « Malgré le résultat de l’inspection concernant l’état des pneus, je ne peux - affirmer que ce fut un facteur contributif à la collision ».

[13]  R. c. Tanguay, 2022 QCCQ 1438, par. 147.

[14]  Id., par. 188.

[15]  Id., par. 220.

[16]  Brais c. R., 2016 QCCA 265.

[17]  R. c. Leblanc, 2021 QCCA 1283.

[18]  R. c. Tanguay, 2022 QCCQ 1438, par. 261.

[19]  Id., par. 260.

[20]  Id., par. 256 et 261.

[21]  R. c. Pittiman, 2006 CSC 9, par. 8; R. c. Avetysan, 2000 CSC 56, par. 21; R. v. B., 2004 NSCA 25, par. 56; S. C. Hill, D. M. Tanovich et L. P. Strezos, McWilliams’ Canadian Criminal Evidence, 5e éd., Thomson Reuters, 2022 (feuilles mobiles, mise à jour 2025-3, Juillet 2025) § 28 :2. Voir aussi S.J. c. R., 2024 QCCA 253, note en bas de page 126. Voir les commentaires du juge du procès dans le même sens au paragraphe 95 de son jugement.

[22]  R. c. Morin, 2021 QCCA 397, par. 41; R. c. Leblanc, 2021 QCCA 1283, par. 119-123 et 140-141; R. c. Laurin, 2022 QCCA 1353, par. 29.

[23]  M. GOURLAY et al., Modern Criminal Evidence, Emond, 2022, p. 26-27. La juge Pomerance est l’auteure du chapitre 2 de ce livre.

[24]  R. c. Villaroman, 2016 CSC 33, par. 41-42 et 56.

[25]  Karen Jokinen et Peter Keen, Impaired Driving and Other Criminal Code Driving Offences, 2e éd., Emond, 2023, p. xxix.

[26]  R. c. Beatty, 2008 CSC 5. Dans son article intitulé « Beatty: Towards a Coherent Law of Penal Negligence », le professeur Hamish Stewart écrit : « The law of penal negligence in Canada has been in a state of confusion for at least two decades » (2008), 54 C.R. (6th) 45, p. 45.

[27]  R. c. Roy, 2012 CSC 26.

[28]  R. c. Chung, 2020 CSC 8. Voir Murray D. Segal, Case Comment — Dangerous driving finds its way back to the Supreme Court of Canada, again, (2020), 54 M.V.R. (7th) 33.

[29]  R. c. Gaulin, 2017 QCCA 705; Sarazin c. R., 2018 QCCA 1065; R. c. Collin, 2019 QCCA 887, confirmé par la Cour Suprême R. c. Collin, 2019 CSC 64; R. c. Morin, 2021 QCCA 397; R. c. Leblanc, 2021 QCCA 1283; R. c. Laurin, 2022 QCCA 1353. À titre d’illustration, on lira Terry Skolnik, « Causation, Fault, and Fairness in the Criminal Law » (2019) 65 McGill L.G. 1.

[30]  Voir le résumé dans l’arrêt S.J. c. R., 2024 QCCA 253, par. 149.

[31]  Domond c. R., 2021 QCCA 412.

[32]  R. c. Vernelus, 2022 CSC 53, par. 5; R. c. Villaroman, 2016 CSC 33, par. 36, 37 et 42; Mangiola c. R., 2017 QCCA 741, par. 20; R. v. Stennett, 2021 ONCA 258, par. 60-61.

[33]  Domond c. R., 2021 QCCA 412.

[34]  R. c. Villaroman, 2016 CSC 33, par. 56; R. v. Chacon-Perez, 2022 ONCA 3, par. 80; R. v. Lights, 2020 ONCA 128, par. 39.

[35]  R. c. Villaroman, 2016 CSC 33, par. 71.

[36]  Vernelus c. R., 2022 QCCA 138, par. 40 (les motifs du juge Moore), confirmé par R. c. Vernelus, 2022 CSC 53.

[37]  R. c. Villaroman, 2016 CSC 33, par. 71; Bruno c. R., 2025 QCCA 232, par. 19; Brideau c. R., 2022 QCCA 452, par. 17; Domond c. R., 2021 QCCA 412, par. 15; Ben Hariz c. R., 2019 QCCA 267, par. 46.

[38]  Pozzobon c. R., 2019 QCCA 725, par. 47; R. v. Bakal, 2023 ONCA 177, par. 36; R. v. Petrolo, 2021 ONCA 498, par. 22; R. v. S.B.1, 2018 ONCA 807, par. 139; R v. Olynik, 2025 SKCA 51, par. 35; R. v. Cabrera, 2019 ABCA 184, par. 169, confirmé par R. c. Shlah, 2019 CSC 56.

[39]  R. c. Gaulin, 2017 QCCA 705, par. 24-25.

[40]  Pardi c. R., 2014 QCCA 320, par. 38; R. v. McLennan, 2016 ONCA 732, par. 23-27; LSJPA — 202, 2020 QCCA 41, par. 21; R. v. Stennett, 2021 ONCA 258, par. 109-111; Karen Jokinen et Peter Keen, Impaired Driving and Other Criminal Code Driving Offences, 2e éd, Emond, 2023, p. 132: « The consumption of alcohol is an indication of a mindset and a willingness to assume a risk as opposed to someone who makes the conscious decision not to drink before driving »; Morris Manning et al., Manning, Mewett & Sankoff : Criminal law, 5e éd., LexisNexis, 2015, p. 1319.

[41]  R. c. Gaulin, 2017 QCCA 705, par. 48-49.

[42]  Id., par. 39-42; Jones c. R., 2020 QCCA 1480, par. 44; R. c. Leblanc, 2021 QCCA 1283, par. 120-121.

[43]  R. c. Leblanc, 2021 QCCA 1283, par. 79.

[44]  R. c. Gaulin, 2017 QCCA 705, par. 40.

[45]  Ibid.

[46]  R. c. Gaulin, 2017 QCCA 705, par. 42.

[47]  Id., par. 45. Voir aussi R. c. Leblanc, 2021 QCCA 1283, par. 119-123.

[48]  Brais c. R., 2016 QCCA 355.

[49]  Brais c. R., 2016 QCCA 355, par. 24.

[50]  R. v. Stellato (1993), 78 C.C.C. (3d) 380 (C.A. Ont.), p. 384, confirmé par la Cour Suprême R. c. Stellato, [1994] 2 R.C.S. 478; Ontario c. Canadien Pacifique Ltée, [1995] 2 R.C.S. 1031, par. 62; Leclerc c. R., 2022 QCCA 365, par. 74; Belle-Isle c. R., 2021 QCCA 600, par. 90-92.

[51]  R. c. Tanguay, 2022 QCCQ 1438, par. 214-215.

[52]  Belle-Isle c. R., 2021 QCCA 600.

[53]  R. c. Beatty, 2008 CSC 5, par. 50-51; Brais c. R., 2016 QCCA 355, par. 9; LSJPA — 202, 2020 QCCA 41, par. 17-18.

[54]  Le silence de l’appelante lors du procès est un facteur pertinent dans l’analyse du moyen invoquant le verdict déraisonnable : R. c. Noble, [1997] 1 R.C.S. 874, par. 101; R. c. Georges-Nurse, 2019 CSC 12, par. 2; Brideau c. R., 2022 QCCA 452, par. 19; J.B. c. R., 2019 QCCA 761, par. 20; Joseph c. R., 2014 QCCA 2232, par. 61. Je suis conscient que le dossier révèle que l’appelante est restée dans le coma pendant une période de deux semaines après l’accident, mais cela ne change en rien l’application du principe énoncé dans la jurisprudence.

[55]  R. v. Stellato (1993), 78 C.C.C. (3d) 380 (C.A. Ont.), confirmé par la Cour Suprême R. c. Stellato, [1994] 2 R.C.S. 478.

[56]  R. c. Tanguay, 2022 QCCQ 1438, par. 227. Voir R. v. Stennett, 2021 ONCA 258, par. 37.

[57]  R. c. Beatty, 2008 CSC 5, par. 50-51; Brais c. R., 2016 QCCA 355, par. 9; LSJPA — 202, 2020 QCCA 41, par. 17-18; R. c. Reed, [1998] 1 R.C.S. 753. Morris Manning et al., Manning, Mewett & Sankoff: Criminal law, 5e éd., LexisNexis, 2015, p. 1320.

[58]  R. c. Beatty, 2008 CSC 5, par. 8. Voir aussi R. c. Roy, 2012 CSC 26, par. 40; R. c. Chung, 2020 CSC 8, par. 24.

[59]   R. c. Beatty, 2008 CSC 5, par. 48.

[60]  R. c. Roy, 2012 CSC 26.

[61]  R. v. McLennan, 2016 ONCA 732. Dans l’arrêt LSJPA — 202, 2020 QCCA 41, par. 21, note en bas de page 15, la Cour renvoie aux paragraphes 23 et 24 de l’arrêt McLennan. Voir aussi R. v. Nahnybida, 2018 SKCA 72, par. 53.

[62]  R. v. Stennett, 2021 ONCA 258.

[63]  R. c. Tanguay, 2022 QCCQ 1438, par. 251-252. Voir R. c. Beatty, 2008 CSC 5, par. 48.

[64]  R. c. Leblanc, 2021 QCCA 1283, par. 103-105 et 114-116.

[65]  R. c. Penno, [1990] 2 R.C.S. 865, p. 896 et 904 (la juge McLachlin).

[66]  Brais c. R., 2016 QCCA 355, par. 29; Martel-Poliquin c. R., 2018 QCCA 1931, par. 32.

[67]  R. c. Gaulin, 2017 QCCA 705, par. 42. Voir aussi R. c. Leblanc, 2021 QCCA 1283, par. 121-122.

[68]  R. c. Collin, 2019 QCCA 887, par. 10, confirmé par la Cour Suprême R. c. Collin, 2019 CSC 64.

[69]  R. c. Tanguay, 2022 QCCQ 1438, par. 129.

[70]  Id., par. 127.

[71]  Id., par. 130-131.

[72]  Id., par. 135-136.

[73]  Id., par. 131.

[74]  Vernelus c. R., 2022 QCCA 138, par. 40 (les motifs du juge Moore), confirmé par la Cour Suprême R. c. Vernelus, 2022 CSC 53.

[75]  Puisqu’il n’est pas essentiel de le faire, je m’abstiens de formuler une opinion sur l’admissibilité de ces échanges selon la théorie des res gestae dont le pourtour est notoirement imprécis : J. Fortin, Preuve pénale, Éditions Thémis, 1984, p. 461 : « La doctrine est unanime à dénoncer cette notion »; S. C. Hill, D. M. Tanovich et L. P. Strezos, McWilliams’ Canadian Criminal Evidence, 5e éd., Thomson Reuters, 2022 (feuilles mobiles, mise à jour 2024-5, décembre 2024) § 7.58 : « Few hearsay exceptions are more muddled than those traditionally captured under the grab-bag rubric of res gestae »; M. Gourlay et al., Modern Criminal Evidence, Emond, 2022, p. 204 : « Setting parameters as to what res gestae attaches to is often difficult, and some authorities have declared the principle to be archaic and unhelpful ».

[76]  R. c. Schneider, 2022 CSC 34, par. 52-54; S.J. c. R., 2024 QCCA 253, par. 95.

[77]  R. c. Lohrer, 2004 CSC 80, par. 2.

[78]  Ibid. Voir aussi R. c. Clark, 2005 CSC 2, par. 9.

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