Irriglobe inc. c. Ville de Laval | 2025 QCCS 2974 |
COUR SUPÉRIEURE |
|
CANADA |
PROVINCE DE QUÉBEC |
DISTRICT DE | LAVAL |
|
No : | 540-17-014912-223 |
| |
|
DATE : | 20 AOÛT 2025 |
______________________________________________________________________ |
|
SOUS LA PRÉSIDENCE DE | L’HONORABLE | daniel urbas, J.C.S. |
______________________________________________________________________ |
|
IRRIGLOBE INC. |
Demanderesse |
|
c. |
|
VILLE DE LAVAL |
Défenderesse |
|
______________________________________________________________________ |
|
JUGEMENT
|
______________________________________________________________________ |
| | | | | | |
- Le parc D'Argenson (« Parc ») à Laval a été très fréquenté en 2020. Composé de plusieurs plateaux de jeux, le Parc est situé dans un quartier résidentiel, à proximité d'écoles primaires et secondaires. En raison de sa popularité, les plateaux de jeux du Parc ont été très utilisés, peut-être trop, et avaient grand besoin d'être réaménagés. Après avoir examiné les surfaces du Parc et leurs affectations, la Ville de Laval (« Ville ») a dressé une liste détaillée des travaux qui permettront une nette amélioration de la surface pratique, le renforcement de la sécurité des utilisateurs et une augmentation du nombre d’heures de jeux[1].
- L'installation d'un système d'irrigation automatique était un élément essentiel des travaux. Peu d'autres surfaces de sport de la Ville étaient équipées d'un tel système, et cette installation devait permettre au Parc d'être classé comme terrain « élite ». Les travaux donc visaient la fourniture et l’installation d’un système d’irrigation automatique ainsi que la rénovation du plateau sportif incluant le profilage et l’engazonnement du terrain de soccer.
- La Ville n'allait pas effectuer les travaux elle-même. Bien qu'elle soit l'une des plus grandes municipalités du Québec, elle a tout de même choisi de confier les travaux à des spécialistes compétents pour atteindre les objectifs qu'elle s'était fixés. À cette fin, le 29 juin 2020, la Ville publie un avis d'appel d'offres[2] (« Appel d’offres ») pour effectuer des travaux de réfection du Parc.
- En raison du rôle important que joue le système d’irrigation automatique dans la réalisation des travaux, la Ville a expressément exigé dans les conditions[3] de l’Appel d’offres que les soumissionnaires doivent posséder des qualifications spécifiques en matière d’irrigation et de plomberie pour être admissibles. L'Appel d'offres stipulait qu'aucune délégation par sous-traitance ne pouvait être effectuée pour ces tâches. Dans son Appel d'offres, la Ville n'a mentionné aucun prix maximal ni aucun pourcentage de profit qu'un soumissionnaire pouvait intégrer dans son prix tout en restant admissible à l'attribution du contrat.
- Quatre entreprises ont déposé une soumission dans le délai fixé par la Ville. Leurs offres allaient de 217 779,33 $ à un deuxième montant de 307 006,25 $, suivi de près par une troisième offre de 311 013,97 $, puis par l'offre la plus élevée de 368 235,03 $[4]. Après un examen de six semaines, la Ville a attribué le contrat au soumissionnaire le moins disant et a affiché les résultats le même jour sur le Système électronique d'appel d'offres du gouvernement du Québec (« SEAO »). L’attribution du contrat s’est faite par la Ville qui, à l’insu des autres soumissionnaires, a accordé au soumissionnaire retenu un délai d'un an pour exécuter les travaux, ce qu'il a fait l'été suivant, en 2021.
Réclamation d'Irriglobe, refus de Ville et litige
- Quelques mois après l'achèvement des travaux, Irriglobe inc. (« Irriglobe »), qui s’est classée deuxième, a appris que le soumissionnaire retenu ne disposait pas des qualifications obligatoires requises dans l'Appel d'offres et n'aurait pas dû se voir attribuer le contrat. Sur cette base, elle a déposé une mise en demeure à la Ville le 6 janvier 2022[5] en faisant valoir qu'elle aurait dû se voir attribuer le contrat en tant que soumissionnaire le moins disant et répondant aux exigences du cahier des charges. Elle a réclamé 147 270,00 $ à titre de compensation pour sa perte de profits.
- La Ville a répondu le 20 avril 2022 en niant toute faute. Elle a affirmé qu’elle « a donné à tous les soumissionnaires une chance égale »[6] Elle a également affirmé qu’en tout état de cause, elle avait le pouvoir discrétionnaire d'attribuer un contrat et qu'Irriglobe ne pouvait pas démontrer que la Ville aurait attribué un contrat. Elle a fait valoir qu'Irriglobe ne pouvait pas réclamer de dommages-intérêts car elle n'avait pas contacté la Ville plus tôt et que les travaux avaient déjà été réalisés par le soumissionnaire retenu. Elle a également affirmé que le profit qu’ Irriglobe allègue avoir perdu du fait de n’avoir pas été retenu était excessif.
- Irriglobe a répondu par une Demande introductive d'instance datée du 27 avril 2022, qu'elle a modifiée le 27 novembre 2024 (« DII »). Elle affirme que la Ville aurait dû rejeter la soumission du soumissionnaire non-qualifiée (« SNQ »)[7] et attribuer le contrat à Irriglobe en tant que soumissionnaire qualifié ayant présenté la soumission conforme et le moins disant. La Ville a déposé son Exposé sommaire des moyens de défense daté du 22 juin 2022 (« Exposé »). Ces motifs reprenaient pour l'essentiel ceux déjà exposés dans sa réponse d'avril 2022.
Questions en litige et réponses
- Irriglobe a formulé les questions suivantes dans la Déclaration commune :
Est-ce que la [Ville] a fait une erreur en accordant le contrat à une tierce partie qui ne s'est pas conformée, ni rencontré les conditions requises à titre de soumissionnaire ?
Est-ce [qu’Irriglobe], qui s'est placée au deuxième rang, aurait dû être octroyé le contrat et réalisé ce profit de 147 270,00$ ?
- La Ville a proposé les questions suivantes :
La [Ville] a-t-elle commis une faute en adjugeant la soumission publique SP-30034 à [SNQ] ?
Le cas échéant, cette faute est-elle causale d'un préjudice subi par [Irriglobe] ?
À quel moment [Irriglobe] avait-elle connaissance des faits en litige ?
[Irriglobe] a-t-elle dénoncé ses moyens en temps opportun ?
Le cas échéant, n'eut été de la faute alléguée, la [Ville] aurait-elle adjugé la soumission publique SP-30034 à [Irriglobe] ?
Le cas échéant, quels sont les dommages subis par [Irriglobe] ?
- Au tout début de l'audition, la Ville a admis formellement avoir attribué le contrat par erreur à SNQ, reconnaissant, de ce fait, que cette dernière n’était pas qualifiée et donc inéligible.
- Pour les motifs exposés ci-après, le Tribunal conclut que la Ville a effectivement commis une faute en attribuant le contrat à SNQ. Le Tribunal conclut ainsi en se fondant sur la preuve administrée et indépendamment de l’admission de la Ville. La Ville avait attribué un contrat pour des travaux d’irrigation à une compagnie d’aménagement paysager qui ne pouvait pas sous-traiter les travaux d’irrigation. La Ville n’avait pas à attendre le matin de l’audition pour faire cette admission.
- Le manque de qualifications de SNQ était évident dès l'ouverture des soumissions. Celle-ci n'a pas été en mesure de fournir les certifications des tiers désignés par la Ville dans l'appel d'offres pour délivrer les certificats nécessaires attestant qu'elle répondait à tous les critères. Dans sa soumission[8], SNQ a fourni la preuve de sa licence auprès de la RBQ, mais cette licence n'incluait pas la plomberie. Deux des attestations qu'elle a fournies concernaient un tiers, un sous-traitant, apparemment retenu par SNQ et inclus dans la soumission.
- La preuve administrée permet au Tribunal de conclure que la Ville aurait attribué le contrat en raison de la nécessité de restaurer les plateaux de jeu du Parc afin qu'ils restent accessibles aux élèves et au public. Ayant les plateaux de jeu populaires à usage élevé, le Parc doit être entretenu, et ce, afin d'assurer la sécurité des utilisateurs. Irriglobe a établi, selon la prépondérance des probabilités, que la Ville aurait attribué le contrat et, compte tenu du prix proposé par Irriglobe, qui était le deuxième plus bas, celui-ci lui aurait été attribué.
- La Ville n'a pas rencontré son fardeau de démontrer qu'Irriglobe n'avait pas mitigé ses dommages. Il n'y avait aucune raison pour Irriglobe de présumer que le soumissionnaire retenu n'était pas conforme. On ne peut attendre des soumissionnaires non retenus qu'ils intentent rapidement une contestation simplement parce qu’en cas d'octroi de dommages-intérêts, le fournisseur de travaux voudra réduire son propre risque de dommages-intérêts.
- Irriglobe a subi, certes, un préjudice, mais n'a pas prouvé qu'elle aurait réalisé un bénéfice au montant de 147 270,00 $. Elle n'a pas produit de preuves sur ses coûts présumés ni de ses états financiers vérifiés, qui auraient permis au Tribunal d'évaluer les incidences. Irriglobe n'a produit que des calculs antérieurs, également non vérifiés, par lesquels elle cherchait à démontrer son approche en général. Cela ne suffit pas pour étayer un calcul pour la somme réclamée.
- Bien que certains éléments de la preuve présentée ne soit pas suffisant pour établir une perte au montant de 147 270,00 $, les dommages sont bien réels et le Tribunal est en mesure de les évaluer selon d’autres éléments de preuves. Les travaux devaient être effectués et la Ville avait procédé à l'attribution du contrat. Le prix proposé par Irriglobe se situait dans la fourchette de tous les autres soumissionnaires qualifiés. Sur la base de l’ensemble des éléments de la preuve administrée, le Tribunal détermine qu'Irriglobe a droit à une indemnité de 89 226,92 $. Ce montant correspond à la différence entre le montant accordé par la Ville au soumissionnaire non qualifié et l’offre d’Irriglobe à titre du soumissionnaire qualifié ayant présenté la soumission la moins élevée.
Analyse
- Le Tribunal exposera les principes applicables à un appel d'offres, puis exposera les faits établis dans la présente affaire. Après avoir identifié les éléments de la cause d'action soulevée par Irriglobe, le Tribunal examinera si Irriglobe a établi une faute, un préjudice et un lien de causalité entre les deux. Cela impliquera d'examiner la nature et la qualité de la preuve administrée par Irriglobe pour prouver le montant de la perte de profits qu'elle réclame à titre de dommages-intérêts.
- De plus, le Tribunal examinera l'allégation de la Ville selon laquelle Irriglobe n'a pas mitigé ses dommages.
Principes applicables - appel d’offres
- Un appel d’offre constitue une invitation à présenter une soumission et donc une offre de contracter[9]. Dès la présentation d’une soumission, l’appel d’offre peut donner naissance à une relation contractuelle entre le donneur d’ouvrage et chacun des soumissionnaires[10]. Le principe qui sous-entend un appel d’offres c’est qu’il remplace la négociation de gré à gré par la négociation ouverte à une large concurrence[11].
- Cette relation contractuelle est préalable au contrat éventuel d’entreprise ou de construction. La jurisprudence qualifie cette relation de « contrat A » alors que le contrat éventuel est qualifié de « contrat B »[12]. Les modalités du contrat A sont intimement liées aux conditions de l’appel d’offres, mais distinctes des obligations découlant du contrat B[13].La jurisprudence souligne que la distinction entre le contrat A et le contrat B n’est pas une « conception artificielle imposée par les tribunaux » mais plutôt la reconnaissance que le contrat A est une « description des conséquences juridiques des échanges intervenus entre les parties »[14].
- Les contrats qui font l’objet d’un processus d’appel d’offres sont régis par un ensemble de règles, soit des dispositions législatives particulières adoptées dans l'intérêt public ou reconnues par la jurisprudence[15]. Les règles spécifiques peuvent être énoncées dans les lois québécoises ou fédérales, en raison du statut particulier de l'entité publique qui émet l'appel d'offres public.
- En matière d'appel d'offres, tous les soumissionnaires doivent être traités sur le même pied d'égalité[16]. L’évaluation de leurs soumissions doit répondre aux mêmes exigences et critères[17].
- L'intérêt public commande que le processus d'octroi soit juste et équitable afin d'assurer l'obtention du meilleur prix, l'élimination du favoritisme et la reconnaissance du droit à l'égalité devant le service public. Dans le cas d’un appel d’offres de l’administration publique, les contrats sont également régis par les dispositions législatives applicables à l’organisme public impliqué[18].
- Le processus d’un appel d’offres doit répondre à des conditions expresses et implicites[19]. À titre d’exemple, le donneur d’ouvrage a une obligation implicite de traiter tous les soumissionnaires équitablement et sur un même pied d’égalité[20]. Le processus repose sur les principes (i) de la concurrence, (ii) du traitement équitable de tous les soumissionnaires, et, (iii) de la transparence[21]. La jurisprudence reconnait que les conditions peuvent avoir pour effet de limiter considérablement la liberté contractuelle d’un donneur d’ouvrage, mais ils entraînent des avantages: l'obtention du meilleur prix, l'élimination du favoritisme, la reconnaissance du droit à l'égalité devant le service public[22].
- La Ville, comme tout donneur d’ouvrage, jouit d’une certaine latitude dans son analyse de la conformité de chaque soumission[23]. Les tribunaux évitent d’astreindre cette latitude « à un formalisme qui battrait en brèche les avantages du recours aux soumissions publiques »[24]. Cependant, la latitude reconnue à un donneur d’ouvrage est limitée. Elle l’autorise à accepter des soumissions qui comportent des irrégularités « mineures », mais ce privilège ne s'étend pas aux irrégularités « majeures ». Un donneur d’ouvrage n'a aucune discrétion à l'égard d’une irrégularité majeure, ce qui serait de nature à « saper » les avantages et éviter les obligations imposées[25]. Dans ce cas-là, le rejet de la soumission non-conforme s’impose.
- Le donneur d’ouvrage a le droit, comme toute partie à un contrat, de stipuler des conditions et des restrictions et même de s’accorder des privilèges sous forme d’une clause de réserve. Cette dernière peut énoncer un pouvoir discrétionnaire. Ce pouvoir est valide, mais dans la mesure où le donneur d’ouvrage décide de retenir une autre soumission, celle-ci doit être une soumission conforme[26].
Le processus de l’Appel d’offres
- Les travaux visés par la Ville dans son Appel d’offres s’inscrivaient dans le cadre du programme « Aménagement et maintien des espaces publics » de la Ville pour lequel un montant de 6 000 000,00 $ a été prévu à son plan triennal des immobilisations (« PTI »)[27].
- En raison de l'importance du système d'irrigation automatique pour la réalisation des travaux, le devis[28] de l'Appel d'offres exigeait toutefois expressément que les soumissionnaires satisfassent aux exigences suivantes, identifiées comme obligatoires :
Section 4.6: Le SOUMISSIONNAIRE ou son SOUS-TRAITANT, selon le cas, doit obligatoirement lors du dépôt de sa soumission :
Être certifié « junior ou professionnel » de l'Association Irrigation du Québec (AIQ) ;
Détenir une licence d'Entrepreneur en plomberie émise par la Régie du bâtiment du Québec (RBQ) ;
Être membre de la Corp. des maîtres mécaniciens en tuyauterie du Québec (CMMTQ) ;
Détenir un certificat de réussite de la formation de vérification des dispositifs anti-refoulement (DAR) émis par la AWWA (American Water Works Association) ;
Que le plombier affecté au présent mandat doit détenir les cartes de compétence requise pour effectuer les travaux prévus.
Des copies de toutes les certifications et licences exigées au présent Devis doivent être jointes au cahier de Formulaire de soumission, et ce, sous peine de rejet de la soumission.
Section 4.4 : La sous-traitance est autorisée seulement pour les vérifications et les installations des dispositifs anti-refoulement appropriés.
[Soulignements ajoutés]
- Le devis de l’Appel d’offres prévoyait à la section 4.4 de la sous-traitance mais il précisait que « [l]a sous-traitance est autorisée seulement pour les vérifications et les installations des dispositifs anti-refoulement appropriés »[29].
- Cet Appel d'offres a intéressé Irriglobe, une compagnie[30] qui œuvre depuis 2002 dans le domaine de la vente, l'installation et la réparation des systèmes d'irrigation et qui disposait de toutes les qualifications obligatoires énoncées dans l'Appel d'offres. Entre autres qualifications et attestations, Irriglobe est un installateur certifié, membre de la Corporation des Maîtres Mécaniciens en Tuyauterie du Québec[31] (« CMMTQ »), accréditée par l’Association Irrigation Québec[32] (« AIQ »), titulaire d'une licence délivrée par la Régie du Bâtiment[33] (« RBQ ») et une vérificatrice certifiée par Réseau Environnement, gestionnaire de la Section québecoise de l’American Water Works Association[34] (« AWWA »).
- La Ville a stipulé que la sous-traitance était limitée à la vérification et à l'installation des dispositifs anti-refoulement. Un soumissionnaire ne pouvait donc pas se qualifier au titre des conditions obligatoires si c’était son sous-traitant qui remplissait les exigences obligatoires en matière d'irrigation et de plomberie.
- Simon Bédard (« Bédard »), fondateur et propriétaire d'Irriglobe, a préparé une feuille de travail pour élaborer la soumission d'Irriglobe en réponse à l'Appel d'offres. Il avait préparé plus de 400 soumissions. À l'aide d'une feuille de travail[35] basée sur un formulaire fourni par la Ville, intitulé « Bordereau des prix », il a décidé de soumissionner pour les travaux à un prix de 307 006,25 $ incluant les taxes. Une fois ses calculs terminés, il a appelé la feuille de travail son « Takeoff ».
- Dans son Takeoff, il a identifié et quantifié les matériaux, l'équipement et la main-d'œuvre nécessaires pour chaque lot des travaux en se basant sur les spécifications du devis. Il s'agit d'une étape cruciale pour estimer les coûts du projet et garantir l'approvisionnement précis en matériaux.
- Le Bordereau des prix de la Ville et le Takeoff d'Irriglobe comprennent tous deux six sections, identifiées comme les lots #1 à #5, plus un lot #6 consacré aux mesures COVID-19. Le titre de chaque section est lié à l'Appel d'offres, et chacune comprend une description, la quantité, l'unité, le prix unitaire et le total de ses produits. Les totaux individuels sont additionnés pour chacune des six sections, puis additionnés ensemble pour un montant de 267 020,00 $, auquel s'ajoutent la TPS et la TVQ de 13 351,00 $ et 26 635,25 $ respectivement, portant le total à 307 006,25 $.
- Les soumissions devaient être déposées le 4 août 2020, Irriglobe a déposé sa soumission le 30 juillet 2020[36] pour une valeur totale de 307 006,25 $ incluant les taxes. La soumission comprenait les résolutions corporatives, les garanties et les certificats attestant la conformité d'Irriglobe en tant que membre aux exigences obligatoires énoncées à la section 4.4 de l’Appel d’offres.
- Lorsqu'elle a soumis sa soumission, Irriglobe a fourni un Bordereau de prix détaillant le prix de chacun des six lots de travaux. Irriglobe n'a pas fourni les détails supplémentaires figurant dans le Takeoff, à partir desquels Bédard a calculé les profits d'Irriglobe avant de les ajouter à ses coûts pour obtenir le prix final. Irriglobe n'a pas communiqué sa grille interne de prix et n'a communiqué que le prix final total, qui englobe son profit. Comme pour tous les soumissionnaires, incluant SNQ[37], la Ville n'a pris connaissance que d’une ventilation du prix et n'a pas reçu d'informations sur la répartition entre les coûts et les profits.
- Six semaines plus tard, les offres ont été divulguées et Irriglobe a consulté le site Web de la SEAO[38] pour connaître les résultats[39]. Elle n'a pas assisté à l'ouverture des soumissions. Elle le faisait rarement, ayant trop de soumissions pour justifier sa présence alors que l'information était disponible en ligne.
- Par son Conseil municipal, la Ville a adjugé le contrat à une soumissionnaire non-qualifiée, laquelle avait déposé sa soumission pour une valeur totale de 217 779,33 $, incluant les taxes. Les résultats indiquent que quatre entreprises ont présenté des soumissions. Irriglobe était la deuxième moins disant avec un prix de 307 006,25 $. Le troisième soumissionnaire le moins disant proposait un prix de 311 013,97 $, suivi du dernier et plus cher avec un prix de 368 235,03 $.
- En janvier 2022, Irriglobe a appris que le soumissionnaire retenu, SNQ, ne respectait pas les critères obligatoires de l'appel d'offres, qui étaient présentés comme obligatoires. Elle a poursuivi ses recherches et a appris que les principales activités de SNQ étaient effectivement identifiées comme étant uniquement celles de paysagistes[40].
- Irriglobe apprendra plus tard, dans le cadre du litige, que, dans la liste de contrôle exigée par la Ville lors du dépôt d'une soumission, SNQ a confirmé avoir fourni la preuve qu'elle détenait une licence d'entrepreneur en plomberie émise par la RBQ. Cela est inexact. De plus, le certificat de vérificateur concernait une partie non liée, tout comme l'attestation de la CMMTQ relative à l'AWWA. Les documents déposés par SNQ confirment bien qu'elle détenait une licence d'entrepreneur RBQ pour 13 sous-catégories autorisées[41]. Cependant, aucune de ces 13 sous-catégories n'était liée à la plomberie.
- En revanche, Irriglobe était licenciée pour toutes les sous-catégories inscrites sur sa licence RBQ, à l'exception des quatre dernières[42] -qui n'ont aucun rapport avec l'Appel d'offres- et est également licenciée pour deux autres sous-catégories[43], dont la plomberie. Conformément à l'Appel d'offres, Irriglobe disposait bien d'une licence RBQ pour la sous-catégorie 15.5 Plomberie et a fourni le certificat requis de la RBQ
- Dans une mise en demeure[44] transmise à la Ville le 6 janvier 2022, Irriglobe mit cette dernière en demeure pour avoir attribué à tort le contrat à SNQ. Le 2 février 2022, à la demande de la Ville, Irriglobe a envoyé « un document explicatif quant au montant réclamé » [45]. Ce document était essentiellement identique au formulaire émis par la Ville, mais comprenait les quatre colonnes supplémentaires du Takeoff contenant les calculs internes utilisés par Irriglobe pour arriver au prix de 267 020,00 $ dans sa soumission. Le Takeoff communiqué a divulgué des coûts totalisant 119 750,00 $. Irriglobe a utilisé ce montant et l'a déduit des 267 020,00 $ pour arriver à 147 270,00 $ de profits réclamés à titre de dommages-intérêts.
- Il a fallu plusieurs semaines à la Ville pour élaborer une réponse, soit plus de temps que celui qu'elle avait consacré à l'examen des soumissions initiales reçues des quatre soumissionnaires. Finalement, la Ville a répondu, par le biais de ses avocats, au moyen d’une lettre[46] envoyée le 20 avril 2022. Dans cette lettre, la Ville affirmait qu'Irriglobe « a eu l'occasion de déposer une soumission concurrentielle sur l'appel d'offres SP-30034 » et que le Ville « a donné à tous les soumissionnaires une chance égale tout en assurant la bonne utilisation des deniers publics »[47].
- Cette réponse est erronée, comme l'a finalement admis officiellement la Ville lors de l'audition. Malgré la lettre et les motifs de défense dans son Exposé, la Ville n'a pas traité SNQ et les autres soumissionnaires de manière équitable. En particulier, elle n'a pas appliqué les termes clairs de l'Appel d'offres qui exigeaient que le soumissionnaire possède les compétences et l'expérience en matière d'irrigation qui auraient justifié les certificats, les adhésions et les attestations demandés dans l'Appel d'offres.
- La lettre affirmait qu’ « il est surprenant qu'elle ait attendu que l'ouvrage visé par la soumission SP-30034 soit complété avant d'entamer un processus de réclamation. Cela apparait contraire à l'obligation visant à minimiser ses dommages »[48].
- La lettre ajoutait qu’au moment où Irriglobe a déposé sa soumission, Irriglobe aurait reconnu que la Ville :
n'était pas tenue d'accepter la plus basse ni aucune des soumissions ;
pouvait rejeter toutes les soumissions sans encourir quelque responsabilité envers qui que ce soit pour dommages ou perte de profits ;
pouvait accepter une soumission en tout ou en partie ; et
pouvait retenir ou rejeter un ou plusieurs lots d'une soumission[49].
- La lettre affirmait qu'lrriglobe « dépasse largement l'estimation préliminaire de la Ville de Laval » et qu’il « est loin d'être avéré que le Conseil municipal aurait adjugé la soumission SP-30034 à lrriglobe »[50]. La liste des réponses substantives de la Ville s'est terminée par la mention que « la marge bénéficiaire d'lrriglobe apparait grossièrement exagérée »[51].
La faute
- La Ville est maîtresse du processus de son appel d’offres. À ce titre, elle détermine les paramètres de la conformité d’une soumission et de l’admissibilité de chaque soumissionnaire[52]. Lorsqu’elle établit les règles de l’attribution d’un contrat spécifique, elle doit respecter ces paramètres au moment d’évaluer les offres de tous les soumissionnaires et d’attribuer le contrat principal[53]. L’acceptation donnée par la Ville à titre de donneur d’ouvrage doit « être fidèlement conforme au contenu de la soumission sans rien retrancher ni rien ajouter »[54].
- Le respect des règles concernant l’adjudication des contrats avec les municipalités assure la transparence, l’intégrité et l’équité des appels d’offres visant l’octroi des contrats avec les municipalités[55]. Le respect des règles protège non seulement les intérêts des parties impliquées dans le processus d’appel d’offres, mais assure également la transparence du processus vis-à-vis l’ensemble des citoyens en général. La Cour d’appel constate qu’«[o]utre l’efficacité commerciale, la saine concurrence est source de justice contractuelle au même titre que la justice contractuelle issue de la libre négociation dans les contrats synallagmatiques »[56].
- Le donneur d’ouvrage possède une discrétion administrative de ne pas rejeter une soumission substantiellement conforme dont les irrégularités ne porteraient que sur des points accessoires et secondaires facilement remédiables[57]. Même si la jurisprudence reconnait que la distinction entre une irrégularité « mineure » et « majeure » n’est pas toujours facile à mettre en œuvre, la distinction est régulièrement définie[58]. L’analyse de l’appel d’offres et la qualification d’une irrégularité comme « mineure » ou « majeure » constitue une question mixte de fait et de droit[59].
- Pour qu’une irrégularité soit qualifiée de « mineure » ou « majeure », le facteur déterminant est celui de l'égalité des soumissionnaires[60]. L'irrégularité ne doit pas avoir d'effet sur le prix de la soumission ou sur une exigence de fond contenue à l'appel d'offres ou rompre l'équilibre entre les soumissionnaires[61]. Une irrégularité « mineure » ou secondaire ou accessoire ne porte pas atteinte aux objectifs de l'appel d'offres alors qu’une irrégularité « majeure » est celle qui touche les objectifs fondamentaux du processus d'adjudication par voie de soumissions[62]. La discrétion du donneur d’ouvrage ne peut s'exercer que pour une irrégularité dite « mineure »[63].
- Pour procéder à la qualification, la Cour d’appel détermine qu’il faut poser et répondre à trois questions: l’exigence est-elle d’ordre public ; les documents d’appels d’offres indiquent-ils expressément que l’exigence constitue un élément essentiel ; si les réponses à ces questions sont négatives, à la lumière des usages, des obligations implicites et de l’intention des parties, l’exigence traduit-elle un élément essentiel ou accessoire de l’appel d’offres?[64] La Cour d’appel précise ce qui est visé par la troisième question :
[29] En ce qui concerne cette dernière question, si la compréhension raisonnable et la conduite des soumissionnaires peuvent constituer des éléments à considérer, pour déterminer si une exigence d’un appel d’offres est impérative ou accessoire, à défaut d’une exigence expresse, il faut s’attarder principalement à l’intention exprimée par l’offrant, qui peut se dégager plus largement du contexte de l’appel d’offres.
[30] Le contexte comprendra la considération de la nature, de l’ampleur et des circonstances du projet pour lequel l’appel d’offres est lancé, des autres dispositions et exigences des documents d’appel d’offres desquelles il pourrait être conclu qu’une exigence particulière revêt un caractère impératif, des usages en matière d’appel d’offres publics, ainsi que du comportement de l’administration publique[65].
- Les tribunaux examinent le libellé de l'appel d'offres et d'autres éléments pour déterminer si une condition est expresse ou formulée de manière impérative[66]. Cela étant, le simple fait qu'une condition soit expresse ou qu'elle soit soumise à un langage obligatoire tel que « doit » ne peut pas être concluant pour qu'elle soit nécessairement qualifiée d'exigence impérative au sens d'une irrégularité majeure telle qu'établie par la jurisprudence. Les tribunaux ne doivent pas s’arrêter au sens purement littéral de la condition en litige, mais peuvent plutôt analyser l’ensemble de la preuve au regard des principes applicables[67].
- Comme indiqué, ce n'est pas seulement l'impact sur le prix qui rend une irrégularité majeure[68]. L’exemple classique d'irrégularité majeure est le scénario dans lequel un soumissionnaire ne possède pas les compétences requises. La jurisprudence confirme qu’« il coule de source que les qualifications minimales exigées de tous les soumissionnaires sont des exigences qui tombent sous ce principe directeur »[69].
- L’examen des dispositions législatives et réglementaires applicables peut établir que les licences sont requises pour exécuter les travaux décrits dans un avis d’appel d’offres[70].
- Le défaut de respecter les règles de l’appel d’offres constitue une violation du contrat A et peut engager la responsabilité de la Ville à titre de donneur de l’ouvrage. Le fait d’agir de bonne foi ne constitue pas un moyen de défense valable du donneur d'ouvrage à une action pour rupture de contrat[71]. Même en l’absence de mauvaise foi de la part du donneur de l’ouvrage, ce dernier peut être tenu responsable[72].
- Il incombe à Irriglobe et non à la Ville de démontrer la non-conformité de la soumission SNQ. Compte tenu de ces principes applicables et des éléments de preuve présentés, Irriglobe a satisfait à son fardeau, et ce, avec ou sans l'admission de la Ville. La Ville n'avait pas de justification pour attribuer le contrat à SNQ, qui ne remplissait pas les exigences minimales que la Ville elle-même avait fixées et qui, dans les circonstances, étaient essentielles à l'exécution des travaux principaux décrits dans l'Appel d'offres et requis pour le Parc.
- SNQ ne possédait manifestement pas les qualifications essentielles en matière d'irrigation et de plomberie. Cela ressortait clairement d'une lecture même sommaire de sa soumission. La Ville ne pouvait prétendre disposer d'un pouvoir discrétionnaire lui permettant de fermer les yeux sur le non-respect des qualifications par SNQ, ni prétendre que ce non-respect constituait une irrégularité « mineure » ou que les exigences n'étaient pas impératives.
- Malgré sa réponse initiale en avril 2022, la Ville a finalement admis à l’audition que les exigences qu'elle avait fixées en matière de qualifications en irrigation et en plomberie étaient si importantes que l'attribution du contrat à SNQ constituait une faute.
Dommages et lien causal
- En plus d'établir la faute, Irriglobe doit également établir l'existence de ses dommages et le lien de causalité[73] entre cette faute et les dommages réclamés. L'existence des dommages n'est pas la même chose que leur quantification. Les dommages-intérêts ne sauraient être accordés si leur caractère est incertain[74], mais le Tribunal dispose d'un certain pouvoir discrétionnaire dans l'appréciation du montant des dommages-intérêts.
- Le recours en dommages-intérêts d’Irriglobe, à titre de soumissionnaire écarté, ne peut réussir à moins qu’elle démontre deux éléments : que sa soumission est conforme et, n’eût été l’irrégularité prouvée, le contrat lui aurait été attribué en toute probabilité [75]. La barre peut être haute pour que le soumissionnaire écarté réussisse dans son recours[76], mais la preuve qu’elle administre est évaluée selon la prépondérance des probabilités[77].
- Irriglobe remplit le premier des deux éléments requis. La Ville ne conteste pas que la soumission d'Irriglobe était conforme, y compris en ce qui concerne le respect des délais. Irriglobe a établi que la Ville a octroyé le contrat à SNQ en contravention des règles applicables[78].
- À l’égard du deuxième élément, le processus de soumission n’en est pas un dont l’issue est certaine[79]. Un soumissionnaire écarté mais conforme avec le prix le moins élevé ne jouissait pas du droit à l'attribution automatique du contrat. Cela dit, la jurisprudence reconnait que ce soumissionnaire peut bénéficier néanmoins d’une « triple présomption » : (i) d'avoir remis une offre régulière ; (ii) d'être apte à exécuter le travail; et, (iii) d'offrir le prix le plus avantageux[80]. Dans ce cas, le soumissionnaire bénéfice de plus de la présomption qu'il aurait obtenu le contrat si la soumission du l’autre soumissionnaire avait été éliminée[81]. A l'instar de nombreuses présomptions, une telle présomption peut être renversée[82].
- En ce qui concerne le deuxième élément, la Ville fait valoir qu'Irriglobe ne peut pas établir qu'elle lui aurait attribué le contrat. Elle fait valoir (i) qu'elle n'avait pas l'obligation d'attribuer le contrat et (ii) que le prix proposé par Irriglobe dépassait ses balises internes. Pour les motifs qui suivent, ces deux arguments ne sont pas retenus.
- Irriglobe a présenté quatre éléments de preuve convaincants.
- Premièrement, la Ville a bien attribué le marché. Il ne s'agit pas d'une situation dans laquelle la Ville aurait lancé un appel d'offres et aurait finalement décidé de ne pas attribuer de contrat à aucun soumissionnaire, y compris à un soumissionnaire qualifié ayant proposé le prix le plus bas. La jurisprudence issue de telles situations n'offre que peu d'indications.
- Deuxièmement, les preuves administrées ont confirmé que le Parc était dans un état déplorable et avait besoin de travaux urgents. Ces travaux étaient nécessaires pour assurer la sécurité des utilisateurs. Bien que les travaux n'aient été achevés qu'à la fin de l'année scolaire, et à temps pour l'été, les preuves ont confirmé que la Ville avait néanmoins agi à l'automne 2020 afin de passer un contrat pour la réalisation des travaux.
- Troisièmement, le Tribunal note que, sur les quatre soumissionnaires, seuls trois étaient qualifiés et tous trois ont proposé des prix supérieurs à 300 000,00 $. Cela tend à confirmer l'hypothèse selon laquelle ceux qui possèdent les connaissances nécessaires et sont certifiés pour effectuer ce travail fixeraient leur prix dans cette fourchette. L'utilisation du prix inférieur de SNQ fausse l'analyse, car ce prix a été établi par une entreprise qui n'était pas qualifiée pour effectuer le travail nécessaire et qui ne possédait pas les qualifications requises. L'attribution du contrat à un soumissionnaire qualifié proposant un prix avoisinant 300 000,00 $ était probable.
- Quatrièmement, la Ville affirme qu'elle n'aurait pas attribué le contrat et qu'elle disposait de ses propres directives internes en matière de prix. À l'appui de cette affirmation, elle se réfère à une mention d'un prix estimé pour le contrat de 179 487,48 $[83]. Ce montant n'est mentionné que dans le cadre de l'analyse interne effectuée par le Service de l'approvisionnement/Achats de la Ville. Ce service a également recommandé d'attribuer le contrat à SNQ même si le prix dépassait 179 487,48 $.
- Le document qui mentionne le montant de 179 487,48 $ ne corrobore pas l'affirmation de la Ville selon laquelle ce montant constituait une sorte de limite définitive pour l'attribution du contrat. Ce montant n'est mentionné qu'une seule fois et n'est identifié que comme une estimation.
- Les personnes chargées de cette analyse ont reconnu que des éléments externes pouvaient avoir une incidence sur les prix. Cette analyse attribuait l'excédent au « fait que les coûts de main-d'œuvre ont augmenté cette année » [84]. Elles auraient également pu ou même dû comprendre que le respect des qualifications obligatoires en matière d'irrigation et de plomberie pouvait également entraîner une augmentation des prix, compte tenu de la valeur ajoutée apportée par les soumissionnaires qualifiés. Cette possibilité d'augmenter les prix semble leur avoir échappé, tout comme la probabilité de réajuster leurs prix à la hausse. De fait, les personnes qui ont rédigé l'analyse sur le coût estimé de 179 487,48 $ ont également affirmé que SNQ était qualifié, alors qu'elle ne l'était manifestement pas.
- Leur analyse ignore le fait que trois des quatre soumissionnaires ont présenté des offres aux alentours de 300 000,00 $ et qu'une seule soumission était nettement inférieure. Ces faits ne semblent pas avoir incité les personnes chargées de l'analyse à se demander pourquoi. Cela est d'autant plus déconcertant que la non-conformité de SNQ était flagrante, même à la lecture sommaire de son offre, et qu’en outre les personnes chargées d'analyser les offres ont eu six semaines pour examiner les quatre offres.
- Il suffit de dire que ces éléments remettent en question la valeur probante à accorder au montant de 179 487,48 $ s'il a été établi avec la même rigueur que le reste de l'analyse sur laquelle la Ville s'appuie pour prétendre qu'il existait une limite de prix contraignante. L'existence des trois offres qui se situaient dans la fourchette de 300 000,00 $ et émanaient de soumissionnaires qualifiés confère à celles-ci une valeur probante supérieure à l'estimation interne de 179 487,48 $.
- Indépendamment de la qualité de l'estimation et de sa validité, la Ville a fait valoir qu'en interne, et à l'insu de tous les soumissionnaires, les travaux faisant l'objet de l'appel d'offres étaient soumis à ce montant. La Ville n'a pas expliqué pourquoi cette estimation interne devait lier les soumissionnaires et n'a pas établi qu'elle avait communiqué cette estimation aux soumissionnaires sous la forme d'une limite contraignante.
- La Ville n'a pas établi qu'elle avait fixé un prix maximal au-delà duquel elle ne passerait pas de contrat. Au mieux, la Ville s'était fixé une simple estimation interne du coût. Les éléments de preuve ont également confirmé que, dans les circonstances, la Ville avait effectivement dépassé son estimation interne lorsqu'elle avait attribué le contrat à SNQ et qu'elle l'avait déjà fait par le passé.
- Pour toutes les considérations qui précèdent, et contrairement à ce que soutient la Ville, les éléments de preuve administrés démontrent que l'estimation de 179 487,48 $ ne constituait pas un maximum au-delà duquel aucun contrat ne pouvait être attribué. La Ville n'a pas produit de preuve pertinente, admissible ou probante démontrant que son processus décisionnel était régi par ou soumis à un niveau de prix prédéterminé au-delà duquel aucun contrat ne pouvait être attribué. Même s'il existait un tel repère ou une telle attente en matière de prix, cela n'était pas contraignant pour la Ville, car elle a, en fait, attribué le contrat à SNQ pour un montant supérieur à ce montant.
- Il est vrai que le prix d'Irriglobe est plus élevé que celui de SNQ. Cependant, la Ville n'a pas fait valoir qu'elle disposait de directives internes lui permettant de dépasser son estimation, mais seulement dans une certaine limite. Elle n'a pas précisé où, ni comment, elle aurait prétendument fixé la limite en termes de pourcentage dépassant l'estimation. En effet, les éléments de preuve qu'elle a produits tendaient à établir le contraire.
- Le témoin appelé par la Ville a affirmé que le Conseil n'aurait pas agi ainsi. Cette affirmation avait une faible valeur probante pour au moins deux raisons. Premièrement, le témoin ne faisait pas partie du Conseil et n'avait contribué qu'à un seul des six ou sept niveaux d'approbation requis. Il n'avait aucune connaissance personnelle de la manière dont le Conseil décidait de dépasser ou non un prix et n'avait jamais participé à de telles discussions auparavant. Deuxièmement, il a déclaré avoir connaissance de contrats dans lesquels la Ville avait dépassé ses propres estimations internes, dont un de 71 %.
- La Ville souhaitait que son représentant témoigne sur la manière dont le processus d'approbation aurait dû se dérouler en exposant la manière dont la Ville avait procédé dans le passé. Le Tribunal considère cet élément de preuve comme hypothétique et de faible valeur probante.
- Premièrement, comme indiqué, la personne qui a témoigné avait une connaissance personnelle limitée du fonctionnement réel du Conseil et n'a pas été appelée en tant qu'expert qualifié pour se prononcer sur la manière dont le Conseil aurait dû fonctionner. Il n'était pas compétent pour se prononcer sur la probabilité que tous les autres membres de la chaîne décisionnelle de la Ville, y compris le trésorier et le Conseil, n'auraient pas accepté de dépasser l'estimation de 179 487,48 $. Deuxièmement, il n'a fait référence à aucune règle ou procédure interne établie. Comme indiqué ci-dessus, ce montant était une estimation et n'était pas contraignants.
- La Ville a tenté de démontrer que le bassin des soumissionnaires potentiels était beaucoup plus large que les quatre qui avaient présenté une soumission et qu'Irriglobe ne pouvait donc pas établir qu'elle aurait obtenu le contrat. Elle avait interrogé le représentant d'Irriglobe et déposé les notes sténographiques qui, selon la lecture de la Ville, démontraient que le représentant d'Irriglobe avait nommé diverses autres entreprises d'irrigation qui auraient également pu effectuer les travaux.
- Les notes ne corroborent pas ce que la Ville cherchait à établir. La question posée dans l'interrogatoire visait simplement à savoir quelles autres entreprises étaient membres de la société d'irrigation, et non celles situées près de Laval et disposées et aptes à fournir les services à Laval pour cet appel d'offres à ce moment-là.
- Indépendamment de ce qui précède, la Ville a également cherché à s'appuyer sur sa propre expérience et ses propres pratiques pour démontrer son approche en matière d'attribution de contrats en cas de dépassement des estimations de coûts, mais s'est opposée à ce qu'Irriglobe en fasse de même.
- La Ville a présenté d'autre exemples de son analyse réalisée par le Service de l'approvisionnement/Achats[85]. L'objection d'Irriglobe était bien fondée. Ces éléments de preuve étaient difficiles à appliquer par analogie, car bon nombre des variables pour chacun des autres appels d'offres étaient trop différentes de ceux de l'Appel d'offres en cause dans le présent dossier.
- Sur la base des éléments de preuve administrés, le Tribunal détermine que, selon la prépondérance des probabilités, la Ville aurait attribué le contrat à Irriglobe au prix proposé par cette dernière. Bien que supérieure à son estimation interne, l'estimation de la Ville ne constituait pas une condition de l'appel d'offres et n'était pas contraignante pour la Ville ou les soumissionnaires. La Ville avait déjà dépassé ses estimations de prix internes par le passé et il n'existait aucune preuve probante d'une limite de prix interne contraignante qui aurait pu empêcher le Conseil de la Ville de refuser d'attribuer le contrat. Les travaux étaient nécessaires pour la sécurité des utilisateurs du parc très fréquenté.
- Les éléments de preuve versés au dossier justifient également la détermination selon laquelle Irriglobe a établi un lien de causalité entre la faute de la Ville et la perte du contrat par Irriglobe. Irriglobe était un soumissionnaire qualifié, apte à exécuter les travaux et avait présenté le prix le plus avantageux. La faute de la Ville a directement entraîné la perte du contrat.
Calcul des dommages
- Une fois qu'un soumissionnaire a établi l'existence d'une faute, d'un préjudice et d'un lien de causalité entre les deux, le Tribunal peut et doit arbitrer le montant des dommages-intérêts sur la base des preuves administrées, à condition qu'elles soient pertinentes, recevables et probantes[86]. Le Cour d’appel souligne que le calcul du préjudice fait appel à un certain degré d’appréciation et de discrétion.
- Reconnaître une faute et conclure que ce préjudice était une conséquence directe et immédiate est une chose, mais convenir du montant de ces dommages-intérêts en est une autre. Qu'il s'agisse de l'existence des dommages-intérêts ou de leur quantum, le soumissionnaire a le fardeau de la preuve.
- L'article 1611 du Code civil du Québec[87] (« C.c.Q. ») prévoit que les dommages-intérêts dus au créancier compensent la perte qu'il subit et le gain dont il est privé. Pour être indemnisé, le préjudice futur doit par ailleurs être certain et susceptible d'être évalué. Ces dommages-intérêts sont de nature compensatoire et visent à replacer l’entrepreneur dans la situation qui aurait été la sienne si le contrat avait été correctement exécuté[88].
- Lorsque le soumissionnaire démontre que le contrat lui aurait, en toute probabilité, été attribué, la base d’évaluation des dommages-intérêts pour bris de contrat dans le cadre d’un appel d’offres est généralement le profit que le soumissionnaire aurait réalisé s’il avait obtenu le contrat[89].
- Dans le cadre d'un appel d'offres, la réalisation d'un profit est aussi courante que l'objectif d'attribuer le marché au soumissionnaire qualifié le moins disant.
Dans le système d’appel d’offres, le jeu de la concurrence prédomine et partant, le propriétaire a comme objectif de réaliser les travaux planifiés, au moindre coût. Le soumissionnaire, lui, cherche à obtenir l’adjudication du contrat, tout en réalisant un profit raisonnable[90].
- Pourtant, le Tribunal n’est pas lié par l’indication de profit mentionné dans la soumission. Il s’agit plutôt de l’estimation du profit anticipé par Irriglobe au moment de présenter sa soumission[91]. La jurisprudence mentionne que ses dommages s’évaluent sur la base du profit « espéré »[92]. Les tribunaux nuancent aisément la notion d'« espéré » et exigent que les « espoirs » d'un soumissionnaire soient étayés par des éléments de preuve pertinents, admissibles et probants. « Il ne s’agit pas d’accorder le montant que la partie espérait réaliser [lors du dépôt] de sa soumission, mais bien celui qu’elle aurait de facto tiré de l’exécution de ce contrat si celui-ci lui avait été octroyé »[93].
- Ces profits doivent s’évaluer, toutefois, en fonction du contrat dont Irriglobe a été privé et évaluer le profit qu’elle aurait réalisé si elle avait exécuté le contrat. Le profit perdu ne s’établit dans tous les cas en appliquant le taux moyen de profit d’Irriglobe au prix du contrat manqué. La quantification peut se faire à partir de la marge généralement réalisée par Irriglobe, telle qu’elle appert de ses états financiers[94].
- C’est au soumissionnaire, qui réclame ses profits, de s’assurer qu’il administre une preuve suffisante et concluante au sujet de ses profits[95]. À défaut, la compensation pourrait être l’équivalent d’évaluation de la moyenne des profits en se fondant sur les profits de l’entreprise au cours des années antérieures[96]. Ces profits doivent se rapporter au même type de contrat ou à l'utilisation des mêmes ressources, telles que la main-d'œuvre et les matériaux, et non à n'importe quelle activité exercée par le soumissionnaire.
- La Cour d'appel, dans l'affaire Municipalité de Val-Morin c. Entreprise TGC inc.,[97], fournit des indications sur les éléments de preuve pris en considération pour déterminer la perte réelle. La présence de nombreux facteurs difficilement prévisibles ou appréciables peut rendre l'évaluation du préjudice compliquée et, dans certaines circonstances, de ne pas pouvoir y appliquer. Règle générale, les frais d’administration et les frais généraux doivent être distingués du profit net de l’entreprise, puisque seule la perte d’un gain réellement encourue peut être dédommagée[98].
- La difficulté à déterminer le montant exact des profits perdus n'est pas synonyme d'incertitude quant à leur existence. Peu importe la difficulté de l’exercice, le Tribunal doit fixer l’indemnité, si besoin est, en faisant appel à une certaine approximation[99].
- Les juges font appel à une certaine approximation, qui n’implique pas une rigueur strictement mathématique, afin d’exercer un certain degré d'appréciation et discrétion[100].« La preuve de profit que l'on « aurait pu réaliser », n'eût été la faute d'un tiers, est toujours un peu spéculative puisqu'elle se fonde sur des projections et sur des résultats subséquents »[101].
- Les juges exigent une preuve admissible et probante, sinon l’exercice de leur appréciation et leur discrétion peut devenir un exercice de l’arbitraire. Le principe de la contradiction[102] et le principe selon lequel les parties à une instance conservent la maîtrise de leur dossier[103] empêchent un soumissionnaire à imputer au Tribunal la responsabilité de pallier les conséquences liées à ses choix procéduraux ou stratégiques résultant d’une absence de preuve[104]. Les juges ne possèdent pas le pouvoir de pallier l’absence de toute preuve en se livrant à un pur exercice de spéculation[105].
États financiers vérifiés et non-vérifiés
- La Ville ne concentre pas nécessairement sur l'existence de profits perdus, mais soumet plutôt que les profits réclamés par Irriglobe sont excessifs et donc irrecevable et, de plus, qu'Irriglobe n'a pas produit d'états financiers vérifiés. Pour la Ville, ce serait tout ou rien.
- Une marge brute devrait être mise en preuve pour pouvoir calculer le taux de profit du soumissionnaire. Faute d’une preuve suffisamment convaincante du profit qui aurait été réalisé à l’égard du contrat adjugé à un tiers, la quantification du préjudice subi peut se faire à partir de la marge généralement réalisée par le soumissionnaire, telle qu’elle appert de ses états financiers vérifiés[106]. Le fait que les états du soumissionnaire aient été vérifiés souligne qu’un professionnel, et même un expert, a confirmé que les états financiers sont préparés selon les principes comptables généralement reconnus.
- Faite correctement, une vérification des états signale que les informations qui y figurent peuvent être retracées de manière fiable jusqu'aux documents originaux justificatifs. La vérification constitue une représentation selon laquelle le professionnel dument qualifié en comptabilité a vérifié les processus internes qui ont conduit à la production des mentions figurant sur les états financiers[107]. Ces mentions ne constituent pas la meilleure preuve, mais elles sont fiables, car elles ont été vérifiées par une personne qui sait repérer les faiblesses et confirmer les points forts dans la présentation des chiffres.
- La Ville a raison de souligner que la jurisprudence a souvent exclu les états financiers non vérifiés[108], mais cela a été fait parce que leur contenu n'était pas étayé par des preuves suffisantes dans le cas particulier[109]. Les juges prêtent attention à la qualité des preuves présentées et pas seulement à leur format. Or, contrairement aux arguments avancés par la Ville, il n’est pas strictement nécessaire que cette preuve soit faite par le dépôt des états financiers vérifiés[110]. La Cour d’appel observe qu’il n’est pas anormal qu’une plus petite entreprise ne produise pas d’états financiers vérifiés[111].
- La jurisprudence considère les états non vérifiés comme une forme de ouï-dire[112]. À cet égard, pour répondre à cette préoccupation, un soumissionnaire doit donc administrer des éléments de preuve susceptibles de convaincre le Tribunal que les montants figurant sur les relevés non vérifiés sont fiables.
- La juge Marie-Hélène Montminy illustre comment les juges peuvent se fier aux états non vérifiés :
La preuve en l’espèce se distingue nettement de celle évoquée dans l’arrêt Capmatic Ltd. c. American Brands cité par Rochette. Dans cette affaire, l’intimée a choisi de faire la preuve de sa réclamation par le dépôt de divers documents comptables et d’états financiers non vérifiés juxtaposé au témoignage de son président et de celui d’un expert-comptable. L’expert-comptable a confirmé que les chiffres apparaissant aux états financiers concordaient avec les données financières extraites du système comptable et que ces états financiers étaient préparés selon les principes comptables généralement reconnus. Il a également confirmé avoir fait des démarches afin de s’assurer que les données du système comptable étaient fiables et qu’il pouvait les utiliser pour fonder son opinion. Nous sommes bien loin d’une preuve de cette nature en l’espèce[113].
[Soulignements ajoutés]
- Le contenu des états financiers non vérifiés peut être corroboré par un représentant du soumissionnaire qui témoigne, sans entrer dans les détails techniques, relativement aux informations y apparaissant, notamment sur le chiffre d’affaires de l’entreprise et sa marge bénéficiaire réelle pour les années précédentes[114]. Cette corroboration nécessite plus que de simples témoignages et est mieux conduite, appuyée de documents[115]. Ces documents incluent les factures émises par des tierces pour les matériaux, équipements ou services et des documents établis dans le cours des activités d'une entreprise qui peuvent constituer une exception au ouï-dire[116]. Un expert peut également confirmer que les chiffres mentionnés dans les états financiers non vérifiés concordent avec les données financières extraites du système comptable[117].
- Irriglobe n'a pas déposé d’états financiers vérifiés, ni même non vérifiés. La Ville a contesté la valeur probante, voire la recevabilité, du Takeoff, document d'Irriglobe.
- Ce document Takeoff a été généré à titre de version modifiée de celui proposé par la Ville aux soumissionnaires. À certains égards, il est analogue à une feuille de calcul Excel, mentionnée dans la jurisprudence. La différence ici est que SNQ et Irriglobe ont toutes deux déposé des formulaires remplis qui respectaient le format de la Ville, facilitant ainsi la comparaison. La similitude entre les formulaires ne dispense pas Irriglobe de l'obligation de prouver les chiffres qui y figurent.
- Une partie peut faire la preuve de la fiabilité de données à la base de son fichier Excel[118]. Les entrées dans le fichier Excel doivent être détaillées dans leurs différentes composantes, exclure les frais administratifs et être étayées par des preuves testimoniales et documentaires afin de présenter et d'expliquer les entrées. À l'instar des contributions pouvant être apportées aux états financiers non vérifiés, des experts ou des professionnels de la comptabilité, y compris une personne interne à la comptabilité, pourraient témoigner afin d'expliquer comment les factures et les reçus réels sont reportés dans le fichier Excel et confirmer cette correspondance.
- Il s'agit de convaincre le Tribunal que les chiffres figurant sur le fichier Excel sont fiables[119] et peuvent être utilisés pour établir les coûts des différents éléments. Il ne suffit pas que le président d'une société affirme que c'est ainsi qu'il procède habituellement. Il faut démontrer en quoi, dans le cas présent, les chiffres figurant sur le fichier Excel sont aussi fiables que des états financiers vérifiés ou non vérifiés, étayés par le témoignage d'un comptable.
- Le fait d'être une petite entreprise ne signifie pas que le fardeau de la preuve est allégé. Au contraire, la petite entreprise doit s'engager dans une administration plus poussée des preuves afin d'établir ses coûts et d'offrir l'équivalent des preuves plus fiables qu'auraient fournies des états financiers vérifiés. Un.e juge a la discrétion pour arbitrer les dommages, mais l’exercice de cette discrétion suppose qu’il y a une preuve administrée des éléments pertinents, admissibles et probants pour que le ou la juge peut y puiser les éléments pour déterminer le quantum des dommages[120].
- L’omission d’administrer une preuve adéquate des éléments de preuve pertinents, admissibles et probants des dommages qu’aurait pu subir le soumissionnaire peut entrainer le rejet de son action[121].
- Sous réserve de ce qui précède, le Tribunal conclut que la jurisprudence n'exige pas que, dans tous les cas, la preuve soit ou puisse être apportée uniquement par le dépôt d'états financiers, même non vérifiés. La jurisprudence exige plutôt que la preuve soit convaincante.
La prevue administrée
- Le Tribunal passe maintenant à l'examen des preuves administrées. Tel que mentionné précédemment, Irriglobe s'est appuyée sur son propre document interne intitulé « Takeoff » et sur le témoignage de son représentant. Ces éléments s'ajoutaient à d'autres éléments de preuve administrés dans le dossier de la Cour. En tant que représentant d'Irriglobe, Bédard a témoigné en utilisant son Takeoff, qu'il avait utilisé au moment de la préparation de sa soumission afin de calculer ses propres coûts et, ses profits et , par extension, le prix total. Il contient les six sections ou lots suivants :
Lot # 1 - Fourniture et installation d’un système d’irrigation
Lot # 2 - Fourniture de terre 70-30 à plateau sportif
Lot # 3 - Profilage du terrain de soccer
Lot # 4 - Fourniture de rouleaux de gazon géant
Lot # 5 - Engazonnement du terrain de soccer
Lot # 6 - Mesures COVID-19
- La présentation des prix dans les soumissions d'Irriglobe et de SNQ est de format comparable. Elles comprennent toutes deux la même liste compartimentée des travaux et la liste détaillée des équipements et matériaux que la Ville a indiqués comme devant être fournis par le soumissionnaire à titre « non limitatif et non exhaustif » :
• Pièces, conduite, raccord pour le système d'irrigation
• Coffret d'irrigation
• Béton et coffrage pour la confection de la dalle de béton
• Pierre nette 20mm (3/4 net) en quantité suffisante
• Sable pour les tranchées
• Rouleaux de gazon géant
• Engrais granulaire
• Semences à gazon pour les réparations des surfaces adjacentes.
• Terre à plateaux sportifs 70-30
• Compresseur à air de 185 CFM / 90 psi sur remorque (soufflage du système d'irrigation)
• Excavatrice et/ ou mini pelle.
• Un creuse-tranchée de type Vermeer RT-60 ou équivalent
• Une épierreuse de type DEGELMAN ou équivalent
• Un équipement de type LA SOLE ou rouleau niveleur pour le profilage.
• Toutes machineries circulant sur la surface sportive doit être équipés de pneus à basse pression.
• Tous autres matériaux ou équipements nécessaires à la bonne exécution du présent Devis.
- La Ville n'a imposé aucune condition selon laquelle un soumissionnaire devait être propriétaire du matériel. Elle a plutôt énuméré le matériel qui devait être fourni afin d'exécuter correctement les travaux décrits dans l'appel d'offres. Un soumissionnaire pouvait réaliser un profit auquel un autre soumissionnaire n'aurait pas pu avoir accès, car il ne possédait pas le matériel et n'avait pas à inclure le coût de location ou de location-achat dans le prix indiqué, augmentant ainsi ses profits. À cet égard, Bédard a témoigné au sujet des équipements particuliers auxquels Irriglobe avait accès pour exécuter les travaux décrits dans les éléments de la soumission d’Irriglobe. Il a expliqué quels équipements appartenaient à Irriglobe et lesquels elle louerait.
- La soumission de SNQ a été fournie par la Ville en tant que réponse à un engagement et a été déposée à titre de pièce confidentielle. Le Tribunal note que SNQ n'a été convoquée par aucune des parties pour débattre de cette soumission et qu'aucune des parties n'a indiqué que SNQ avait renoncé à la protection des informations confidentielles qu'elle contenait. Le Tribunal ne reproduira pas les montants dans un tableau comparatif, car les parties ont toutes deux accès aux documents soumis par SNQ et Irriglobe. La différence est que, pour Irriglobe, le dossier contient également une liste détaillée des profits attendus par Irriglobe.
- Contrairement aux Bordereaux de prix soumis par Irriglobe et SNQ avec leurs soumissions, l'estimation interne des prix de la Ville ne fournit aucune ventilation des lots de travaux qui la composent ni aucune explication sur la façon dont le montant global de 179 487,48 $ a été calculé.
- Le Tribunal se permet deux observations qui ressortent clairement de la comparaison entre la soumission d'Irriglobe et celle de SNQ, que la Ville a reçue et acceptée. Pour chacun des six lots, chaque soumissionnaire a indiqué son prix, qui comprenait le coût et le bénéfice, mais n'en a pas divulgué la ventilation.
- Le lot # 6 comprenait des frais nominaux pour les mesures visant à rester conforme aux mesures COVID-19. Bien que le prix de SNQ soit inférieur à celui d'Irriglobe, les deux montants sont négligeables relativement à l'un ou l'autre des prix totaux soumis et ce lot # 6 ne mérite pas un examen approfondi.
- Le lot # 1 intitulé « Fourniture et installation d’un système d’irrigation » concernait des travaux pour lesquels un soumissionnaire devait obligatoirement posséder des qualifications en irrigation et en plomberie. Irriglobe et SNQ ont tous deux proposé des montants similaires, mais pas identiques. Le montant proposé par Irriglobe était légèrement plus élevé. En ce sens, il y a peu de différence entre les deux. Le lot # 2 intitulé « Fourniture de terre 70-30 à plateau sportify » concernait la livraison de terre. Les offres étaient similaires, mais pas identiques. Celle de SNQ était légèrement plus élevée.
- Bédard a témoigné sur la manière dont il était parvenu aux chiffres de coûts et de profits d'Irriglobe et a expliqué en détail chacune des entrées qui lui avaient permis de calculer les montants. En ce sens, la preuve démontre que le prix des lots #1 et #2 se situait dans cette fourchette tant pour SNQ que pour Irriglobe, ce qui a donné de la crédibilité au témoignage d'Irriglobe. Il est probable que ses explications aient été adoptées et prises en compte par SNQ, car les deux entreprises sont parvenues aux mêmes montants.
- Les similitudes ci-dessus en matière de prix ne s'étendent pas aux lots # 3, #4 et #5. Les grandes différences entre la soumission d'Irriglobe et celle de SNQ concernent chacun des trois lots de travaux restants qui portaient sur l'aménagement paysager : le lot # 3 intitulé « Profilage du terrain de soccer », le lot # 4 intitulé « Fourniture de rouleaux de gazon géant » et le lot # 5 intitulé « Engazonnement du terrain de soccer ». Pour chacun de ces lots de travaux, Irriglobe propose un prix nettement plus élevé. Pour le lot #3, le prix de SNQ est égal à 61 % du prix d'Irriglobe. Pour le lot #4, le prix de SNQ est égal à 64 % du prix d'Irriglobe. Pour le lot #5, le prix de SNQ est égal à 50 % du prix d'Irriglobe. Au total, pour les trois lots, le prix de SNQ n'est que de 60 % du prix d'Irriglobe.
- Sur la base des éléments de preuve administrés, le prix de SNQ était (i) similaire à celui d'Irriglobe pour les travaux d'irrigation, qui étaient la spécialité d'Irriglobe, et (ii) seulement 60 % de celui d'Irriglobe pour l'aménagement paysager, qui était la spécialité de SNQ. En ce qui concerne les travaux d'irrigation, les éléments de preuve administrés ont établi que SNQ les avait sous-traités à une autre entité qui détenait les certifications requises. Or, l'appel d'offres interdisait expressément de sous-traiter cet aspect.
- Le Tribunal observe que la Ville a décidé de regrouper les lots de travaux en un seul contrat et d'interdire la sous-traitance pour les travaux d'irrigation. Personne n'a commenté cette décision ni n’en a fait un sujet de discussion.
- Le Tribunal n'a aucune indication sur les coûts engagés par SNQ pour la sous-traitance des travaux du lot #1. Les montants pour les matières premières du lot #2 sont identiques, mais il n'y a pas non plus d'indication sur le bénéfice.
- La preuve administrée démontre que, pour le volet irrigation, le prix demandé par Irriglobe était essentiellement équivalent à celui d'une entreprise possédant les qualifications requises en matière d'irrigation et de plomberie. Si l'Appel d'offres n'avait porté que sur cet aspect, les deux prix proposés par SNQ et Irriglobe auraient été sensiblement similaires.
- Le Tribunal estime disposer de preuves suffisantes pour octroyer à Irriglobe 89 226,92 $ à titre de dommages-intérêts pour perte de profits.
- La Ville a attribué un contrat d'une valeur de 189 414,50 $, qui, avec les taxes, s'élevait à 217 779,33 $. SNQ et Irriglobe avaient chacune les mêmes éléments de prix pour les travaux d'irrigation du lot # 1. Cela s'explique par le fait que les travaux de ce lot ont été effectués dans les deux cas par une entreprise qualifiée pour effectuer des travaux d'irrigation spécialisés, même si SNQ n'était pas autorisée à sous-traiter ces travaux en raison de leur importance. SNQ et Irriglobe avaient chacune les mêmes éléments de prix pour les travaux d'irrigation du lot # 2, qui consistaient en la fourniture de matières premières.
- Le représentant d'Irriglobe a témoigné de manière crédible sur la manière dont il avait calculé ses coûts. Son témoignage a été corroboré par le fait que ses devis pour les lots #1 et #2 étaient similaires à ceux de SNQ. Aucun des éléments composant le prix de SNQ n'a été contesté. Personne n'a appelé SNQ à témoigner et les parties ont accepté le dépôt de son Bordereau de prix. Personne ne connaît les pourcentages exacts du profit que SNQ a pu intégrer dans ses prix pour l'un ou l'autre des lots.
- La conformité entre les deux offres en ce qui concerne les lots # 1 et #2 permet au Tribunal de se fier à l'offre de SNQ comme coût de base pour les autres éléments.
- Irriglobe a soumis un prix de 267 020,00 $, qui, avec les taxes, s'élevait à 307 006,25 $. Irriglobe n'a pas produit de pièces justificatives pour tous les éléments de ses coûts, ni pour la façon dont elle a fixé le prix des lots # 3, #4 et #5. Bien qu'elle s'attendait à réaliser un profit sur ces lots, elle n'a pas prouvé tous ses profits. Cela ne signifie pas, pour autant, qu'elle n'a prouvé aucun profit.
- Cependant, le Tribunal a la preuve que les travaux pouvaient être effectués pour 189 414,50 $ avant taxes et que Ville aurait payé ce montant pour faire effectuer les travaux. Le Tribunal a également la preuve que la soumission de SNQ reprenait les mêmes éléments que celle d'Irriglobe et contenait les mêmes composants. Bien que les deux soumissions différaient sur certains éléments en raison d'écarts apparents dans les prix, le résultat final était que SNQ avait établi un prix de base pour tous les travaux et matériaux nécessaires à l'exécution de ces travaux à ce moment-là.
- Sur la base des preuves présentées, le Tribunal conclut que le coût de base des travaux pour l'ensemble des lots #1, #2, #3, #4, #5 et #6 était le prix contractuel fixé par SNQ. Si Irriglobe avait obtenu le contrat à son prix de 307 006,25 $, elle aurait pu se fonder, au minimum, sur les preuves présentées pour affirmer que le contrat pouvait être et avait été exécuté pour 217 779,33 $.
- Le Tribunal conclut que la Ville a commis une faute et causé un préjudice à Irriglobe. Irriglobe aurait dû se voir attribuer le contrat d'une valeur de 307 006,25 $, taxes comprises, mais elle en a été privée en raison de la faute de la Ville. Le prix proposé par Irriglobe était comparable à celui des autres soumissionnaires qualifiés dans le domaine de l'irrigation et de la plomberie, et la Ville aurait accepté de payer ce montant en raison de la nécessité de maintenir l'accès au Parc, très fréquenté, et d'assurer la sécurité des utilisateurs
- Cela dit, Irriglobe n'a pas prouvé le montant total des profits « espérés » qu'elle réclame, mais cela ne signifie pas que le Tribunal doit refuser de lui accorder une indemnisation ou conclure qu'il ne peut déterminer un profit. Comme il est fiable, comme indiqué ci-dessus, le prix contractuel total de SNQ peut être utilisé comme coût pour Irriglobe et accorde à Irriglobe la différence entre ce coût et le prix indiqué dans la soumission d'Irriglobe.
- Ce coût de SNQ est beaucoup plus élevé que celui que Irriglobe a déclaré comme étant ses coûts, mais ses coûts plus élevés et les profits moins élevés sont dus à la qualité des preuves administrées par Irriglobe. Irriglobe n'est pas dépourvu de preuves. Il ne dispose simplement pas de preuves suffisantes pour réclamer le montant total des profits « espérés ».
- Sur cette base, le Tribunal conclut que, selon la prépondérance des probabilités, Irriglobe a établi un bénéfice de 89 226,92 $, calculé en prenant le prix de sa soumission de 307 006,25 $ et en déduisant la soumission de SNQ de 217 779,33 $ au titre de ses coûts. Irriglobe n'ayant pas établi la totalité de ses coûts, soit 137 682,56 $, elle n'a pas droit à une indemnité d'un montant de 147 270,00 $ qui, avec les taxes, aurait totalisé 169 323,69 $.
- Le Tribunal inclut les taxes dans la somme accordée. La faute de la Ville et le résultat de la DII d'Irriglobe ne dispensent pas la Ville de payer les taxes ni Irriglobe de les percevoir et de les verser.
La Ville invoque l’obligation d’Irriglobe de minimiser ses dommages
- La Ville estime qu'elle ne devrait pas avoir à indemniser Irriglobe pour la partie du préjudice qu'elle aurait pu éviter[122]. Elle fait valoir qu'Irriglobe n'a pas mitigé son préjudice en attendant janvier 2022 pour contacter la Ville. La Ville soutient en effet qu'Irriglobe aurait pu éviter la totalité du préjudice et pas seulement une partie.
- Les motifs suivants amènent le Tribunal à conclure que la Ville ne s'est pas acquittée du fardeau qui lui incombait de démontrer qu'Irriglobe n'avait pas mitigé ses dommages.
- L’obligation de mitiger ses dommages est applicable autant en matière extracontractuelle que contractuelle[123], incluant dans les appels d’offres. Irriglobe à titre de soumissionnaire écarté ne peut se faire indemniser d’une perte qu’elle aurait pu éviter par des précautions raisonnables.
- La Cour d’appel souligne qu’il ne faut pas imposer un fardeau trop élevé au soumissionnaire. Elle ne doit que « tenter » de minimiser le préjudice[124]. L'obligation de mitiger est donc une question de moyens et non de résultat[125]. Le soumissionnaire doit prendre les mesures qu’aurait prises, dans les mêmes circonstances, une personne raisonnablement prudente et diligente. Il y a donc lieu de tenir compte des circonstances propres à chaque situation dans l’évaluation de ce qui constitue le comportement attendu du créancier[126].
- Soulever la question de l'atténuation revient à alléguer qu'Irriglobe a commis une faute. À cet égard, le fardeau de la preuve incombe à la Ville[127]. Lorsque la Ville allègue qu’Irriglobe a commis cette faute, elle assume le fardeau de démontrer non seulement qu’Irriglobe n’a pas pris toutes les mesures raisonnables pour mitiger le préjudice, mais encore qu’il fût possible de mitiger le préjudice.
- Premièrement, la Ville a fait valoir que l'ouverture des soumissions était publique et, par conséquent, qu'il en découlait une obligation pour les soumissionnaires d'y assister. Selon le raisonnement de la Ville, les soumissionnaires sont présents, ils conservent d'une manière ou d'une autre la possibilité de soulever immédiatement une objection. Cette implication est inapplicable. Irriglobe n'avait aucune obligation légale d'assister à l'ouverture des soumissions et n'avait aucune raison, dans les circonstances, de justifier sa présence et sa vigilance.
- La Ville demande en fait au Tribunal de transférer son fardeau à Irriglobe et d'exiger de cette dernière qu'elle s'immisce dans les affaires de la Ville et remette en question son jugement dès qu'elle a attribué le contrat. Il s'agit là d'un fardeau considérable pour ceux qui présentent des observations.
- Il existe une présomption selon laquelle une municipalité examinera les offres conformément à la loi et au contenu de son propre appel d'offres. On ne s'attend pas des soumissionnaires qu'ils remettent en question les décisions des municipalités et atténuent leur préjudice en intervenant immédiatement après la fin du processus.
- Deuxièmement, aucun fait inhabituel ne permettait à Irriglobe de soupçonner que l'autre soumissionnaire n'était pas conforme. Il incombe à la Ville de s'assurer de la conformité des offres avant d'attribuer un contrat, et non aux autres soumissionnaires de contrôler le processus, une fois qu'ils ont perdu l'appel d'offres. Aucun élément de preuve n'a été présenté qui permettrait de conclure qu'Irriglobe avait des raisons valables à l'époque de savoir ou de soupçonner que la Ville commettrait une erreur aussi flagrante et ignorerait la formulation obligatoire de son propre Appel d'offres.
- En tant que soumissionnaire, Irriglobe est en droit de supposer que la Ville traitera l'ensemble des offres avec le soin requis par la loi et la jurisprudence. Il doit exister des preuves démontrant qu'Irriglobe, en tant que soumissionnaire, aurait dû soupçonner qu'il y avait un problème. Il n’y en avait pas.
- Si un des soumissionnaires disposait de motifs plausibles pour s'inquiéter dès l’ouverture des soumissions, il aurait pu demander au Tribunal (i) d’enjoindre à la Ville de ne pas attribuer le contrat dont l’octroi découle de ce processus d’adjudication, ainsi que la suspension de cet Appel d’offres[128] (ii) d’émettre une injonction interlocutoire et ordonner l’annulation du contrat octroyé[129], (iii) de prononcer la nullité de ce contrat au motif de la non-conformité de la soumission de SNQ, qui ne respecterait pas une exigence essentielle du devis[130]. Rien n'indique qu'Irriglobe savait ou aurait dû savoir que la soumission gagnante n'était pas conforme. En fait, même la Ville semblait ignorer complètement qu'elle avait ignoré les règles de base énoncées dans les documents d'appel d'offres.
- Troisièmement, en l'absence de faits justifiant une préoccupation plausible, il n'est pas justifié d'établir, comme norme de conduite raisonnable dans une procédure d'appel d'offres, que tout soumissionnaire non retenu doit immédiatement envoyer une lettre de mise en demeure après l'ouverture des appels d'offres afin de démontrer qu'il a pris des mesures pour minimiser les dommages. Les litiges sont sérieux, tout comme les mises en demeure. Une mise en demeure aurait nui à l'exécution du contrat attribué à SNQ en tant que soumissionnaire présumé qualifié. Le processus d'appel d'offres public ne peut tolérer l'obligation pour tous les soumissionnaires non retenus d'envoyer rapidement une lettre de mise en demeure, même s'ils ne savent pas pourquoi ils l'envoient, afin de ne pas manquer à leur obligation de minimiser le préjudice.
- Les soumissionnaires qui envoient des mises en demeure doivent avoir une raison plausible avant de le faire. La Ville n'a administré aucune preuve qu'Irriglobe avait quelque raison de croire qu'en tant que deuxième soumissionnaire le moins élevé, il aurait néanmoins dû se voir attribuer le contrat. Ce n'est qu'en effectuant une vérification croisée du nom du soumissionnaire retenu avec les affiliations et les certifications qu'elle s’est aperçue de la non-conformité. Comme indiqué ci-dessus, cette tâche n'incombe pas aux soumissionnaires, qui peuvent supposer que celui qui a publié l'appel d'offres veille à la conformité des autres soumissionnaires avant d'attribuer le contrat.
- Quatrièmement, la Ville invoque le simple écoulement du temps et fait valoir que si Irriglobe avait agi plus tôt, elle aurait pu intervenir. Elle fait valoir que les soumissions ont été ouvertes en septembre 2020 et qu'Irriglobe n'est intervenue qu'en janvier 2022.
- Irriglobe a agi rapidement lorsqu'elle a découvert la non-conformité et l'a fait dans le délai de prescription de trois ans. Elle a envoyé sa lettre de mise en demeure le 6 janvier 2022 et a déposé sa DII le 27 avril 2022.
- En tant qu'installateur expérimenté dans le domaine de l'irrigation, Irriglobe avait compris que les travaux auraient pu et auraient dû être effectués à l'automne 2020. Il était raisonnable pour Irriglobe de le croire, car la Ville l'avait exprimé clairement dans son Appel d'offres. L'Appel d'offres indiquait également que les travaux auraient été achevés à l'automne 2020. L'Appel d'offres précise que les travaux « doivent s'effectuer du 1er septembre au 30 novembre 2020 » et que « [d]es exceptions à cet horaire pourront être faites avec le Donneur d’ordre »[131].
- Irriglobe n'a pas développé cette conviction uniquement lors du procès. Elle avait déjà exprimé cette même compréhension au moment où elle a déposé sa soumission. Dans sa propre soumission, Irriglobe avait estimé un délai d'exécution de cinq jours. Rien ne justifiait que les travaux ne soient toujours pas réalisés avant l'année suivante. Dans sa soumission, elle avait fourni une garantie financière pour une période de 120 jours à compter de la date de la soumission. Cela confirmait qu'au moins Irriglobe estimait raisonnablement que les travaux seraient achevés en quelques mois, et ce, pendant l’année 2020.
- Les preuves administrées démontrent que les travaux ont été reportés, mais que personne n'en a informé Irriglobe ni les autres soumissionnaires. À l'insu d'Irriglobe, le contrat attribué à SNQ était assorti d'un délai d'exécution recommandé d'un an[132]. Il n'est pas clair si le report a été imposé unilatéralement par la Ville, par SNQ, par les deux ou par une cause externe telle que les conditions météorologiques à l'automne 2020. La Ville n'a pas expliqué, et encore moins prouvé, comment ou pourquoi Irriglobe aurait dû prendre des mesures, même en décembre 2020.
- Irriglobe n'avait aucune obligation d'assister à l'ouverture des offres et aucune raison de soupçonner qu'elle devait contester l'attribution du contrat à SNQ. Il était également raisonnable de supposer que les travaux seraient entièrement achevés en novembre 2020. Personne ne lui a dit que les travaux étaient reportés à l'année suivante. Elle n'avait aucune raison d'agir avant et a agi dès qu'elle a obtenu l'information que la Ville avait commis une faute.
- La Ville n'a pas réussi à démontrer qu'Irriglobe avait commis une faute en ne tentant pas de mitiger ses dommages
Intérêts et indemnité additionnelle
- Irriglobe réclame des intérêts au taux légal et l'indemnité additionnelle calculée à compter du 14 octobre 2020. Elle n'explique pas pourquoi elle devrait être indemnisée à compter de cette date. Hormis le fait qu'il s'agit de la date de publication des résultats de l'Appel d'offres, Irriglobe n'explique pas pourquoi elle estime avoir droit à des dommages-intérêts à compter de cette date.
- La mise en demeure a été envoyée le 6 janvier 2022. Le refus de la Ville a été notifié le 20 avril 2022. La DII a ensuite été déposée une semaine plus tard, le 27 avril 2022. Sur la base de ce qui précède, le Tribunal estime qu'Irriglobe a droit aux intérêts et à l'indemnité additionnelle calculés sur les dommages-intérêts à compter du 6 janvier 2022, date à laquelle elle a mis la Ville en demeure.
Abus de procédure
- Irriglobe n'a pas modifié sa DII pour invoquer un abus après que la Ville ait fait cet aveu lors de l'audition. Au contraire, lors de ses représentations orales, elle a invité le Tribunal à émettre sa propre déclaration d'abus s'il estimait qu'il y avait abus au sens de l'article 51 du Code de procédure civile[133] (« C.p.c. »).
- Si Irriglobe avait demandé au Tribunal de se prononcer sur le préjudice qu'elle aurait pu subir en termes de préparation inutile, le Tribunal l'aurait entendu. Irriglobe ne l'a pas fait et le Tribunal peut supposer que la question de ce préjudice n'a pas été considérée comme un abus ou qu'il n'y avait pas de conséquences suffisantes pour Irriglobe pour l'inciter à présenter sa propre demande.
- Le Tribunal ne rend pas sa propre déclaration d'abus. Bien qu'il soit compétent pour le faire de sa propre initiative, il n'y a aucune raison convaincante de le faire. Si la Ville n'a fait son admission qu'à l'audition, cela n'a pas eu d'incidence sur les ressources de la Cour, car les jours fixés pour l'audition ont été pleinement utilisés malgré cette admission. À cet égard, les services judiciaires n'ont pas été affectés.
Frais de justice
- L’article 340 C.p.c. prévoit la règle générale que les dépens soient supportés par la partie qui succombe. Les exceptions prévues à l’article 341 C.p.c. ne trouvent pas à s'appliquer sur la base des faits, y compris la conduite de la procédure par l'une ou l'autre des parties. Le Tribunal a la discrétion de déroger à cette règle155F56F[134] à condition de fournir des motifs pour le faire.
- Il n'y a aucune justification pour ne pas appliquer la règle par défaut en faveur d'Irriglobe. Même si Irriglobe n'a pas obtenu la totalité des dommages-intérêts, le résultat confirme néanmoins qu'elle a obtenu gain de cause sur le fond. Si la Ville avait eu gain de cause, au lieu d'examiner la déclaration d'abus, le Tribunal aurait invité les parties à soumettre leurs observations sur l'octroi des frais à Irriglobe, étant donné que la Ville n'avait fait son admission de faute qu'à l'audition. Compte tenu du résultat, le Tribunal ordonne à la Ville de payer les frais de justice à Irriglobe.
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
ACCUEILLE en partie la Demande introductive d’instance d’Irriglobe inc. contre la Ville de Laval ;
CONDAMNE et ORDONNE à la Ville de Laval de payer 89 226,92 $ à Irriglobe inc. avec intérêts au taux légal plus l’indemnité additionnelle prévue à l’article 1619 du Code civil du Québec, RLRQ c CCQ-1991 depuis le 6 janvier 2022 ;
LE TOUT avec frais de justice payables par la Ville de Laval à Irriglobe inc.
|
| __________________________________L'HONORABLE DANIEL URBAS, j.c.s. |
| |
|
Me Dominic Bianco MSB & associés s.e.n.c.r.l. Avocats d’Irriglobe inc. Me Caroline Gelac Me Bénédict Gauvin-Morin Ville de Laval – LESAJ, avocats et notaires Avocats de la Ville de Laval |
|
[2] P-2, pour le contrat identifié comme SP-30034.
[4] Les prix incluent le TPS et TVQ.
[7] Ces trois lettres servent uniquement à rappeler que le soumissionnaire retenu n'était pas qualifié. Elles n'identifient en aucun cas la firme qui a remporté le contrat, et l'identité de celle-ci n'est pas pertinente. Elles ne font référence à aucune autre firme et ne sont pas destinées à le faire.
[9] Ste-Euphémie-sur-Rivière-du-Sud (Municipalité de) c. Raby, 2008 QCCA 1831 (« Raby »), par. 11; Canada (Procureur général) c. Constructions Bé-Con inc., 2013 QCCA 665 (« Constructions Bé-Con ») , par. 31.
[10] Martel Building Ltd. c. Canada, 2000 CSC 60 (CanLII), [2000] 2 RCS 860 (« Martel Building »), par. 79 à 80; Constructions Bé-Con, par. 31; Inter-Cité Construction ltée c. Québec (Procureure générale) (Ministère des Transports), 2015 QCCS 4365 (« Inter-Cité Construction CS »), par. 17 à 18, appel rejeté, Procureure générale du Québec c. Inter-Cité Construction ltée, 2017 QCCA 1525.
[11] M.J.B. Enterprises Ltd. c. Construction de Défense (1951) Ltée, 1999 CanLII 677 (CSC), [1999] 1 RCS 619 (« M.J.B. Enterprises »), par. 41.
[12] Axor Construction Canada inc. c. Bibliothèque et archives nationales du Québec, 2012 QCCA 1228, par. 29, demande d’autorisation d’appel rejetée, Axor Construction Canada inc. et autre c. Bibliothèque et Archives Nationales du Québec, 2013 CanLII 1175 (CSC); Constructions Bé-Con, par. 31; Opsis gestion d'infrastructures inc. c. GM Développement inc., 2020 QCCA 1756, par. 33.
[13] Constructions Bé-Con, par. 31; Municipalité de Val-Morin c. Entreprise TGC inc., 2019 QCCA 405 (« Municipalité de Val-Morin »), par. 17.
[14] Tercon Contractors Ltd. c. Colombie-Britannique (Transports et Voirie), 2010 CSC 4 (CanLII), [2010] 1 RCS 69, par. 17.
[15] R.P.M. Tech inc. c. Gaspé (Ville), 2004 CanLII 76642 (QC CA) (« R.P.M. Tech »), par. 23; Gaston Contant inc. c. Ville de Laval, 2021 QCCA 99 (« Gaston Contant »), par. 34.
[18] Inter-Cité Construction CS, par. 18.
[19] Martel Building, par. 81.
[20] Id., par. 84 à 85; Raby, par. 22.
[21] Constructions Bé-Con, par. 33.
[22] R.P.M. Tech, par. 24.
[24] Id.; Tapitec inc. c. Ville de Blainville, 2017 QCCA 317 (« Tapitec »), par. 17.
[25] R.P.M. Tech, par. 27.
[26] M.J.B. Enterprises, par. 47.
[37] D-15, engagement E-1.
[38] https://seao.gouv.qc.ca.
[41] 2.5 Excavation et terrassement ; 2.7 Travaux d'emplacement ; 3.2 Petits ouvrages de béton ; 4.2 Travaux de maçonnerie non structurale marbre et céramique ; 5.2 Ouvrages métalliques ; 6.2 Travaux do bois et plastique ; 7 Isolation étanchéité couvertures et revêtement extérieur ; 8 Portes et fenêtres ; 9 Travaux de finition ; 11.2 Équipements et produits spéciaux ; 12 Armoires et comptoirs usinés ; 13.5 Installations spéciales ou préfabriquées ; 17.2 Intercommunication téléphonique et surveillance.
[42] Sous-catégories 11.2, 12, 13.5 et 17.2.
[43] 1.4 Routes et canalisation ; 15.5 Plomberie.
[52] Ville de Laval c. Consultants Gauthier Morel inc., 2022 QCCA 1342 (« Consultants Gauthier Morel »), par. 31 avec référence à Constructions Bé-Con, par. 47
[54] Groupe Macadam inc. c. Ville de Lévis, 2020 QCCA 13, par. 80.
[55] Consultants Gauthier Morel, par. 31
[56] Entreprise P.S. Roy inc. c. Magog (Ville de), 2013 QCCA 617, par. 63.
[57] Municipalité de Val-Morin, par. 20.
[58] Municipalité de Piedmont c. Uniroc Construction inc., 2020 QCCA 329 (« Municipalité de Piedmont »), par. 23.
[60] R.P.M. Tech, par. 28.
[62] R.P.M. Tech, par. 27.
[64] Tapitec, par. 20; Ville de Montréal, par. 29.
[65] Ville de Montréal, par. 29 à 30.
[66] Id., par. 30 à 35; Axim Construction inc. c. Université du Québec à Montréal, 2018 QCCS 3087, par. 30 à 45.
[67] Entreprises QMD inc. c. Ville de Montréal, 2021 QCCA 1775, par. 10.
[68] Municipalité de Piedmont, par. 25 à 28.
[69] Norgéreq ltée c. Ville de Montréal, 2019 QCCA 360, par. 11.
[70] Maria (Office municipal d'habitation de) c. Construction LFG inc., 2014 QCCA 2034, par. 29 à 34 et 40 à 41.
[72] Raby, par. 24 ; M.J.B. Enterprises, par. 54.
[73] Maçonnerie Guy Rochefort inc. c. Pomerleau inc., 2020 QCCA 454, par. 20 à 21.
[74] Ville de Montréal c. Pavages D'Amour inc., 2024 QCCA 1464, par. 31.
[75] Constructions Bé-Con, par. 32; Municipalité de Val-Morin, par. 21 ; Entreprises Marchand & Frères inc. c. Société d'énergie de la Baie James, 2011 QCCA 1218, par. 31 ; Ville de Montréal, par. 55.
[76] Municipalité de Val-Morin, par. 21.
[77] Société du parc industriel et portuaire de Bécancour c. Soterm inc., 2001 CanLII 39459 (QC CA), par. 80 à 84 ; Ville de Montréal c. 9150-2732 Québec inc., 2023 QCCA 567 (« 9150-2732 Québec inc. »), par. 64.
[78] Gaston Contant, par. 31.
[79] Dawcolectric inc. c. Hydro-Québec, 2014 QCCA 948, par. 174 avec référence à Jean-Louis Baudouin et Pierre-Gabriel Jobin, Les obligations, 7e éd., par Pierre-Gabriel Jobin et Nathalie Vézina, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2013, par. 778, p. 940.
[80] Bau-Québec ltée c. Sainte-Julie (Ville), 1999 CanLII 13429 (QC CA) (« Bau-Québec »), p. 13; Gaston Contant, par. 34.
[81] Bau-Québec, p. 13; Gaston Contant, par. 34.
[82] Gaston Contant, par. 34.
[86] Banque de Montréal c. TMI-Éducaction.com inc. (Syndic de), 2014 QCCA 1431 (« TMI-Éducaction.com »), par. 103.
[87] Code civil du Québec, RLRQ c CCQ-1991 (« C.c.Q. »).
[88] Entreprise Enapex inc. c. Recouvrements métalliques Bussières ltée, 2010 QCCA 122, par. 48.
[89] Municipalité de Mansfield-et-Pontefract c. Location Martin-Lalonde inc., 2024 QCCA 1045, par. 57.
[90] Blenda construction inc. c. CHSLD Drapeau Deschambault, 2005 CanLII 39441 (QC CS), par. 52.
[91] Constructions Bé-Con, par. 76.
[92] 9150-2732 Québec inc., par. 64.
[93] Construction Gesmonde Ltée c. 2908557 Canada Inc., 2005 QCCA 537 (« Construction Gesmonde »), par. 7 ; Municipalité de Val-Morin, par. 11.
[94] Construction Gesmonde, par. 6.
[95] Municipalité de Val-Morin, par. 11.
[98] Municipalité de Val-Morin, par. 12.
[99] TMI-Éducaction.com, par. 103.
[100] Provigo Distribution inc. c. Supermarché A.R.G. inc., 1997 CanLII 10209 (QC CA), p. 65.
[101] Emballages Alpha inc. c. Industries Rocand inc., 2011 QCCA 1114, par. 95 ; Municipalité de Val-Morin, par. 11.
[102] Article 17 du Code de procédure civile, RLRQ c C-25.01 (« C.p.c. »).
[104] Ville de Québec c. Constructions BSL inc., 2022 QCCA 1682, par 229 ; article 268 C.p.c.
[105] Lambert c. Macara, 2004 CanLII 30445 (QC CA), par. 85 ; Electrolux Canada Corp. c. American Iron & Metal, 2016 QCCA 1692, par. 21, demande d’autorisation d’appel rejetée, Fer & Métaux Américains S.E.C. c. Société Electrolux Canada, 2017 CanLII 13571 (CSC) ; Municipalité de Val-Morin, par. 14.
[106] Construction Gesmonde, par. 6 ; MYG Informatique inc. c. Commission scolaire René-Lévesque inc., 2006 QCCA 1248, par. 64.
[107] CHSLD juif de Montréal c. Entreprises Francer inc., 2008 QCCA 2402 (« CHSLD juif de Montréal »), par. 43 à 44.
[109] Capmatic Ltd. c. American Brands, 2019 QCCA 1150 (« Capmatic »), par. 46.
[110] Id., par. 45 ; Municipalité de Val-Morin, par. 12.
[112] CHSLD juif de Montréal, par. 46.
[113] Rochette Excavation inc. c. Zurich Compagnie d'assurances, 2024 QCCS 1408, par. 195.
[115] 9153-5955 Québec inc. c. St-Liguori (Municipalité de), 2015 QCCS 4378 (« St-Liguori (Municipalité de) »), par. 76.
[116] Article 2870 C.c.Q. ; CHSLD juif de Montréal, par. 46.
[118] Mabarex inc. c. Ville de Vaudreuil-Dorion, 2021 QCCS 2601, par. 228 à 231.
[120] Municipalité de Val-Morin, 14.
[121] Id., par. 15 ; St-Liguori (Municipalité de), par. 37.
[122] Article 1479 C.c.Q.
[123] Roch Lessard 2000 inc. c. Saint-Augustin (Municipalité de), 2013 QCCA 1606 (« Roch Lessard 2000 »), par. 81.
[125] Gareau (Le Groupe Gareau inc.) c. Brouillette, 2013 QCCA 969, par. 39 ; Roch Lessard 2000, par. 81 ; Geffard c. Fonds d'assurance responsabilité professionnelle de la Chambre des notaires du Québec, 2014 QCCA 911 (« Geffard »), par. 56.
[126] Laflamme c. Prudential-Bache Commodities Canada Ltd., 2000 CSC 26 (CanLII), [2000] 1 RCS 638, par. 51 ; Roch Lessard 2000, par. 83.
[127] Article 2803 C.c.Q. ; Geffard, par. 56; Construction et location Jenik inc. c. Jenkins, 2020 QCCA 260, par. 11; Ferme Gérard Renaud inc. c. Sucriers du Mont-Bleu ltée, 2021 QCCA 632, par. 18 ; 9150-2732 Québec inc., par. 66.
[128] HP Canada cie c. Collecto Services regroupés en éducation, 2019 QCCS 4270.
[129] Terrassement Saint-Louis inc. c. Saguenay (Ville de), 2014 QCCS 5738.
[130] Daniels SharpSmart Canada Limited c. SigmaSanté, 2020 QCCS 3280.
[133] Code de procédure civile, RLRQ c C-25.01 (« C.p.c. »).
[134] Lacasse c. Lefrançois, 2004 CanLII 18749 (QC CS), par. 130 à 132, appel rejeté, Lacasse c. Lefrançois, 2007 QCCA 1015.