Décision

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Protection de la jeunesse — 25723

2025 QCCA 377

COUR D’APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

SIÈGE DE MONTRÉAL

 

 :

500-08-000585-242

(500-24-000392-232)

 

DATE :

 2 avril 2025

 

 

FORMATION :

LES HONORABLES

JULIE DUTIL, J.C.A.

PATRICK HEALY, J.C.A.

MICHEL BEAUPRÉ, J.C.A.

 

 

SANTÉ QUÉBEC, agissant par l’entremise du CIUSSS A (Directrice de la protection de la jeunesse)

APPELANTE – demanderesse

c.

 

A

INTIMÉE – défenderesse

et

X

MIS EN CAUSE – défendeur

et

COMMISSION DES DROITS DE LA PERSONNE ET DES DROITS DE LA JEUNESSE

INTERVENANTE

 

 

ARRÊT

 

 

MISE EN GARDE : Interdiction de publication ou diffusion : la Loi sur la protection de la jeunesse (« L.p.j. ») interdit de publier ou diffuser toute information permettant d’identifier un enfant ou ses parents, sauf sur ordonnance ou autorisation du tribunal (article 9.3 al. 1 L.p.j.). Quiconque contrevient à l’article 9.3 al. 1 L.p.j. commet une infraction et est passible d’une amende (article 135 L.p.j.).

  1.                 L’appelante se pourvoit contre un jugement de la Cour supérieure, district de Montréal (l’honorable Geeta Narang), qui a rejeté son appel contre un jugement de la Cour du Québec, chambre de la jeunesse, district [...] (l’honorable Marie Archambault). La Cour du Québec a déclaré que la sécurité et le développement du mis en cause sont compromis. Elle a également déclaré que les droits de l’enfant ont été lésés.
  2.                 Pour les motifs de la juge Dutil, auxquels souscrivent les juges Healy et Beaupré, LA COUR :
  3.                 REJETTE l’appel, sans les frais de justice, vu la nature du litige.

 

 

 

 

JULIE DUTIL, J.C.A.

 

 

 

 

 

PATRICK HEALY, J.C.A.

 

 

 

 

 

MICHEL BEAUPRÉ, J.C.A.

 

Me Gabriel Destrempe Rochette

Me Ève Sasseville

ciusss A

Pour l’appelante

 

A

Non représentée

 

Me Mylène Leblanc Lacombe

Me Patricia Collin

leblanc avocate

Pour le mis en cause

 

Me Isabelle Gilles

bitzakidis, clément-major, fournier

Pour l’intervenante

 

Date d’audience :

16 janvier 2025


 

MOTIFS DE LA JUGE DUTIL

 

 

  1.                 Le 24 juillet 2023, la Cour du Québec, chambre de la jeunesse (« Cour du Québec »), a accueilli la demande en protection présentée par l’appelante, Santé Québec, agissant par l’entremise du CIUSSS A (Directrice de la protection de la jeunesse) (« la DPJ »), déclaré que la sécurité et le développement du mis en cause (« l’enfant ») sont compromis et ordonné plusieurs mesures suivant les articles 91 et 91.1 de la Loi sur la protection de la jeunesse[1]  LPJ »). Elle a également déclaré que les droits de l’enfant ont été lésés (art. 91 al. 4 LPJ) en raison du délai déraisonnable de 59 jours entre la réception du premier signalement et l’intervention de la DPJ[2]. Cette décision a été confirmée par la Cour supérieure le 12 juillet 2024[3].
  2.                 Le présent pourvoi ne concerne que la déclaration de lésion des droits de l’enfant.
  3.                 Essentiellement, la DPJ soulève deux moyens d’appel. Elle soutient que la juge de la Cour supérieure a erré en droit en ne considérant pas les ressources humaines, matérielles et financières dont elle dispose pour déterminer si le droit de recevoir des services sociaux adéquats a été lésé. En outre, elle plaide que la juge a commis une erreur de droit en omettant d’identifier le droit lésé en cause et en n’utilisant pas la norme de la décision raisonnable pour réviser sa conduite.
  4.                 Je suis d’avis de rejeter le pourvoi. La juge de la Cour supérieure a bien cerné les droits de l’enfant qui ont été lésés, soit le droit à la sécurité et à la protection, parce que 59 jours se sont écoulés entre le premier signalement et la première intervention[4]. Sans en faire mention dans sa conclusion au paragraphe 57, la juge fait référence aux droits consacrés à l’article 39 de la Charte des droits et des libertés de la personne[5] Charte québécoise »). En outre, elle n’a pas erré en déterminant que la preuve sur les ressources de la DPJ n’était pas pertinente dans les circonstances. Elle n’avait pas non plus à évaluer la conduite de la DPJ selon la norme de la décision raisonnable.

LE CONTEXTE

  1.                 L’enfant et sa mère, originaires du Rwanda, arrivent au Québec au printemps 2022. Ils sont parrainés par une dame que l’enfant considère comme sa grandmère[6]. À ce moment, l’enfant est âgé de 6 ans et demi.
  2.                 Entre le 28 septembre et le 25 novembre 2022, la DPJ retient cinq signalements concernant des situations d’abus physiques et/ou de mauvais traitements psychologiques de la part de la mère ou de la grandmère. La juge de la Cour supérieure décrit ainsi les signalements :

6.1. Le 28 septembre 2022 : La DPJ retient un signalement, reçu la veille, selon lequel la mère « pourrait utiliser la correction physique » avec l’enfant. Dans une lettre de la DPJ de mai 2023 adressée à la Cour du Québec, concernant ce signalement, on peut lire que : « nous sommes informés que la présence de la grand-mère maternelle au domicile est un facteur de protection qui, selon le déclarant, sensibilise la mère sur les valeurs québécoises ». La DPJ attribue un code 3 au signalement, le code le moins prioritaire qui peut être attribué à un signalement. Pour un signalement ayant un code 3, l’urgence d’intervention se définit comme suit : « Intervention à l’intérieur d’une période de quatre jours ouvrables (Danger réel et prévisible à court terme; Vulnérabilité relative ou absente de l’enfant; Capacité de prise en charge existante). »

6.2. Le 12 octobre 2022 : La DPJ retient un signalement, fait la veille, selon lequel il y aurait « une situation de mauvais traitements psychologiques (Exposition à la violence familiale causée par la mère, Indifférence de la part de la mère). » Dans la lettre explicative de la DPJ envoyée à la Cour du Québec, on apprend que, selon la compréhension de la DPJ, la mère, l’auteure présumée des corrections physiques, aurait récemment quitté la résidence de la grand-mère. Un code 3 est attribué à ce signalement lui aussi.

6.3. Le 20 octobre 2022 : La DPJ retient un signalement selon lequel un déclarant « rapporte les mêmes faits que le signalement du 13 [sic 12] octobre 2022 ». Il est rapporté à la DPJ que la mère aurait dit à l’enfant « qu’elle lui couperait les membres pour les faire cuire au four », entre autres. L’absence de la mère de la résidence est également confirmée. Un code 3 est, une fois de plus, attribué au signalement.

6.4. Le 27 octobre 2022 : Dans le quatrième signalement retenu, un déclarant rapporte que l’enfant subit de l’abus physique de la part de sa grand-mère. Dans la lettre de la DPJ adressée à la Cour du Québec, on peut lire qu’il est rapporté que la grand-mère « pourrait lui tirer fortement les oreilles et le mettre à genou les bras en croix pendant très longtemps (…) pour le punir. » Dans cette même lettre, la coordonnatrice des services AccueilDPJ écrit : « Les faits rapportés dans ce signalement ne sont pas précis et ne permettent pas de conclure à l’urgence d’intervention tel que le commande un code 1 ou code 2. » Par conséquent, un code 3 est, pour une dernière fois, attribué à un signalement concernant l’enfant.

6.5. Le 25 novembre 2022 : Dans le dernier signalement, un déclarant rapporte que l’oncle de l’enfant « le frapperait avec un bâton et qu’il demanderait à la grandmère de le frapper. » Cette fois-ci, toujours selon la lettre explicative de la DPJ de mai 2023, la personne déclarante indique qu’il y a « une marque au visage de l’enfant ». Un code 1 est attribué à ce signalement, ce qui requiert une intervention immédiate.[7]

  1.            Le 25 novembre 2022, la journée du cinquième signalement, la DPJ rencontre l’enfant à son école pour la première fois. Il est blessé au visage. Il dit craindre sa grandmère et raconte que cette dernière l’a poussé la veille et le jour même[8]. Il rapporte que sa mère quitte souvent le domicile et qu’elle le frappe régulièrement[9]. Il est immédiatement confié à une famille d’accueil[10].
  2.            Le 5 décembre 2022, la DPJ parvient à rencontrer la mère qui affirme notamment qu’elle n’habitait pas avec l’enfant au Rwanda et qu’elle ne sait pas ce qu’il a pu vivre avant son arrivée au Québec[11].
  3.            Après avoir été citée à comparaître, la grandmère se présente à la Cour du Québec et rencontre une intervenante de la DPJ à qui elle mentionne que l’enfant aurait été martyrisé au Rwanda. Elle affirme ne l’avoir jamais frappé, rapportant cependant que sa mère le frappait continuellement[12].
  4.            Le 6 décembre 2022, la DPJ dépose une demande en protection fondée sur l’article 38 LPJ devant la Cour du Québec afin de faire déclarer la sécurité et le développement de l’enfant compromis pour cause d’abus physiques et de négligence sur le plan éducatif. La Cour du Québec ordonne la journée même que l’enfant soit confié à une famille d’accueil jusqu’à l’audition de la demande en protection.
  5.            Le 2 mai 2023[13], l’avocate de l’enfant dépose une demande en déclaration de lésion de droits, alléguant que le délai de 59 jours entre la réception du premier signalement et l’évaluation entreprise à la suite du cinquième signalement est déraisonnable[14].
  6.            Comme mentionné, le 24 juillet 2023 la Cour du Québec statue sur la demande en protection et déclare notamment que les droits de l’enfant ont été lésés.
  7.            Le 23 août 2023, la DPJ porte le jugement rendu par la Cour du Québec en appel devant la Cour supérieure.
  8.            La Cour supérieure rejette l’appel le 12 juillet 2024[15].

LE JUGEMENT DE LA COUR DU QUÉBEC

  1.            Le 24 juillet 2023, la juge Marie Archambault de la Cour du Québec accueille la demande en protection, déclare que la sécurité et le développement de l’enfant sont compromis pour cause d’abus physiques et de négligence sur le plan éducatif et ordonne des mesures en vertu des articles 91 et 91.1 LPJ.
  2.            En outre, la juge déclare que les droits de l’enfant ont été lésés par la DPJ[16]. Elle est d’avis que le délai de 59 jours entre la réception du premier signalement et l’intervention de la DPJ « est nettement déraisonnable et que les droits de l’enfant de recevoir des services adéquats, en temps utile et avec diligence pour assurer sa protection et mettre fin à la situation qui compromet sa sécurité ou son développement ont été lésés »[17].

LE JUGEMENT DE LA COUR SUPÉRIEURE

  1.            La juge de la Cour supérieure conclut que la décision de la Cour du Québec n’est pas suffisamment motivée puisqu’elle n’aborde pas les arguments de la DPJ selon lesquels la lésion des droits doit être analysée en tenant compte des ressources disponibles et des dispositions de la LPJ faisant état des droits des enfants[18].
  2.            La juge détermine que la norme d’intervention sur la question de la motivation est celle de la décision correcte. Suivant les pouvoirs octroyés par l’article 112 LPJ à la Cour supérieure siégeant en appel, elle décide de rendre la décision qui aurait dû être rendue[19] et conclut que la demande de l’enfant est fondée[20]. La question des ressources de la DPJ n’est pas pertinente pour l’analyse puisque c’est l’enfant qui est au centre de celleci[21].
  3.            La juge examine le cadre juridique pour déterminer si les droits d’un enfant sont lésés. Elle écrit que les droits visés sont « tous [l]es droits dont jouissent les enfants ayant un dossier judiciarisé devant la Cour du Québec (chambre de la jeunesse) dans leurs interactions avec des personnes, des organismes ou des établissements »[22]. La lésion de droits « peut renvoyer aux droits énoncés dans d’autres textes législatifs, incluant les chartes »[23]. Elle écarte l’argument de la DPJ voulant que les droits visés se limitent à ceux énoncés dans la LPJ[24]. Elle estime qu’une vision aussi étroite de la notion de droits n’est pas justifiée, et ce, pour cinq raisons :
  • Le texte de l’article 91 al. 4 LPJ est clair et ne limite pas les droits en question à ceux prévus dans la loi;
  • Les lois doivent être lues et interprétées de façon à ce que les dispositions soient cohérentes entre elles. Le préambule de la LPJ renvoie à divers instruments normatifs;
  • Les lois doivent être interprétées à la lumière des principes énoncés dans la Charte québécoise, dont l’article 39 prévoit que « [t]out enfant a droit à la protection, à la sécurité et à l’attention que ses parents ou les personnes qui en tiennent lieu peuvent lui donner »;
  • La LPJ est une loi réparatrice qui doit recevoir une interprétation large et libérale, tel que le préconisent plusieurs études doctrinales;
  • L’intention du législateur de prévoir « une protection supplémentaire, dans des cas exceptionnels »[25], serait contrecarrée si une vision restrictive de la notion de droits était adoptée pour examiner le bien-fondé des déclarations de lésion[26].
  1.            La juge estime que « [b]ien que la preuve soumise à la Cour du Québec concernant la façon dont les cinq signalements concernant l’enfant ont été classés et les retards dans le traitement des dossiers soit intéressante, elle n’est pas pertinente à la question de la lésion de droits »[27]. Elle rappelle les faits saillants du dossier et souligne que personne ne conteste la déclaration de compromission de droits. À son avis, « [l]e manque criant de ressources à la DPJ est peut-être la cause de la lésion des droits en l’espèce, mais ce manque de ressources ne fait pas obstacle au prononcé d’une déclaration de lésion »[28].
  2.            En ce qui concerne les mesures correctrices ordonnées par la Cour du Québec, la juge estime qu’il n’y a aucun motif d’intervention[29]. Elles sont en lien avec la lésion des droits de l’enfant[30].

LES QUESTIONS EN LITIGE

  1.            La DPJ propose deux questions en litige :

-          La juge de la Cour supérieure a-t-elle erré en droit en considérant que les ressources humaines, matérielles et financières de la DPJ ne doivent pas être prises en compte pour déterminer si le droit de recevoir des services sociaux adéquats a été lésé?

-          La juge de la Cour supérieure a-t-elle erré en droit en ne posant pas le cadre d’analyse pour déterminer si les droits de l’enfant ont été lésés?

  1.            L’enfant et l’intervenante, la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (« CDPDJ »), ne sont pas d’accord avec la première question formulée par la DPJ. Ils estiment qu’elle restreint indûment l’analyse au seul droit de recevoir des services sociaux adéquats. Par ailleurs, ils soutiennent que la juge n’a pas erré en droit au sujet du cadre d’analyse applicable au recours en lésion de droits. Ils sont d’avis que la prise en compte des ressources de la DPJ n’était pas pertinente et que la norme de la décision raisonnable ne trouvait pas application.
  2.            L’enfant soutient que la seule question posée par ce pourvoi est la suivante : la juge de la Cour supérieure a-t-elle erré en droit en ne posant pas le cadre d’analyse pour déterminer si les droits de l’enfant ont été́ lésés? Cette question permet d’établir un cadre d’analyse clair et de régler les autres questions soulevées par la DPJ.
  3.            Quant à la CDPDJ, elle mentionne ne pas être d’accord avec les prémisses des questions soulevées par la DPJ. Elle les reformule donc de la façon suivante : 1) la juge de la Cour supérieure a-t-elle erré en droit dans son application du cadre d’analyse pour déterminer si les droits de l’enfant ont été lésés? et 2) a-t-elle erré en droit en considérant que le manque de ressources de la DPJ ne fait pas obstacle au prononcé d’une déclaration de lésion de droits?
  4.            On comprend des différentes façons dont les parties abordent le débat que ce dernier se rapporte finalement au cadre d’analyse en matière de lésion de droits, mais je répondrai aux questions telles que posées par la DPJ.

L’ANALYSE

1) La juge de la Cour supérieure a-t-elle erré en droit en considérant que les ressources humaines, matérielles et financières de la DPJ ne doivent pas être prises en compte pour déterminer si le droit de recevoir des services sociaux adéquats a été lésé?

  1.            La DPJ soutient que le droit lésé identifié par les parties et la juge de première instance est celui de recevoir des services sociaux adéquats, plus précisément le droit de l’enfant à ce que sa situation soit évaluée dans un délai raisonnable. Pour déterminer s’il y a eu lésion, il faut toutefois que ce droit, prévu à l’article 8 LPJ, tienne compte des ressources humaines, matérielles et financières des établissements de santé et de services sociaux[31].
  2.            La juge de la Cour supérieure devait donc appliquer cet article. En ne tenant pas compte de la preuve de la DPJ à l’égard de la disponibilité des ressources, la juge le vide de son sens et commet une erreur révisable.

* * *

a) L’interprétation de la LPJ

  1.            Il est bien établi que la LPJ est une loi réparatrice d’application exceptionnelle[32] « qui a pour objet d’assurer la protection de tout enfant dont la sécurité ou le développement est ou peut être compromis »[33]. Elle doit être interprétée de façon large et libérale, afin de favoriser l’accomplissement de son objet. Elle doit aussi être interprétée conformément à la Charte québécoise[34].
  2.            La Cour du Québec s’est vu confier des pouvoirs par le législateur lorsqu’une intervention judiciaire est requise. Ce type d’intervention est toutefois exceptionnel puisque l’un des objectifs de la LPJ est la déjudiciarisation des situations de protection[35].
  3.            En 1984, le législateur accorde à la Cour du Québec un nouveau pouvoir par l’ajout de l’article 91 al. 2, aujourd’hui devenu l’article 91 al. 4 LPJ. Elle peut déclarer que les droits d’un enfant ont été lésés dans le processus par des personnes, des organismes ou des établissements. Elle a alors la compétence pour ordonner que la situation soit corrigée :

91. Si le tribunal en vient à la conclusion que la sécurité ou le développement de l’enfant est compromis, il peut, pour la période qu’il détermine, ordonner l’exécution de l’une ou de plusieurs des mesures suivantes :

 

[…]

 

Si le tribunal en vient à la conclusion que les droits d’un enfant en difficulté ont été lésés par des personnes, des organismes ou des établissements, il peut ordonner que soit corrigée la situation.

 

91. Where the tribunal concludes that the security or development of the child is in danger, it may, for the period it determines, order the implementation of one or more of the following measures:

 

 

[…]

 

Where the tribunal concludes that the rights of a child in difficulty have been wronged by persons, bodies or institutions, it may order the situation to be corrected.

 

[Soulignement ajouté]

  1.            Le premier alinéa de l’article 3 de la LPJ prévoit quant à lui que « [l]es décisions prises en vertu de [la LPJ] doivent l’être dans l’intérêt de l’enfant et dans le respect de ses droits ». En 2022, le législateur a ajouté ceci au préambule de la loi : « l’intérêt de l’enfant est la considération primordiale dans toute décision prise à son sujet »[36].
  2.            Dans un arrêt récent, Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Directrice de la protection de la jeunesse du CISSS A[37] Québec (CDPDJ) »), la Cour suprême était saisie d’un pourvoi concernant une déclaration de lésion de droits en vertu de l’article 91 al. 4 LPJ. Bien que les questions soulevées dans ce dossier concernent les mesures correctrices prononcées par la Cour du Québec et non les droits lésés, plusieurs passages sont pertinents pour l’examen du présent pourvoi.
  3.            En effet, le juge en chef Wagner conclut que « le législateur a voulu confier au tribunal les pouvoirs correctifs nécessaires pour assurer la protection la plus complète de l’intérêt et des droits de l’enfant devant lui »[38]. Selon lui, « ce qui saute aux yeux à la lecture de l’art. 91 dans son ensemble, c’est que tant en matière de compromission que de lésion de droits, le tribunal se voit confier une série de pouvoirs pour veiller à la protection d’un enfant vulnérable dont il est saisi de la situation »[39].
  4.            En outre, le juge en chef Wagner mentionne que l’article 39 de la Charte québécoise, lequel consacre le droit de tout enfant « à la protection, à la sécurité et à l’attention que ses parents ou les personnes qui en tiennent lieu peuvent lui donner », est pertinent pour interpréter les dispositions de la LPJ, y compris l’article 91 al. 4 qui peut avoir une incidence sur les droits et les obligations de l’État[40].
  5.            Dans la mesure où le texte le permet, et sans outrepasser l’intention du législateur, la LPJ doit également être interprétée de façon à respecter les obligations du Canada découlant de la Convention relative aux droits de l’enfant[41].
  6.            À mon avis, pour interpréter la LPJ, il faut donc tenir compte du préambule de la loi et des divers instruments normatifs devant guider son application.
  7.            Il est très clair que l’intérêt de l’enfant est au cœur de toute décision prise en vertu de la LPJ.

b) La norme d’intervention

  1.            En l’espèce, la Cour supérieure siégeait en appel de la décision de la Cour du Québec[42]. La norme d’intervention est donc celle de la décision correcte en ce qui concerne les erreurs de droit. Quant aux questions de fait, ou mixtes de fait et de droit, c’est la norme de l’erreur manifeste et déterminante qui trouve application[43], laquelle impose à la Cour supérieure, siégeant en appel, de faire preuve de déférence sur ces questions à l’égard de la décision de la Cour du Québec, un tribunal spécialisé en cette matière[44].
  2.            La norme d’intervention qui s’applique à notre Cour lorsqu’elle siège en appel d’un jugement de la Cour supérieure rendu sous l’autorité de la LPJ est celle de la décision correcte. L’article 115 LPJ prévoit en effet que la permission d’appeler n’est accordée que s’il est fait la preuve d’un intérêt suffisant à faire décider d’une question de droit seulement[45] :

115. Il peut être interjeté appel à la Cour d’appel, avec la permission de l’un de ses juges, d’un jugement de la Cour supérieure rendu sous l’autorité de la présente loi, si la partie qui présente la demande démontre un intérêt suffisant à faire décider d’une question de droit seulement.

 

 

115. An appeal lies to the Court of Appeal, with leave of a judge of that Court, from any judgment of the Superior Court rendered under the authority of this Act, if the party making the application shows a sufficient interest to warrant decision on a question of law only.

 

[Soulignement ajouté]

c) Les ressources de la DPJ

  1.            À mon avis, la DPJ fait fausse route en soutenant qu’il n’est question ici que du droit de recevoir des services sociaux adéquats. Ce faisant, elle limite la portée de l’article 91 al. 4 LPJ. En effet, tant la juge de la Cour du Québec que celle de la Cour supérieure ont déterminé que ce sont les droits à la protection et à la sécurité de l’enfant qui ont été lésés en raison du délai déraisonnable avant que la DPJ agisse. Il ne s’agit pas ici de simplement recevoir des services sociaux adéquats.
  2.            La juge de la Cour du Québec conclut ainsi concernant la lésion des droits de l’enfant :

[31] Le Tribunal est d’avis que ce délai est nettement déraisonnable et que les droits de l’enfant de recevoir des services adéquats, en temps utile et avec diligence pour assurer sa protection et mettre fin à la situation qui compromet sa sécurité ou son développement ont été lésés.[46]

  1.            La juge de la Cour supérieure, pour sa part, précise que ce sont tous les droits de l’enfant qu’il faut considérer, y compris le droit à la sécurité. Elle rejette la définition étroite du concept de droits proposée par la DPJ dans le cadre de la déclaration de lésions de droits :

[45] Pour déterminer si les droits d’un enfant sont lésés selon l’article 91 de la Loi sur la protection de la jeunesse, il faut d’abord déterminer quels sont les droits en cause. Il s’agit de tous les droits des enfants, incluant le droit à la sécurité de leur personne et à la protection si leur sécurité ou développement sont compromis. La lésion de droits selon l’article 91 de la Loi ne vise pas uniquement les droits énoncés dans cette Loi; elle peut renvoyer aux droits énoncés dans d’autres textes législatifs, incluant les chartes.

[46] Tant devant la Cour du Québec que devant la Cour supérieure, la DPJ propose une définition plus étroite du concept de droits dans le cadre d’une demande de déclaration de lésion de droits. Elle soutient que les droits en jeu, dans ce contexte, sont les droits énoncés dans la Loi sur la protection de la jeunesse, c’est-à-dire le droit aux services, sous réserve de la disponibilité des services. À l’appui de son argument, la DPJ invoque l’article 8 de la Loi sur la protection de la jeunesse :

L’enfant et ses parents ont le droit de recevoir des services de santé et des services sociaux adéquats sur les plans à la fois scientifique, humain et social, avec continuité, de façon personnalisée et avec l’intensité requise, en tenant compte des dispositions législatives et réglementaires relatives à l’organisation et au fonctionnement de l’établissement qui dispense ces services ainsi que des ressources humaines, matérielles et financières dont il dispose.

La DPJ invoque également l’article 13 de la Loi sur les services de santé et les services sociaux :

Le droit aux services de santé et aux services sociaux et le droit de choisir le professionnel et l’établissement prévus aux articles 5 et 6, s’exercent en tenant compte des dispositions législatives et réglementaires relatives à l’organisation et au fonctionnement de l’établissement ainsi que des ressources humaines, matérielles et financières dont il dispose.[47]

[Soulignements dans l’original; renvois omis]

  1.            La juge explique ensuite pourquoi cette vision étroite de la notion des droits de l’enfant n’est pas justifiée. Outre le libellé de l’article 91 al. 4 LPJ, qui ne restreint pas les droits visés, la juge cite entre autres le préambule de la LPJ et l’article 39 de la Charte québécoise :

[50] Deuxièmement, les lois doivent être lues et interprétées de façon que les dispositions soient cohérentes l’une avec l’autre. À ce titre, le préambule de la Loi sur la protection de la jeunesse se lit comme suit :

CONSIDÉRANT que le Québec s’est déclaré lié par la Convention relative aux droits de l’enfant par le décret n° 1676-1991 du 9 décembre 1991;

CONSIDÉRANT que l’intérêt de l’enfant est la considération primordiale dans toute décision prise à son sujet;

CONSIDÉRANT qu’en vertu de la Charte des droits et libertés de la personne et du Code civil du Québec, tout enfant a droit à la protection, à la sécurité et à l’attention que ses parents ou les personnes qui en tiennent lieu peuvent lui donner;

CONSIDÉRANT que la protection des enfants est une responsabilité collective et qu’elle exige la mobilisation et la collaboration de l’ensemble des ressources du milieu afin de limiter l’intervention d’autorité de l’État dans la vie des familles en application de la présente loi aux situations exceptionnelles;

CONSIDÉRANT que, puisque l’enfant est en développement, la notion de temps chez lui est différente de celle de l’adulte;

[51] Troisièmement, l’article 39 de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec prévoit que : « Tout enfant a droit à la protection, à la sécurité et à l’attention que ses parents ou les personnes qui en tiennent lieu peuvent lui donner. » La Charte est une loi quasi constitutionnelle et les autres lois doivent être interprétées à la lumière des principes énoncés dans celle-ci.[48]

[Soulignements ajoutés; renvois omis]

  1.            La juge ajoute que l’enfant avait le droit d’être en sécurité et protégé. Ses droits ont été brimés par le long délai qui s’est écoulé avant la première intervention de la DPJ. Le manque de ressources ne peut faire obstacle à une déclaration de lésion :

[57] L’enfant en l’espèce avait le droit d’être en sécurité et protégé. Ses droits sont brimés parce que 59 jours se sont écoulés entre le premier signalement et la première intervention de la DPJ. Il n’est pas possible de savoir précisément ce qui s’est passé pendant ces 59 jours. Il existe cependant des indices que les droits de l’enfant ont été brimés durant cette période. Lors de la première rencontre de la DPJ avec l’enfant, l’enfant est immédiatement retiré du foyer familial et confié à une famille d’accueil, ce qui signifie que, dans le foyer familial, sa sécurité et son développement étaient compromis. De plus, dans le jugement en appel, la juge « DÉCLARE que la sécurité et le développement de l’enfant sont compromis pour cause d’abus physiques et de négligence au plan éducatif[49] », une conclusion qu’aucune des parties ne conteste. Le manque criant de ressources à la DPJ est peut-être la cause de la lésion des droits en l’espèce, mais ce manque de ressources ne fait pas obstacle au prononcé d’une déclaration de lésion.[50]

  1.            Je partage l’avis de la juge de la Cour supérieure. L’interprétation proposée par la DPJ est contraire à la nature même de la déclaration en lésion de droits, laquelle vise justement à corriger les effets d’une action ou inaction des personnes à qui la LPJ confie des responsabilités et qui ont « ajouté aux préjudices dont [l’enfant] est victime »[51]. Cela peut être une intervention, mais aussi une absence d’intervention sociale qui nuit à une situation existante de compromission des droits de l’enfant. C’est pourquoi le législateur confie à la Cour du Québec les pouvoirs correctifs prévus à l’article 91 al. 4 LPJ.
  2.            Quant à l’article 8 LPJ, il est rédigé ainsi :

8. L’enfant et ses parents ont le droit de recevoir des services de santé et des services sociaux adéquats sur les plans à la fois scientifique, humain et social, avec continuité, de façon personnalisée et avec l’intensité requise, en tenant compte des dispositions législatives et réglementaires relatives à l’organisation et au fonctionnement de l’établissement qui dispense ces services ainsi que des ressources humaines, matérielles et financières dont il dispose.

8. The child and the parents are entitled to receive, with continuity, in a personalized manner and with the required intensity, health services and social services that are appropriate from a scientific, human and social standpoint, taking into account the legislative and regulatory provisions governing the organization and operation of the institution providing those services, as well as its human, material and financial resources.

 

 

[Soulignement ajouté]

  1.            Cet article ne peut être interprété de façon à porter atteinte aux droits des enfants vulnérables dont la DPJ doit s’occuper. Cela va à l’encontre de l’interprétation large, libérale et compatible avec les deux objets de la LPJ, soit la protection de l’enfant dont la sécurité ou le développement est ou peut être compromis ainsi que la fin de la situation de compromission :

2. La présente loi a pour objet la protection de l’enfant dont la sécurité ou le développement est ou peut être considéré comme compromis. Elle a aussi pour objet de mettre fin à la situation qui compromet la sécurité ou le développement de l’enfant et d’éviter qu’elle ne se reproduise.

 

En outre, elle complète les dispositions du Code civil portant sur l’adoption d’un enfant domicilié au Québec ou hors du Québec.

 

 

Enfin, en ces matières, la présente loi prévoit, au chapitre V.1, des dispositions particulières aux autochtones, lesquelles ajoutent ou dérogent à ses autres dispositions.

 

2. The purpose of this Act is to protect children whose security or development is or may be considered to be in danger. The Act also aims to put an end to and prevent the recurrence of situations in which the security or the development of a child is in danger.

 

In addition, it supplements the provisions of the Civil Code that concern the adoption of children domiciled in Québec or outside Québec.

 

Lastly, in these matters, this Act sets out, in Chapter V.1, provisions specific to Indigenous people, which add to or depart from its other provisions.

 

[Soulignements ajoutés]

  1.            Il faut que l’accent soit mis sur l’enfant et non sur la DPJ. L’intérêt supérieur de l’enfant doit être respecté.
  2.            Tel que je l’ai déjà mentionné, le juge en chef Wagner, dans l’arrêt de la Cour suprême Québec (CDPDJ), souligne que la LPJ doit être interprétée conformément à la Charte québécoise, une source de droit fondamental. Il s’exprime ainsi :

[25] Deuxièmement, toute disposition de la LPJ doit être interprétée conformément à la Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ, c. C-12 (« Charte québécoise »), qui est une source de droit fondamental. Il importe tout particulièrement de garder à l’esprit l’art. 39 de la Charte québécoise, qui consacre le droit de tout enfant « à la protection, à la sécurité et à l’attention que ses parents ou les personnes qui en tiennent lieu peuvent lui donner ». Bien que, dans un arrêt qui ne mettait en jeu ni la LPJ ni la portée normative de l’art. 39, notre Cour ait déjà affirmé en obiter que cette disposition « ne vis[e] directement l’État d’aucune façon » (Gosselin c. Québec (Procureur général), 2002 CSC 84, [2002] 4 R.C.S. 429, par. 89), il est clair que cet article trouve application lorsque l’État, par l’entremise d’un directeur de la protection de la jeunesse, exerce des attributs de l’autorité parentale (voir, p. ex., LPJ, art. 91 al. 1n); Code civil du Québec, art. 186 et 199). De même, il ne fait aucun doute que cet article est pertinent pour interpréter les dispositions de la LPJ, y compris les dispositions comme l’art. 91 al. 4 qui peuvent avoir des incidences sur les droits et les obligations de l’État. Depuis 2022, le législateur se réfère d’ailleurs explicitement à l’art. 39 de la Charte québécoise dans le préambule de la LPJ, ce qui ne fait que confirmer la valeur interprétative de cette disposition pour expliquer l’objet et la portée de toute disposition de la LPJ (voir Loi d’interprétation, art. 40 al. 1; Charte québécoise, art. 53; Québec (Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail) c. Caron, 2018 CSC 3, [2018] 1 R.C.S. 35, par. 3233, citant Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Communauté urbaine de Montréal, 2004 CSC 30, [2004] 1 R.C.S. 789, par. 20).[52]

  1.            Il ressort de ce passage que non seulement l’article 39 de la Charte québécoise s’applique lorsque l’État exerce les attributs de l’autorité parentale, mais qu’il est pertinent pour interpréter toutes les dispositions de la LPJ, y compris l’article 91 al. 4.
  2.            La LPJ doit donc être interprétée conformément à la Charte québécoise. Le législateur indique clairement qu’il veut s’assurer du respect des droits de l’enfant, dont ceux visés à l’article 39 de la Charte québécoise, soit le droit à la protection, à la sécurité et à l’attention que ses parents ou les personnes qui en tiennent lieu peuvent lui donner. En l’espèce, la juge de la Cour supérieure détermine que les droits à la protection et à la sécurité de l’enfant ont été lésés[53]. Or, il s’agit de droits prévus à l’article 39 de la Charte québécoise.
  3.            À mon avis, puisque tant la Cour du Québec que la Cour supérieure ont conclu que le délai d’intervention de la DPJ était déraisonnable et qu’il a porté atteinte aux droits de l’enfant protégés par l’article 39 de la Charte, la preuve des ressources limitées de la DPJ n’était pas pertinente dans ce cadre.
  4.            Dans l’arrêt Québec (CDPDJ)[54], la Cour suprême aborde d’ailleurs la question des incidences budgétaires d’une mesure correctrice. Le juge en chef Wagner mentionne que l’ampleur de cellesci ne constitue pas en soi un critère de validité de l’ordonnance[55]. Cela vient appuyer la position selon laquelle l’insuffisance des ressources n’est pas pertinente pour déterminer s’il y a lésion.
  5.            Comme le plaide la CDPDJ, les limites aux ressources dont dispose la DPJ peuvent expliquer un délai dans l’évaluation de la situation à la suite d’un signalement retenu, mais elles ne peuvent justifier les délais déraisonnables qui lèsent les droits des enfants.
  6.            Ce moyen d’appel est donc rejeté.

2) La juge de la Cour supérieure a-t-elle erré en droit en ne posant pas le cadre d’analyse pour déterminer si les droits de l’enfant ont été lésés?

  1.            La DPJ reproche à la juge de la Cour supérieure d’avoir commis une erreur de droit en omettant d’identifier le droit en cause et d’apprécier sa conduite selon la norme de la décision raisonnable.
  2.            Elle propose le cadre d’analyse suivant :

a. Identifier les droits de l’enfant qui sont en cause et potentiellement lésés;

 

b. Analyser les faits lésionnaires soulevés et mis en preuve par rapport aux droits en cause pour déterminer si les droits de l’enfant sont lésés;

 

c. Dans le cas où les droits ont été lésés, ordonner les mesures correctrices susceptibles de corriger la situation de l’enfant.

  1.            En ce qui concerne la détermination des droits en cause, il pourrait être souhaitable qu’ils le soient précisément, et ce, notamment afin que « l’intervention du tribunal s’inscrive dans une logique de justice individualisée et particularisée, en fonction de l’intérêt et des droits de l’enfant particulier dont il est saisi de la situation »[56]. Toutefois, le défaut d’énoncer clairement le fondement législatif n’est pas fatal si les faits démontrent que l’action ou l’inaction des acteurs a lésé les droits de l’enfant[57]. La Cour du Québec peut d’ailleurs soulever de sa propre initiative la question de la lésion de droits si, en prenant connaissance d’un dossier, elle a des motifs de croire que les droits d’un enfant sont lésés[58].
  2.            En l’espèce, on comprend du jugement de la Cour supérieure que l’inaction de la DPJ, pendant 59 jours, a lésé les droits à la protection et à la sécurité de l’enfant. Bien que la juge ne mentionne pas expressément l’article 39 de la Charte québécoise dans sa conclusion, aux paragraphes 56 et 57, la lecture des motifs indique clairement que ce sont les droits lésés[59].
  3.            En ce qui concerne l’appréciation des faits lésionnaires, la DPJ plaide que la Cour du Québec doit s’inspirer des principes élaborés dans l’arrêt Vavilov[60] de la Cour suprême pour décider si ses décisions prises en vertu de paramètres cliniques sont raisonnables. Elle plaide aussi que la Cour supérieure devait analyser sa conduite selon cette même norme.
  4.            Tout d’abord, il ne s’agit pas ici de décisions cliniques puisqu’il y a eu absence d’intervention pendant 59 jours. En outre, la Cour du Québec doit se livrer à une analyse du point de vue de l’enfant et non de celui de la DPJ[61].
  5.            L’application de la norme de la décision raisonnable s’inscrit donc en faux avec le cadre d’analyse applicable en matière de lésion de droits. Les notions de faute[62], d’intention[63], de même que les pratiques internes de la DPJ[64] ne sont pas pertinentes. L’autrice Ricard rappelle que « bien que le directeur ait […] une obligation de moyen, la lésion de droits, elle, ne s’évalue pas à l’aune des obligations de ce dernier ou des autres parties, mais plutôt en se plaçant dans la perspective première des droits de l’enfant »[65] [renvoi omis].
  6.            La détermination des faits lésionnaires relève du juge d’instance. Les situations qui entraînent des lésions de droits peuvent avoir plusieurs sources, soit « des racines systémiques et multifactorielles »[66]. Il s’agit d’une appréciation factuelle qui ne peut être revue qu’en présence d’une erreur manifeste et déterminante.
  7.            Je suis d’avis que la juge de la Cour supérieure n’a commis aucune erreur révisable en concluant que bien qu’il soit impossible de savoir ce qui s’est passé précisément dans le délai de 59 jours, « [i]l existe […] des indices que les droits de l’enfant ont été brimés durant cette période »[67].
  8.            Enfin, il ne s’agit pas ici d’un pourvoi en contrôle judiciaire. L’application de la norme de la décision raisonnable par la Cour du Québec paraît incompatible tant avec l’objet de la LPJ qu’avec les pouvoirs qu’elle confère au tribunal. Comme déjà mentionné, l’objet du régime instauré par la LPJ est « d’assurer la protection de tout enfant dont la sécurité ou le développement est ou peut être compromis »[68]. À cela s’ajoute l’article 91 al. 4 LPJ que le législateur a adopté en 1984 afin de donner à la Cour du Québec « les pouvoirs correctifs nécessaires pour assurer la protection la plus complète de l’intérêt et des droits de l’enfant »[69]. Par ailleurs, la norme de la décision raisonnable est également incompatible avec les pouvoirs conférés par la LPJ à la Cour supérieure siégeant en appel (art. 112 LPJ) ainsi qu’avec les normes d’intervention applicables.
  9.            La Cour du Québec a donc les pouvoirs correctifs nécessaires pour protéger les droits de l’enfant de façon complète. En l’espèce, la DPJ n’a pas agi pendant 59 jours. Par ailleurs, elle n’a pas respecté le délai de quatre jours qu’elle s’est elle-même donné pour intervenir dans le cadre d’un signalement coté 3[70] (ce qui correspond aux quatre premiers signalements). Il ne s’agit pas là de décisions cliniques. La Cour du Québec n’avait pas à faire preuve de déférence à cet égard.
  10.            Ce moyen d’appel doit également échouer.
  11.            Je propose donc de rejeter l’appel, sans les frais de justice, vu la nature du litige.

 

 

 

JULIE DUTIL, J.C.A.

 


[1]  Loi sur la protection de la jeunesse, RLRQ, c. P34.1 [LPJ].

[2]  Protection de la jeunesse  233781 (jugement rectifié le 5 septembre 2023), 2023 QCCQ 5537 [Jugement de la Cour du Québec].

[3]  Protection de la jeunesse  243913, 2024 QCCS 2880 [Jugement de la Cour supérieure].

[4]  Id., paragr. 57.

[5] Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ, c. C-12 [« Charte québécoise »].

[6]  Comme l’écrit la juge de la Cour supérieure, le lien biologique entre l’enfant et la femme qu’il considère comme sa grandmère n’est pas établi. Elle sera désignée « grand-mère » puisque c’est ainsi que l’enfant la considère.

[7]  Jugement de la Cour supérieure, paragr. 6.

[8]  Jugement de la Cour du Québec, paragr. 18.

[9]  Id., paragr. 19.

[10]  Id., paragr. 20.

[11]  Id., paragr. 21.

[12]  Id., paragr. 22.

[13]  Les parties indiquent le 28 avril 2023 comme date de dépôt, mais c’est la date du 2 mai 2023 qui est inscrite au plumitif.

[14]  Jugement de la Cour du Québec., paragr. 6.

[15]  Jugement de la Cour supérieure, paragr. 6263.

[16]  Jugement de la Cour du Québec, paragr. 44.

[17]  Id., paragr. 31.

[18]  Jugement de la Cour supérieure, paragr. 31-34.

[19]  Id., paragr. 3940.

[20]  Id., paragr. 41.

[21]  Id., paragr. 44.

[22]  Id., paragr. 47.

[23]  Id., paragr. 45.

[24]  Id., paragr. 4647.

[25]  Id., paragr. 43.

[26]  Id., paragr. 4956.

[27]  Id., paragr. 56.

[28]  Id., paragr. 57.

[29]  Id., paragr. 58.

[30]  Id., paragr. 60.

[31]  La DPJ invoquait aussi l’article 13 de la Loi sur les services de santé et les services sociaux, RLRQ, c. S4.2. Cet article a été abrogé. Depuis le 1er décembre 2024, c’est l’article 16 de la Loi sur la gouvernance du système de santé et de services sociaux, RLRQ, c. G1.021, qui trouve application.

[32]  Mario Provost, « L’enfant », dans JeanPierre Sénécal (dir.), Droit de la famille québécois, vol. 2, Toronto, LexisNexis Canada, 1991 (feuilles mobiles, mise à jour no 514, octobre 2024), no 53825, p. 21367 et no 54-625, p. 2-1541.

[33]  Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Directrice de la protection de la jeunesse du CISSS A, 2024 CSC 43, paragr. 64 [Québec (CDPDJ)].

[34]  Id., paragr. 2425.

[35]  Id., paragr. 38. Voir aussi : Laurence Ricard, « Un regard sur la notion de lésion de droits en matière de protection de la jeunesse », (2021) 62:2 Les Cahiers de droit 605, p. 618 et 638.

[36]  Projet de loi no 15, Loi modifiant la Loi sur la protection de la jeunesse et d’autres dispositions législatives, 42e lég. (Qc), 2e sess., 2022. Voir aussi : M. Provost, supra, note 32, no 53530.1 et 53530.2, p. 21265 et 21266.

[37]  Québec (CDPDJ), supra, note 33.

[38]  Id., paragr. 19. Voir aussi : paragr. 66 et 71.

[39]  Id., paragr. 35.

[40]  Id., paragr. 25; Charte québécoise, art. 39.

[41]  Québec (CDPDJ), supra, note 33, paragr. 26.

[42]  Art. 100 LPJ.

[43]  Protection de la jeunesse  1016, 2010 QCCA 1060, paragr. 9; Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, paragr. 8, 10 et 36; Québec (CDPDJ), supra, note 33, paragr. 97.

[44]  M. Provost, supra, note 32, no 54355, p. 21498 et 21504, citant notamment B.J.T. c. J.D., 2022 CSC 24 (voir paragr. 51); Québec (CDPDJ), supra, note 33, paragr. 107.

[45]  Protection de la jeunesse  1016, supra, note 43, paragr. 8; Protection de la jeunesse  24986, 2024 QCCA 362, paragr. 3 et note infrapaginale 2.

[46]  Jugement de la Cour du Québec, paragr. 31.

[47]  Jugement de la Cour supérieure, paragr. 45-46.

[48]  Id., paragr. 50-51.

[49]  Id., paragr. 34.

[50]  Id., paragr. 57.

[51]  L. Ricard, supra, note 35, p. 608. Voir aussi : Valérie P. Costanzo et Mona Paré, « Les réponses judiciaires au non-respect des droits de l’enfant dans l’intervention sociale. Utilité ou futilité du recours en lésion de droits? », (2023) 33:2 Nouvelles pratiques sociales 135, p. 156 in fine.

[53]  Jugement de la Cour supérieure, paragr. 56.

[54]  Québec (CDPDJ), supra, note 33, paragr. 20, 27 et 93.

[55]  Id., paragr. 93.

[56]  Québec (CDPDJ), supra, note 33, paragr. 39; Protection de la jeunesse  13242, 2013 QCCQ 2248, paragr. 217.

[57]  V. P. Costanzo et M. Paré, supra, note 51, p. 152 in fine.

[58]  Voir à ce sujet : Protection de la jeunesse  1153, [2000] R.J.Q. 2135, AZ00031382, p. 2, 2000 CanLII 17422, paragr. 1011, Protection de la jeunesse  176988, 2017 QCCQ 12349, paragr. 7, 5253 et 55, Protection de la jeunesse  203396, 2020 QCCQ 2753, paragr. 32, Protection de la jeunesse  212347, 2021 QCCQ 4319, paragr. 26; Protection de la jeunesse  1911463, 2019 QCCQ 11516, paragr. 88, Protection de la jeunesse  193908, 2019 QCCQ 13637, paragr. 47 et Protection de la jeunesse — 196075, 2019 QCCQ 13067, paragr. 61. Voir aussi : Lucie Lemonde et Julie Desrosiers, « Le droit à un recours effectif lors de la violation des droits fondamentaux des mineurs privés de liberté », (2002) 62 Revue du Barreau 205, p. 218219, cité par L. Ricard, supra, note 35, p. 617; M. Provost, supra, note 32, no 54310, p. 21484.

[59]  Jugement de la Cour supérieure, paragr. 5657.

[60]  Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65.

[61]  L. Ricard, supra, note 35, p. 621.

[62]  Protection de la jeunesse  13242, 2013 QCCQ 2248, paragr. 216; Protection de la jeunesse  167479, 2016 QCCQ 13652, paragr. 78. Voir aussi : M. Provost, supra, note 32, no 54310, p. 21485; Sophie Papillon, « Le jugement en matière de lésion de droits de la Chambre de la jeunesse : où en sommes-nous ? », (2015) 56:2 Les Cahiers de droit 151, p. 171172 et 183.

[63]  Protection de la jeunesse  14399, 2014 QCCQ 2326, paragr. 4546; S. Papillon, supra, note 62; L. Ricard, supra, note 35.

[64]  M. Provost, supra, note 32, no 54-310, p. 2-1486, citant Protection de la jeunesse  191256, 2019 QCCQ 1756.

[65]  L. Ricard, supra, note 35.

[66]  Id., p. 638. Voir aussi : Québec (CDPDJ), supra, note 33, paragr. 1, 84 et 116.

[67]  Jugement de la Cour supérieure, paragr. 57.

[68]  Québec (CDPDJ), supra, note 33, paragr. 64; art. 2 al. 1 LPJ.

[69]  Québec (CDPDJ), supra, note 33, paragr. 19.

[70]  Jugement de la Cour du Québec, paragr. 17.

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