Décision

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Ruel c. St-Laurent

2024 QCCQ 7216

COUR DU QUÉBEC

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

QUÉBEC

LOCALITÉ DE

QUÉBEC

« Chambre Civile »

 :

200-22-091991-224

 

DATE :

12 novembre 2024

______________________________________________________________________

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE

L’HONORABLE

NATHALIE VAILLANT, J.C.Q.

______________________________________________________________________

 

 

JEAN-PHILIP RUEL

 

Demandeur

c.

GAÉTANE G. ST-LAURENT

 

Défenderesse

 

______________________________________________________________________

 

JUGEMENT

______________________________________________________________________

 

L’APERÇU

  1.                Il s’agit de décider si les propos tenus par madame Gaétane G. St-Laurent (Mme St-Laurent) à l’égard de monsieur Jean-Philip Ruel (M. Ruel) lors de la séance du conseil municipal des cantons unis de Stoneham-et-Tewkesbury du 5 juillet 2021 portent atteinte à la réputation de celui-ci. 
  2.                M. Ruel réclame un dédommagement compensatoire de 40 000 $ et des dommages punitifs pour atteinte à sa réputation de 20 000 $, alors que Mme St-Laurent nie être responsable des préjudices allégués.  
  3.                 Comme moyens de défense, elle fait valoir que M. Ruel avait un droit de réplique lors de ce conseil puisqu’il bénéficie du même droit de parole à titre d’élu municipal.  Selon elle, il n’a pas su profiter du moment.
  4.                 Tout comme elle allègue que si faute il y a, celle-ci est attribuable à la journaliste qui a assisté au conseil, puisqu’elle est responsable de la diffusion de l’information.
  5.                 Mme St Laurent plaide une rupture du lien de causalité entre la faute qui lui est reprochée et les dommages allégués par M. Ruel, celui-ci ayant eu l’occasion de donner sa version des faits à une autre journaliste du même média quelques semaines plus tard.  
  6.                 Finalement, elle soumet qu’il y a absence d’atteinte à la réputation de M. Ruel et absence de dommages matériels. Selon elle, la demande pour dommages punitifs ne repose sur aucun fondement juridique, tout comme elle ne trouve aucune assise dans la preuve.

LES QUESTIONS EN LITIGE

  1.                 Le Tribunal identifie les questions posées par le présent litige comme suit :
  1. Les propos tenus par Mme St-Laurent lors de sa prise de parole à la séance du conseil municipal du 5 juillet 2021 constituent-ils une atteinte injustifiée à la réputation de M. Ruel?

Le Tribunal conclut que oui.

  1. Quelle est la réparation qui s’impose en faveur de M. Ruel?

Le Tribunal conclut que Mme St Laurent doit payer à monsieur Ruel 17 000 $ à titre de dommages-intérêts compensatoires et 15 000 $ à titre de dommages-intérêts punitifs.

  1.                 Voici pourquoi.

L’ANALYSE

Les objections à la preuve prises sous réserve

  1.                 Lors de l’audition, l’avocat de Mme St-Laurent s’est objecté à ce que le contenu des articles de journaux produits par le demandeur sous la cote P-4 soit tenu pour avéré et valoir témoignage de la part de celle-ci, et ce, bien qu’il reconnaisse l’intégrité desdits articles.
  2.            Cette objection ayant été prise sous réserve, il y a lieu de rendre une décision à ce sujet.
  3.            Dans la présente affaire, l’avocat de M. Ruel demande au Tribunal de considérer les paroles citées entre guillemets dans les articles de journaux comme correspondant réellement à celles prononcées par Mme St-Laurent lors de la séance du conseil du 5 juillet 2021.
  4.            Or, en matière de preuve, il existe une règle de droit interdisant le ouï-dire. Une personne peut répéter les paroles qu’elle a entendues, mais elles ne font pas preuve du contenu de celles-ci.  Il est reconnu que les paroles d’une personne rapportées par un tiers, dans un écrit ou verbalement, ne peuvent être considérées comme constituant la représentation fidèle des propos tenus par cette personne[1].  
  5.            Appliquant la règle de l’interdiction du ouï-dire pour valoir de preuve au présent dossier, bien que la journaliste puisse répéter les paroles de Mme St-Laurent dans son article, les propos qu’elle cite entre guillemets ne font pas preuve de leur contenu dans le cadre d’une procédure judiciaire. Le Tribunal ne peut les considérer comme correspondant aux véritables propos tenus par celle-ci lors de son allocution.
  6.            Tout comme il tient compte de leur publication dans les journaux lors de son évaluation de l’impact public du discours de Mme St -Laurent.
  7.            Quant aux autres objections soulevées de part et d’autre, les avocats ne les ayant pas plaidées lors de leurs représentations, tel que dénoncé lors de l’audition, le Tribunal considère que ceux-ci ont respectivement renoncé aux objections soulevées lors des interrogatoires des divers témoins. 

Question 1 : Les propos tenus par Mme St-Laurent lors de sa prise de parole à la séance du conseil municipal du 5 juillet 2021 constituent-ils une atteinte injustifiée à la réputation de M. Ruel?

Les motifs

  1.            Lorsqu’un élu municipal pose un geste hors du cadre de l’action collégiale du conseil, celui-ci est personnellement responsable de son acte individuel fautif, et ce, suivant les termes de l’article 1376 du Code civil du Québec (C.c.Q.)[2].
  2.            Le fondement du recours en diffamation prend appui sur le droit de tout individu à la sauvegarde de sa réputation que garantit l’article 4 de la Charte des droits et libertés de la personne[3] :

4. Toute personne a droit à la sauvegarde de sa dignité, de son honneur et de sa réputation.

  1.            Les articles 3 et 35 du Code civil du Québec (C.c.Q.)[4] prévoient le respect de la réputation d’autrui :

3. Toute personne est titulaire de droits de la personnalité, tels le droit à la vie, à l’inviolabilité et à l’intégrité de sa personne, au respect de son nom, de sa réputation et de sa vie privée.

Ces droits sont incessibles.

35. Toute personne a droit au respect de sa réputation et de sa vie privée.

Nulle atteinte ne peut être portée à la vie privée d’une personne sans que celle-ci y consente ou sans que la loi l’autorise.

  1.            Ce recours obéit aux règles générales de la responsabilité civile, et plus spécifiquement au recours en responsabilité extracontractuelle. L’article 1457 C.c.Q. s’applique en l’instance et énonce la règle suivante :  

1457. Toute personne a le devoir de respecter les règles de conduite qui, suivant les circonstances, les usages ou la loi, s’imposent à elle, de manière à ne pas causer de préjudice à autrui.

Elle est, lorsqu’elle est douée de raison et qu’elle manque à ce devoir, responsable du préjudice qu’elle cause par cette faute à autrui et tenue de réparer ce préjudice, qu’il soit corporel, moral ou matériel.

Elle est aussi tenue, en certains cas, de réparer le préjudice causé à autrui par le fait ou la faute d’une autre personne ou par le fait des biens qu’elle a sous sa garde.

  1.            Le fardeau de preuve appartient à M. Ruel[5].
  2.            La diffamation se définit comme étant « la communication de propos ou d’écrits qui font perdre l’estime ou la considération de quelqu’un ou qui, encore, suscitent à son égard des sentiments défavorables ou désagréables »[6].
  3.            Au sujet de la faute en matière de diffamation, la Cour suprême réfère aux propos des auteurs Beaudoin et Deslauriers :

35 Cependant, des propos jugés diffamatoires n’engageront pas nécessairement la responsabilité civile de leur auteur.  Il faudra, en outre, que le demandeur démontre que l’auteur des propos a commis une faute.  Dans leur traité, La responsabilité civile (5e éd. 1998), J.-L. Baudouin et P. Deslauriers précisent, aux p. 301-302, que la faute en matière de diffamation peut résulter de deux types de conduites, l’une malveillante, l’autre simplement négligente :

La première est celle où le défendeur, sciemment, de mauvaise foi, avec intention de nuire, s’attaque à la réputation de la victime et cherche à la ridiculiser, à l’humilier, à l’exposer à la haine ou au mépris du public ou d’un groupe. La seconde résulte d’un comportement dont la volonté de nuire est absente, mais où le défendeur a, malgré tout, porté atteinte à la réputation de la victime par sa témérité, sa négligence, son impertinence ou son incurie. Les deux conduites constituent une faute civile, donnent droit à réparation, sans qu’il existe de différence entre elles sur le plan du droit. En d’autres termes, il convient de se référer aux règles ordinaires de la responsabilité civile et d’abandonner résolument l’idée fausse que la diffamation est seulement le fruit d’un acte de mauvaise foi emportant intention de nuire.[7]

  1.            Que ce soit par malveillance ou simple négligence, trois situations peuvent engendrer la responsabilité civile de l’auteur des propos diffamants :

36 À partir de la description de ces deux types de conduite, il est possible d’identifier trois situations susceptibles d’engager la responsabilité de l’auteur de paroles diffamantes.  La première survient lorsqu’une personne prononce des propos désagréables à l’égard d’un tiers tout en les sachant faux.  De tels propos ne peuvent être tenus que par méchanceté, avec l’intention de nuire à autrui.  La seconde situation se produit lorsqu’une personne diffuse des choses désagréables sur autrui alors qu’elle devrait les savoir fausses.  La personne raisonnable s’abstient généralement de donner des renseignements défavorables sur autrui si elle a des raisons de douter de leur véracité.  Enfin, le troisième cas, souvent oublié, est celui de la personne médisante qui tient, sans justes motifs, des propos défavorables, mais véridiques, à l’égard d’un tiers.  (Voir J. Pineau et M. Ouellette, Théorie de la responsabilité civile (2e éd. 1980), p. 63-64.)[8]

  1.            En l’absence d’une intention de nuire, les tribunaux recourent au critère de la personne raisonnable pour déterminer si un individu a porté atteinte à la réputation d’autrui par sa témérité, sa négligence, son impertinence ou son incurie[9].
  2.            L’appréciation de la faute demeure une question contextuelle de faits et de circonstances. La Cour d’appel reconnaît l’importance du contexte dans lequel sont tenus les propos comme l’élément central de l’analyse de la faute en matière de diffamation[10].
  3.            Lors de son évaluation de la faute alléguée à l’endroit de la communication supposée diffamante, le Tribunal doit s’attarder sur le fait que deux valeurs fondamentales s’opposent, soit la liberté d’expression de Mme St-Laurent et le droit à la réputation de M. Ruel[11]. 
  4.            Les auteurs Baudouin, Deslauriers et Moore distinguent le critère de la personne raisonnable utilisé pour évaluer la faute et celui de la personne ordinaire, nécessaire à l’évaluation du préjudice dans le cadre d’un recours en diffamation :

1-301 — Appréciation de la faute — l’appréciation de la faute est naturellement laissée à la discrétion des tribunaux et demeure une question de faits et de circonstances. À cet égard, la jurisprudence utilise le critère de la « personne raisonnable », qui doit être distingué du « citoyen ordinaire » sur deux aspects. Premièrement, ces critères sont utilisés à deux étapes différentes : celui de la « personne raisonnable » est appliqué lors de l’appréciation de la faute, alors que le « citoyen ordinaire » intervient dans l’analyse de l’existence d’un préjudice et donc de sa perception. Deuxièmement, l’examen de ces deux normes diffère. D’une part, le critère de « personne raisonnable » suppose l’examen de la conduite en se plaçant dans la situation d’une personne avisée, diligente, attentive aux droits d’autrui. Le tribunal doit ainsi se demander si une personne raisonnable aurait agi de la même façon. D’autre part, le critère du « citoyen ordinaire » constitue une représentation en quelque sort de la société et de sa perception de l’atteinte. Les tribunaux doivent alors se demander si, suite aux propos, un citoyen ordinaire porte moins d’estime pour la victime.[12]

[Le Tribunal souligne]

  1.            Les auteurs Beaudoin, Deslauriers et Moore définissent le préjudice subi par une victime de diffamation comme étant l’atteinte à sa réputation par lesdits propos diffamants. Cette atteinte s’évalue de façon objective, c’est-à-dire en référant au point de vue du citoyen ordinaire. Le préjudice existe si le citoyen ordinaire estime que les propos tenus et pris dans leur ensemble déconsidèrent la réputation de la victime.
  2.            Dans la présente affaire, le Tribunal considère les faits suivants comme étant prépondérants.
  3.            M. Ruel et Mme St-Laurent sont des conseillers municipaux élus en novembre 2017. Pour M. Ruel, il s’agit d’un premier mandat. Il vient d’emménager à Tewkesbury avec sa conjointe et leurs enfants. Étant impliqué socialement depuis son adolescence dans diverses organisations, il se présente aux élections municipales afin de participer aux activités de sa nouvelle communauté.
  4.            Mme St-Laurent est une personnalité connue dans la région. Elle y habite avec sa famille depuis de nombreuses années. Elle déclare avoir pris goût à la politique municipale en côtoyant les élus au fil des ans.
  5.            Lors de l’élection de 2017, elle cumule 15 années d’expérience en politique municipale, ayant siégé comme conseillère pendant 11 ans et comme mairesse pendant 4 ans. Elle perd ses élections en 2009, mais demeure chef de parti jusqu’en 2017. Trois élus de son parti siégeant au conseil municipal, elle assiste, de 2009 à 2017, à toutes les réunions du conseil municipal à partir de la salle.
  6.            En 2017, le conseil municipal des cantons unis de Stoneham-et-Tewkesbury (la Municipalité) est composé du maire, monsieur Claude Lebel (M. Lebel), et de six conseillers. Cinq conseillers, y compris Mme St-Laurent et M. Lebel, se sont présentés sous la même bannière. Le sixième, M. Ruel, siège à titre de conseiller indépendant.
  7.            Mme St-Laurent explique avoir accepté, en 2017, de siéger comme conseillère municipale à la demande de M. Lebel. Celui-ci désire occuper la fonction de maire, alors qu’elle a déjà exercé cette charge par le passé.  Elle cumule toutefois, au sein du conseil, les fonctions de mairesse suppléante et de présidente de divers comités relevant du conseil municipal.
  8.            Elle possède une influence dominante sur les activités et dossiers politiques ainsi que sur ses collègues conseillers et les fonctionnaires municipaux.   
  9.            Les témoignages écrits de madame Marie-Ève D’Ascola (Mme D’Ascola), qui est conseillère municipale au moment des événements, et du maire M. Lebel ainsi que le témoignage lors de l’audience de madame Valérie Draws (Mme Draws), greffière de la Municipalité, confirment cette influence.    
  10.            M. Ruel est, quant à lui, élu à titre de conseiller indépendant pour un premier mandat. Bien qu’il soit de bonne volonté, il ne semble pas toujours saisir pleinement son rôle et les responsabilités de sa fonction de conseiller municipal ou, plutôt, les limites de celle-ci. 
  11.            Dès le début de son mandat, ses interventions sont nombreuses lors des séances du conseil. Dans un objectif d’efficience et d’efficacité, il bouscule inconsciemment les us et coutumes de ses collègues.
  12.            Tout comme il interpelle régulièrement les fonctionnaires municipaux, leur transmettant des suggestions ou des demandes précises sur plusieurs sujets à l’ordre du jour du conseil. Ses demandes leur occasionnent un surplus de travail.
  13.            Or, la fonction d’élu municipal ne donne aucune autorité à M. Ruel pour intervenir directement auprès des employés de la Municipalité.
  14.            Mme D’Ascola confirme que, pour les fonctionnaires, M. Ruel semble exigeant avec ses multiples demandes. Mme Draws s’exprime ouvertement sur le sujet lors de son témoignage.
  15.            Le 12 avril 2021 se tient une séance du conseil municipal tenu en visioconférence[13]. Devant les divergences d’opinion des conseillers sur plusieurs des sujets discutés, le maire décide de mettre fin à cette séance officielle du conseil. Il la transforme en séance plénière, désirant permettre aux conseillers d’échanger plus librement entre eux.  Le maire ajoute, dans son témoignage écrit, que diriger une séance du conseil en visioconférence est périlleux pour lui à l’époque.  
  16.            Survient alors l’incident entre Mme St-Laurent et M. Ruel.
  17.            Le maire donne la parole à M. Ruel. Celui-ci débute son propos à micro fermé, faisant en sorte que personne ne l’entend. Le maire lui rappelle qu’il faut ouvrir son micro pour se faire entendre. Selon le témoignage écrit du maire, au même instant, Mme St-Laurent provoque M. Ruel en déclarant à micro ouvert « on serait-tu bien, si cela serait tout le temps comme cela », laissant sous-entendre que le silence est plus agréable que d’écouter le conseiller Ruel.
  18.            Le commentaire de Mme St-Laurent déclenche les rires moqueurs de certains participants.
  19.            M. Ruel réagit de façon instantanée. Parvenant à ouvrir son micro, il lâche un sacre en direction de Mme St Laurent. La preuve à l’effet qu’il montre simultanément son poing à l’écran est contradictoire.
  20.            Mme St-Laurent affirme que M. Ruel a volontairement posé un geste violent en sa direction.
  21.            Mme Draws témoigne que Mme St-Laurent avise M. Ruel que son micro est fermé et qu’il doit l’ouvrir s’il veut se faire entendre.  M. Ruel s’exécute en lâchant « crisse de grosse vache » en direction de celle-ci. Elle insiste pour dire qu’il s’agit là des mots utilisés par M. Ruel à l’endroit de Mme St-Laurent.
  22.            Le Tribunal ne peut retenir la version de Mme Draws.  Les versions de messieurs Lebel et Desrosiers de même que la version de madame D’Ascola se recoupent sur les éléments essentiels de l’incident et contredisent la version des faits telle que présentée par Mme Draws sur un élément essentiel.
  23.            L’ancien directeur général de la Municipalité, monsieur Louis Desrosiers (M. Desrosiers), corrobore les témoignages de Mme D’Ascola et du maire à l’effet que M. Ruel réagit fortement à un commentaire désobligeant de Mme St-Laurent. 
  24.            Toutefois Mme D’Ascola est la seule à témoigner au sujet du poing levé par M. Ruel en direction de Mme St-Laurent, alors que le maire réfère à « une réaction violente de M. Ruel à une remarque formulée par Mme St-Laurent à son endroit ». Il qualifie la réaction de M. Ruel de violente en raison du ton intimidant, voire colérique, qu’il utilise. Il la considère comme étant inacceptable.
  25.            Le Tribunal considère que la version de Mme D’Ascola est la plus complète et la plus crédible dans les circonstances.
  26.            En avril 2021, lorsque M. Ruel veut prendre la parole, il omet d’ouvrir son micro. Le maire lui rappelle la consigne d’ouvrir son micro pour se faire entendre de tous.  Mme St-Laurent le provoque en faisant le commentaire « on serait-tu bien, si cela serait tout le temps comme cela ».
  27.            Se sentant provoqué par celle-ci et les rires de ses collègues, M. Ruel réagit violemment, le poing en l’air. Il déverse la frustration qu’il accumule depuis le début de la soirée en direction de Mme St-Laurent en lâchant « crisse de vache ».
  28.            À la suite de cet incident, le maire consulte les avocats de la Municipalité.  Ceux-ci lui recommandent de sanctionner M. Ruel pour cette conduite inacceptable en lui interdisant de participer aux séances plénières. Leur avis date du 19 avril 2021[14].
  29.            Le maire communique à M. Ruel la sanction. Il l’informe que la situation sera réévaluée à la reprise des travaux en présence des conseillers.
  30.            M. Ruel se soumet à cette sanction sans éclat, ni contestation. Il assume pleinement la responsabilité de son écart de conduite à l’endroit de Mme St-Laurent.
  31.            Au lendemain de l’incident, la preuve révèle que M. Ruel est conscient que sa réaction envers Mme St Laurent, est inacceptable. Il cherche conseil auprès de Mme D’Ascola. Il désire rétablir la communication avec Mme St-Laurent.  Mme D’Ascola lui suggère de rencontrer Mme St-Laurent pour discuter de la source des tensions qui existent entre eux en raison de leur perception différente des enjeux du conseil.
  32.            M. Ruel transmet ses excuses à Mme St-Laurent par courriel le 21 avril 2021. Il lui propose de rencontrer un médiateur pour les accompagner dans une démarche visant à aplanir leur difficulté à communiquer.  
  33.            Interrogée à ce sujet lors du procès, Mme St-Laurent explique ne pas avoir considéré les excuses de M. Ruel comme étant sérieuses puisqu’elles sont   accompagnées d’une proposition de rencontrer un médiateur.  Elle ajoute ne pas avoir véritablement saisi l’utilité d’une telle proposition, n’ayant jamais eu de problème avec M. Ruel avant l’incident du 12 avril. Ce qui explique son absence de suivi à ce sujet. 
  34.            Le 5 juillet 2021 se tient une séance du conseil municipal.  Celle-ci se déroule en présentiel après une période d’interdiction de toute rencontre en personne de trois mois[15]. Une vingtaine de personnes, dont une journaliste et un caméraman, y assistent.  
  35.            Selon le règlement de régie interne de la Municipalité, le premier point à l’ordre du jour du conseil est dédié aux questions des élus « sur les affaires d’intérêt pour la municipalité ».
  36.            Tout conseiller municipal qui désire entretenir ses collèges et les membres de l’assistance sur un sujet d’intérêt peut, avec l’accord du maire, prendre la parole en début de conseil.   
  37.            Une deuxième prise de parole des conseillers est également prévue à la fin de la séance, une fois l’ordre du jour épuisé.
  38.            Cette prise de parole est spontanée. Elle a lieu avant que le conseil n’aborde les sujets inscrits à l’ordre du jour. En théorie, les membres du conseil ne connaissent pas la teneur des propos de leurs collègues.   
  39.            Quelques minutes avant le début de la séance de juillet, Mme St-Laurent informe le maire qu’elle entend prendre la parole.
  40.            M. Lebel confirme dans son témoignage écrit que Mme St-Laurent lui fait cette annonce dans les minutes qui précèdent le début du conseil. Elle l’informe avoir convié les journalistes. Il précise qu’elle lui demande « expressément » de garder cette information confidentielle.
  41.            Lors de son allocution, Mme St-Laurent dénonce « l’agression dont elle se dit avoir été victime » en avril 2021. Elle justifie devoir s’exprimer publiquement à ce sujet, considérant l’éventuel retour de son « agresseur » aux séances de travail du conseil.
  42.            Elle explique craindre ce retour puisqu’il « la contraint de fréquenter celui dont je dénonce les propos et les gestes maintenant que les réunions du conseil reprennent en présentiel ».
  43.            Sur la foi de ce discours, M. Ruel introduit son recours judicaire contre Mme St-Laurent, alléguant que son propos constitue de la diffamation à son endroit.
  44.            Il y a lieu de rappeler qu’en droit, il y a diffamation si les propos tenus à l’endroit d’une personne, pris dans leur ensemble, font perdre l’estime ou la considération de quelqu’un ou qui, encore, suscitent à son endroit des sentiments défavorables ou désagréables[16].  Et tel que déjà mentionné, le fondement du recours en diffamation se trouve à l’article 1457 C.c.Q., qui fixe les règles applicables en matière de responsabilité civile.
  45.            M. Ruel doit démontrer non seulement que les propos litigieux tenus par Mme St-Laurent à son endroit sont diffamatoires, mais également les autres éléments de la responsabilité civile, soit l’existence d’un préjudice, d’une faute et d’un lien de causalité entre la faute et le préjudice[17].
  46.            Il doit prouver de façon prépondérante le bien-fondé de sa réclamation. De plus, il doit établir par la présentation d’une preuve directe que les faits litigieux sont non seulement possibles, mais probables, et les circonstances et les inférences graves, précises et concordantes qu’il est raisonnablement possible d’en tirer[18]. 

La diffamation

  1.            Dans un premier temps, le Tribunal doit déterminer si les propos tenus par Mme St-Laurent le 5 juillet 2021 constituent de la diffamation.
  2.            L’allocution prononcée par Mme St-Laurent en début de séance du conseil du 5 juillet 2021 se lit comme suit :

Chères citoyennes et chers citoyens, toutes mes années en politique – dont un mandat à titre de mairesse – ne m’auront jamais préparée à faire la déclaration que je m’apprête à vous faire. Je sollicite donc votre indulgence et votre écoute la plus attentive.

Si aujourd’hui je prends la parole, c’est entre autres parce que je crois que mon témoignage peut profiter à d’autres personnes.

Les faits sont les suivants : lors de la séance plénière du conseil municipal du 12 avril 2021 en présence de tous mes collègues du conseil ainsi que des employés de la municipalité et de notre directeur général, des insultes dégradantes et intimidantes ont été proférées à mon endroit. Ces propos furent également accompagnés d’un geste évoquant la violence physique envers ma personne.

Aujourd’hui je me dois de prendre la parole même si des procédures sont en cours car une fuite a engendré des questionnements et des rumeurs qui sont aussi toxiques que ce que j’ai vécu initialement.

L’origine de cette fuite est une intervention du conseiller du district 4 – M. Jannick Duchesne – lors de la séance du conseil du (10 mai 2021 concernant l’exclusion de Jean-Philippe Ruel des séances plénières du conseil.

Si le conseiller du district 2, Jean-Philipp Ruel, est toujours effectivement exclu des pléniers, c’est qu’il est la personne responsable de l’agression que je dénonce aujourd’hui et qui fait l’objet des plaintes auxquelles je viens de faire référence.

Les institutions ne changent pas aussi rapidement que nos valeurs et nos mœurs et c’est ce qui fait que je me retrouve aujourd’hui, après avoir vécu l’humiliation et avoir porté plainte, contrainte de fréquenter celui dont je dénonce les propos et les gestes maintenant que les réunions du conseil reprennent en présentiel. Une situation très difficile pour moi que je me dois de dénoncer.

Par ma prise de parole, je désire briser le tabou et l’invitation au silence que l’on fait encore aujourd’hui aux victimes qui sont trop souvent des femmes ou des personnes d’âge mûr.

Cette invitation au silence, à la résignation et, au final, à une acceptation de la violence verbale et des gestes d’intimidation, c’est une invitation que je refuse aujourd’hui en prenant la parole devant vous.

J’invite toutes les personnes vivant une situation similaire à dénoncer les insultes dégradantes, l’intimidation et les gestes invoquant la violence et je souhaite que notre municipalité puisse se doter d’une culture et de mécanismes pouvant éviter à d’autres ce que je vis actuellement.[19]

[Reproduction exacte]

  1.            Le Tribunal note que l’allocution de Mme-St Laurent déroge au principe selon lequel les conseillers municipaux peuvent s’adresser publiquement en tout temps lors du conseil municipal, mais uniquement sur des questions d’intérêt pour la municipalité.
  2.            Elle ne constitue pas un propos d’intérêt public portant sur une question touchant les affaires de la municipalité ou sur une question d’intérêt pour ses citoyens. 
  3.            Elle consiste plutôt en une attaque personnelle contre un élu, M. Ruel.
  4.            Le 5 juillet 2021, Mme St-Laurent déclare prendre la parole publiquement pour dénoncer l’agression dont elle prétend avoir été victime de la part de M. Ruel le 12 avril 2021, lors d’une séance plénière des membres du conseil municipal.
  5.            Or, la version que présente Mme St-Laurent de l’incident survenu lors de la séance de travail à huis clos du 12 avril est biaisée. Tout comme elle amplifie l’incident, se présentant comme une victime.
  6.            Elle communique aux personnes présentes des commentaires mensongers et exagérés à propos de cet incident.  Elle accuse M. Ruel d’avoir proféré des insultes dégradantes et intimidantes à son endroit en présence des membres du conseil municipal et le personnel de direction de la Municipalité. M. Ruel aurait, de plus, accompagné ses paroles d’un geste évoquant de la violence physique envers sa personne.  
  7.            En référant publiquement à un événement survenu lors d’une séance à huis clos, Mme St Laurent contrevient également aux règles de conduite régissant les membres du conseil municipal.
  8.            À cet égard, la Cour suprême précise dans la décision Prud’homme c. Prud’homme, citée précédemment, que la prise de parole publique d’un conseiller municipal ne peut porter que sur une question d’intérêt pour l’ensemble de la population de la municipalité. Ce qui n’est pas le cas en l’espèce.
  9.            Le Tribunal est d’avis que Mme St-Laurent communique volontairement et publiquement une version exagérée de l’incident survenu en avril.
  10.            En décidant de prioriser ses intérêts personnels au détriment des règles régissant sa charge de conseiller municipal, Mme St Laurent fait également fi de l’autorité du maire et de la recommandation des avocats de la Municipalité quant à la nature de la sanction imposée à M. Ruel pour lui infliger sa propre punition en le condamnant publiquement par un discours parsemé de faussetés et d’exagérations.  
  11.            Certes, l’incivilité et les manifestations de non-respect entre membres d’un même conseil municipal sont inacceptables en tout temps, et ce, peu importe l’endroit et le moment de la rencontre.
  12.            Le débat politique doit se tenir dans le respect de l’opinion contraire et de l’écoute des individus. Les maires doivent voir au respect des règles de bonne conduite lors des échanges entre conseillers municipaux. Il leur appartient également de sanctionner les écarts de conduite d’un conseiller municipal qui surviennent lors de l’exercice de ses fonctions.
  13.            Le 5 juillet 2021, lors de sa prise de parole en début de la séance du conseil, Mme St-Laurent formule des propos au sujet de M. Ruel qui ont pour effet de lui faire perdre l’estime et la considération de ses collègues conseillers, des employés municipaux et des citoyens. 
  14.            À ce sujet, la lecture de divers commentaires émis par quelques citoyens et citoyennes participant au blogue de la Municipalité dans les jours qui suivent l’allocution de Mme St Laurent démontrent qu’ils endossent sa version des faits sans remise en question, ni critique, et sans intérêt ou curiosité à l’endroit de la version de M. Ruel.  Ils tiennent pour acquis que Mme St Laurent a été victime d’insultes dégradantes de sa part.
  15.            Le Tribunal remarque également que les quelques participants qui tentent de tempérer les échanges, en faisant appel à la prudence, se font vite rabrouer par d’autres intervenants qui les accusent « de ne pas vouloir croire la victime ».

La faute

  1.            Les principes de la responsabilité civile régissent le recours en diffamation. L’article 1457 C.c.Q. s’applique, de sorte que M. Ruel doit prouver par prépondérance de preuve une faute, un préjudice et le lien direct entre celui-ci et le comportement fautif reproché à Mme St-Laurent.
  2.            Tel que mentionné précédemment, la faute en matière de diffamation peut résulter de deux types de conduite : l’une malveillante; l’autre simplement négligente.
  3.            En l’absence d’une intention de nuire et suivant le principe voulant que la bonne foi se présume, les tribunaux recourent au critère de la personne raisonnable pour déterminer si un individu a porté atteinte à la réputation d’autrui par sa témérité, sa négligence, son impertinence ou son incurie.
  4.            Le Tribunal doit également s’attarder, dans son évaluation de la faute alléguée à l’endroit de la communication supposée diffamante, sur le fait que deux valeurs fondamentales s’opposent, soit la liberté d’expression de Mme St Laurent et le droit à la réputation de M. Ruel.
  5.            Mme St-Laurent s’investit en politique municipale depuis plus de 20 ans. Elle y a occupé la fonction de mairesse ainsi que celle de conseillère.  Elle possède une longue expérience dans le domaine. Elle saisit très bien l’importance des mots et leur impact.
  6.            Ses explications pour justifier sa prise de parole publique sont pour le moins ténues.
  7.            Le Tribunal retient qu’elle s’assure personnellement, et préalablement à la séance du 5 juillet, de la présence d’une journaliste à la séance du conseil municipal, et ce, dans l’objectif avoué d’obtenir une couverture médiatique de son allocution.
  8.            Une fois son allocution et la pause décrétée par le maire terminées, la majorité des citoyens présents lors de l’allocution de Mme St Laurent quittent la salle. Ce départ après la fin de son allocution favorise la thèse selon laquelle Mme St Laurent s’est assurée d’avoir un auditoire.
  9.            Le Tribunal note que lors de son allocution, Mme St Laurent néglige d’informer le public que M. Ruel a été sanctionné par le maire pour son écart de conduite à son endroit, et ce, depuis le 19 avril 2021[20].
  10.        M. Ruel s’est vu interdire de participer aux séances plénières des membres du conseil, et ce, jusqu’à décision du contraire.
  11.        Cette interdiction correspond à la recommandation des avocats de la Municipalité consultés par le maire à la suite de l’incident. Ceux-ci concluent que le comportement de M. Ruel constitue « un manque de respect flagrant » envers Mme St Laurent, ses collègues et l’institution qu’il représente[21].
  12.        Le Tribunal note le qualificatif utilisé par les avocats de la Municipalité pour décrire le geste reproché à M. Ruel.
  13.        Le Tribunal retient du témoignage de Mme St Laurent qu’elle est insatisfaite de la sanction imposée à M. Ruel. Elle la considère insuffisante. Cette insatisfaction est à la source de sa dénonciation publique du 5 juillet 2021.
  14.        Or, une personne avisée, diligente et attentive aux droits d’autrui se serait ralliée à la recommandation formulée par les conseillers légaux de la Municipalité. Par son refus de s’en remettre à l’opinion des experts en la matière, en planifiant sa prise de parole, en s’assurant qu’elle soit diffusée par des journalistes et en dénonçant publiquement en salle de conseil de façon incorrecte le geste de M. Ruel, Mme St Laurent commet une faute à son endroit.  
  15.        Celle-ci soulève, comme moyen de défense, l’absence de réplique de la part de M. Ruel, lors de la séance du conseil du 5 juillet [22]. Selon elle, il aurait dû exercer son droit réplique pour lui répondre le soir même de son allocution, comme lui permettent les règles de fonctionnement de la Municipalité. Ne l’ayant pas fait, il ne peut se plaindre de son geste.
  16.        Suivant la déclaration pour valoir témoignage du maire Lebel, le Tribunal retient que M. Ruel désire effectivement répondre à Mme St Laurent le soir du 5 juillet.
  17.        Le Tribunal retient de la preuve qu’à l’épuisement de l’ordre du jour de la séance du 5 juillet, il demande un droit de réplique au maire. Celui-ci lui refuse, alors que les règles de régie interne du conseil lui aurait permis. Le maire justifie son refus par le fait qu’il considère alors que M. Ruel « avait déjà suffisamment causé de mal ».
  18.        Pour justifier son allocution du 5 juillet, Mme St-Laurent déclare avoir été obligée de prendre la parole en raison d’une intervention du conseiller Duchesne lors d’une rencontre des conseillers municipaux du mois de mai.  Celui-ci interroge alors le maire sur la date d’un retour possible de M. Ruel aux séances de travail. Ce qu’elle ne souhaite pas.
  19.        Le Tribunal est d’avis que la demande du conseiller Duchesne est légitime dans les circonstances.  
  20.        La sanction imposée à M. Ruel pour son inconduite à l’endroit de Mme St Laurent date d’avril 2021. Celle-ci ne peut être sans fin. Tout comme il est de la responsabilité du maire de trouver une solution permettant une cohabitation possible entre Mme St-Laurent et M. Ruel afin que chacun puisse exercer ses fonctions d’élu au sein du conseil municipal jusqu’à la fin de leur mandat respectif, et ce, dans l’intérêt ultime des électeurs que chacun représente.

Question 2 : Quelle est la réparation qui s’impose en faveur de M. Ruel?

  1.        M. Ruel réclame 40 000 $ en réparation du préjudice moral causé par l’atteinte à sa réputation par Mme St Laurent. Estimant, au surplus, que cette atteinte est intentionnelle, il réclame 20 000 $ à tire de dommage punitifs[23].
  2.        Les auteurs Baudoin, Deslauriers et Moore définissent ainsi le préjudice que subit une personne victime de diffamation :  

1-601 — GénéralitésLa notion de diffamation a généré un important contentieux. Toute atteinte illicite à la réputation constitue une faute qui, si la preuve la soutient, doit être sanctionnée par une compensation pécuniaire. L’évaluation du dommage, surtout en ce qui a trait aux dommages-intérêts non pécuniaires, présente plusieurs difficultés.

1-605 — Dommages-intérêts non pécuniairesLa plupart du temps cependant, l’essentiel de la réclamation est constitué des dommages moraux éprouvés par la victime. Il s’agit alors de compenser l’atteinte à sa réputation et de chercher à réparer l’humiliation, le mépris, la haine ou le ridicule dont elle a fait l’objet. Les sommes accordées par les tribunaux varient selon les espèces. Parfois ils n’octroient qu’une compensation symbolique pour souligner la sanction de la diffamation, notamment lorsqu’ils estiment que le fait allégué était vrai, mais qu’il y a quand même eu faute dans sa publication. Comme le constatait la Cour d’appel, la jurisprudence récente a tendance à se montrer plus généreuse. La cour mentionne également que les précédents en la matière peuvent servir de guide afin de ne pas transformer les recours en « sorte de loterie ». Lorsque l’atteinte est intentionnelle, on peut également y ajouter les dommages punitifs.

1-611 — Facteurs d’évaluation — Comme l’a bien montré un auteur, l’analyse des facteurs influant sur l’évaluation des pertes non pécuniaires est complexe. Le premier est la gravité de l’acte. S’agit-il d’un simple commentaire discourtois ou impoli, ou au contraire d’une attaque en règle? L’intention de l’auteur de la diffamation pour sa part, si elle n’a aucune importance sur le plan de l’établissement de la faute, peut en avoir sur le plan de l’évaluation du préjudice. La jurisprudence est ainsi plus sévère lorsque l’auteur a réitéré ses propos pendant l’instance judiciaire ou s’est servi de la diffamation pour tenter de ruiner le demandeur ou de bloquer ses aspirations politiques. L’ampleur de la diffusion de la diffamation est également conséquente. Une publicité large doit logiquement motiver un octroi plus généreux que celle restreinte à un petit cercle, sauf si le cercle s’avère bien ciblé. De même, l’ampleur des dommages peut varier en fonction du milieu dans lequel la diffamation s’est produite. Sont aussi à considérer : la condition des parties, la portée qu’a eue l’acte sur la victime et sur son entourage, la répétition des propos diffamatoires par leurs auteurs, la récidive par leurs auteurs, la durée de l’atteinte, la permanence ou le caractère éphémère des effets sont aussi à considérer. Des facteurs liés à la personne de la victime peuvent également entraîner une variation du montant octroyé à titre de dommages, notamment s’il s’agit d’une personne physique ou d’une personne morale, cette dernière devant recevoir une indemnité moindre, sa notoriété, la fonction qu’elle occupe et l’importance de l’intégrité professionnelle dans l’exercice de cette fonction, sa réputation préalable. Certaines décisions ont même invoqué la conduite de la victime pour justifier la réduction du quantum des dommages. À l’opposé, un auteur souligne que les tribunaux ont maintenant aussi tendance à prendre en considération l’identité des défendeurs. Finalement, des excuses ou une rétractation, même lorsque la situation n’est pas régie par la Loi sur la presse, peuvent constituer un élément mitigeant les dommages, alors que l’absence de telles excuses constitue un facteur aggravant.[24]  

  1.        Dans l’arrêt Bou Malhab c. Diffusion Métromédia CMR inc.[25] la Cour Suprême précise la démarche que le Tribunal doit adopter pour déterminer si la personne qui s’estime victime de diffamation en a subi un préjudice :

[27]  Ce niveau d’analyse se justifie par le fait qu’une atteinte à la réputation se traduit par une diminution de l’estime et de la considération que les autres portent à la personne qui est l’objet des propos. Il n’y a donc pas que l’auteur et la personne qui fait l’objet des propos qui entrent en scène. Une personne est diffamée lorsqu’un individu donné ou plusieurs lui renvoient une image inférieure à celle que non seulement elle a d’elle-même, mais surtout qu’elle projetait aux « autres » dans le cours normal de ses interactions sociales. Dans notre société, toute personne peut légitimement s’attendre à un traitement égal sur le plan juridique. L’atteinte à la réputation se situe à un autre niveau. Diffamer quelqu’un, c’est attenter à une réputation légitimement gagnée. Par conséquent, l’effet de la diffamation n’est pas tant l’incidence sur la dignité et le traitement égal reconnus à chacun par les chartes, mais la diminution de l’estime qui revient à une personne à la suite de ses interactions sociales.

[28] C’est l’importance de ces « autres » dans le concept de réputation qui justifie le recours à la norme objective du citoyen ordinaire qui les symbolise. Un sentiment d’humiliation, de tristesse ou de frustration chez la personne même qui prétend avoir été diffamée est donc insuffisant pour fonder un recours en diffamation. Dans un tel recours, l’examen du préjudice se situe à un second niveau, axé non sur la victime elle-même, mais sur la perception des autres. Le préjudice existe lorsque le « citoyen ordinaire estim[e] que les propos tenus, pris dans leur ensemble, ont déconsidéré la réputation » de la victime (Prud’homme, par. 34).  Il faut cependant se garder de laisser glisser l’analyse du préjudice vers un troisième niveau et de se demander, comme semble l’avoir fait la majorité de la Cour d’appel (par. 73), si le citoyen ordinaire, se portant lui-même juge des faits, aurait estimé que la réputation de la victime a été déconsidérée aux yeux d’un public susceptible d’ajouter foi aux propos de M. Arthur.  C’est plutôt ce citoyen ordinaire qui est observé par le juge et qui incarne les « autres ».

  1.        Ainsi, l’octroi de dommages-intérêts compensatoires constitue l’indemnisation du préjudice causé par la diffamation. Cet octroi de dommages-intérêts vise à compenser l’atteinte à la réputation, l’humiliation, le mépris, la haine ou le ridicule générés par les propos tenus par l’auteur de la faute[26].
  2.        Par ailleurs, la quantification des dommages-intérêts compensatoires en matière de diffamation est hautement discrétionnaire. Le Tribunal doit considérer la gravité intrinsèque de l’acte diffamatoire, la portée particulière des propos pour la victime, l’importance de la diffusion, le degré de déchéance du statut de la victime par rapport à son statut antérieur.
  3.        Le Tribunal est d’avis qu’à la lumière de l’ensemble de la preuve présentée, un citoyen ordinaire croit que les propos tenus le 5 juillet 2021 par Mme St Laurent ont déconsidéré la réputation de M. Ruel aux motifs que ceux-ci constituent, dans leur ensemble, une critique déraisonnable, injustifiée et exagérée à l’égard de celui-ci, contenant, au surplus, des faussetés à son endroit.
  4.        Le citoyen ordinaire qui écoute le discours de Mme St-Laurent à l’endroit de M. Ruel et qui s’attarde aux termes qu’elle choisit pour le décrire, comme « insultes dégradantes et intimidantes envers elle » ou « geste évoquant la violence physique envers sa personne », est susceptible de comprendre que celui-ci est un homme violent, irrespectueux des femmes, les traitant comme des moins que rien.  
  5.        Étant désigné par Mme St-Laurent comme « son agresseur » et celle-ci se décrivant comme « sa victime », le citoyen aura peu de considération pour M. Ruel, ce qui lui est préjudiciable.
  6.        Le milieu de vie que sa conjointe et lui ont minutieusement choisi pour leurs enfants n’est plus aussi accueillant. Les gens se détournent d’eux.
  7.        Dans les semaines qui suivent l’événement, la conjointe de M. Ruel reçoit par la poste des informations concernant les centres d’aide pour les victimes de violence conjugale : un clin d’œil à la violence à laquelle Mme St Laurent réfère dans son allocution.
  8.        Le souhait de M. Ruel de s’impliquer socialement dans sa communauté s’effondre.
  9.        En novembre 2021, M. Ruel n’est pas réélu lors des élections municipales. Mme St Laurent l’est dans son district Elle siège de nouveau au conseil municipal à titre de conseillère.
  10.        Le Tribunal note également l’importance de la diffusion du discours de Mme St-Laurent par l’entrevue qu’elle accorde à la journaliste du Soleil, qu’elle a personnellement invitée à la séance du conseil. Cette entrevue est disponible à la grandeur de la province puisqu’elle est publiée dans les huit journaux membres des Coops de l’information.
  11.        Elle est également disponible sur le Web.
  12.        M. Ruel témoigne également d’une absence d’offres d’emploi dans son domaine d’activités, indiquant une progression normale environ aux sept ans. À cet égard, la preuve se limitant au seul témoignage de M. Ruel, le Tribunal ne peut relier cette situation de fait de façon prépondérante comme étant une conséquence tributaire de la faute retenue contre Mme St Laurent. 
  13.        Le Tribunal note qu’il y a absence de preuve sur la situation patrimoniale de Mme St-Laurent permettant d’évaluer sa capacité financière à acquitter les dommages. Toutefois, les tribunaux reconnaissent que l’absence de la preuve sur la situation patrimoniale de la partie défenderesse ne s’oppose pas à une telle condamnation.
  14.        Eu égard aux circonstances du litige, de la gravité de la faute et de la situation patrimoniale présumée de Mme St-Laurent, le Tribunal accorde 17 000 $ à titre d’indemnisation pour les dommages moraux subis par M. Ruel à la suite de cette allocution du 5 juillet 2021.
  15.        Les dommages-intérêts punitifs octroyés en vertu de la Charte des droits et libertés de la personne vise des objectifs punitifs, préventifs et dissuasifs à l’endroit de l’auteur desdits propos[27].
  16.        À ce sujet, la Cour suprême enseigne, dans l’arrêt Québec (Curateur public) c. Syndicat national des employés de l'hôpital St-Ferdinand[28], ce qui suit :

121. En conséquence, il y aura atteinte illicite et intentionnelle au sens du second alinéa de l'art. 49 de la Charte lorsque l'auteur de l’atteinte illicite a un état d’esprit qui dénote un désir, une volonté de causer les conséquences de sa conduite fautive ou encore s’il agit en toute connaissance des conséquences, immédiates et naturelles ou au moins extrêmement probables, que cette conduite engendrera.  Ce critère est moins strict que l'intention particulière, mais dépasse, toutefois, la simple négligence.  Ainsi, l’insouciance dont fait preuve un individu quant aux conséquences de ses actes fautifs, si déréglée et téméraire soit-elle, ne satisfera pas, à elle seule, à ce critère.

  1.        Pour déterminer la valeur du montant à accorder sous ce titre, le Tribunal doit tenir compte de toutes les circonstances appropriées, notamment la gravité de la faute du débiteur, sa situation patrimoniale et l’étendue de la réparation.
  2.        La preuve est muette quant à la capacité financière de Mme St-Laurent. Dans les circonstances, le Tribunal doit présumer de sa capacité financière à acquitter les dommages-intérêts punitifs qu’il attribue à M. Ruel. 
  3.        Selon la Cour suprême, au lieu de tenter d’évaluer en termes monétaires la perte des agréments de la vie, l’évaluation vise à fixer une indemnité suffisante pour fournir à la victime une consolation raisonnable pour ses malheurs[29].
  4.        Le Tribunal doit également considérer que les intérêts et l’indemnité additionnelle relatifs aux dommages punitifs ne commencent à courir qu’à compter de la date du jugement qui les octroie[30].
  5.        Pour le Tribunal, une personne raisonnable placée dans la même situation que Mme St-Laurent, aurait su évaluer le tort que pouvaient causer les propos tenus à l’endroit de M. Ruel. 
  6.        Le Tribunal retient du témoignage de Mme St Laurent que celle-ci se considère justifiée d’avoir dénoncé publiquement M. Ruel pour les paroles blessantes qu’il a eues envers elle.
  7.        Considérant avoir été victime d’un affront de la part de celui-ci lors de la séance de travail du 5 avril 2021, elle se déclare justifier de le dénoncer publiquement.
  8.        Tout comme elle reconnaît ne pas accepter être limitée par le principe du huis clos qui s’applique lors de séances plénières, alors que les enjeux nécessitent souvent de pouvoir compter sur cette immunité pour permettre aux intervenants de s’exprimer librement et de poser toutes les questions afin d’obtenir le plus d’information possible pour évaluer l’ensemble des circonstances nécessaires à une prise de décision éclairée.
  9.        Le Tribunal retient du témoignage de Mme St-Laurent qu’il a été de tout temps son intention de rendre public l’incident survenu entre elle et M. Ruel. Tout comme il lui importe de communiquer l’information au plus grand nombre de personnes possible.  
  10.        Le Tribunal rejette l’argument que présente Mme St Laurent au début de son allocution, soit que son propos est d’intérêt public.
  11.        Le Tribunal est plutôt d’avis que celle-ci a trituré les faits relatés dans son allocution et mis l’accent sur le vocabulaire utilisé pour dénoncer publiquement M. Ruel dans l’objectif de le faire mal paraître publiquement auprès des membres de la communauté, et ce, à la veille des élections municipales de novembre 2021.
  12.        De plus, les deux plaintes logées auprès des différents organismes pouvant intervenir et sanctionner M. Ruel pour son geste à son endroit n’ayant pas donné le résultat escompté, Mme St Laurent décide de prendre en main la situation en planifiant, organisant et livrant sa dénonciation devant public.
  13.        Désirant que sa dénonciation ait une répercussion à grande échelle, Mme St-Laurent planifie soigneusement l’impact qu’aura son intervention sur le public en convoquant une journaliste à la séance du conseil.
  14.        Dans les circonstances, M. Ruel est justifié de réclamer des dommages punitifs.
  15.        Compte tenu des critères édictés à l’article 1621 C.c.Q. pour l’octroi de dommages punitifs et que l’objectif de ces dommages est de marquer la désapprobation envers la conduite de Mme St-Laurent lors de son discours du 5 juillet 2021, soit de punir et de dissuader, le Tribunal les établit à 15 000 $.
  16.        Le Tribunal octroie les frais de justice à la partie qui a eu gain de cause, soit M. Ruel en l’occurrence.

 

POUR TOUS CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

  1.        ACCUEILLE la demande;
  2.        CONDAMNE la défenderesse, madame Gaétane G. St-Laurent, à payer au demandeur, monsieur Jean-Philip Ruel, 17 000 $ à titre de dommages moraux, avec intérêts au taux légal majoré de l’indemnité additionnelle prévue à l’article 1619 du Code civil du Québec à compter de la date de l’assignation;
  3.        CONDAMNE la défenderesse, madame Gaétane G. St-Laurent à payer, au demandeur, monsieur Jean-Philip Ruel, 15 000 $ à titre de dommages punitifs, avec intérêts au taux légal majoré de l’indemnité additionnelle prévue à l’article 1619 du Code civil du Québec à compter de la date du présent jugement.
  4.        LE TOUT, avec dépens contre la défenderesse, madame Gaétane G. St-Laurent.

 

 

 

__________________________________

NATHALIE VAILLANT, J.C.Q.

 

 

 

Me Giscard Tamas

Droit Légal

Avocats du demandeur

 

Me Guillaume Renauld

Therrien Couture Joli-Cœur s.e.n.c.r.l.

Avocats de la défenderesse

 

 

 


[1]  Beaulne c. Valeurs mobilières Desjardins inc., 2013 QCCA 1082, par. 14 et 15.

[2]  Prud'homme c. Prud'homme, 2002 CSC 85 (CanLII), [2002] 4 RCS 663, par. 1 à 31, et plus particulièrement par. 31.

[3]  R.L.R.Q., c. C-12.

[4]  R.L.R.Q., c. CCQ-1991.

[5]  Art. 2803 et 2804.

[6]  Prud'homme c. Prud'homme, préc., note 2, par. 33.

[7]  Id., par. 35.

[8]  Id., par. 36.

[9]  Bou Malhab c. Diffusion Métromédia CMR inc., 2011 CSC 9, [2011] 1 R.C.S. 214, par. 24 ; Proulx c. Martineau, 2015 QCCA 472, par. 35.

[10]  Genex Communications inc. c. Association québécoise de l’industrie du disque, du spectacle et de la vidéo, 2009 QCCA 2201, par. 38.

[11]  Prud’homme c. Prud’homme, préc., note 2, par. 38 ; Proulx c. Martineau, préc., note 9, par. 26.

[12]  Jean-Louis Baudoin, Patrice Deslauriers et Benoît Moore, La responsabilité civile, 8e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2014.

[13]  En raison des consignes gouvernementales en lien avec la pandémie due à la COVID.

[14]  Pièce D-7.

[15]  De mars 2021 au 4 juillet 2021, les séances du conseil ont lieu à distance, conformément aux directives du gouvernement du Québec afin de lutter contre la propagation de la Covid-19.  

[16]  Jean-Louis Beaudoin et Patrice Deslauriers, La responsabilité civile, 7e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2007, nos 1-292 et 1-293, p. 257 à 271.

[17]  Prud’homme c. Prud’homme, préc., note 2, par. 35.

[18]  Art. 2803, 2804, 2811 et 2849 C.c.Q.

[19]  Pièce D-1.

[20]  Pièce D-7.

[21]  Id.

[22]  Allégation 5 de la défense.

[23]  Art. 49 al. 2 de la Charte des droits et libertés de la personne et 1621 C.c.Q.

[25]  Préc., note 9.

[26]  Métromédia CMR Montréal inc. c. Johnson, 2006 QCCA 132.

[27]  Bou Malhab c. Diffusion Métromédia CMR inc., préc., note 9.

[28]  1996 CanLII 172 (CSC), [1996] 3 RCS 211.

[29]  Lindal c. Lindal, [1981] 2 RCS 629.

[30]  Association des professeurs de Lignery (A.P.L.) c. Alvetta-Comeau, 1989 CanLII 1247 (QC CA); Genex Communications inc. c. Association québécoise de l’industrie du disque, du spectacle et de la vidéo, préc., note 10, par. 69.

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