Pépin c. Ville de Saint-Constant |
2018 QCCS 2165 |
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COUR SUPÉRIEURE |
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CANADA |
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PROVINCE DE QUÉBEC |
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DISTRICT DE |
LONGUEUIL |
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N°: |
505-17-008654-156 |
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DATE : |
9 mai 2018 |
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE |
L’HONORABLE |
KIRKLAND CASGRAIN, J.C.S. |
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GILLES PÉPIN |
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Demandeur |
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c. |
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VILLE DE SAINT-CONSTANT |
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Défenderesse |
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JUGEMENT |
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I LES PROCÉDURES
[1] Gilles Pépin ("Pépin") demande à la Ville de Saint-Constant ("La Ville") de lui rembourser les honoraires légaux totalisant 92 616,20 $ qu’il a dû encourir pour se défendre à l’encontre de diverses accusations de nature criminelles portées contre lui en novembre 2013 à l’occasion de ses fonctions de maire, suite à une enquête menée par l’Unité Permanente Anti-Corruption ("l’U.P.A.C.").
[2] Ces accusations sont effectivement relatives au poste de maire qu’il détenait à l’époque et quatre autres personnes étaient également accusées avec lui, principalement à titre de complices.
[3] La totalité de ces accusations ont toutefois été retirées contre toutes ces personnes, presque deux ans plus tard.
[4] Pépin invoque aujourd’hui l’article 604.6 de la Loi sur les Cités et Villes qui prescrit que "toute municipalité [est tenue] (…) d’assumer la défense (…) d’une personne qui est (…) l’accusé dans une procédure (…) qui est fondée sur l’allégation d’un acte (…) dans l’exercice des fonctions de la personne comme membre du conseil (…) de la municipalité (…)".
[5] L’article 604.6 prescrit en outre que "si la personne assume (…) par le procureur de son choix [sa défense] (…), la municipalité doit en payer les frais raisonnables [ou] (...) avec l’accord de la personne, lui rembourser ces frais au lieu de les payer".
[6] Or, la Ville refuse de rembourser Pépin.
[7] Pépin est d’avis que la position de la Ville est déraisonnable. Il réclame donc, en sus des honoraires qu’il a dû payer pour se défendre à l’encontre des accusations criminelles, le remboursement des honoraires légaux qu’il a dû également encourir pour les procédures civiles dont le Tribunal est aujourd’hui saisi — une somme de 35 000$ —.
[8] Enfin, Pépin réclame l’exécution provisoire du jugement à être rendu.
II LES FAITS
a) Le contexte
[9] L’UPAC a été créée en février 2011. Elle a vu le jour dans la foulée des scandales liés au domaine de la construction à la fin des années 1990.
[10] Moins d’un an plus tard, la Commission Charbonneau a également été mise sur pied afin d’enquêter et de dresser un portrait des possibles activités de collusion et de corruption dans l’octroi et la gestion de contrats publics dans l’industrie de la construction.
[11] Le "dossier Pépin" retient l’attention des médias : c’est, semble-t-il, parmi les premiers dossiers de l’UPAC.
[12] Il faut dire aussi que le maire Pépin fait l’objet d’une surveillance et de critiques constantes de la part de ses adversaires politiques.[1]
[13] Cette surveillance et ces critiques sont acerbes et assassines. L’a-t-on menacé de dénonciation au criminel? Il déclare au Tribunal qu’environ un an avant son arrestation il a écrit à Robert Lafrenière, le chef de l’UPAC, pour lui dire de faire attention à ne pas croire les accusations qui pourraient être lancées à son sujet.
[14] Pépin ne s’est pas trompé : ses pressentiments s’avèrent fondés.
b) La mise en accusation de Pépin et de ses quatre "complices"
[15] Le 15 novembre 2013, le policier Pier-Luc Brisson, un membre de l’UPAC, rédige une "demande d’intenter des procédures" contre Pépin et ses "complices". L’enquête de l’UPAC a été déclenchée par une plainte soumise le 2 février 2010 à la centrale d’information criminelle de la Sûreté du Québec. L’UPAC a donné un nom au dossier : le dossier "HYDRE".[2]
[16] La qualification est particulière : une hydre, c’est "un serpent à sept têtes qui repoussent sitôt coupées", un animal "fabuleux et dangereux…".[3]
[17] La demande du policier Brisson comporte 31 paragraphes où il expose les agissements coupables de Pépin et de ses complices : corruption, abus de confiance et fraude "commis dans la gestion et l’administration de la ville de Saint-Constant"[4].
[18] Le "volet bibliothèque" est à l’effet que Pépin aurait favorisé un ami promoteur pour un appel d’offres en lui accordant de nombreux avantages financiers au détriment de la Ville tout en cachant l’information pertinente à son conseil de ville.[5]
[19] Le volet "vente de terrains à rabais" est à l’effet que Pépin aurait tenté de vendre des terrains de la Ville de gré à gré à un promoteur immobilier pour un prix bien en-dessous de leur valeur réelle.[6]
[20] Le "volet "financement politique" est à l’effet que le fils de Pépin, à titre d’agent du financement politique de son père, aurait perçu "du financement occulte" pour la campagne politique de celui-ci.[7]
[21] La "demande d’intenter des procédures" du policier Brisson est éventuellement communiquée à l’avocat de Pépin au criminel, Me Conrad Lord. Le nom du plaignant est caviardé, mais mal caviardé. Le plaignant est un certain monsieur Corriveau, organisateur politique d’un rival de Pépin…[8].
c) La défense au criminel du monstre à sept têtes et le témoignage de
Me Conrad Lord
[22] Me Lord témoigne à l’enquête sur son travail.
[23] À l’automne 2013, on lui a remis une disquette comportant des milliers de pages, en vrac.
[24] Il passe des jours et des jours à démêler ce fouillis et à tenter de faire les raccordements avec les quatre autres accusés. Le mandat d’arrestation allègue que Pépin,
"(…) [a frustré] la ville par la supercherie, le mensonge ou autre moyen dolosif d’une somme d’argent d’une valeur dépassant 5000 $ (…) [à deux reprises]";
"(…) a commis un abus de confiance relativement aux fonctions de sa charge en rapport avec la bibliothèque [de Saint-Constant]";
"(…)" a accepté (…) un prêt, une récompense, un avantage ou un bénéfice en considération du fait qu’il aide à obtenir l’adoption d’une mesure, une motion ou une résolution (…)".
"(…)a comploté avec les autres accusés afin de commettre (…) une fraude (…)".
(…) a comploté avec les autres accusés afin de commettre divers abus de confiance (…)".
(…) a commis un abus de confiance relativement aux fonctions de sa charge en rapport avec du financement politique (…)"[9]
[25] Me Lord finit par démêler ce qu’on lui a envoyé. Voici sa constatation : il n’y a aucune preuve valable pour appuyer ces accusations.
[26] Outre ses lectures, ses vacations à la Cour, ses recherches, ses entrevues avec Pépin et d’autres intervenants, et à mesure que la date pour l’enquête préliminaire se rapproche, M. Lord rencontre et parle au procureur de la Couronne à de nombreuses reprises pour lui demander de bien vouloir lui indiquer sur quelle(s) preuve(s), au juste, il prétend se baser, sans jamais vraiment obtenir de réponse.
[27] De fil en aiguille, nous voilà rendu deux ans plus tard, le 14 septembre 2015, la veille de la date prévue pour l’enquête préliminaire des cinq accusés. Me Lord reçoit alors un appel du procureur de la Couronne. Toutes les accusations portées contre les cinq accusés vont être retirées… Une lettre suit immédiatement pour le confirmer.
[28] Me Lord se présente au Tribunal le lendemain matin. De fait, le procureur de la Couronne informe le Tribunal du retrait de toutes les accusations. Me Lord note que ce procureur de la Couronne n’est pas celui avec lequel il a fait affaires : on a délégué un autre procureur de la Couronne, directement de Québec, pour annoncer le retrait des plaintes au Tribunal…
[29] Que s’est-il passé? Mystère.
[30] Me Lord est sous le choc. Tout ce travail qu’il a facturé à son client… Comment se fait-il qu’on ait attendu si longtemps pour retirer les accusations?
[31] Pour Me Lord, ces accusations n’ont jamais été fondées : la preuve offerte ne prouvait rien. Il conclut son témoignage en déclarant qu’il serait "estomaqué" s’il apprenait que l’on songeait à porter à nouveau des accusations criminelles contre son client.
d) Les témoignages de Pépin et du policier Brisson
[32] Pépin nie toutes les accusations qui ont été lancées contre lui à l’automne 2013. Il n’a rien fait de mal. Il ne comprend toujours pas pourquoi il a été accusé de corruption, d’abus de confiance et de fraude (voir également son interrogatoire hors cour).
[33] Cette histoire l’a profondément affecté. Il témoigne avec émotion. Sa réputation a été salie à tout jamais. Il a les larmes aux yeux.
[34] Le policier Brisson témoigne à son tour, mais pour la défense. Le Tribunal demande en vain à plusieurs reprises au procureure de la défense l’objectif et le but de ce témoignage… Les premières questions qui lui sont posées par la procureure en défense ont trait à la façon dont l’UPAC traite ses dossiers en général. Sans doute veut-on montrer que ce travail est sérieux. Sans doute aussi est-ce la raison de la production par la défense, à titre d’autorité, d’un tableau des divers succès de l’UPAC au cours des dernières années, un tableau intitulé "dossiers phares traités par la SEC et l’UPAC…". Aucune pertinence toutefois pour ce qui nous concerne. Le travail de l’UPAC dans ce dossier n’a rien à voir avec notre litige. Le Tribunal, chargé de mener ce procès à bon port, intervient.
[35] Le policier Brisson informe ensuite le Tribunal que le "dossier Hydre" n’est pas encore classé. Tout récemment, un jugement de la Cour d’appel a été confirmé par la Cour Suprême (un refus d’entendre l’appel) : il s’agit d’une demande en certiorari de la part d’une tierce compagnie pour faire casser une saisie de contenu informatique pratiquée en 2012 chez cette compagnie et le fils de Pépin. La Cour d’appel a confirmé le jugement de première instance qui a rejeté la requête en certiorari.
[36] Quelque chose, en somme, qui existait depuis trois ans au moment du retrait des procédures en septembre 2015. Curieux.
[37] Oui mais, que va-t-il se passer suite à ce développement, demande le Tribunal? Et Brisson de répondre qu’il faudra examiner l’information qu’il n’a pas encore, que son supérieur à l’UPAC décidera alors s’il faut faire une autre enquête, que si cette enquête débute et qu’elle porte fruits, qu’il faudra soumettre le tout à un procureur de la Couronne.
[38] Le dossier est-il actif depuis septembre 2015? Brisson est affirmatif : il est allé au palais de justice en 2017 pour voir ce qui se passerait avec la Cour d’appel et le certiorari… Une copie de la décision de la Cour d’appel est alors produite.
[39] Étrange témoignage. Le policier Brisson n’est manifestement pas heureux du dénouement de 2015. Il finit par admettre que le dossier "Hydre" n’a pas bougé depuis 2015. Le Tribunal insiste alors pour entendre Me Lord de nouveau. Rejoint par un coup de téléphone de la procureure en demande, Me Lord parvient à se libérer et revient devant le Tribunal.
e) Le témoignage additionnel de Me Lord
[40] Il prend connaissance de la décision de la Cour d’appel durant son témoignage.
[41] La procureure en défense n’avait remis au Tribunal que la décision de la Cour d’appel — une brève décision qui ne permet pas de bien comprendre le litige — et le Tribunal avait insisté pour qu’on lui fournisse également la décision de la Cour supérieure. La procureure en défense vient de fournir cette décision. Me Lord prend donc également connaissance de cette décision. Voici ses commentaires :
— C’est, possiblement, un autre volet, mais un volet qui n’a rien à voir avec les accusations portées en 2013.
— On ne peut pas voir s’il peut y avoir des accusations éventuelles : qu’a-t-on obtenu comme renseignements? Il faudrait pouvoir examiner l’information, évidemment. À date, c’est une saisie qui n’a pas été cassée, c’est tout.
[42] Alors, dossier encore actif?
[43] Non pour l’instant, et peut-être pour toujours rien du tout, comme des milliers d’autres dossiers des corps de police du Québec.
[44] Et il y a autre chose.
[45] Le 9 novembre, 2015, la Cour du Québec est saisie d’une requête des médias pour "mettre fin ou modifier des ordonnances interdisant l’accès aux renseignements donnant lieu à des mandats de perquisition" dans le dossier Hydre. La Cour du Québec accorde la requête tout en interdisant que soit révélée l’identité de certains mis-en-cause. Parmi les motifs de la Cour, on peut entre autre lire ce qui suit :
"À ce jour, à la connaissance du Tribunal, il n’y a plus d’inculpation criminelle découlant du [dossier] HYDRE.. Également, la poursuite concède que l’enquête policière est terminée."
[46] À noter aussi que la Cour assortit la levée des ordonnances de non accès à l’obligation suivante qui devra être respectée par les médias :
"(…)[les] médias d’information [devront] assortir toute publication/diffusion du (…) matériel de perquisition d’une mise en garde ou mention selon laquelle les personnes, dont l’identité est révélée dans le matériel de perquisition, ne font pas l’objet d’une inculpation criminelle et le fait que leur nom soit ainsi mentionné ne constitue pas la preuve qu’elles ont commis une infraction quelconque".
[47] La procureure en défense s’objecte au dépôt de cette décision. L’objection est rejetée.
III LES PRÉTENTIONS DE LA VILLE
[48] Les voici :
— "Les actes ayant été commis [par Pépin] ne l’ont pas été dans le cadre de l’exercice de ses fonctions de [maire]."[10]
— Pépin n’a pas subi de procès et n’a donc pas été acquitté.[11]
— Le dossier de l’UPAC n’est peut-être pas terminé.[12]
— La jurisprudence indique qu’il faut uniquement regarder si, au moment du dépôt des accusations criminelles et en fonction du libellé de ces accusations, Pépin agissait dans l’exercice de ses fonctions.[13]
IV ANALYSE
[49] Nous convenons, bien sûr, qu’un crime commis par un membre du conseil d’une ville, à l’occasion de l’exercice de ses fonctions, n’est pas couvert par l’article 604.6 de la Loi des cités et villes.
[50] Tout autre cependant est la situation ou un membre du conseil a été accusé faussement ou à tort de commettre un crime à l’occasion de l’exercice de ses fonctions, ou encore dont les accusations à son encontre ont été retirées.
[51] Conclure autrement équivaudrait à abolir l’article 604.7 de cette même loi des cités et villes qui prescrit ce qui suit :
"La personne pour laquelle la municipalité est tenue de faire des dépenses, en vertu de l’article 604.6 doit, sur demande de la municipalité, lui rembourser la totalité des dépenses [payées par la municipalité] ou la partie de celles-ci qui est indiquée dans la demande [de remboursement de la ville lorsque] (…) la personne (…) accusée dans la procédure de nature pénale ou criminelle, a été déclarée coupable et n’avait aucun motif raisonnable de croire que sa conduite était conforme à la loi."
[52] A contrario, on comprend qu’il peut arriver que dès le dépôt d’accusations criminelles contre le membre du conseil, il puisse être suffisamment évident que la défense de ce membre du conseil est sérieuse. En conséquence, dans un tel cas, la Ville doit assumer les frais.
[53] Certes, ces cas seront probablement exceptionnels. Les procédures de nature pénales ou criminelles sont censées être lancées avec le plus grand soin et l’accusé aura fort à faire pour démontrer qu’il a une défense suffisamment sérieuse à faire valoir.
[54] Il n’en demeure pas moins que la possibilité de faire cette preuve d’une défense suffisamment sérieuse existe dès le départ et par ailleurs, si l’accusé réussit à passer ce premier stade et qu’’il s’avère par la suite que les accusations sont fondées, la Ville pourra demander d’être remboursée pour ses dépenses.
[55] Il nous semble que tout ceci est évident.
[56] De même, il nous semble tout aussi évident que celui ou celle qui n’a pas réussi à démontrer le sérieux de sa défense avant qu’il y ait un jugement d’acquittement, ou encore qui a décidé d’attendre l’issue de son procès qui se résout par un acquittement, bénéficie de la même protection que celui-ci ou celle qui est parvenue à démontrer dès le départ le sérieux de sa défense.
[57] Qu’en est-il toutefois d’un scénario où il y a retrait des accusations?
[58] L’article 579 du Code criminel édicte ce qui suit :
"Le procureur général ou le procureur mandaté par lui à cette fin peut, à tout moment après le dépôt des procédures à l’égard d’un prévenu ou d’un défendeur et avant jugement, ordonner au greffier ou à tout autre fonctionnaire compétent du Tribunal de mentionner au dossier que les procédures sont arrêtées sur son ordre et cette mention doit être faite séance tenante; dès lors, les procédures sont suspendues en conséquence et tout engagement relatif est annulé".
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"Les procédures arrêtées (…) peuvent être reprises sans nouvelle dénonciation ou sans nouvel acte d’accusation (…) en donnant avis de la reprise au greffier- du Tribunal où les procédures ont été arrêtées; cependant, lorsqu’un tel avis n’est pas donné dans l’année (…) les procédures sont réputées n’avoir jamais été engagées".
[59] Nous sommes en avril 2018, plus de 2 ans et demi après le retrait survenu dans le dossier HYDRE… Les procédures sont réputées n’avoir jamais été engagées.
[60] La présomption d’innocence — le principal fondement de notre système de justice — s’applique à Pépin. Comment pourrait-il en être autrement?
[61] Quelques mots sur la présomption d’innocence :
"La présomption d’innocence est un principe consacré qui se trouve au cœur même du droit criminel. Bien qu’elle soit expressément garantie par la Charte, la présomption d’innocence relève et fait partie intégrante de la garantie générale du droit à la vie, à la liberté et à la dignité humaine de toute personne que l’État accuse d’une conduite criminelle. Un individu accusé d’avoir commis une infraction criminelle s’expose à de lourdes conséquences sociales et personnelles, y compris la possibilité de privation de sa liberté physique, l’opprobre et l’ostracisme de la collectivité, ainsi que d’autres préjudices sociaux, psychologiques et économiques. Vu la gravité de ces conséquences, la présomption d’innocence revêt une importance capitale. Elle garantit qu’un accusé est innocent tant que l’État n’a pas prouvé sa culpabilité (…). Voilà qui est essentiel dans une société qui prône l’équité et la justice sociale. La présomption d’innocence confirme notre foi en l’humanité; elle est l’expression de notre croyance que, jusqu’à preuve du contraire, les gens sont honnêtes et respectueux des lois" (R.c. Oakes [1986] R.C.S. 103.)
[62] Pépin n’a pas été acquitté? Allons donc! Il est réputé n’avoir jamais été accusé.
[63] Que faut-il de plus? Que Pépin prouve qu’il est innocent des accusations qui n’ont jamais été portées contre lui?
[64] Le dossier de l’UPAC n’est peut-être pas terminé? Que veut au juste la procureure de la défense? Une déclaration de l’UPAC qu’elle ne tentera plus jamais de mettre Pépin en accusation?
[65] On ne peut pas demander à l’UPAC ou à quelque corps de police que ce soit de faire une telle déclaration et de toute façon l’UPAC ou les corps de police n’ont aucune obligation de ce genre envers qui que ce soit.
[66] La jurisprudence alors?
[67] Il est vrai que l’arrêt de la Cour d’appel dans Berniquez-St-Jean c. Ville de Boisbriand (2013 QCCA, 2197), cité par le procureur en demande comme étant l’arrêt qui règle tout dit bien des choses. Ainsi, on peut lire ce qui suit sous la plume du juge Dalphond :
"Il est (…) vrai que Mme Berniquez St-Jean doit être présumée innocente tant et aussi longtemps qu’un jugement la déclarant coupable n’est pas rendu, mais la présomption d’innocence n’est pas la présomption qu’elle agissait à l’intérieur de ses fonctions en tant qu’élue municipale (…).
En bref, la présomption d’innocence (…) n’occulte pas le devoir du juge de qualifier la nature des allégations dans le contexte de l’applicabilité (…) du régime de protection à l’article 604 de la [loi sur les Cités et Villes]
"(…) les actes allégués [à l’endroit de Mme Berniquez St-Jean], notamment l’acceptation de sommes d’argent pour influer sur une décision et la corruption de fonctionnaire, ne constituent pas des gestes qu’une élue peut poser en vertu de la loi ou inhérents à sa charge. En réalité, de tels gestes sont interdits par le Code criminel. Il y a donc absence de pertinence de ces actes au regard de la conduite des affaires municipales. De plus, certains [actes], s’ils ont été posés, ne peuvent l’avoir été que dans l’intérêt strictement personnel de [Mme Berniquez St-Jean] (réception d’avantages), donc une finalité non altruiste. La sphère de protection voulue par le législateur ne s’applique pas en pareil cas (…)".
[68] Il y a lieu, toutefois, de replacer ces commentaires dans le contexte qui était propre à l’affaire Berniquez-St-Jean.
[69] Le juge Nollet en première instance résume les faits de cette affaire :
"Madame [Berniquez] St-Jean est accusée de fraude, de corruption et d’abus de confiance. Ces chefs d’accusation sont fondées sur des gestes qui remontent à l’époque où elle était conseillère et mairesse de la Ville de Boisbriand. Elle demande à bénéficier du régime de protection (…) offert par l’article 604.6 de la Loi sur les cités et villes (…) pour défrayer les frais judiciaires (…) qu’elle encourra pur se défendre (…). Madame St-Jean allègue que les infractions auraient été commises dans le cadre de ses fonctions, sans plus de précisions (…). Il faut alléguer plus que le simple fait (…) d’avoir été membre du conseil au moment où [les infractions] ont été commises (…)" (2012 QCCS2369).
[70] C’est donc d’abord et avant tout sur cette base qu’il faut lire l’arrêt de la Cour d’appel.
[71] L’arrêt Berniquez-St-Jean a d’ailleurs fait l’objet d’une vive critique par les auteurs Rino Soucy et Pierre Hugues (L’après-Commission Charbonneau : les élus et employés municipaux présumés coupables?, éditions Yvon Blais). Il convient d’en citer quelques passages :
"Comment peut-on conclure que [Mme Berniquez St-Jean] n’agissait pas dans le cadre de ses fonctions avant même d’avoir été condamnée, dans le contexte ou les procédures criminelles s’appuient sur le fait qu’elle était considérée, au sens du Code criminel, comme une fonctionnaire municipale à titre de mairesse?" (p. 10)
"(…) la LCV [prévoit] que dans le contexte d’une accusation criminelle ou pénale pour laquelle la municipalité a dû assumer les frais de défense d’un élu, ce dernier devra rembourser ces frais de défense, en totalité ou en partie, seulement dans la mesure où il a été déclaré coupable de l’infraction et qu’il n’avait aucun motif raisonnable de croire que sa conduite était conforme à la loi.
"(…) la loi impose un fardeau de preuve à la municipalité (…) qui doit tenir compte des critères établis [par] (…) l’article 604.8 LCV :
"Aux fins de déterminer si la justification prévue [à] (…) l’article 604.7 existe, il faut prendre en considération et pondérer l’un par l’autre les objectifs suivants :
(…) les deniers de la municipalité ne doivent pas servir à protéger [la personne] (…) contre les pertes financières qui résultent d’une inconduite sans commune mesure avec les erreurs auxquelles on peut raisonnablement s’attendre dans l’exercice des fonctions d’une telle personne". (p. 11)
[72] Et les auteurs de poursuive comme suit :
(…) on peut tenir compte de la bonne ou mauvaise foi de la personne, de sa diligence ou négligence quant à l’apprentissage des règles et des pratiques pertinentes à l’exercice de ses fonctions, de l’existence ou de l’absence de faute antérieure de sa pat liée à l’exercice de ses fonctions, de la simplicité ou de la complexité de la situation au cours de laquelle elle a commis une faute, de la bonne ou mauvaise qualité des avis qu’elle a reçus et de tout autre facteur pertinent. En conclusion, la portée de l’arrêt Berniquez St-Jean nous semble sévère puisque dans l’éventualité d’un acquittement au terme d’un procès criminel d’accusations de fraude ou d’abus de confiance, l’élu se retrouve dans une situation où il a dû assumer ses frais de défense, même pour une accusation mal fondée. Il y a par ailleurs des cas évidents où l’élu ne [pourra] justifier le remboursement de ses frais de défense, notamment dans le contexte d’une accusation pour ivresse au volant et/ou de voie de fait sur un individu, ces situations n’ayant aucun lien avec les fonctions d’un élu. (p. 11 et 12).
[73] D’autre part, comme le font remarquer nos auteurs, certains passages de l’arrêt Berniquez St-Jean vont à l’encontre d’une autre décision de la Cour d’appel : voici un extrait de cette autre décision :
"Les fonctions municipales, comme les autres fonctions publiques, ne s’exercent pas seulement autour d’une table de délibérations. Elles suivent l’officier public dans tous les actes qu’il pose en tant qu’officier public, et ses actes revêtent et gardent le même caractère d’autorité ou de responsabilité lorsqu’ils sont faits en raison même des fonctions qu’il exerce ou, si l’on veut, lorsqu’ils sont posés ou exercés dans l’intérêt public. Ainsi, le maire d’une municipalité, quelles que soient les circonstances de lieu, de temps et de personnes, n’abdique nullement son caractère d’officier public lorsqu’il prend une initiative ou accomplit un devoir inhérent à sa fonction (…). En d’autres termes, pour déterminer le caractère de ces fonctions publiques, il suffit de se demander si l’acte accompli résulte du mandat confié à cet officier ou si ce dernier n’a fait qu’agir en une qualité purement personnelle". (p. 7; Houde c. Benoît [1943] BR713)[14]
[74] Selon nos auteurs, voici comment il faut interpréter l’article 604.6 de la L.C.V.
"(…) on peut déduire que l’élu ou le fonctionnaire seront dans l’exercice de leurs fonctions lorsque :
i. Celles-ci découlent de l’exécution par un élu des fonctions et des responsabilités conférées expressément ou implicitement par la loi;
ii. Ces actes sont inhérents à la charge de l’élu, du fonctionnaire ou de l’employé, et que ceux-ci sont en lien avec les situations dans lesquelles l’exercice de ces fonctions place l’élu, le fonctionnaire et l’employé." (p.8)
[75] Nous endossons ces propos tout en ajoutant cependant, comme nous l’avons dit précédemment, que l’élu, le fonctionnaire ou l’employé doit pouvoir démontrer qu’il dispose d’une défense sérieuse s’il veut réclamer la protection de l’article 604.6 de la Loi des cités et villes : la seule allégation que l’élu, le fonctionnaire ou l’employé agissait dans l’exercice de ses fonctions est insuffisante.
[76] De même, nous endossons les propos de notre collègue Michel Yergeau dans sa décision de Mailhot-Patenaude c. Ville de Montréal (2014 QCCS 3808), rédigée avec sa minutie et son talent habituel. Entre autre, on y lit ce qui suit :
"(…) l’automatisme n’est (…) pas la règle lorsque vient le temps pour le conseil municipal d’octroyer la protection juridique à un élu ou un fonctionnaire. Le conseil doit exercer un jugement à l’amont pour s’assurer que l’acte ou l’omission qui est à la source de la procédure judiciaire l’a été dans l’exercice des fonctions de l’élu ou du fonctionnaire. [Mais] au terme de l’analyse, s’il y a doute, il doit jouer en faveur de ce dernier" (2014 QCCS, P. 12).
V DÉCISION
[77] Pépin n’a pas mérité le traitement qu’on lui a fait subir. Personne ne mérite ce traitement. Le conseil de ville de Saint-Constant et le maire actuel, contre lequel incidemment Pépin s’est présenté aux élections municipales de l’automne dernier, n’ont pourtant pas l’intention de le rembourser.
[78] Nous ne sommes pas surpris mais il va falloir tout de même rembourser Pépin : la preuve des dommages — les 92 616,20 $ qu’il a payés à Me Lord — est convaincante et le Tribunal la retient.
[79] Qui plus est, dans les circonstances particulières de cette affaire nous ne voyons aucune justification pour que Pépin encoure, en sus des frais de son procureur au criminel, les frais de ce procès.[15]
[80] Au fond, en effet, cette histoire est toute simple : suite à une plainte déposée par l’organisateur politique d’un rival, Pépin a été accusé de corruption, d’abus de confiance et de fraude perpétrés à l’occasion de ses fonctions de maire mais ces accusations ont toutes été retirées deux ans plus tard, sans explications et sans excuses.
[81] Le conseil de son rival politique de la Ville de Saint-Constant refuse aujourd’hui de lui rembourser les frais légaux qu’il a dû encourir pour se défendre, malgré les dispositions de l’article 604.6 de la Loi sur les cités et villes.
[82] Ce refus ajoute l’insulte à l’injure.
[83] Avec égards, il nous semble qu’avant de continuer à dépenser l’argent des contribuables de la Ville de Saint-Constant, le conseil de ville devrait songer à "hisser le drapeau blanc", pour reprendre les mots utilisés par notre estimé collègue André Denis dans l’affaire BDC c. Baudoin (REJB, 2004-54067).
[84] Un dernier point cependant : les dispositions pertinentes de notre code de procédure civile ne permettent pas au Tribunal d’accorder l’exécution provisoire du présent jugement (voir art. 660 C.p.c.).
POUR CES MOTIFS,
LE TRIBUNAL :
ACCUEILLE l’action du demandeur;
CONDAMNE la défenderesse à payer au demandeur une somme de 127 616,20$ avec intérêts au taux légal et l’indemnité additionnelle sur une somme de 92 616,20 $ à compter du 25 octobre 2015 et sur une somme de 35 000 $ à compter du présent jugement.
AVEC les frais de justice.
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__________________________________KIRKLAND CASGRAIN, j.c.s. |
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Me Josianne Goulet |
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ROUTHIER GOULET AVOCATS INC. |
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Procureurs de la partie demanderesse |
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Me Catherine Rousseau |
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BÉLANGER SAUVÉ S.E.N.C.R.L. |
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Procureurs de la partie défenderesse |
[1] Témoignage non contredit de Pépin à l’enquête.
[2] D-1.
[3] Voir dictionnaire Le Petit Robert, édition 2014.
[4] D-1.
[5] D-1.
[6] D-1.
[7] D-1.
[8] D-1 et témoignage non contredit de Pépin.
[9] D-1.
[10] Voir protocole d’instance.
[11] Selon les représentations de la procureure en défense à l’audience.
[12] Selon les représentations de la procureure en défense à l’audience.
[13] Selon les représentations de la procureure en défense à l’audience.
[14] Voir également Campbell c. Hrtisham, J »E. 2000-2186.
[15] La quotité n’est pas contestée, sauf pour la procédure en inhabileté intentée par la défense, rejetée par notre collègue Carole Julien. Les honoraires encourus pour la contestation de cette procédure sont donc également justifiés.
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.