MISE EN GARDE : Une ordonnance limitant la publication a été prononcée en première instance en vertu de l’article 486.4 C.cr. afin d’interdire la publication ou la diffusion de quelque façon que ce soit de tout renseignement qui permettrait d’établir l’identité de la victime ou d’un témoin.
- L’appelant se pourvoit contre un jugement rendu le 19 avril 2023 par la Cour du Québec, chambre criminelle et pénale, district de Montréal (l’honorable Jean‑Jacques Gagné), lequel le déclare coupable d’avoir déchargé une arme à feu dans l’intention de blesser et d’avoir commis des voies de fait graves.
- Pour les motifs de la juge Lachance, auxquels souscrivent les juges Doyon et Harvie, LA COUR :
- ACCUEILLE la requête en autorisation d’appel;
- REJETTE l’appel.
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| FRANÇOIS DOYON, J.C.A. |
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| JUDITH HARVIE, J.C.A. |
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| MYRIAM LACHANCE, J.C.A. |
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Me Elisabeth Beauchamp |
BOLDUC PAQUET |
Pour l’appelant |
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Me Magalie Cimon |
DIRECTEUR DES POURSUITES CRIMINELLES ET PÉNALES |
Pour l’intimé |
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Date d’audience : | 11 mars 2025 |
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- Au terme d’un procès devant juge seul, l’appelant est déclaré coupable d’avoir déchargé une arme à feu dans l’intention de blesser (al. 244(2)b) C.cr.) et commis des voies de fait graves (art. 268 C.cr.) à l’endroit de C… D… (D…) Ses deux coaccusés, Jean Rhodny Surin et Rodolph Surin (les frères Surin), sont quant à eux acquittés de ces mêmes chefs d’accusation.
- Dans ce même jugement, l’appelant et les frères Surin sont aussi acquittés du chef de tentative de meurtre (al. 239(1)a.1) C.cr.) à l’endroit de la même victime[1]. Un quatrième individu, Marion Jude Lovinsky (Lovinsky), est accusé séparément en relation avec les mêmes événements[2].
- La preuve du ministère public au procès reposait sur le témoignage de policiers, dont une experte en gangs de rue, de plusieurs admissions ainsi que de séquences vidéo provenant de caméras de surveillance d’un stationnement commercial. La victime n’a pas témoigné, ni Lovinsky, et aucune défense n’a été présentée.
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- Le 12 septembre 2021, Lovinsky, les frères Surin et l’appelant arrivent dans le stationnement d’un centre commercial à bord de deux véhicules, un noir (propriété de l’appelant) et un blanc. Ces quatre individus sont affiliés au même gang de rue.
- Ils stationnement leurs véhicules. Lovinsky se rend dans une pizzéria, alors que l’appelant et les frères Surin vont à la Société des alcools du Québec (SAQ). En sortant, ces derniers croisent D…, affilié à un gang opposé, qui entre dans la SAQ. Ils reviennent sur leurs pas et regardent à l’intérieur de la SAQ.
- Les frères Surin et l’appelant retournent dans le stationnement et rejoignent Lovinsky qui est appuyé contre le véhicule noir. Trois d’entre eux entrent dans ce véhicule. Les enregistrements ne permettent pas de distinguer où chacun d’eux s’assoit, mais on observe que le premier arrivé va directement à la place du conducteur. Il est admis que Lovinsky s’installe du côté passager avant. Les enregistrements ne permettent pas d’identifier le quatrième individu qui se dirige vers le véhicule blanc.
- D… sort de la SAQ et marche dans le stationnement. Le véhicule noir se dirige vers lui et s’arrête. Le passager avant (Lovinsky) ouvre la portière, sort sans la refermer et tire à six reprises vers D… en le pourchassant. Il l’atteint à la fesse.
- D… se réfugie dans le centre commercial et Lovinsky revient s’asseoir dans le véhicule noir qui rejoint le véhicule blanc à la sortie du stationnement. Les deux voitures quittent les lieux à grande vitesse.
- Ces événements se déroulent en moins de 11 minutes, de l’arrivée des véhicules dans le stationnement jusqu’à leur départ après la fusillade.
- L’appelant invoque plusieurs moyens d’appel essentiellement fondés sur deux conclusions du juge qu’il considère erronées en droit : (1) la conclusion hors de tout doute raisonnable selon laquelle il conduisait le véhicule dans lequel le tireur a pris place; et (2) la conclusion selon laquelle il avait l’intention criminelle de commettre ces infractions à titre de complice.
- L’appelant invoque de plus un verdict déraisonnable et il présente une requête en autorisation d’appel soulevant une erreur judiciaire.
- Le juge a adhéré à la théorie du ministère public qui plaçait l’appelant au volant du véhicule noir, l’un des frères Surin, sans préciser lequel, sur la banquette arrière et le deuxième, dans le véhicule blanc. Comme indiqué, il était admis que Lovinsky prenait place du côté passager avant du véhicule noir.
- Cette inférence de fait relève du juge d’instance[3] et elle n’est pas manifestement erronée, non étayée par la preuve, ni par ailleurs déraisonnable[4].
- Il ne s’agit toutefois pas du grief de l’appelant, qui affirme plutôt que l’inférence le plaçant au volant du véhicule noir ne constitue pas un élément de preuve individuel pouvant se soustraire à la norme de preuve hors de tout doute raisonnable.
- Il est vrai qu’en principe, cette norme en matière criminelle ne s’applique pas à chacun des éléments de preuve individuels qui étayent la décision sur la question ultime de la culpabilité[5].
- Or, dans la présente affaire, l’intimé partage le point de vue de l’appelant. L’identité du conducteur du véhicule noir nécessitait l’application de cette norme rigoureuse, puisque le juge avait écarté la thèse du guet-apens (et ainsi l’application du par. 21(2) C.cr.). Il a plutôt retenu la complicité comme mode de participation du conducteur, selon l’al. 21(1)b) C.cr., comme j’en discuterai dans le prochain moyen d’appel.
- L’appelant est d’avis que le juge n’a pas appliqué cette norme élevée ce qui a entraîné une erreur de droit puisque la preuve circonstancielle, considérée logiquement et à la lumière de l’expérience humaine et du bon sens, pouvait étayer une autre inférence que celle qu’il se trouvait au volant du véhicule noir, ce qui aurait dû mener à son acquittement[6].
- L’appelant appuie cet argument sur deux éléments.
- D’abord, il allègue que les 49 secondes manquantes dans les séquences vidéo constituent une lacune dans la preuve ouvrant la possibilité qu’il se soit assis ailleurs qu’à la place du conducteur dans le véhicule noir.
- Ensuite, le juge aurait exigé que le doute raisonnable trouve son assise dans la preuve pour conclure qu’il n’était pas le conducteur de ce véhicule.
- Ces prétentions ne résistent toutefois pas à l’analyse.
- Premièrement, le juge n’a pas omis de prendre en compte la séquence de 49 secondes qui n’apparaît pas sur les enregistrements ou de suffisamment en traiter dans ses motifs. Au contraire, il souligne à plusieurs endroits dans son analyse que les images vidéo n’ont pas capté la totalité des événements[7].
- Le juge n’a simplement pas retenu l’argument de l’appelant quant à ce qui a pu se passer pendant ces 49 secondes, c’est-à-dire qu’il est possible que les frères Surin soient passés devant lui en marchant vers le véhicule noir ou qu’il se soit rendu au véhicule blanc.
- Je rappelle qu’il appartient au juge du procès de tracer la ligne entre la spéculation et « une “autre thèse plausible” ou une “autre possibilité raisonnable” [qui] doit être basée sur l’application de la logique et de l’expérience à la preuve ou à l’absence de preuve, et non sur des conjectures »[8].
- Deuxièmement, l’appelant reproche cette mention du juge : « Imaginer un scénario dans lequel [l’appelant] n’est pas conducteur n’a pas d’assise dans la preuve »[9].
- À première vue, cet énoncé semble effectivement contenir une erreur de droit puisqu’un doute raisonnable peut découler de la preuve ou de l’absence de preuve[10].
- Ce passage du jugement ne doit cependant pas être lu hors contexte[11]. Quelques lignes plus loin, le juge mentionne que « les inférences compatibles avec l’innocence n’ont pas à être fondées sur la preuve ou sur des faits prouvés, puisque le doute […] peut découler de l’absence de preuve »[12].
- Après avoir correctement énoncé le droit à propos du doute raisonnable, le juge acquitte l’appelant de tentative de meurtre et les frères Surin de tous les chefs d’accusation. Cela permet de constater que la mention problématique du juge n’a eu aucune incidence sur le résultat final.
- Une lecture globale du jugement permet somme toute de comprendre que le juge a appuyé son raisonnement sur un ensemble de faits permettant de combler les lacunes soulevées dans la preuve quant à l’inférence menant à la conclusion que l’appelant était le conducteur :
- L’appelant est le propriétaire du véhicule noir;
- Il est identifié à l’intérieur de la SAQ avec les frères Surin dans les minutes précédant l’agression;
- Il est le premier des trois à se diriger vers le véhicule noir en sortant de la SAQ;
- Lorsque les trois individus reviennent sur leurs pas afin de regarder D… qui vient d’entrer dans la SAQ, puis reprennent leur chemin, il est encore le premier à se diriger vers le stationnement;
- La distance entre la SAQ et le véhicule noir n’est que de quelques mètres;
- Le premier des individus à revenir au véhicule noir s’assoit directement à la place du conducteur;
- Lovinsky s’assoit côté passager avant;
- Lovinsky ne semble pas avoir les clés puisqu’il attend les trois autres à l’extérieur du véhicule noir.
- Pour ces raisons, le premier moyen d’appel ne peut réussir.
- Au procès, le ministère public soutenait que la participation de l’appelant reposait sur l’al. 21(1)b) ou le par. 21(2) C.cr.
- Le juge, sans toutefois l’indiquer clairement, appuie son raisonnement sur l’al. 21(1)b), puisqu’il rejette la thèse du guet-apens[13] et décrit les éléments de la mens rea correspondant au mode de participation secondaire d’un complice énoncé à cette disposition[14].
- Je constate par ailleurs qu’il n’y avait aucun élément de preuve démontrant que la fin illégale exigée par le par. 21(2) différait de l’infraction dont l’appelant était effectivement inculpé[15]. Il est reconnu que « la responsabilité criminelle en vertu du paragraphe 21(2) C.cr. comprend les trois éléments suivants : 1) un accord, soit que les participants poursuivent une fin illégale; 2) une infraction, soit la commission d’une infraction incidente et différente par un autre participant; et 3) une connaissance, soit la prévisibilité que l’infraction incidente pourrait être commise »[16]. Ce mode de participation devait donc être écarté.
- C’est plutôt aux termes de l’al. 21(1)b) que le ministère public devait démontrer que l’appelant a accompli quelque chose qui a aidé l’auteur principal (Lovinsky) à commettre les infractions reprochées (l’actus reus), en ayant connaissance de l’intention de ce dernier de commettre ces crimes et en ayant l’intention de l’aider (la mens rea)[17].
- L’actus reus n’est pas en cause dans le présent pourvoi, mais les deux éléments de la mens rea le sont.
- L’appelant estime qu’il n’y avait aucune preuve démontrant qu’il connaissait les intentions de Lovinsky ou qu’il avait l’intention de l’aider.
- Il reproche également au juge d’avoir simplement affirmé que la mens rea pouvait être inférée de la preuve, sans motiver cette affirmation.
- L’appelant ne me convainc pas.
- D’une part, l’appelant plaidait que le conducteur a pu avoir été surpris par les agissements de Lovinsky et ignoré que ce dernier avait une arme à feu. Il soulignait qu’un témoin avait vu Lovinsky dissimuler l’arme dans un foulard après l’agression en revenant vers le véhicule noir.
- Le juge a rejeté ces arguments puisqu’ils étaient incompatibles avec le fait d’être demeuré immobile pendant une trentaine de secondes, alors que Lovinsky tirait à répétition sur la victime.
- En outre, le conducteur a attendu le retour du tireur en appuyant sur les freins pendant tout ce temps, comme le démontrent les lumières des freins visibles sur les enregistrements[18].
- En conséquence, la connaissance de l’intention de Lovinsky de faire feu sur la victime s’inférait de ce qui se déroulait sous les yeux de l’appelant.
- Il s’agissait d’une connaissance réelle des intentions de Lovinsky[19].
- Enfin, le juge a indiqué que l’intention d’aider Lovinsky ressortait du fait d’avoir arrêté le véhicule à proximité de la victime afin que Lovinsky puisse en sortir, et de l’avoir attendu afin de faciliter sa fuite après la fusillade.
- Cette intention d’aider pouvait également provenir du mobile relié à son affiliation à un gang de rue rival de la victime[20] et de sa fuite des lieux avec le tireur à titre de comportement postérieur à l’infraction[21].
- Pour ces raisons, ce moyen d’appel doit être rejeté.
- Une allégation de verdict déraisonnable fondée sur le sous‑al. 686(1)a)(i) C.cr. oblige la Cour d’appel à « réexaminer l’effet de la preuve et aussi dans une certaine mesure la réévaluer »[22].
- Cependant, une divergence d’opinions à l’égard des inférences factuelles ou du poids de la preuve ne permet pas d’intervenir puisqu’il s’agit du rôle fondamental du juge des faits[23]. C’est ce qui est demandé par l’appelant en l’espèce.
- Cet argument doit donc être rejeté puisque les inférences tirées par le juge quant à l’identité du conducteur et à la mens rea ne reposaient sur aucune erreur, comme il en a été question dans l’analyse des deux moyens précédents.
- Qui plus est, une cour d’appel peut considérer l’abstention d’un accusé de témoigner lorsqu’elle évalue si une déclaration de culpabilité est raisonnable[24], comme c’est le cas en l’espèce.
- Dans ces circonstances, l’appelant échoue à démontrer que le juge n’a pas agi d’une manière judiciaire et comme le juge Cromwell le précise dans R. c. Villaroman « un verdict n’est pas déraisonnable simplement parce que “les autres explications possibles ne font naître aucun doute” dans l’esprit du [juge]. La considération la plus importante est “[qu’il] appartient encore fondamentalement au juge des faits de décider si une façon différente de considérer l’affaire qui est proposée est suffisamment raisonnable pour soulever un doute dans son esprit” »[25].
- En ce qui concerne le dernier argument, soit la présence d’une erreur judiciaire au sens du sous‑al. 686(1)a)(iii), l’appelant n’a pas à établir que la déclaration de culpabilité ne s’appuie pas sur la preuve – comme c’est le cas pour le moyen d’appel fondé sur le sous‑al. 686(1)a)(i)[26] –, mais il doit démontrer une irrégularité grave au point de rendre le procès inéquitable ou de créer une apparence d’iniquité[27].
- Cette démonstration n’est pas faite puisque l’appelant invoque encore une fois les inférences du juge quant au fait qu’il conduisait le véhicule noir et les 49 secondes manquantes dans les séquences vidéo, des arguments qui ont été rejetés dans les précédents paragraphes.
- Ainsi, en l’absence d’une erreur grave qui vicie fondamentalement le raisonnement du juge du procès ou sape l’assise de son raisonnement de façon à entraîner un déni de justice[28], il y a lieu de faire droit à la requête en autorisation d’appel, mais de rejeter ce moyen.
- Pour ces raisons, je propose de rejeter l’appel.
[1] R. c. Emmanuel Love Lubérisse & al., C.Q. Montréal, no 500-01-223889-210, 19 avril 2023, Jean‑Jacques Gagné, j.c.q. [Jugement entrepris].
[2] R. c. Marion Jude Lovinsky, C.Q. Montréal, no 500-01-228695-224.
[3] R. c. Hodgson, 2024 CSC 25, par. 41 en référence à R. c. George, 2017 CSC 38, par. 24 [George].
[4] Villaroman, par. 71 ; R. c. Clark, 2005 CSC 2, par. 9.
[5] R. c. Morin, [1988] 2 R.C.S. 345, p. 354-360. Voir aussi R. c. L.T.H., 2008 CSC 49, par. 87.
[6] R. c. Villaroman, 2016 CSC 33, par. 38 [Villaroman].
[7] Jugement entrepris, p. 12 à 14 : « [L]es caméras ont capté la quasi-totalité de la séquence »; « Les caméras n’ayant pas capté une partie importante des mouvements du véhicule blanc et des individus y entrant et y sortant »; « Les images vidéo ne sont pas “continues” […] ».
[8] Villaroman, par. 37, voir aussi par. 38-43.
[9] Jugement entrepris, p. 13.
[10] R. c. J.M.H., 2011 CSC 45, par. 25; Villaroman, par. 36.
[11] Villaroman, par. 47-48. Voir aussi R. c. G.F., 2021 CSC 20, par. 71.
[12] Jugement entrepris, p. 18 [Soulignement ajouté].
[13] Jugement entrepris, p. 46-49.
[14] Jugement entrepris, p. 15, renvoyant à R. c. Briscoe, 2010 CSC 13. [Briscoe].
[15] R. c. Simpson, [1988] 1 R.C.S. 3, par. 15 et 17.
[16] Lepage c. R., 2017 QCCA 947, par. 10 en référence à R. v. Cadeddu, 2013 ONCA 729, par. 53-62.
[17] Briscoe, par. 14-18. Voir aussi R. c. Vu, 2012 CSC 40, par. 58.
[18] Jugement entrepris, p. 14.
[19] Deblois c. R., 2021 QCCA 1093, par. 67-68.
[20] Jugement entrepris, p. 13 et 15.
[21] R. c. Calnen, 2019 CSC 6, par. 119 (la juge Martin dissidente, mais pas sur cette question).
[22] R. c. Yebes, [1987] 2 R.C.S. 168, p. 186, cité dans Villaroman, par. 55.
[24] Corbett c. R., [1975] 2 R.C.S. 275, p. 281.
[25] Villaroman, par. 37 et 56.
[26] R. c. Lohrer, 2004 CSC 80, par. 1 [Lohrer]. Voir aussi R. c. Tayo Tompouba, 2024 CSC 16, par. 55-56. [Tayo Tompouba].
[27] Tayo Tompouba, par. 72.
[28] Lohrer, par. 2; R. c. Sinclair, 2011 CSC 40, par. 53 et 56; Tayo Tompouba, par. 72.