Groupe SNC-Lavalin inc. c. Duhaime | 2025 QCCA 73 |
COUR D’APPEL |
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CANADA |
PROVINCE DE QUÉBEC |
SIÈGE DE | MONTRÉAL |
N° : | 500-09-030937-247 |
(500-17-086632-158) (500-17-113455-201) (500-17-121734-225) |
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DATE : | 29 janvier 2025 |
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FORMATION : | LES HONORABLES | MARK SCHRAGER, J.C.A. GUY COURNOYER, J.C.A. JUDITH HARVIE, J.C.A. |
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No : 500-17-086632-158 |
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GROUPE SNC-LAVALIN INC. |
APPELANTE – défenderesse reconventionnelle |
et |
ATKINSREALIS CANADA INC. (ANCIENNEMENT SNC-LAVALIN INC.) |
SNC-LAVALIN INTERNATIONAL INC. |
SNC-LAVALIN CONSTRUCTION INC. |
APPELANTES – demanderesses / défenderesses reconventionnelles |
c. |
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PIERRE DUHAIME |
INTIMÉ – défendeur |
et |
PROCUREUR GÉNÉRAL DU QUÉBEC |
UNITÉ PERMANENTE ANTICORRUPTION |
MIS EN CAUSE – mis en cause |
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| No : 500-17-113455-201 | | GROUPE SNC-LAVALIN INC. | APPELANTE – défenderesse en garantie | c. | | PIERRE DUHAIME | INTIMÉ – défendeur / demandeur en garantie | et | PROCUREUR GÉNÉRAL DU QUÉBEC | UNITÉ PERMANENTE ANTICORRUPTION | MIS EN CAUSE – mis en cause | et | MICHEL MASSICOTTE, exerçant la profession d’avocat | MIS EN CAUSE – demandeur | | | No : 500-17-121734-225 | | GROUPE SNC-LAVALIN INC. | APPELANTE – défenderesse / demanderesse en garantie | c. | | PIERRE DUHAIME | INTIMÉ – défendeur / demandeur en garantie / défendeur en garantie | et | PROCUREUR GÉNÉRAL DU QUÉBEC | UNITÉ PERMANENTE ANTICORRUPTION | MIS EN CAUSE – mis en cause | et | CHUBB INSURANCE COMPANY OF CANADA | MIS EN CAUSE – demanderesse | |
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ARRÊT
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- Les appelants se pourvoient contre un jugement rendu en cours d’instance le 15 février 2024 par la Cour supérieure (l’honorable Jean-Louis Lemay), lequel rejette une demande de communication de documents en possession de tiers.
- Pour les motifs de la juge Harvie, auxquels souscrivent les juges Schrager et Cournoyer, LA COUR :
- ACCUEILLE en partie l’appel;
- INFIRME le jugement de première instance et, procédant à rendre le jugement qui aurait dû être rendu, REMPLACE le dispositif de ce jugement par le suivant :
[60] ACCUEILLE en partie la demande en communication de documents en possession de tiers et ORDONNE au mis en cause le procureur général du Québec de communiquer la preuve divulguée par le Directeur des poursuites criminelles et pénales à Pierre Duhaime dans le dossier de la Cour du Québec portant le numéro 500-01-085355-136 aux parties, sujet à toute ordonnance d’encadrement à être émise par la Cour supérieure;
[61] Avec les frais de justice.
- RENVOIE le dossier à la Cour supérieure afin qu’elle procède à l’étape de l’encadrement de la communication des documents;
- Avec les frais de justice, contre l’intimé.
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| MARK SCHRAGER, J.C.A. |
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| GUY COURNOYER, J.C.A. |
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| JUDITH HARVIE, J.C.A. |
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Me François Fontaine |
Me Charles-Antoine M. Péladeau |
NORTON ROSE FULBRIGHT CANADA |
Pour Groupe SNC-Lavalin inc., Atkinsrealis Canada inc. (anciennement SNC-Lavalin inc.), SNC-Lavalin International inc., SNC-Lavalin Construction inc. |
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Me Michel Savonitto Me Carl Consigny |
SAVONITTO & Associés |
Pour Pierre Duhaime |
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Me Jean-Philippe Verreau |
BERNARD, ROY (JUSTICE-QUÉBEC) |
Pour le procureur général du Québec |
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Me Patrick C. Henry |
ROBINSON SHEPPARD SHAPIRO |
Pour Chubb Insurance Company of Canada |
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Me Jean-François Hudon |
Me Camille Lamer |
HUDON AVOCATS |
Pour Michel Massicotte, exerçant la profession d’avocat |
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Date d’audience : | 19 novembre 2024 |
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- La Cour supérieure rejette la demande en communication de type « Wagg » présentée par les appelants (collectivement « SNC ») visant l’obtention de tiers – en l’instance le procureur général du Québec (« PG Québec ») et l’Unité permanente anticorruption (« UPAC ») mise en cause – de la preuve divulguée ou qui devait être divulguée dans le cadre d’accusations criminelles portées contre l’intimé Pierre Duhaime[1]. Voici brièvement le contexte.
I - Contexte
- Au début de 2012, SNC procède, par l’intermédiaire de tiers indépendants, à deux enquêtes internes au sujet de l’obtention de certains contrats, dont celui en lien avec le Centre universitaire de santé McGill (« CUSM ») et elle remet aux policiers les informations recueillies en mars 2012. En parallèle, à la fin du mois de mars 2012, M. Duhaime, qui était alors président-directeur général du Groupe SNC-Lavalin inc. (« SNC-Lavalin »), signe une entente portant sur les modalités de son départ de l’entreprise qui prévoit, entre autres, que celle-ci « will advance and pay the cost of legal fees to the fullest extent permitted and subject to applicable law in respect of any civil, criminal, administrative investigative or other proceeding » pouvant l’impliquer en raison de son « association with SNC-Lavalin »[2].
- Vers la fin de 2012, M. Duhaime est arrêté puis accusé de 14 chefs d’accusation, dont notamment de fraude, complot pour fraude, utilisation de faux, abus de confiance et recyclage des produits de la criminalité[3]. Le dossier criminel implique en outre quatre co-accusés, dont Riadh Ben Aïssa. M. Duhaime retient les services de Me Michel Massicotte pour le représenter et SNC-Lavalin, ainsi que l’assureur Chubb Insurance Company of Canada (« Chubb »), paient les honoraires pour ses services.
- En 2015, SNC poursuit en dommages-intérêts une série de défendeurs, dont M. Ben Aïssa, en raison de détournements de fonds et fraude de l’entreprise en lien avec l’obtention de contrats par SNC, notamment celui du CUSM[4]. À cette époque, M. Duhaime n’est pas l’un des défendeurs de ce recours.
- Dans le dossier criminel no 136, M. Ben Aïssa plaide coupable en juillet 2018 au chef d’accusation d’emploi, possession ou trafic d’un document contrefait. En février 2019, M. Duhaime signe avec le DPCP un exposé commun des faits et plaide coupable au chef d’accusation d’avoir aidé un fonctionnaire à commettre un abus de confiance, en violation de l’article 122 C.cr. Subséquemment, SNC-Lavalin et Chubb cessent de payer les honoraires de Me Massicotte.
- Au début de mars 2019, SNC modifie sa poursuite en dommages-intérêts afin d’ajouter comme défendeur M. Duhaime en alléguant la nullité de l’Entente conclue en mars 2012 principalement au motif que ce dernier aurait « acted in bad faith and willfully refrained from disclosing to [SNC] his criminal wrongdoing in relation to the Embezzlement »[5]. L’entreprise lui réclame notamment le remboursement des frais d’avocats qu’elle a payés à son bénéfice. M. Duhaime dépose une demande reconventionnelle contre SNC en août 2019 afin que lui soient versées les sommes qu’il considère dues en vertu de l’Entente. Ce dossier progresse lentement.
- En septembre 2020, Me Massicotte poursuit M. Duhaime pour le paiement de ses dernières factures, lequel appelle en garantie SNC-Lavalin en février 2021 au motif que l’entreprise est responsable du paiement des honoraires au terme de l’Entente[6]. Au printemps 2021, M. Duhaime dépose une demande en jonction des instances nos 158 et 201 que le tribunal accorde en octobre 2021[7]. En mars 2022, SNC règle le dossier no 158 avec les défendeurs toujours impliqués, à l’exception de M. Duhaime qui demeure le seul poursuivi.
- En juillet 2022, Chubb poursuit SNC-Lavalin et M. Duhaime afin d’obtenir le remboursement des honoraires payés pour défendre ce dernier, considérant le plaidoyer de culpabilité enregistré en février 2019 qui annule, selon l’assureur, son obligation et justifie sa demande de récupérer les sommes versées en vertu du contrat d’assurance[8]. Les défendeurs s’appellent mutuellement en garantie et, vers la fin de l’année 2022, le tribunal joint ce dossier aux nos 158 et 201.
- En septembre 2023, SNC dépose une demande en communication de la preuve afin que le PG Québec et, le cas échéant, l’UPAC, tous deux mis en cause, lui communiquent, ainsi qu’aux autres parties impliquées intéressées, une copie de l’ensemble de la preuve divulguée ou qui devait être divulguée à M. Duhaime dans le dossier criminel no 136. M. Duhaime conteste la demande de communication. Le PG Québec est représenté lors de l’audience, mais s’en remet au tribunal quant à la recevabilité de la demande, en soulignant qu’il présentera ses observations lors du processus d’encadrement de la communication des documents, le cas échéant.
II – Jugement entrepris
- Après une revue des principes applicables, le juge conclut que l’instance n’est plus dans une phase exploratoire considérant l’écoulement du temps depuis l’introduction des procédures contre Duhaime. Quant à la demande de SNC, il considère que l’entreprise a manqué de diligence dans sa présentation de sa demande et que « la communication de ces documents ne ferait pas avancer le débat, mais au contraire, minerait le déroulement des procédures en atteignant irrémédiablement les principes de proportionnalité et d’efficacité judiciaire »[9].
- Il ajoute subsidiairement que la demande est « beaucoup trop large, vague, imprécise et non ciblée »[10]. Selon lui, il ne peut être proportionnel de demander l’ensemble de la preuve divulguée ou qui devait être divulguée dans le cadre du dossier criminel portant sur 14 chefs d’accusation alors que M. Duhaime n’a plaidé coupable qu’à un seul. Il souligne que SNC refuse de préciser les documents pertinents et de cibler la preuve à divulguer ni ne révèle ce que ses enquêtes internes ont démontré avant la signature de l’Entente. Il ajoute qu’« en restant muette sur ce que son enquête interne lui a révélé, SNC-Lavalin échoue à démontrer quelque déséquilibre entre les parties »[11].
III – Moyens d’appel
- SNC plaide que le juge a erré en rejetant sa demande de communication visant à obtenir la preuve divulguée ou à être divulguée à M. Duhaime dans le cadre du dossier criminel. Selon elle, les documents demandés sont pertinents et susceptibles de faire avancer le litige, alors que la phase exploratoire n’est pas terminée. Elle ajoute que le juge commet une erreur en considérant que le recours de SNC s’appuie uniquement sur le plaidoyer de culpabilité et non sur l’ensemble des gestes fautifs posés par M. Duhaime.
- M. Duhaime conteste en plaidant que SNC connaissait les gestes pour lesquels elle le poursuit au moment de signer l’Entente. Selon lui, la demande est tardive et trop large puisque la poursuite ne concerne que son plaidoyer de culpabilité. Il qualifie « de partie de pêche » la demande qui vise une preuve volumineuse et qui pourrait entraîner le déraillement de l’instance, sans que SNC ne sache véritablement ce qu’elle cherche.
- Bien que représenté lors de l’audience, le PG Québec ne prend pas position devant la Cour d’appel.
IV – Analyse
a. Phase exploratoire et diligence
- La dénomination donnée à la demande de communication de SNC provient de la décision P. (D.) c. Wagg[12]. Dans cet arrêt, la Cour d’appel de l’Ontario conclut que ce genre de demande, dans une instance civile, qui cherche la communication de la preuve divulguée dans un dossier criminel, nécessite que les instances publiques intéressées (dans ce cas le procureur général de l’Ontario pour la Couronne et les services de police impliqués) soient mis en cause afin qu’ils puissent présenter des observations en lien avec les différents intérêts que cette preuve divulguée peut impliquer, dont la protection de sources confidentielles, du processus criminel ou de la vie privée de tiers innocent. Si les documents doivent être communiqués, leurs observations permettront de mettre en place un « processus de filtrage/screening process » régissant la communication et son étendue[13].
- Au Québec, les demandes de communication de cette nature sont présentées en vertu de l’article 251 al. 2 C.p.c. qui édicte :
251. […] Le tiers qui détient un document se rapportant au litige ou est en possession d’un élément matériel de preuve est tenu, si le tribunal l’ordonne, d’en donner communication, de le présenter aux parties, de le soumettre à une expertise ou de le préserver. | 251. […] A third person holding a document relating to a dispute or in possession of real evidence is required, if so ordered by the court, to disclose it, present it to the parties, submit it to an expert or preserve it. |
- Cette disposition se retrouve dans le Livre II du Code de procédure civile intitulé « La procédure contentieuse », sous le titre III « La constitution et la communication de la preuve avant l’instruction », lequel inclut les articles portant sur l’interrogatoire préalable et sur la communication et la production des pièces et des autres éléments de preuve. Il s’agit manifestement de la phase exploratoire des procédures, laquelle précède l’audience, et l’article 251 al. 2 C.p.c. doit recevoir une interprétation large et libérale[14]. D’ailleurs, le titre IV, qui suit dans le Code de procédure civile, s’intitule « L’instruction ».
- Dans l’arrêt Pétrolière Impériale, les parties à un recours collectif, sous le Code de procédure civile, demandent au directeur des poursuites pénales du Canada et au Bureau de la concurrence de leur communiquer les enregistrements des communications privées interceptées dans le cadre d’une enquête cherchant à démontrer un complot sur la fixation des prix de l’essence dans certaines régions du Québec. La demande est présentée en vertu l’article 402 al. 1 de l’ancien Code de procédure civile (maintenant l’article 251 C.p.c.)[15].
- La majorité de la Cour suprême rappelle que la recherche de la vérité demeure le principe cardinal de la conduite d’une instance civile qui doit guider le tribunal, dans le respect des principes de proportionnalité et d’efficacité[16]. Ce genre de demande, qui est présentée dans la phase exploratoire, favorise la communication de la preuve susceptible « de permettre aux parties d’établir la véracité des faits qu’elles allèguent » et de connaître les moyens de preuve dont dispose la partie adverse, le tout dans un exercice de transparence[17].
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- Le juge commet une erreur révisable lorsqu’il conclut que la phase exploratoire du dossier est terminée et que SNC n’aurait pas été « diligente dans l’administration de la présentation de sa demande »[18].
- Le recours de SNC contre M. Duhaime est entrepris en mars 2019. Contrairement à ce que le juge conclut[19], SNC ne devait pas présenter sa demande de communication au plus tard le 31 janvier 2020. C’est plutôt M. Ben Aïssa, son co-défendeur, qui avait annoncé au protocole d’instance d’avril 2019, la présentation d’une demande de type « Wagg » qui devait être déposée avant la fin janvier 2020. Finalement, M. Ben Aïssa dépose cette demande de communication en mars 2020 afin que le tribunal autorise l’avocat qui le représentait dans le dossier criminel no 136, à lui communiquer, ainsi qu’à SNC, la preuve divulguée par le DPCP.
- Dans ce contexte, l’utilisation proportionnelle et efficace de la procédure justifiait que SNC attende le résultat de la demande de communication de M. Ben Aïssa puisque celle-ci allait entraîner la communication de la preuve divulguée à M. Duhaime à titre de coaccusé de M. Ben Aïssa dans le dossier criminel no 136. La présentation de la demande de M. Ben Aïssa est retardée en raison de nombreux incidents, dont l’avènement de la pandémie de COVID-19, la jonction du dossier no 201 au dossier no 158 en octobre 2021 et, enfin, le règlement intervenu entre SNC et M. Ben Aïssa en mars 2022. À ces événements s’ajoute la poursuite de Chubb qui est également jointe aux deux autres recours à la fin de l’année 2022, complexifiant encore davantage le dossier.
- Ainsi, c’est à tort que le juge d’instance conclut « que l’introduction du 2e et 3e dossier n’a eu aucune influence sur l’intention ou le désir [de SNC] de déposer une telle demande [de communication] »[20].
- En mai 2023, SNC interroge au préalable M. Duhaime dans les trois dossiers joints. Il semble que celle-ci conclut de cet interrogatoire qu’elle devra présenter une demande de communication des documents divulgués dans le cadre du processus criminel, puisqu’elle annonce son intention en ce sens dans le protocole d’instance modifié signé par les parties à la fin d’août 2023, lequel couvre les trois dossiers joints. À ce moment, les interrogatoires préalables du représentant de SNC et de la représentante de Chubb n’ont toujours pas eu lieu, bien qu’ils soient annoncés au protocole, de même qu’une contestation à leur sujet.
- Par ailleurs, M. Duhaime annonce qu’il présentera à SNC, au plus tard le 5 septembre 2023, une liste de documents dont il veut obtenir communication. Plusieurs de ces documents concernent les enquêtes internes effectuées à la demande de SNC au début de 2012. Les parties ne parviendront pas à s’entendre au sujet de la communication des documents demandés et M. Duhaime dépose un avis de gestion à ce sujet en décembre 2023, que le juge commente en ces termes dans le jugement entrepris :
[40] Les procureurs de Duhaime soulignent à grand trait que la demande de SNC-Lavalin est tardive et vexatoire, mais malgré la décision que le Tribunal s’apprête à rendre, il est malgré tout très pessimiste de sa progression suivant la demande de gestion de Duhaime du 21 décembre 2023 qui réclame près de 150 documents, lui aussi près de cinq ans après le début des procédures.
[Soulignements ajoutés]
- À la mi-septembre, SNC dépose finalement sa demande de communication, en vertu de l’article 251 C.p.c., laquelle est plaidée à la fin janvier 2024.
- Certes, le dossier est long à mettre en état, mais il est indéniable que la phase exploratoire est toujours en cours pour l’ensemble des parties. La complexité du dossier, la jonction de trois instances, les impondérables, les nombreuses demandes interlocutoires de même que les prolongations de délai accordées par le tribunal expliquent la situation. En conséquence, la demande de communication de SNC s’inscrit dans cette phase. Il serait inéquitable et contraire à la bonne administration de la justice de conclure que la phase exploratoire du dossier est terminée pour SNC, alors que M. Duhaime a déposé un avis de gestion pour obtenir plus de 150 documents, qui n'est toujours pas tranché, considérant la suspension du dossier en raison de l’appel[21] et que l’interrogatoire préalable du représentant de SNC n’a toujours pas eu lieu. À ce sujet, le juge accorde d’ailleurs une sixième prolongation de délai pour la mise en état du dossier.
- Considérant que la demande de SNC s’inscrit dans la phase exploratoire du dossier, il y a lieu de revoir le sens donné à la notion de « pertinence » pour décider de la communication des documents.
b. Pertinence des documents dans la phase exploratoire
- Au cours de la phase exploratoire, la pertinence des documents demandés doit être interprétée largement au regard de l’ensemble des allégations se trouvant dans les procédures au dossier[22]. À ce sujet, la majorité de la Cour suprême souligne dans l’arrêt Pétrolière impériale :
[28] […] Ainsi, bien que le juge jouisse d’une grande discrétion dans l’exercice de son pouvoir de contrôle de l’application de l’art. 402 [maintenant 251 C.p.c.], il favorisera généralement la communication. […]
[29] Cependant, s’il doit être entendu de manière large, le droit à la communication dont dispose chacune des parties à une instance civile n’est pas pour autant illimité. […]
[30] Ainsi, il est possible de s’opposer à la communication si les documents faisant l’objet de la requête ne sont pas pertinents à l’égard du litige. Quoique les tribunaux semblent plus prudents au moment d’évaluer la pertinence de documents de nature confidentielle, le concept de pertinence s’apprécie généralement de manière large au cours de la phase exploratoire de l’instance. Pour être pertinent, le document demandé doit se rapporter au litige, être utile et être susceptible de faire avancer le débat.
[31] Cette obligation de pertinence empêche les parties de se livrer à une « recherche à l’aveuglette ». Elle permet d’éviter que le bon déroulement de l’instance soit ralenti, compliqué ou même compromis par l’introduction d’éléments inutiles pour établir l’existence des droits invoqués. En ce sens, la règle de la pertinence représente une règle d’équilibre procédural qui tend à assurer l’efficacité du processus judiciaire, tout en facilitant la quête de la vérité.[23]
[Soulignements ajoutés; renvois omis]
- Ainsi, la phase exploratoire justifie une approche plus souple de la notion de pertinence qui, comme le souligne la juge Bich dans l’arrêt Procureur général du Québec c. Beaulieu, « n’est pas celle de la preuve administrée lors de l’instruction. Il s’agit plutôt de s’assurer que l’information recherchée soit ou paraisse utile au cheminement du litige et qu’elle puisse faire progresser l’affaire au regard des faits et des droits invoqués, mener le dossier à procès ou en faciliter le règlement »[24]. Cette approche est conforme aux principes directeurs de la procédure civile, incluant la transparence et le débat loyal, mis de l’avant par le législateur, notamment à l’article 20 du C.p.c.
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- La poursuite de SNC demande la nullité de l’Entente conclue avec M. Duhaime en mars 2012 au motif qu’il aurait eu une conduite dolosive envers SNC en cachant de mauvaise foi ses agissements criminels en lien avec un détournement de fonds. Selon SNC, M. Duhaime ne pouvait bénéficier du paiement de ses frais d’avocat, car il n’a pas agi de bonne foi dans l'intérêt de l’entreprise. Contrairement à ce que plaide M. Duhaime, les allégations de la poursuite ne se limitent pas au plaidoyer de culpabilité de février 2019, mais visent l’ensemble de la conduite illégale de M. Duhaime[25]. À ce sujet d’ailleurs, il conteste ces allégations en termes larges et généreux dans sa défense, en plaidant notamment :
4. Contrary to the allegations in paragraph 65.2, Duhaime did not breach any duty of loyalty, fiduciary duty or duty of care owed to SNC as its employee, officer or director and his Conviction itself is not a breach of these duties since he always acted in the best and sole interest of SNC […].
[Soulignement ajouté]
- Par ailleurs, même si l'on devait retenir la position de M. Duhaime selon laquelle seul son plaidoyer de culpabilité à un chef d’accusation est pertinent à la poursuite – ce qui n’est pas la conclusion retenue – il demeure que la preuve divulguée dans le procès criminel en lien avec ce chef d’accusation était pertinente et que la demande de communication aurait dû être accordée quant à cette information.
- Dans le dossier criminel, le DPCP a porté 14 chefs d’accusation contre M. Duhaime à la fin de 2012. Certes, SNC a remis aux policiers en mars 2012 le fruit des enquêtes internes effectuées à sa demande au début de l’année 2012. S’il s’agit du point de départ de l’enquête policière, celle-ci s’est toutefois poursuivie tout au long de l’année 2012, ce qui permet de croire que d’autres éléments de preuve ont été colligés. En 2019, le DPCP et M. Duhaime déposent un exposé conjoint des faits qui conduit à l’enregistrement d’un plaidoyer de culpabilité sur un seul des 14 chefs. Plusieurs motifs ont pu justifier cette décision. Toutefois, le résultat du processus criminel ne lie pas le processus civil, dont le fardeau de preuve diffère[26]. Ainsi, la preuve colligée au cours de l’enquête policière qui mène aux accusations pourrait démontrer des agissements fautifs de la part de M. Duhaime dont SNC n’avait pas connaissance au moment de conclure l’Entente.
- Dans ce contexte, la preuve divulguée à M. Duhaime dans le processus criminel se rapporte au litige et est utile et susceptible de faire progresser le débat en facilitant la quête de la vérité. Cette communication est par ailleurs nécessaire pour assurer un débat loyal entre les parties considérant que Me Massicotte et M. Duhaime connaissent la preuve divulguée dans le cadre du processus criminel. Le refus de la communiquer entraîne un déséquilibre entre les parties qui est contraire aux principes directeurs de la procédure civile.
- Dans sa demande de communication, SNC cherche à obtenir la preuve divulguée ou qui devait être divulguée à M. Duhaime dans le processus criminel. La demande qui porte sur une preuve « qui aurait pu être divulguée » est imprécise, vague et trop large, considérant qu’il serait difficile de définir exactement ce qu’elle vise. À ce sujet, le juge d’instance conclut avec justesse : « nous ne sommes pas devant le bon forum si on sous-entend que le DPCP n’a pas divulgué toute la preuve »[27]. En conséquence, cette portion de la demande doit être refusée, car elle n’est pas susceptible d’exécution. Il s’agit d’une demande impossible à satisfaire et qui ne pourrait qu’entraîner des débats aussi théoriques qu’interminables. L’ordonnance ne peut viser que ce qui a dans les faits été divulgué.
- Toutefois, la demande qui vise la preuve divulguée est, au contraire, ciblée et précise. Elle porte sur la preuve communiquée par le DPCP selon le régime de communication de la preuve du poursuivant (à titre de partie principale selon l’arrêt Stichcombe)[28]. Les documents visés sont clairement décrits, facilement identifiables et peuvent être aisément circonscrits. Cette demande n’est pas formulée en « termes […] trop généraux et imprécis pour être exécutés »[29] dont le seul but serait « de bonifier sa cause, d'étayer ses prétentions ou de mettre la main sur une simple source de renseignements additionnels »[30]. Bien qu’elle concerne un nombre important de fichiers, « la quantité de documents visés par la requête ne constitue pas, à elle seule, un motif d’irrecevabilité »[31].
- Le juge commet une erreur révisable en concluant que SNC ne pouvait demander « la globalité de la preuve » et refuser « de les identifier ». En effet, elle ne peut préciser à ce stade les documents alors qu’elle ne connaît pas la teneur de la preuve divulguée par le DPCP, bien qu’elle puisse en démontrer généralement la pertinence, car elle concerne les chefs d’accusation portés contre M. Duhaime. Le contrôle de la demande de communication aura lieu au cours de l’étape d’encadrement de la communication qu’effectuera la Cour supérieure, ce qui permettra « de contrôler le processus de communication de la preuve, d’en établir les modalités et d’en fixer les limites »[32]. D’ailleurs, SNC affirme avoir toujours été disposé à convenir de mesures visant à favoriser l’organisation et le déroulement de la communication. Cette étape permettra d’assurer le bon déroulement du processus, dans le respect des principes de proportionnalité et d’efficacité judiciaire.
- Évidemment, la communication de documents n’entraîne pas automatiquement leur dépôt lors de l’audience, lequel pourra être contesté au moment opportun, conformément aux règles de preuve applicable[33].
- Un mot enfin sur les parties visées par la demande de communication. SNC s’adresse au PG Québec et à l’UPAC afin d’obtenir la preuve divulguée dans le cadre du dossier criminel de M. Duhaime. Pourtant, en matière criminelle, c’est le DPCP, à titre de poursuivant, qui a la responsabilité de la divulgation de la preuve[34]. Le PG Québec n’entre donc en possession des renseignements assujettis au régime de l’arrêt Stinchcombe que s’il donne avis de son intention de prendre en charge une affaire, auquel cas le DPCP doit lui remettre son dossier[35]. Ces principes soulèvent la question du « tiers » qui devrait être visé par la demande pour obtenir communication de ces documents en vertu de l’article 251 C.p.c., de même que celle de l’interprétation qui doit être donnée à l’article 96 C.p.c. dans ce contexte.
- Les parties n’ont cependant pas abordé ces questions ni la problématique consistant à présenter une demande de communication au PG Québec pour obtenir la preuve détenue par le DPCP dans une instance criminelle, que ce soit en première instance ou en appel. Il faut reconnaître que le dossier criminel est terminé depuis plusieurs années, ce qui explique peut-être ce silence. Je n’exprime donc aucune opinion sur ces questions et je propose de rendre l’ordonnance de communication à l’endroit du PG Québec dans le contexte particulier de cette affaire. Celui-ci verra à obtenir une copie de la preuve divulguée par le DPCP pour respecter l’ordonnance de la Cour, si ce n’est déjà fait.
- Quant à l’UPAC, il n’est certainement pas approprié de lui demander de communiquer une preuve divulguée en matière criminelle alors qu’elle n’est nullement responsable de cet aspect. L’UPAC n’a pas procédé à la divulgation de la preuve à M. Duhaime et n’a aucun contrôle sur celle-ci. La demande sera donc rejetée à son endroit.
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- Pour ces motifs, je propose donc d’accueillir en partie l’appel, d’infirmer le jugement de première instance afin d’accueillir en partie la demande en communication de documents en ce qui concerne la preuve divulguée à Pierre Duhaime dans le dossier de la Cour du Québec portant le numéro 500-01-085355-136 et de renvoyer l’affaire en Cour supérieure pour qu’elle procède à l’étape de l’encadrement de la communication des documents, le tout avec les frais de justice contre l’intimé.
[1] Groupe SNC-Lavalin inc. c. Duhaime, 2024 QCCS 455 (jugement entrepris).
[2] Entente du 25 mars 2012 entre Groupe SNC-Lavalin inc. et Pierre Duhaime, art. 12 (Entente).
[3] Dossier no 500-01-085355-136 (no 136).
[4] Dossier no 500-17-086632-158 (no 158).
[5] Re-re-amended and particularized motion to institute proceedings daté du 25 avril 2022, paragr. 65.4.
[6] Dossier no 500-17-113455-201 (no 201).
[7] Massicotte c. Duhaime, 2021 QCCS 4194.
[8] Dossier no 500-17-121734-225 (no 225).
[9] Jugement entrepris, paragr. 47.
[12] P. (D.) c. Wagg, (2004) 71 OR (3d) 229 (Wagg).
[13] Wagg, paragr. 17, 48-54.
[14] Pétrolière Impériale c. Jacques, 2014 CSC 66, paragr. 26-28 (Pétrolière Impériale).
[15] Pétrolière Impériale, paragr. 27.
[18] Jugement entrepris, paragr. 46.
[20] Jugement entrepris, paragr. 44.
[21] Groupe SNC-Lavalin inc. c. Duhaime, 2024 QCCA 431, paragr. 12.
[22] Glegg c. Smith & Nephew Inc., 2005 CSC 31, paragr. 22; Kruger Inc. c. Kruger, [1987] R.D.J. 11 (C.A.), paragr. 17.
[23] Pétrolière Impériale, paragr. 28-31. Voir également : Glegg c. Smith & Nephew Inc., 2005 CSC 31, paragr. 22-23; Groupe TVA inc. c. Boulanger, 2023 QCCA 687, paragr. 31; Procureur général du Québec c. Beaulieu, 2021 QCCA 1305, paragr.126-128; Westinghouse Canada Inc. c. Arkwright Boston Manufacturers Mutual Insurance Co., [1993] R.J.Q. 2735 (C.A.), p. 274.
[24] Procureur général du Québec c. Beaulieu, 2021 QCCA 1305, paragr. 128.
[25] Voir : Re-re-amended and particularized motion to institute proceedings daté du 25 avril 2022, paragr. 0.1, 1.1, 1.2, 30.5, 65.1, 65.4 et 65.5. Voir également : Brief outline of the Grounds of Oral Defence to the Cross-Application of Pierre Duhaime, daté du 1er novembre 2019, paragr. 3-6; Modified Case Protocol, daté du 31 août 2023, case 38, « Issues in dispute » dans le dossier no 158.
[26] Voir à ce sujet : Groupe SNC-Lavalin inc. c. Siegrist, 2020 QCCA 1004, paragr. 82-84; Solomon c. Québec (Procureur général), 2008 QCCA 1832, paragr. 49; Ali c. Compagnie d'assurance Guardian du Canada, [1999] RRA 427, 1999 CanLII 13177 (QC CA), p. 16-18.
[27] Jugement entrepris, paragr. 54.
[28] R. c. Stinchcombe, [1991] 3 R.C.S. 326; R. c. Gubbins, 2018 CSC 44, [2018] 3 R.C.S. 35.
[29] Daishowa inc. c. Québec (Commission de la santé et de la sécurité du travail), [1993] R.J.Q. 175, 1993 CanLII 3470 (QC CA).
[30] Blaikie c. Québec (Commission des valeurs mobilières), [1990] R.D.J. 473, 1990 Can LII 3481 (QC CA), paragr. 9.
[31] Pétrolière Impériale, paragr. 85.
[34] R. c. Stinchcombe, [1991] 3 R.C.S. 326.
[35] Loi sur le Directeur des poursuites criminelles et pénales, RLRQ, c. D-9.1.1, art. 23.