Décision

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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : R. c. Varennes, 2025 CSC 22

 

 

Appel entendu : 6 décembre 2024

Jugement rendu  : 11 juillet 2025

Dossier : 40662

 

Entre :

 

Pascal Varennes

Appelant

 

et

 

Sa Majesté le Roi

Intimé

 

- et -

 

Procureur général de l’Ontario,

procureur général de la Colombie-Britannique et

procureur général de l’Alberta

Intervenants

 

Traduction française officielle

 

Coram : Les juges Karakatsanis, Côté, Rowe, Martin, Kasirer, O’Bonsawin et Moreau

 

Motifs de jugement :

(par. 1 à 116)

La juge Karakatsanis (avec l’accord des juges Côté, Martin, O’Bonsawin et Moreau)

 

 

Motifs concordants :

(par. 117 à 183)

Le juge Rowe (avec l’accord du juge Kasirer)

 

 

Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.

 

 

 

 


Pascal Varennes Appelant

c.

Sa Majesté le Roi Intimé

et

Procureur général de l’Ontario,

procureur général de la Colombie-Britannique et

procureur général de l’Alberta Intervenants

Répertorié : R. c. Varennes

2025 CSC 22

No du greffe : 40662.

2024 : 6 décembre; 2025 : 11 juillet.

Présents : Les juges Karakatsanis, Côté, Rowe, Martin, Kasirer, O’Bonsawin et Moreau.

en appel de la cour d’appel du québec

 Droit criminel — Appels — Droit du procureur général d’interjeter appel — Ordonnance interlocutoire — Procès sans jury — Prononcé par la juge du procès de l’ordonnance demandée par l’accusé afin que son procès pour meurtre se déroule sans jury malgré le refus du poursuivant de consentir à un tel procès — Accusé acquitté de meurtre au deuxième degré mais déclaré coupable d’homicide involontaire coupable — Appel interjeté par le poursuivant à l’encontre de l’acquittement et de l’ordonnance intimant la tenue d’un procès sans jury — La Cour d’appel avait-elle compétence pour entendre l’appel du poursuivant à l’égard de l’ordonnance intimant la tenue d’un procès sans jury dans le cadre de l’appel de l’acquittement? — Code criminel, L.R.C. 1985, c. C46, art. 676(1)a).

 Droit criminel — Tribunaux — Compétence — Contrôle des décisions du poursuivant en matière de poursuites — Réparation — Procès sans jury — Inculpé accusé de meurtre au deuxième degré — Refus du poursuivant de consentir à la demande de procès sans jury de l’accusé — Procès sans jury ordonné par la juge du procès au motif que le refus du poursuivant de consentir à un tel procès était inéquitable et déraisonnable dans les circonstances de la pandémie de COVID19 — Conclusion de la Cour d’appel portant que la juge du procès a commis une erreur dans la norme appliquée pour contrôler la décision du poursuivant de refuser de consentir à un procès sans jury, et nouveau procès ordonné par la Cour d’appel — La juge du procès pouvait-elle ordonner un procès sans jury malgré le refus du poursuivant de consentir à un tel procès? — Charte canadienne des droits et libertés, art. 11b), 24(1) — Code criminel, L.R.C. 1985, c. C46, art. 473(1).

 V a été accusé de meurtre au deuxième degré, un acte criminel visé à l’art. 469 du Code criminel. Conformément à l’art. 471 du Code criminel, tout procès à l’égard d’une infraction visée à l’art. 469 doit se dérouler devant une cour supérieure et devant un juge et un jury, sauf si, comme le prévoit le par. 473(1), l’accusé et le procureur général consentent à la tenue d’un procès devant juge seul. V, dont le procès était prévu pour septembre 2020, durant la pandémie de COVID19, a sollicité la tenue d’un procès devant juge seul, mais le poursuivant a refusé d’y consentir. V a en conséquence déposé une requête dans laquelle il sollicitait une ordonnance intimant que le procès se déroule devant juge seul.

 Craignant que les contraintes liées à la pandémie ne retardent le procès, la juge du procès a conclu que le refus du poursuivant de donner son consentement était une décision stratégique inéquitable ou déraisonnable dans les circonstances et elle a ordonné un procès devant juge seul. V a par la suite été acquitté de meurtre au deuxième degré, mais déclaré coupable d’homicide involontaire coupable. La poursuite a fait appel de l’acquittement en vertu de l’al. 676(1)a) du Code criminel, soutenant, entre autres motifs d’appel, que la juge du procès avait appliqué la mauvaise norme pour passer outre à son refus de consentir à un procès devant juge seul. La Cour d’appel a jugé que la décision de la poursuite de consentir ou non à un procès devant juge seul en vertu du par. 473(1) relève du pouvoir discrétionnaire fondamental du poursuivant et est contrôlable uniquement pour cause d’abus de procédure. Concluant que ce seuil élevé n’était pas respecté, la cour a prononcé la nullité du procès devant juge seul et ordonné la tenue d’un nouveau procès. V se pourvoit devant la Cour, plaidant que le poursuivant ne pouvait pas contester une ordonnance relative au mode de procès dans le cadre de l’appel d’un verdict d’acquittement en vertu de l’al. 676(1)a), et que la Cour d’appel a commis une erreur en exigeant la preuve d’un abus de procédure pour ordonner un procès devant juge seul.

 Arrêt : Le pourvoi est accueilli, l’arrêt de la Cour d’appel est annulé et l’affaire est renvoyée à la Cour d’appel pour examen des moyens d’appel non résolus.

 Les juges Karakatsanis, Côté, Martin, O’Bonsawin et Moreau : La Cour d’appel avait compétence pour entendre l’appel formé par le poursuivant contre la décision de la juge du procès de tenir un procès devant juge seul. Cependant, la Cour d’appel a commis une erreur en exigeant la preuve d’un abus de procédure et en ordonnant un nouveau procès. La décision du poursuivant de consentir ou non à la tenue d’un procès devant juge seul en vertu du par. 473(1) du Code criminel ne relève pas de son pouvoir discrétionnaire essentiel en matière de poursuites et pouvait donc être contrôlée par la juge du procès en vertu de sa compétence inhérente suivant une norme moins exigeante que celle fondée sur l’abus de procédure. Il n’est toutefois pas nécessaire de déterminer la norme précise qui devrait être appliquée, car le pouvoir de réparation conféré par le par. 24(1) de la Charte s’applique lui aussi en l’espèce en tant que voie juridique permettant à la juge du procès de passer outre à la décision du poursuivant. Étant donné que la juge du procès a conclu qu’un procès avec jury porterait vraisemblablement atteinte au droit de V d’être jugé dans un délai raisonnable en vertu de l’al. 11b) de la Charte, elle avait compétence pour ordonner un procès devant juge seul à titre de réparation fondée sur le par. 24(1) de la Charte.

 L’alinéa 676(1)a) du Code criminel autorise le poursuivant à interjeter appel « contre un jugement ou verdict d’acquittement [. . .] pour tout motif d’appel qui comporte une question de droit seulement ». Les appels interlocutoires ne sont généralement pas autorisés en matière criminelle, afin d’éviter la fragmentation des procédures. La jurisprudence de la Cour indique clairement qu’une partie peut contester une ordonnance relative au mode de procès dans le cadre de l’appel d’un verdict inscrit au terme du procès. La Cour a jugé que les verdicts rendus dans un contexte où il y a erreur de droit qui entraîne une perte de compétence peuvent faire l’objet d’un appel après le procès; il s’ensuit que le poursuivant peut faire appel d’un acquittement en vertu de l’al. 676(1)a) en plaidant qu’il y a eu perte de compétence en raison d’erreurs commises dans des décisions rendues avant le procès.

 Il existe deux voies distinctes permettant aux tribunaux de contrôler les décisions en matière de poursuites, par exemple le refus de donner le consentement visé au par. 473(1). Suivant la première voie, les cours supérieures possèdent la compétence inhérente leur permettant de contrôler toute décision du poursuivant pour cause d’abus de procédure, et elles peuvent peut-être procéder à un contrôle suivant des fondements plus larges dans le cas de décisions qui ne touchent pas au cœur du pouvoir discrétionnaire du poursuivant en matière de poursuites. La doctrine du pouvoir discrétionnaire essentiel en matière de poursuites découle du rôle que la Constitution confère au procureur général en tant que premier conseiller juridique de l’État. Le procureur général est investi de la responsabilité constitutionnelle exclusive de décider s’il y a lieu d’engager le poids de l’État dans le cadre de poursuites criminelles. Les poursuivants de l’État agissent à titre de représentants du procureur général et assument ce rôle délégué du premier conseiller juridique dans les différentes poursuites. Afin de respecter la séparation des pouvoirs et les prérogatives du procureur général, les tribunaux doivent faire montre de déférence lorsqu’ils examinent la décision d’un poursuivant ou qu’ils envisagent de rendre une ordonnance qui aurait pour effet de passer outre à une décision d’un poursuivant.

 Les décisions du procureur général ou de ses représentants qui influent directement sur la nature et l’ampleur du risque de conséquences pénales auquel l’individu peut être exposé — soit celles concernant la question de savoir s’il y a lieu d’intenter ou de continuer des poursuites ou encore d’y mettre fin, d’une part, et celles concernant l’objet des poursuites, d’autre part — relèvent du pouvoir discrétionnaire essentiel du poursuivant, et une cour supérieure ne peut intervenir en vertu de sa compétence inhérente que pour remédier à un abus de procédure. Les décisions qui n’influent pas directement sur le risque de conséquences pénales auquel l’accusé peut être exposé, y compris celles se rapportant à la stratégie ou à la conduite devant le tribunal, ne soulèvent pas le même impératif de séparation des pouvoirs que celles relevant du pouvoir discrétionnaire essentiel en matière de poursuites, puisqu’elles ne touchent pas au cœur du rôle constitutionnel du premier conseiller juridique. Bien que les tribunaux puissent contrôler une décision qui ne relève pas du pouvoir discrétionnaire essentiel en matière de poursuites ou passer outre à une telle décision sur la base d’une norme moins exigeante que celle applicable en matière d’abus de procédure, la déférence sera néanmoins généralement justifiée. Parce que ces décisions non essentielles en matière de poursuites représentent un large éventail de décisions, la norme permettant au juge d’y passer outre varie en fonction des circonstances et dépend de la nature de la conduite du poursuivant, de la présence ou de l’absence d’un pouvoir prévu par la loi, de l’incidence sur l’équité du procès ainsi que de tout autre intérêt pertinent. Le fait qu’une décision non essentielle en matière de poursuites est prise en vertu d’un pouvoir prévu par la loi exige que la déférence occupe une place de premier plan dans l’analyse.

 La décision de consentir ou non à la tenue d’un procès devant juge seul que prend le procureur général en vertu du par. 473(1) ne fait pas intervenir son rôle constitutionnel inhérent fondamental de premier conseiller juridique de l’État et peut en conséquence être contrôlée suivant une norme moins exigeante que celle fondée sur l’abus de procédure. La décision visée au par. 473(1) a une incidence sur l’identité du juge des faits et sur le mode de procès, mais pas sur la nature et l’ampleur du risque de conséquences pénales auquel l’accusé est exposé. Cette décision concerne la façon dont les poursuites sont menées, et non la question de savoir si des poursuites seront intentées ou sur quoi elles porteront. Cependant, la décision est prise en vertu d’une loi, ce qui fait intervenir l’impératif de séparation des pouvoirs de la souveraineté parlementaire. Les tribunaux doivent respecter la décision législative du Parlement de confier la responsabilité de la décision aux poursuivants et aux accusés plutôt qu’aux tribunaux, mais ils ont également l’obligation constitutionnelle de contrôler la légalité et la constitutionnalité de l’exercice par l’exécutif des pouvoirs qui lui sont délégués.

 Suivant la deuxième voie, les tribunaux peuvent toujours contrôler une décision du poursuivant pour s’assurer qu’elle est conforme à la Charte. Les juges ont l’obligation constitutionnelle d’accorder des réparations utiles en réponse à une violation de droits garantis par la Charte. La personne qui sollicite une réparation en vertu du par. 24(1) de la Charte doit d’abord prouver une violation de la Charte ou une probable violation future de la Charte. Il n’y a qu’une seule norme de preuve applicable pour établir l’existence de violations antérieures, actuelles ou futures de la Charte : la prépondérance des probabilités.

 Une fois que le demandeur a fait la preuve d’une violation anticipée de la Charte, l’analyse du tribunal s’attache à la réparation spécifique qui est convenable et juste eu égard aux circonstances. Une telle réparation : (i) défend les droits et libertés du demandeur; (ii) fait en sorte que l’État respecte la Charte à l’avenir; (iii) indemnise le demandeur à l’égard de la perte causée par la violation. Le tribunal doit également se demander si des facteurs faisant contrepoids font en sorte qu’une réparation spécifique ne convient pas eu égard aux circonstances. Une réparation fondée sur le par. 24(1) doit donc également : (i) respecter la séparation des pouvoirs; (ii) éviter d’imposer des difficultés ou obligations substantielles à l’État; (iii) éviter de nuire à l’efficacité gouvernementale. Le respect de la séparation des pouvoirs est souvent un facteur faisant contrepoids qui joue un rôle clé. La question de savoir si une réparation proposée en vertu du par. 24(1) empiète indûment sur l’exercice d’un autre pouvoir de l’État dépend à la fois de la nature de la violation de la Charte et de l’entrave à la capacité de l’autre pouvoir de remplir son rôle constitutionnel. Les tribunaux ne doivent pas gérer la conduite d’une poursuite par le biais du par. 24(1), mais ils doivent en revanche accorder des réparations soigneusement adaptées à la violation des droits sans perturber indûment le rôle du procureur général en matière de poursuites. L’analyse concernant la réparation à accorder en vertu du par. 24(1) doit également tenir compte du caractère anticipé de la violation des droits. Il est possible qu’il convienne davantage d’ordonner une réparation visant à prévenir une probable violation future de la Charte plutôt qu’une réparation visant à indemniser le demandeur. Par exemple, lorsque le tribunal statue que, en l’absence d’intervention, le droit garanti au demandeur par l’al. 11b) sera probablement violé, le même besoin impératif d’ordonner l’arrêt des procédures ne s’applique pas et le tribunal préférera accorder une réparation moindre que l’arrêt des procédures pour empêcher le délai déraisonnable violant la Charte de survenir.

 En l’espèce, la juge du procès a conclu que la tenue d’un procès avec jury entraînerait vraisemblablement des délais déraisonnables, et elle avait en conséquence compétence pour ordonner un procès devant juge seul en tant que réparation fondée sur la Charte à l’égard d’une violation anticipée de l’al. 11b). C’était alors les premiers jours de la pandémie, une période marquée par l’incertitude et l’isolement, avant même la mise au point d’un vaccin. Les procès avec jury posaient de graves risques de santé pour les jurés. Les restrictions en matière de santé publique empêchaient les grands rassemblements, afin de limiter le risque d’infection, mais le processus de sélection des jurés obligeait nécessairement de rassembler des centaines de personnes à l’intérieur. Même si un jury pouvait être sélectionné, toute infection au sein des jurés pourrait faire dérailler le procès. Alors qu’une seconde vague d’infections approchait, il y avait de bonnes raisons de croire qu’un procès avec jury ne pourrait être tenu à l’automne 2020, ni pendant une période indéterminée par la suite. En raison de cette situation extraordinaire, les conclusions de fait tirées par la juge du procès établissaient une violation anticipée de l’al. 11b) de la Charte. En ordonnant la tenue d’un procès devant juge seul, la juge du procès a prévenu une violation probable de l’al. 11b) et évité un arrêt des procédures, protégeant ainsi les droits de V tout en respectant la décision du poursuivant de faire juger l’accusation sur le fond.

 Les juges Rowe et Kasirer : Il y a accord avec le dispositif des juges majoritaires et avec leur conclusion selon laquelle la juge du procès n’a pas commis d’erreur en passant outre à la décision du poursuivant, en vertu du par. 473(1) du Code criminel, de procéder par voie de procès devant jury. Même si la juge du procès a commis une erreur en qualifiant le pouvoir conféré au poursuivant par le par. 473(1) du Code criminel de décision stratégique susceptible de contrôle selon la norme de la décision inéquitable ou déraisonnable, sa conclusion peut néanmoins être confirmée. La décision du poursuivant relève de son pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites, et n’est en conséquence susceptible de contrôle que pour cause d’abus de procédure. Dans les circonstances exceptionnelles de la présente affaire, le refus du poursuivant de consentir à la tenue d’un procès devant un juge seul constituait un abus de procédure.

 La juge du procès ne pouvait pas exercer son pouvoir discrétionnaire de réparation en vertu du par. 24(1) de la Charte pour ordonner un procès devant juge seul, étant donné qu’aucune violation de la Charte n’a été établie. Quiconque sollicite une réparation en vertu du par. 24(1) de la Charte doit d’abord prouver une violation de celleci, passée ou future, selon la prépondérance des probabilités. Afin de déterminer si une violation future de la Charte est probable, la question consiste à se demander si la violation est davantage susceptible de se produire que de ne pas se produire. La preuve d’une violation doit être établie, car elle peut influer sur la nature de la réparation. Bien qu’il n’existe pas de procédure établie que doit suivre la personne qui demande une réparation en vertu du par. 24(1) de la Charte, le demandeur doit présenter des preuves à l’appui de ses prétentions. Pour établir une violation de l’al. 11b), le demandeur doit d’abord démontrer que le délai total écoulé entre le dépôt des accusations et la conclusion réelle ou anticipée du procès (moins les délais imputables à la défense) dépasse le plafond présumé fixé dans l’arrêt Jordan.

 En l’espèce, la conclusion des juges majoritaires portant que la violation de l’al. 11b) autorisait la juge du procès à ordonner un procès devant juge seul à titre de réparation en vertu du par. 24(1) n’est pas une interprétation fidèle des motifs de cette dernière. La juge du procès ne pouvait pas ordonner — et en fait n’a pas ordonné — de réparation en vertu du par. 24(1), puisqu’une violation de l’al. 11b) n’a pas été démontrée. La requête de V ne comportait pas de prétentions claires concernant le délai total, le délai imputable à la défense ou la présence de circonstances exceptionnelles qui démontraient comment les droits qui lui sont garantis par l’al. 11b) allaient être violés. En outre, si une violation de l’al. 11b) a été établie, la seule réparation est l’arrêt des procédures.

 Quant à la capacité des cours supérieures de contrôler l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites en vertu de leur compétence inhérente, la distinction entre le pouvoir discrétionnaire non essentiel et le pouvoir discrétionnaire essentiel en matière de poursuites ne devrait pas être réintroduite, car elle ravive l’incertitude concernant la norme de contrôle qui s’applique aux divers types de conduites de la poursuite. Le contrôle judiciaire des décisions du poursuivant peut uniquement se faire suivant deux voies : (1) l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites, qui est susceptible de contrôle uniquement pour cause d’abus de procédure, et (2) la stratégie ou la conduite devant le tribunal. Le refus du poursuivant de consentir à la tenue d’un procès devant juge seul découle de l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites et est contrôlé selon la norme applicable en matière d’abus de procédure. Deux considérations principales appuient cette conclusion. Premièrement, le fait que le consentement du procureur général est nécessaire en vertu du par. 473(1) pour permettre à un juge d’une cour supérieure siégeant seul d’assumer compétence sur les infractions visées à l’art. 469 milite en faveur de l’opinion selon laquelle cette décision relève du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites. Deuxièmement, la décision de tenir le procès avec ou sans jury a trait à la nature des poursuites et reflète le rôle constitutionnel du procureur général en tant que premier conseiller juridique de l’État. La jurisprudence de la Cour indique que les décisions concernant la nature et l’étendue des poursuites sont des décisions qui relèvent du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites. La nature unique du procès devant jury et les particularités procédurales qui en découlent illustrent comment la décision de procéder par voie de procès devant jury a trait à la nature des poursuites. En tant que véhicule servant à communiquer le sens de la justice de la collectivité et en tant que forum permettant d’instruire le public sur le système de justice criminelle, le procès devant jury est fondamentalement distinct du procès devant juge seul. Individuellement, les poursuivants doivent tenir compte de l’intérêt public dans l’exercice de leur fonction constitutionnelle de premier conseiller juridique. La décision de soumettre un accusé au jugement de ses pairs relève directement du rôle du poursuivant qui consiste à protéger le public et à honorer et à exprimer le sens de justice de la collectivité.

 Dans la présente affaire, la décision du poursuivant de refuser de consentir à la tenue d’un procès devant juge seul était une conduite qui minait l’intégrité du système de justice et qui constituait par conséquent un abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle. L’abus de procédure consiste en une conduite qui choque la conscience de la communauté ou heurte son sens du franc-jeu et de la décence. Il serait difficile d’exagérer le degré d’incertitude qui planait sur le système de justice criminelle dans les premiers jours de la pandémie de COVID19. Les procès devant jury posaient des risques, car les installations des tribunaux pouvaient être des foyers d’infection et de transmission du virus. La juge du procès était d’avis que, dans les circonstances, la poursuite n’avait pas considéré suffisamment l’intérêt de la collectivité à éviter de convoquer des centaines de personnes pour former un jury, ainsi que les risques d’entamer un procès qui pourrait ne pas se conclure dans les délais. Compte tenu de ces circonstances exceptionnelles, la conduite de la poursuite était vexatoire au point de contrevenir aux notions fondamentales de justice dans le contexte des énormes risques pour la santé posés par la pandémie. Étant donné qu’il existait une réparation permettant de remédier au préjudice de façon moins draconienne que l’arrêt des procédures, laquelle constitue une réparation convenable uniquement dans les cas les plus manifestes, la décision d’ordonner la tenue d’un procès devant un juge seul en vertu de la doctrine de l’abus de procédure constituait une réparation convenable.

Jurisprudence

Citée par la juge Karakatsanis

 Arrêts examinés : R. c. Jordan, 2016 CSC 27, [2016] 1 R.C.S. 631; R. c. Anderson, 2014 CSC 41, [2014] 2 R.C.S. 167; Krieger c. Law Society of Alberta, 2002 CSC 65, [2002] 3 R.C.S. 372; arrêts mentionnés : R. c. O’Connor, [1995] 4 R.C.S. 411; R. c. Lufiau, 2022 QCCA 508, 82 C.R. (7th) 167, inf. 2019 QCCS 1630; R. c. Awashish, 2018 CSC 45, [2018] 3 R.C.S. 87; R. c. DeSousa, [1992] 2 R.C.S. 944; Dagenais c. Société Radio-Canada, [1994] 3 R.C.S. 835; Sanders c. La Reine, [1970] R.C.S. 109; R. c. Litchfield, [1993] 4 R.C.S. 333; R. c. Esseghaier, 2021 CSC 9, [2021] 1 R.C.S. 101; R. c. Tayo Tompouba, 2024 CSC 16; R. c. Cunningham, 2010 CSC 10, [2010] 1 R.C.S. 331; R. c. Kahsai, 2023 CSC 20; R. c. McGregor (1999), 43 O.R. (3d) 455; Ontario c. Criminal Lawyers’ Association of Ontario, 2013 CSC 43, [2013] 3 R.C.S. 3; Wilkes c. The King (1768), Wilm. 322, 97 E.R. 123; R. c. Power, [1994] 1 R.C.S. 601; Godbout c. R., 2017 QCCA 569; Miazga c. Kvello (Succession), 2009 CSC 51, [2009] 3 R.C.S. 339; R. c. Thursfield (1838), 8 Car. & P. 269, 173 E.R. 490; R. c. Puddick (1865), 4 F. & F. 497, 176 E.R. 662; Boucher c. The Queen, [1955] R.C.S. 16; R. c. Cawthorne, 2016 CSC 32, [2016] 1 R.C.S. 983; Demande fondée sur l’art. 83.28 du Code criminel (Re), 2004 CSC 42, [2004] 2 R.C.S. 248; Henry c. Colombie-Britannique (Procureur général), 2015 CSC 24, [2015] 2 R.C.S. 214; R. c. Nur, 2015 CSC 15, [2015] 1 R.C.S. 773; Ontario (Procureur général) c. Clark, 2021 CSC 18, [2021] 1 R.C.S. 607; R. c. Nixon, 2011 CSC 34, [2011] 2 R.C.S. 566; R. c. Auclair, 2014 CSC 6, [2014] 1 R.C.S. 83; R. c. Jewitt, [1985] 2 R.C.S. 128; Nelles c. Ontario, [1989] 2 R.C.S. 170; Air Canada c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1986] 2 R.C.S. 539; Canada (Premier ministre) c. Khadr, 2010 CSC 3, [2010] 1 R.C.S. 44; Saskatchewan (Environnement) c. Métis Nation – Saskatchewan, 2025 CSC 4; R. c. Conway, [1989] 1 R.C.S. 1659; R. c. Brunelle, 2024 CSC 3; R. c. Babos, 2014 CSC 16, [2014] 1 R.C.S. 309; R. c. Mahalingan, 2008 CSC 63, [2008] 3 R.C.S. 316; R. c. Keyowski, [1988] 1 R.C.S. 657; R. c. Jolivet, 2000 CSC 29, [2000] 1 R.C.S. 751; Smythe c. La Reine, [1971] R.C.S. 680; R. c. Beare, [1988] 2 R.C.S. 387; R. c. Cook, [1997] 1 R.C.S. 1113; R. c. Samaniego, 2022 CSC 9, [2022] 1 R.C.S. 71; R. c. S.G.T., 2010 CSC 20, [2010] 1 R.C.S. 688; R. c. E. (L.) (1994), 94 C.C.C. (3d) 228; R. c. Ng, 2003 ABCA 1, 173 C.C.C. (3d) 349; R. c. Effert, 2011 ABCA 134, 276 C.C.C. (3d) 487; R. c. Matthews, 2022 ABCA 115, 41 Alta. L.R. (7th) 30; R. c. Khan, 2007 ONCA 779, 230 O.A.C. 179; R. c. Saleh, 2013 ONCA 742, 303 C.C.C. (3d) 431; R. c. R. (J.S.), 2012 ONCA 568, 112 O.R. (3d) 81; St-Pierre c. R., 2016 QCCA 545; Canada (Procureur général) c. Power, 2024 CSC 26; Immeubles Port Louis Ltée c. Lafontaine (Village), [1991] 1 R.C.S. 326; Roncarelli c. Duplessis, [1959] R.C.S. 121; Renvoi relatif au Code de procédure civile (Qc), art. 35, 2021 CSC 27, [2021] 2 R.C.S. 291; R. c. Rahey, [1987] 1 R.C.S. 588; Law Society of Saskatchewan c. Abrametz, 2022 CSC 29, [2022] 2 R.C.S. 220; Operation Dismantle Inc. c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 441; Nouveau-Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G. (J.), [1999] 3 R.C.S. 46; Phillips c. Nouvelle-Écosse (Commission d’enquête sur la tragédie de la mine Westray), [1995] 2 R.C.S. 97; États-Unis d’Amérique c. Kwok, 2001 CSC 18, [2001] 1 R.C.S. 532; R. c. Turpin, [1989] 1 R.C.S. 1296; R. c. 974649 Ontario Inc., 2001 CSC 81, [2001] 3 R.C.S. 575; Doucet-Boudreau c. Nouvelle-Écosse (Ministre de l’Éducation), 2003 CSC 62, [2003] 3 R.C.S. 3; Ontario (Procureur général) c. G, 2020 CSC 38, [2020] 3 R.C.S. 629; Vancouver (Ville) c. Ward, 2010 CSC 27, [2010] 2 R.C.S. 28; Fraser c. Commission des relations de travail dans la Fonction publique, [1985] 2 R.C.S. 455; Colombie-Britannique (Procureur général) c. Provincial Court Judges’ Association of British Columbia, 2020 CSC 20, [2020] 2 R.C.S. 506; R. c. Krannenburg, [1980] 1 R.C.S. 1053; Connelly c. Director of Public Prosecutions, [1964] A.C. 1254; Cocker c. Tempest (1841), 7 M. & W. 502, 151 E.R. 864; R. c. Potvin, [1993] 2 R.C.S. 880; R. c. La, [1997] 2 R.C.S. 680; R. c. Vassell, 2016 CSC 26, [2016] 1 R.C.S. 625; R. c. K.J.M., 2019 CSC 55, [2019] 4 R.C.S. 39; R. c. Thanabalasingham, 2020 CSC 18, [2020] 2 R.C.S. 413; R. c. J.M.H., 2011 CSC 45, [2011] 3 R.C.S. 197; Ontario (Attorney General) c. Trinity Bible Chapel, 2022 ONSC 1344, 160 O.R. (3d) 748, conf. par 2023 ONCA 134, 166 O.R. (3d) 81; R. c. Hanan, 2023 CSC 12; R. c. Kokopenace, 2015 CSC 28, [2015] 2 R.C.S. 398; R. c. Graveline, 2006 CSC 16, [2006] 1 R.C.S. 609; R. c. Ryan, 2013 CSC 3, [2013] 1 R.C.S. 14; R. c. Sullivan, 2022 CSC 19, [2022] 1 R.C.S. 460.

Citée par le juge Rowe

 Arrêts appliqués : R. c. Anderson, 2014 CSC 41, [2014] 2 R.C.S. 167; Krieger c. Law Society of Alberta, 2002 CSC 65, [2002] 3 R.C.S. 372; distinction d’avec l’arrêt : R. c. Hanan, 2023 CSC 12; arrêt examiné : R. c. Jordan, 2016 CSC 27, [2016] 1 R.C.S. 631; arrêts mentionnés : R. c. Dixon, [1998] 1 R.C.S. 244; R. c. O’Connor, [1995] 4 R.C.S. 411; R. c. Turpin, [1989] 1 R.C.S. 1296; R. c. L. (W.K.), [1991] 1 R.C.S. 1091; A. (L.L.) c. B. (A.), [1995] 4 R.C.S. 536; R. c. Hanan, 2019 ONSC 320; R. c. Rahey, [1987] 1 R.C.S. 588; R. c. Steele, 2012 ONCA 383, 288 C.C.C. (3d) 255; R. c. Brunelle, 2024 CSC 3; R. c. Lufiau, 2022 QCCA 508, 82 C.R. (7th) 167; Henry c. Colombie-Britannique (Procureur général), 2015 CSC 24, [2015] 2 R.C.S. 214; R. c. Nur, 2015 CSC 15, [2015] 1 R.C.S. 773; Ontario (Procureur général) c. Clark, 2021 CSC 18, [2021] 1 R.C.S. 607; R. c. Khan, 2007 ONCA 779, 230 O.A.C. 179; Pouliot c. R., 2015 QCCA 9; Godbout c. R., 2017 QCCA 569; Charbonneau c. R., 2024 QCCA 78; Boucher c. The Queen, [1955] R.C.S. 16; R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30; R. c. G. (R.M.), [1996] 3 R.C.S. 362; R. c. Sherratt, [1991] 1 R.C.S. 509; R. c. Skalbania, [1997] 3 R.C.S. 995; R. c. Ferguson, 2008 CSC 6, [2008] 1 R.C.S. 96; R. c. Power, [1994] 1 R.C.S. 601; R. c. Babos, 2014 CSC 16, [2014] 1 R.C.S. 309; R. c. Ryan, 2013 CSC 3, [2013] 1 R.C.S. 14.

Lois et règlements cités

Charte canadienne des droits et libertés, art. 7, 11b), 24(1).

Code criminel, L.R.C. 1985, c. C46, art. 2 « procureur général », partie XIV, art. 468 et suiv., 469, 471, 473, partie XIX, 552, 675(1)a), 676(1)a), 686(4)b)(ii), (8), 724(2).

Loi constitutionnelle de 1867, art. 91(27), 92(14).

Loi d’interprétation, L.R.C. 1985, c. I21, art. 11.

Loi sur la Cour suprême, L.R.C. 1985, c. S26, art. 40, 46.1.

Loi sur le Directeur des poursuites criminelles et pénales, RLRQ, c. D9.1.1, art. 1.

Loi sur le ministère de la Justice, RLRQ, c. M19, art. 4.

Loi sur le ministère du Procureur général, L.R.O. 1990, c. M.17, art. 5.

Doctrine et autres documents cités

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Bertrand, Michelle I., et al. « Dispensing Digital Justice : COVID-19, Courts, and the Potentially Diminishing Role of Jury Trials » (2021), 10 Ann. Rev. Interdisc. Just. Res. 38.

Canada. Comité d’action sur l’administration des tribunaux en réponse à la COVID19. Procédures relatives au jury pendant le procès, dernière mise à jour le 14 décembre 2022 (en ligne : https://www.cchst.ca/infectious-diseases/courts/in-trial-jury; version archivée : https://www.scc-csc.ca/cso-dce/2025SCC-CSC22_1_fra.pdf).

Coughlan, Steve. Criminal Procedure, 4e éd., Toronto, Irwin Law, 2020.

Couse, Jeffery. « “Jackpot :” the Hang-Up Holding back the Residual Category of Abuse of Process » (2017), 40 Man. L.J. 165.

Edwards, J. L. J. The Law Officers of the Crown, London, Sweet & Maxwell, 1964.

Grondin, Rachel. « Une doctrine d’abus de procédure revigorée en droit pénal canadien » (1983), 24 C. de D. 673.

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Ontario. Cour supérieure de justice. Directive de pratique provinciale consolidée pour les instances de droit pénal, modifiée le 6 janvier 2025 (en ligne : https://www.ontariocourts.ca/scj/fr/domaines-du-droit/criminel/directive-de-pratique-provinciale-consolidee-pour-les-instances-de-droit-penal/; version archivée : https://www.scc-csc.ca/cso-dce/2025SCC-CSC22_2_fra.pdf).

Paciocco, Palma. « Trial Delay Caused by Discrete Systemwide Events : The Post-Jordan Era Meets the Age of COVID-19 » (2020), 57 Osgoode Hall L.J. 835.

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Québec. Institut national de santé publique. Ligne du temps COVID-19 au Québec, dernière mise à jour le 5 octobre 2022 (en ligne : https://www.inspq.qc.ca/covid-19/donnees/ligne-du-temps; version archivée : https://www.scc-csc.ca/cso-dce/2025SCC-CSC22_3_fra.pdf).

Trehearne, Jennifer A. Y., R. Craig Bottomley et Joshua Frost. Justice Delayed : A Practitioner’s Guide to Section 11(b) of the Charter, Toronto, Carswell, 2020.

Warby, Gustave. « Who Holds the Keys? Section 473 and the Prosecutor’s Gatekeeper Role in Canadian Murder Trials » (2025), 28 Rev. can. D.P. 143.

Wilson, Melanie D. « The Pandemic Juror » (2020), 77 Wash. & Lee L. Rev. 65.

 POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (les juges Gagnon, Moore et Baudouin), 2023 QCCA 136, [2023] AZ51911208, [2023] J.Q. no 511 (Lexis), 2023 CarswellQue 348 (WL), qui a annulé les verdicts prononcés contre l’accusé par la juge Mandeville, 2020 QCCS 4057, [2020] AZ51725810, [2020] J.Q. no 11331 (Lexis), 2020 CarswellQue 13332 (WL), et l’ordonnance pour procès devant juge seule rendue par la juge Mandeville, 2020 QCCS 2734, [2020] AZ51697752, [2020] J.Q. no 5570 (Lexis), 2020 CarswellQue 8967 (WL), et ordonné un nouveau procès. Pourvoi accueilli.

 Maxime Hébert Lafontaine et Martin Latour, pour l’appelant.

 Marie-Claude Bourassa et Joëlle Huot, pour l’intimé.

 Katie Doherty et Eunwoo Lee, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.

 Lesley A. Ruzicka, c.r., et Rome Carot, pour l’intervenant le procureur général de la ColombieBritannique.

 Argumentation écrite seulement par Christine Rideout, c.r., pour l’intervenant le procureur général de l’Alberta.

 Version française du jugement des juges Karakatsanis, Côté, Martin, O’Bonsawin et Moreau rendu par

 La juge Karakatsanis —

  1.                Aperçu
  1.                               Lorsqu’un accusé est inculpé d’un acte criminel visé à l’art. 469 du Code criminel, L.R.C. 1985, c. C46 — y compris le meurtre —, le procès se déroule devant un juge et un jury. Le paragraphe 473(1) du Code criminel prévoit une exception si l’accusé et le procureur général consentent à la tenue d’un procès devant juge seul.
  2.                               Le présent pourvoi porte sur la question de savoir dans quels cas un juge d’une cour supérieure peut ordonner un procès devant un juge seul à l’égard d’une accusation de meurtre, malgré le refus de la poursuite de consentir à un tel procès en vertu du par. 473(1).
  3.                               L’appelant, Pascal Varennes, a été accusé du meurtre au deuxième degré de sa conjointe. Son procès était prévu pour septembre 2020, durant la pandémie de COVID19. En juin 2020, il a sollicité la tenue d’un procès devant juge seul en vertu du par. 473(1), faisant valoir, entre autres arguments, que les retards dans les procès devant jury liés à la pandémie risquaient de porter atteinte à son droit d’être jugé dans un délai raisonnable conformément à l’al. 11b) de la Charte canadienne des droits et libertés.
  4.                               La poursuite a refusé de consentir à un procès devant juge seul. Elle a plaidé que l’intérêt public militait en faveur de la tenue d’un procès devant jury dans le cas d’une accusation de meurtre dans un contexte de violence conjugale dans une petite communauté, et qu’il n’était pas évident que les contraintes sanitaires liées à la pandémie retarderaient le procès.
  5.                               L’appelant a déposé une requête dans laquelle il sollicitait une ordonnance intimant la tenue d’un procès devant juge seul. Craignant que les contraintes liées à la pandémie ne retardent vraisemblablement le procès, la juge du procès a conclu que le refus du poursuivant de donner son consentement était « inéquitable ou déraisonnable dans les circonstances », et elle a ordonné la tenue d’un procès devant juge seul (2020 QCCS 2734, par. 50). À l’issue du procès, elle a acquitté l’appelant de l’infraction de meurtre au deuxième degré et l’a déclaré coupable d’homicide involontaire coupable.
  6.                               Le poursuivant a fait appel de l’acquittement, soutenant que la juge du procès avait appliqué la mauvaise norme pour passer outre à son refus de consentir à un procès devant juge seul. La Cour d’appel du Québec a jugé que la décision du poursuivant de consentir à un procès devant juge seul en vertu du par. 473(1) relève du pouvoir discrétionnaire du poursuivant en matière de poursuites et est contrôlable uniquement pour cause d’abus de procédure. Concluant que ce seuil élevé n’était pas respecté, la Cour d’appel a prononcé la « nullité » du procès devant juge seul et ordonné la tenue d’un nouveau procès.
  7.                               Devant notre Cour, les parties s’opposent sur la question de savoir si le poursuivant peut contester une ordonnance relative au mode de procès dans le cadre de l’appel d’un verdict d’acquittement, ainsi que sur la norme que le juge du procès doit appliquer pour décider s’il y a lieu d’ordonner un procès devant juge seul. Pour ce qui est de la première question, je suis d’accord avec le poursuivant pour dire que la Cour d’appel avait compétence pour entendre l’appel. Pour ce qui est de la seconde question, je conclus que la Cour d’appel a commis une erreur en exigeant la preuve d’un abus de procédure.
  8.                               Notre droit reconnaît que les cours supérieures disposent de deux voies distinctes pour contrôler les décisions prises par les poursuivants, par exemple le refus de donner le consentement visé au par. 473(1). Premièrement, les cours supérieures possèdent une compétence inhérente, laquelle leur permet notamment de contrôler des décisions du poursuivant qui touchent au cœur de son pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites pour cause d’abus de procédure, ainsi que d’autres décisions du poursuivant suivant une norme moins exigeante. Deuxièmement, les cours supérieures peuvent, en vertu du par. 24(1) de la Charte, accorder une réparation « convenable et juste » en cas de violation de droits, y compris en prévision de probables violations futures. De telles réparations fondées sur le par. 24(1) peuvent avoir pour effet d’écarter une décision du poursuivant.
  9.                               L’un ou l’autre de ces cadres juridiques — la compétence inhérente ou le par. 24(1) — pourrait habiliter une cour supérieure à ordonner un procès devant juge seul à l’égard d’une infraction visée à l’art. 469. La Cour d’appel s’est attachée à la question de savoir si la compétence inhérente s’appliquait en l’espèce, mais elle n’a pas considéré le par. 24(1) en tant que source distincte de compétence.
  10.                           À l’instar de la juge du procès, je conclus que la décision du poursuivant de consentir ou non à la tenue d’un procès devant juge seul ne constitue pas une décision qui touche au cœur du pouvoir discrétionnaire du poursuivant en matière de poursuites, et que cette décision pouvait donc être contrôlée par la juge du procès en vertu de sa compétence inhérente suivant une norme moins exigeante que celle fondée sur l’abus de procédure. Je conclus en outre que la juge du procès a statué que la tenue d’un procès devant jury entraînerait vraisemblablement des délais déraisonnables, et qu’elle avait en conséquence compétence pour accorder, en tant que réparation fondée sur la Charte, l’ordonnance qu’elle a rendue.
  11.                           À la lecture des motifs de la juge du procès dans leur ensemble, je suis d’avis de contrôler sa décision en tant qu’application du pouvoir de réparation visé au par. 24(1). La juge du procès a tiré la conclusion de fait portant que, en l’absence d’intervention, il y avait un risque substantiel de violation des droits garantis à l’appelant par la Charte. Compte tenu de la situation d’urgence créée par la pandémie, elle a statué que la tenue d’un procès devant jury porterait vraisemblablement atteinte au droit de l’appelant d’être jugé dans un délai raisonnable, et violerait de ce fait l’al. 11b). Je décline l’invitation du poursuivant d’infirmer cette conclusion au motif qu’elle était conjecturale ou de l’évaluer de façon rétrospective. C’était alors les premiers jours de la pandémie, une période marquée par l’incertitude et l’isolement, avant même la mise au point d’un vaccin. Comme le souligne mon collègue le juge Rowe, une crise de santé publique extrême sévissait en 2020, et les procès devant jury posaient de graves risques de santé pour les jurés; la tenue d’un procès devant jury dans de telles circonstances n’aurait pas manqué d’ajouter au fardeau d’un système de justice déjà surchargé. Les restrictions en matière de santé publique empêchaient les grands rassemblements, afin de limiter le grave risque d’infection. Mais le processus de sélection des jurés obligeait nécessairement de rassembler des centaines de personnes à l’intérieur. Et même si un jury pouvait être sélectionné, toute infection au sein des jurés pourrait faire dérailler le procès. Alors qu’une seconde vague d’infections approchait, il y avait de bonnes raisons de croire qu’un procès devant jury ne pourrait être tenu à l’automne 2020, ni pendant une période indéterminée par la suite. En raison de cette situation extraordinaire, les conclusions de fait tirées par la juge du procès établissaient une violation anticipée de l’al. 11b) de la Charte.
  12.                           Pour décider s’il y a lieu de passer outre à la décision du poursuivant et d’ordonner un procès devant juge seul en vertu du par. 24(1) de la Charte, le juge qui préside le procès doit tenir compte « des préoccupations parfois complémentaires et parfois contraires que sont l’équité envers les individus, [. . .] les intérêts de la société et l’intégrité du système judiciaire » (R. c. O’Connor, [1995] 4 R.C.S. 411, par. 69). Le juge doit mettre en balance, d’une part, l’importance de faire respecter les droits garantis par la Charte et d’assurer le respect de la Charte par l’État, et, d’autre part, des considérations faisant contrepoids, notamment la valeur pour le public des procès devant jury et le respect du principe de la séparation des pouvoirs.
  13.                           En ordonnant la tenue d’un procès devant juge seul, la juge du procès a prévenu une violation probable de l’al. 11b) et évité un arrêt des procédures, protégeant ainsi les droits de l’appelant tout en respectant la décision du poursuivant de faire juger l’accusation sur le fond. Sur la base des constatations de fait de la juge du procès, je conclus que sa décision d’ordonner un procès devant juge seul était une réparation convenable et juste au sens du par. 24(1). La Cour d’appel a fait erreur en ordonnant un nouveau procès. Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi.
  1.             Contexte
  1.                           En octobre 2017, l’appelant a été accusé du meurtre au deuxième degré de sa conjointe. Son procès devait se tenir à l’automne 2020.
  2.                           Dès le printemps 2019, ses avocats se sont dits préoccupés par la durée des déplacements entre SaintJérôme, où il était détenu, et MontLaurier, le lieu de son procès (durée estimée de quatre à six heures par jour). La demande de l’appelant en vue d’être transféré plus près de MontLaurier a été rejetée.
  3.                           Au printemps 2020, la pandémie de COVID19 a commencé et le Québec a été mis en confinement; tous les procès devant jury ont été suspendus ou carrément annulés. En raison des restrictions liées à la pandémie, l’appelant éprouvait de la difficulté à consulter ses avocats. En mai 2020, la juge du procès a suggéré que le procès se tienne devant juge seul. La poursuite a demandé à l’appelant d’exprimer clairement son consentement à renoncer à la tenue d’un procès devant jury et de soumettre ses arguments à l’appui de sa position.
  4.                           N’ayant reçu aucune réponse des parties, la juge du procès les a informées que, malgré les écueils créés par les mesures sanitaires liées à la COVID19, elle s’efforçait de faire en sorte que le procès devant jury puisse avoir lieu en septembre. Le 30 juin, l’appelant a renoncé à son droit d’être jugé par un jury afin de maximiser les probabilités que la tenue de son procès ne soit pas retardée.
  5.                           La poursuite a refusé de consentir à la tenue d’un procès sans jury. Elle a expliqué que l’intérêt public commandait que ce procès ait lieu devant un jury, car : (i) la durée du procès serait sensiblement la même, que le procès se tienne devant jury ou devant juge seul; (ii) il s’agissait d’une affaire de violence conjugale et l’appelant était accusé d’avoir tué sa conjointe par arme à feu; (iii) les événements s’étaient produits dans une petite communauté. La poursuite a ajouté qu’elle reconsidérerait sa position si un changement de circonstances — par exemple une deuxième vague d’infections — faisait en sorte qu’un procès devant jury ne puisse pas être tenu comme prévu.
  6.                           Le 14 juillet 2020, l’appelant a déposé une requête dans laquelle il sollicitait une ordonnance intimant la tenue d’un procès devant juge seul (d.a., vol. II, p. 28 : « Requête pour procès devant juge seule (article 473 du Code criminel et articles 7, 11b) et 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés) »). La poursuite a répondu à la requête en réitérant son refus de consentir.
  1.          Décisions des juridictions inférieures
    1.             Cour supérieure du Québec, 2020 QCCS 2734 (la juge Mandeville) : Jugement sur la requête de l’accusé pour procès devant juge seul
  1.                           La juge du procès a accueilli la requête pour procès devant juge seul. Elle a conclu que la décision de la poursuite de refuser de consentir à un procès devant juge seul n’appartient pas à la catégorie des décisions relevant du pouvoir discrétionnaire du poursuivant en matière de poursuites qui sont contrôlables uniquement pour cause d’abus de procédure, mais qu’il s’agit plutôt d’une « décision tactique » (par. 51). Elle a conclu que la décision de la poursuite était « inéquitable ou déraisonnable dans les circonstances ».
  2.                           Pour parvenir à cette conclusion, la juge du procès a statué que la tenue d’un procès devant juge seul : (i) permettrait d’éviter les difficultés posées par la tenue d’un procès devant jury durant la pandémie, notamment les préoccupations liées à la santé et à la sécurité; (ii) permettrait à l’appelant d’être jugé dans un délai raisonnable, compte tenu des risques substantiels que la pandémie entraîne la suspension, la prolongation ou le report du procès; (iii) permettrait à l’appelant de présenter une défense pleine et entière, parce que cela réduirait bon nombre des inconvénients majeurs liés au temps de déplacement entre son lieu de détention et le lieu de son procès, y compris la difficulté de consulter ses avocats.
    1.             Cour supérieure du Québec, 2020 QCCS 4057 (la juge Mandeville) : Décision sur la culpabilité
  3.                           Le procès devant juge seul s’est tenu en septembre 2020, en deçà du plafond de 30 mois fixé dans l’arrêt R. c. Jordan, 2016 CSC 27, [2016] 1 R.C.S. 631, en ce qui concerne les délais déraisonnables[1]. La juge du procès a acquitté l’appelant de l’accusation de meurtre au deuxième degré, mais l’a déclaré coupable d’homicide involontaire coupable. Elle l’a condamné à une peine d’emprisonnement d’approximativement neuf ans et trois mois, suivie d’une période de probation.
    1.             Cour d’appel du Québec, 2023 QCCA 136 (les juges Gagnon, Moore et Baudouin)
  4.                           La poursuite a fait appel de l’acquittement prononcé à l’égard de l’accusation de meurtre au deuxième degré. Elle a plaidé, entre autres moyens d’appel, que la juge du procès a fait erreur en ordonnant la tenue d’un procès devant juge seul.
  5.                           La Cour d’appel a dit être convaincue qu’elle avait compétence pour réviser l’ordonnance intimant la tenue d’un procès devant juge seul dans le cadre de l’appel d’un verdict d’acquittement interjeté en vertu de l’al. 676(1)a) du Code criminel. Elle a rejeté la suggestion selon laquelle la poursuite pouvait uniquement contester une telle ordonnance en faisant appel immédiatement à la Cour suprême du Canada.
  6.                           Reconnaissant que la juge du procès n’avait pas le bénéfice des enseignements de l’arrêt R. c. Lufiau, 2022 QCCA 508, 82 C.R. (7th) 167, qui a qualifié le consentement visé au par. 473(1) de question relevant du pouvoir discrétionnaire du poursuivant en matière de poursuites et contrôlable uniquement pour cause d’abus de procédure, la cour a conclu que la juge du procès a fait erreur en contrôlant selon la norme de la décision « inéquitable ou déraisonnable » (par. 27) le refus de la poursuite de donner son consentement.
  7.                           La Cour d’appel a conclu que les facteurs dont la juge du procès a tenu compte ne satisfaisaient pas au seuil élevé requis pour démontrer l’existence d’un abus de procédure anticipé. Premièrement, l’appelant n’avait pas réussi à établir que les inconvénients liés à la durée de ses déplacements pour se rendre au palais de justice, ainsi que la difficulté de consulter ses avocats dans le cadre d’un procès devant jury, faisaient en sorte qu’une violation de son droit à une défense pleine et entière était hautement probable. Deuxièmement, bien que la juge du procès ait conclu qu’un procès devant juge seul était préférable parce qu’un procès devant jury serait plus exigeant, plus coûteux et plus long durant la pandémie, ces considérations n’étaient pas suffisantes pour permettre de passer outre à la décision prise par le poursuivant dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire. Enfin, le fait d’affirmer que le procès ne pourrait être tenu en deçà du plafond fixé dans Jordan n’était qu’une simple conjecture. La juge du procès aurait pu recourir à d’autres mesures pour se prémunir contre tout report pour cause de maladie, par exemple en continuant le procès avec moins de jurés. La Cour d’appel a conclu que la juge du procès n’avait pas démontré qu’il existait une possibilité d’abus de procédure anticipé. La décision de la juge du procès était donc viciée par une erreur de droit, laquelle a eu pour effet d’entraîner la nullité du procès devant juge seul.
  8.                           La Cour d’appel a accueilli l’appel du poursuivant, annulé les verdicts et ordonné la tenue d’un nouveau procès devant jury relativement à l’accusation de meurtre au deuxième degré. Elle ne s’est pas penchée sur d’autres moyens d’appel découlant de l’admission et du traitement par la juge du procès d’éléments de preuve se rapportant à sa décision acquittant l’accusé de l’infraction de meurtre au deuxième degré.
  1.          Questions en litige
  1.                           Le présent pourvoi soulève les trois questions suivantes :
    1. La Cour d’appel avaitelle compétence pour entendre l’appel de la décision de la juge du procès d’ordonner que le procès se tienne devant juge seul?
    2. La juge du procès étaitelle autorisée à ordonner un procès devant juge seul?
    3. Notre Cour devraitelle ordonner l’arrêt des procédures?
  1.             Analyse
    1.             La Cour d’appel avait compétence pour entendre l’appel
  1.                           Le poursuivant a interjeté appel devant la Cour d’appel en vertu de l’al. 676(1)a) du Code criminel. Cette disposition autorise le poursuivant à interjeter appel « contre un jugement ou verdict d’acquittement [. . .] pour tout motif d’appel qui comporte une question de droit seulement ». Ce libellé suit de près celui de l’al. 675(1)a), qui reconnaît à une personne déclarée coupable le droit d’interjeter appel « de sa déclaration de culpabilité ».
  2.                           L’appelant plaide que la Cour d’appel n’avait pas compétence pour entendre un appel visant une ordonnance intimant la tenue d’un procès devant juge seul après l’inscription du verdict. Il affirme que l’ordonnance de cette nature rendue par la juge du procès ne pouvait faire l’objet d’un appel en vertu de l’al. 676(1)a), étant donné qu’il ne s’agit pas d’un jugement d’acquittement. En interjetant appel de cette manière, le poursuivant peut injustement se prévaloir d’une irrégularité de procédure pour contester un verdict qui ne lui plaît pas. Selon l’appelant, le poursuivant aurait plutôt dû, après le prononcé de l’ordonnance, sollicité l’autorisation d’appeler devant notre Cour, possiblement en vertu de l’art. 40 de la Loi sur la Cour suprême, L.R.C. 1985, c. S26.
  3.                           Je ne suis pas d’accord.
  4.                           Les appels interlocutoires ne sont généralement pas autorisés en matière criminelle, et ce, afin d’éviter la fragmentation des procédures (R. c. Awashish, 2018 CSC 45, [2018] 3 R.C.S. 87, par. 10; R. c. DeSousa, [1992] 2 R.C.S. 944, p. 954). Le recours en certiorari constitue une exception à cette règle en ce qu’il permet de contester de manière interlocutoire les erreurs de compétence du juge du procès (Awashish, par. 20). Toutefois, le recours en certiorari ne permet pas de contester les décisions d’un juge d’une cour supérieure et, en conséquence, il n’était pas ouvert au poursuivant en l’espèce (Dagenais c. Société Radio-Canada, [1994] 3 R.C.S. 835, p. 865).
  5.                           La position avancée par l’appelant exigerait qu’une partie à une procédure criminelle devant une cour supérieure sollicite immédiatement, en vertu de l’art. 40 de la Loi sur la Cour suprême, l’autorisation d’interjeter appel à notre Cour de toute ordonnance qui a été rendue par le juge présidant un procès et qui porte sur la compétence plutôt que sur le fond de l’instance. Il est possible qu’une ordonnance relative au mode de procès soit susceptible d’appel en vertu de l’art. 40 de la Loi sur la Cour suprême. Cependant, la jurisprudence de notre Cour indique clairement qu’une partie peut contester une telle ordonnance dans le cadre de l’appel d’un verdict inscrit au terme du procès.
  6.                           Notre Cour a jugé que les verdicts rendus dans un contexte où il y a erreur de droit qui entraîne une perte de compétence (situation parfois qualifiée de « nullité ») peuvent faire l’objet d’un appel après le procès (Sanders c. La Reine, [1970] R.C.S. 109, p. 147148). Il s’ensuit que le poursuivant peut faire appel d’un acquittement en vertu de l’al. 676(1)a) en plaidant qu’il y a eu perte de compétence en raison d’erreurs commises dans des décisions rendues avant le procès.
  7.                           De fait, dans R. c. Litchfield, [1993] 4 R.C.S. 333, p. 346350, la Cour a expressément statué que le poursuivant peut contester des décisions de nature procédurale rendues avant le procès qui ne se rapportent pas au bien-fondé d’un acquittement dans le cadre d’un appel formé à l’encontre de cet acquittement. Depuis Litchfield, la Cour a entendu et tranché de multiples appels visant des verdicts et alléguant uniquement des erreurs de compétence non liées à l’exactitude quant au fond des verdicts inscrits au procès (voir, p. ex., R. c. Esseghaier, 2021 CSC 9, [2021] 1 R.C.S. 101; R. c. Tayo Tompouba, 2024 CSC 16).
  8.                           Le poursuivant peut invoquer l’al. 676(1)a) pour faire appel de verdicts d’acquittement qui, selon lui, sont nuls en raison d’une erreur de compétence. La Cour d’appel était validement saisie de l’appel en l’espèce.
    1.             La juge du procès avait compétence pour ordonner la tenue d’un procès devant juge seul
  9.                           Conformément aux art. 471 et 473 du Code criminel, tout procès à l’égard d’une infraction visée à l’art. 469, y compris le meurtre, doit se dérouler devant une cour supérieure devant un juge et un jury, sauf si la personne accusée et le procureur général consentent à la tenue d’un procès devant juge seul. Le paragraphe 473(1) est rédigé ainsi :

 473 (1) Nonobstant toute autre disposition de la présente loi, une personne accusée d’une infraction visée à l’article 469 peut être jugée sans jury par un juge d’une cour supérieure de juridiction criminelle si ellemême et le procureur général y consentent.

  1.                           La question clé dans le présent pourvoi est la suivante : Sur quelle base un juge d’une cour supérieure peut-il ordonner la tenue d’un procès devant juge seul à l’égard d’une infraction visée à l’art. 469, malgré le refus du procureur général d’y consentir[2]?
  2.                           Il existe deux voies reconnues permettant au juge qui préside un procès de passer outre à une décision du poursuivant. Premièrement, les cours supérieures possèdent la compétence inhérente requise pour « décider du déroulement de l’instance, [. . .] prévenir l’abus de procédure et [. . .] veiller au bon fonctionnement des rouages de la cour » (R. c. Cunningham, 2010 CSC 10, [2010] 1 R.C.S. 331, par. 18; voir aussi R. c. Kahsai, 2023 CSC 20, par. 36). Les tribunaux possèdent la compétence inhérente leur permettant de contrôler toute décision du poursuivant pour cause d’abus de procédure. Dans le cas de décisions qui ne touchent pas au cœur du pouvoir discrétionnaire du poursuivant en matière de poursuites, le tribunal pourrait peut-être procéder à un contrôle suivant des fondements plus larges (R. c. Anderson, 2014 CSC 41, [2014] 2 R.C.S. 167, par. 36). Deuxièmement, les juges ont l’obligation constitutionnelle d’accorder des réparations utiles en réponse à une violation de droits garantis par la Charte. Les tribunaux peuvent toujours contrôler une décision du poursuivant pour s’assurer qu’elle est conforme à la Charte (Anderson, par. 45). L’un ou l’autre de ces cadres d’examen — la compétence inhérente ou la Charte — pourrait permettre à une cour supérieure d’ordonner la tenue d’un procès devant juge seul eu égard aux circonstances d’une affaire donnée (voir, p. ex., R. c. McGregor (1999), 43 O.R. (3d) 455 (C.A.)).
  3.                           Mon analyse va se poursuivre ainsi. Premièrement, je vais expliquer pourquoi la décision prise par le procureur général en vertu du par. 473(1) du Code criminel ne touche pas au cœur du pouvoir discrétionnaire du poursuivant en matière de poursuites et pouvait, en conséquence, être contrôlée en vertu de la compétence inhérente d’une cour supérieure suivant une norme moins exigeante que celle fondée sur l’abus de procédure. Deuxièmement, je vais me pencher sur la question de savoir comment le refus du poursuivant de consentir à un procès devant juge seul peut être écarté par une cour au moyen du cadre d’examen basé sur le pouvoir d’ordonner des réparations fondées sur le par. 24(1) de la Charte en cas de violation anticipée de droits. Enfin, je vais appliquer ce cadre d’examen aux conclusions de fait tirées par la juge du procès.
    1.           La décision prise en vertu du par. 473(1) ne touche pas au cœur du pouvoir discrétionnaire du poursuivant en matière de poursuites
  4.                           La question débattue dans la présente affaire — et devant les cours d’appel depuis une trentaine d’années — est celle de savoir si le refus du poursuivant de consentir à la tenue d’un procès devant juge seul suivant le par. 473(1) touche au cœur de la compétence exclusive du procureur général et ne peut être contrôlée qu’en vertu de la compétence inhérente que possède le tribunal pour remédier à un abus de procédure. Pour trancher ce débat, je me réfère aux principes fondamentaux et à notre jurisprudence.
    1.              Le rôle constitutionnel du procureur général
  5.                           La doctrine du pouvoir discrétionnaire essentiel en matière de poursuites découle du rôle que la Constitution confère au procureur général en tant que premier conseiller juridique de l’État (Krieger c. Law Society of Alberta, 2002 CSC 65, [2002] 3 R.C.S. 372, par. 45; Ontario c. Criminal Lawyers’ Association of Ontario, 2013 CSC 43, [2013] 3 R.C.S. 3, par. 34). Le procureur général est investi de la responsabilité constitutionnelle exclusive de décider s’il y a lieu d’engager le poids de l’État dans le cadre de poursuites criminelles et il est le [traduction] « représentant principal du Souverain devant les tribunaux, au nom duquel la presque totalité des procédures criminelles sont menées » (J. L. J. Edwards, The Law Officers of The Crown (1964), p. 2; voir aussi Wilkes c. The King (1768), Wilm. 322, 97 E.R. 123; Krieger, par. 24; R. c. Power, [1994] 1 R.C.S. 601, p. 621623).
  6.                           Les procureurs généraux provinciaux agissent en vertu de la responsabilité attribuée aux provinces en matière d’administration de la justice par le par. 92(14) de la Loi constitutionnelle de 1867 (voir, p. ex., Loi sur le ministère de la Justice, RLRQ, c. M19, art. 4; Loi sur le ministère du Procureur général, L.R.O. 1990, c. M.17, art. 5). Au Québec, le législateur a délégué le rôle de poursuivant du premier conseiller juridique au Directeur des poursuites criminelles et pénales, qui agit « sous l’autorité générale » du procureur général du Québec à titre de substitut légitime de celuici (Loi sur le Directeur des poursuites criminelles et pénales, RLRQ, c. D9.1.1, art. 1; voir aussi Godbout c. R., 2017 QCCA 569, par. 13). Les poursuivants de l’État — en l’espèce les poursuivants du Directeur des poursuites criminelles et pénales — agissent à titre de représentants du procureur général et assument ce rôle délégué du premier conseiller juridique dans les différentes poursuites (Criminal Lawyers’ Association, par. 37).
  7.                           Les procureurs généraux exercent leur fonction constitutionnelle de premier conseiller juridique de façon indépendante de toute considération partisane et prennent leurs décisions en matière de poursuites sans ingérence de la part de leurs collègues du cabinet (voir, de façon générale, Krieger, par. 30; Miazga c. Kvello (Succession), 2009 CSC 51, [2009] 3 R.C.S. 339, par. 47). Individuellement, les poursuivants doivent également tenir compte de l’intérêt public plus large pendant tout le déroulement des procédures criminelles (R. c. Thursfield (1838), 8 Car. & P. 269, 173 E.R. 490; R. c. Puddick (1865), 4 F. & F. 497, 176 E.R. 662). Au Canada, le juge Rand a expliqué les responsabilités du poursuivant dans le célèbre extrait qui suit de l’arrêt Boucher c. The Queen, [1955] R.C.S. 16, p. 2324 :

 [traduction] On ne saurait trop répéter que les poursuites criminelles n’ont pas pour but d’obtenir une condamnation, mais de présenter au jury ce que la Couronne considère comme une preuve digne de foi relativement à ce que l’on allègue être un crime. Les avocats sont tenus de voir à ce que tous les éléments de preuve légaux disponibles soient présentés : ils doivent le faire avec fermeté et en insistant sur la valeur légitime de cette preuve, mais ils doivent également le faire d’une façon juste. Le rôle du poursuivant exclut toute notion de victoire ou défaite; il s’acquitte d’un devoir public, et dans la vie civile, aucun autre rôle ne comporte une plus grande responsabilité personnelle. Le poursuivant doit s’acquitter de sa tâche d’une façon efficace, avec un sens profond de la dignité, de la gravité et de la justice des procédures judiciaires.

Plus récemment, notre Cour a statué que le principe selon lequel les poursuivants doivent agir dans l’intérêt public et non [traduction] « pour le bien du gouvernement au pouvoir » constitue un principe de justice fondamentale visé à l’art. 7 de la Charte (R. c. Cawthorne, 2016 CSC 32, [2016] 1 R.C.S. 983, par. 2628).

  1.                           Quand un poursuivant exerce son pouvoir discrétionnaire, il est présumé le faire de bonne foi, conformément à ses responsabilités suivant l’arrêt Boucher (Demande fondée sur l’art. 83.28 du Code criminel (Re), 2004 CSC 42, [2004] 2 R.C.S. 248, par. 95). Afin de respecter la séparation des pouvoirs et les prérogatives du procureur général, les tribunaux doivent faire montre de déférence lorsqu’ils examinent la décision d’un poursuivant ou qu’ils envisagent de rendre une ordonnance qui aurait pour effet de passer outre à une décision d’un poursuivant.
    1.              Le pouvoir discrétionnaire essentiel en matière de poursuites
  2.                           Compte tenu des responsabilités et du rôle constitutionnels particuliers du procureur général en tant que premier conseiller juridique, notre Cour a reconnu que certaines décisions prises par les poursuivants, agissant à titre de représentants du procureur général, doivent être soustraites au pouvoir de contrôle judiciaire inhérent à la compétence des tribunaux, sauf pour cause d’abus de procédure. Ces décisions relèvent de la compétence inhérente du procureur général en matière de poursuites et concernent « la nature et l’étendue » de la poursuite des infractions criminelles dont le juge est saisi (Krieger, par. 47). Ces décisions constituent le « pouvoir discrétionnaire essentiel en matière de poursuites ».
  3.                           L’emploi des mots « essentiel » ou « cœur » pour caractériser le pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites n’implique pas qu’il s’agit d’une catégorie étroite (Anderson, par. 41). Le pouvoir discrétionnaire essentiel du poursuivant englobe plutôt les décisions du poursuivant découlant de l’exercice du pouvoir constitutionnel inhérent fondamental du procureur général (Krieger, par. 43 et 49). L’arrêt Anderson a confirmé l’arrêt Krieger ainsi que les critères qui s’appliquent à un tel pouvoir discrétionnaire. Bien qu’il ait été mentionné dans Anderson que l’emploi du mot « essentiel » et de l’expression « au cœur de » avait semé une certaine confusion, je suis d’avis qu’ils aident à distinguer les décisions discrétionnaires qui relèvent de la compétence inhérente du premier conseiller juridique des autres décisions discrétionnaires que les poursuivants prennent dans le cadre de procédures. D’ailleurs, la Cour a continué d’employer l’expression « pouvoir discrétionnaire essentiel en matière de poursuites » depuis l’arrêt Anderson (voir, p. ex., Henry c. ColombieBritannique (Procureur général), 2015 CSC 24, [2015] 2 R.C.S. 214, par. 62, le juge Moldaver; R. c. Nur, 2015 CSC 15, [2015] 1 R.C.S. 773, par. 161, le juge Moldaver; Ontario (Procureur général) c. Clark, 2021 CSC 18, [2021] 1 R.C.S. 607, par. 126130, la juge Côté). Le Parlement a codifié législativement certaines décisions fondamentales du poursuivant (Anderson, par. 44). Toutefois, ce qui fait de ces décisions des décisions relevant du pouvoir discrétionnaire essentiel en matière de poursuites, ce n’est pas leur nature législative, mais leurs liens avec la fonction constitutionnelle inhérente du procureur général.
  4.                           Dans Krieger, notre Cour a écrit que ce qui unit les cas d’application du pouvoir discrétionnaire essentiel en matière de poursuites « est le fait qu’ils comportent la prise d’une décision finale quant à savoir s’il y a lieu d’intenter ou de continuer des poursuites ou encore d’y mettre fin, d’une part, et quant à l’objet des poursuites, d’autre part » (par. 47 (souligné dans l’original); voir aussi R. c. Nixon, 2011 CSC 34, [2011] 2 R.C.S. 566, par. 30). Les arrêts Krieger et Anderson indiquent tous deux que les décisions essentielles en matière de poursuites concernent « la nature et l’étendue » des procédures criminelles. Ils confirment que de telles décisions n’englobent pas celles qui concernent la façon dont les procédures seront menées (voir, p. ex., Anderson, par. 60, citant R. c. Auclair, 2014 CSC 6, [2014] 1 R.C.S. 83). Il s’agit plutôt de décisions qui ne relèvent pas du rôle des tribunaux consistant à trancher les instances sur le fond. L’arrêt Anderson fournit une liste d’exemples de décisions relevant du pouvoir discrétionnaire essentiel en matière de poursuites : répudier une entente sur le plaidoyer, introduire une demande de déclaration de délinquant dangereux, procéder par voie de mise en accusation directe, porter des accusations alléguant la perpétration de plusieurs infractions, négocier un plaidoyer, procéder par voie sommaire ou par voie de mise en accusation, et interjeter appel (par. 44). Il a également été jugé dans Anderson que la décision de produire ou non un avis qui augmenterait le risque de conséquences pénales constitue un exemple de décision relevant du pouvoir discrétionnaire essentiel en matière de poursuites (par. 63).
  5.                           Ces exemples ont en commun le fait qu’ils influent directement sur la nature et l’ampleur du risque de conséquences pénales auquel l’accusé sera exposé. Ces décisions sont au cœur de la compétence constitutionnelle du procureur général lorsqu’il agit comme premier conseiller juridique. La déférence manifestée par les tribunaux à l’égard de ces décisions respecte donc la séparation des pouvoirs et le rôle constitutionnel du procureur général (Krieger, par. 4546). Elle a également pour effet de servir l’intérêt public (Miazga, par. 47).
  6.                           Bien que le pouvoir discrétionnaire essentiel du poursuivant commande un degré élevé de déférence, il n’exige pas pour autant une immunité absolue contre le contrôle judiciaire.
  7.                           Notre Cour reconnaît depuis longtemps que les actes de l’exécutif sont assujettis au contrôle judiciaire. Ce principe est le plus souvent invoqué dans le cadre du contrôle judiciaire de l’exercice par l’exécutif des pouvoirs qui lui sont délégués par le législateur. Cependant, notre Cour a également jugé que les tribunaux peuvent contrôler l’exercice par l’exécutif de sa compétence constitutionnelle inhérente et de ses prérogatives, et qu’ils peuvent accorder des réparations en cas d’actes arbitraires, abusifs ou inconstitutionnels (R. c. Jewitt, [1985] 2 R.C.S. 128, p. 131137; Nelles c. Ontario, [1989] 2 R.C.S. 170; Air Canada c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1986] 2 R.C.S. 539, p. 545; Canada (Premier ministre) c. Khadr, 2010 CSC 3, [2010] 1 R.C.S. 44, par. 3637).
  8.                           La doctrine de l’abus de procédure reflète le seuil nécessairement très élevé qui doit être respecté pour que les tribunaux puissent invoquer leur compétence inhérente et intervenir dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire essentiel du procureur général en matière de poursuites.
  9.                           La doctrine de l’abus de procédure s’applique dans divers domaines du droit et « fait intervenir le pouvoir inhérent du tribunal d’empêcher que ses procédures soient utilisées à mauvais escient, d’une manière qui serait manifestement injuste envers une partie ou qui aurait autrement pour effet de déconsidérer l’administration de la justice » (Saskatchewan (Environnement) c. Métis Nation – Saskatchewan, 2025 CSC 4, par. 3336). Les tribunaux doivent remédier aux abus de procédure, parce que le fait de laisser un procès suivre son cours dans de telles circonstances « compromettrait l’intégrité du tribunal » (R. c. Conway, [1989] 1 R.C.S. 1659, p. 1667).
  10.                           Dans le contexte du droit criminel, l’abus de procédure vise les conduites graves qui menacent le droit d’une personne accusée à un procès équitable ou minent l’intégrité du système de justice (R. c. Brunelle, 2024 CSC 3, par. 27; R. c. Babos, 2014 CSC 16, [2014] 1 R.C.S. 309, par. 31). Notre Cour a qualifié de « notoirement élevé » le seuil qui doit être respecté pour permettre de conclure à un abus de procédure dans une affaire criminelle et a ajouté que cette doctrine « ne pourrait être invoquée avec succès que dans de très rares cas » (Nur, par. 94; R. c. Mahalingan, 2008 CSC 63, [2008] 3 R.C.S. 316, par. 42). Cela dit, il peut y avoir abus de procédure même en l’absence de conduite répréhensible du poursuivant. Je suis d’accord avec un des intervenants, le procureur général de l’Ontario, pour dire que notre Cour a reconnu l’existence d’abus de procédure tant dans des situations d’intentions illégitimes que d’effets abusifs (m. interv., par. 1213; voir aussi R. c. Keyowski, [1988] 1 R.C.S. 657; Babos, par. 37).
  11.                           En somme, lorsque les procureurs généraux ou leurs représentants prennent des décisions qui influent directement sur la nature et l’ampleur du risque de conséquences pénales auquel l’individu peut être exposé, ces décisions relèvent du pouvoir discrétionnaire essentiel en matière de poursuites et le tribunal ne peut intervenir en vertu de sa compétence inhérente que pour remédier à un abus de procédure.
  12.                           Outre les décisions qui influent directement sur le risque que court un accusé, les poursuivants prennent chaque jour une grande variété de décisions discrétionnaires qui ne relèvent pas de leur pouvoir discrétionnaire essentiel en matière de poursuites. Les arrêts Krieger et Anderson ont reconnu que les poursuivants prennent des décisions se rapportant « à la stratégie ou à la conduite [. . .] devant le tribunal », et que ces décisions couvrent un large éventail de décisions dans le cadre des procédures, notamment celles concernant les accusations à prioriser en raison du nombre limité de dates d’audience, les témoins à assigner, les questions à poser ainsi que la façon de présenter l’exposé introductif ou la plaidoirie finale — autant de décisions qui ne modifient pas directement le risque de conséquences pénales auquel l’accusé peut être exposé (Krieger, par. 47; Anderson, par. 5761; voir aussi R. c. Jolivet, 2000 CSC 29, [2000] 1 R.C.S. 751, par. 14 et 21). Le mot « stratégie » ne signifie pas que ces décisions discrétionnaires ne sont pas importantes. L’utilisation des mots « à la stratégie ou à la conduite [. . .] devant le tribunal » dans Krieger et Anderson pour décrire les décisions en question visait plutôt à indiquer que ces décisions discrétionnaires ne soulèvent pas le même impératif de séparation des pouvoirs que celles relevant du pouvoir discrétionnaire essentiel en matière de poursuites, puisqu’elles ne touchent pas au cœur du rôle constitutionnel du premier conseiller juridique.
  13.                           Bien que les tribunaux puissent contrôler une décision qui ne relève pas du pouvoir discrétionnaire essentiel en matière de poursuites ou passer outre à une telle décision du poursuivant sur la base d’une norme moins exigeante que celle applicable en matière d’abus de procédure, la déférence sera néanmoins généralement justifiée (Anderson, par. 5961). À l’instar de tout plaideur, le poursuivant sera nécessairement au fait de nombreuses circonstances que ne connaît pas le juge du procès. Comme l’a clairement indiqué notre Cour dans l’arrêt Boucher, le poursuivant doit utiliser ce qu’il sait afin d’agir dans l’intérêt public. De plus, sur le plan pratique, une surveillance judiciaire intrusive des décisions prises par les poursuivants paralyserait complètement le système de justice criminelle (Smythe c. La Reine, [1971] R.C.S. 680, p. 686; R. c. Beare, [1988] 2 R.C.S. 387, p. 410411). Parce que ces décisions non essentielles en matière de poursuite représentent un large éventail de décisions — allant des décisions courantes concernant la façon dont un plaideur mène son procès aux décisions autorisées par la loi —, la norme permettant au juge de passer outre à une décision du poursuivant varie en fonction des circonstances. La norme applicable dans une affaire donnée dépend de la nature de la conduite du poursuivant, de la présence ou de l’absence d’un pouvoir prévu par la loi, de l’incidence sur l’équité du procès ainsi que de tout autre intérêt pertinent (voir, p. ex., R. c. Cook, [1997] 1 R.C.S. 1113, par. 6162; R. c. Samaniego, 2022 CSC 9, [2022] 1 R.C.S. 71, par. 1926; R. c. S.G.T., 2010 CSC 20, [2010] 1 R.C.S. 688, par. 3637). Comme je vais l’expliquer, le fait qu’une décision non essentielle en matière de poursuites est prise en vertu d’un pouvoir prévu par la loi exige que la déférence occupe une place de premier plan dans l’analyse.
    1.              La décision prise en vertu du par. 473(1) du Code criminel ne relève pas du pouvoir discrétionnaire essentiel en matière de poursuites
  14.                           Il s’agit d’une question qui est soulevée pour la première fois devant notre Cour. Depuis une trentaine d’années, les cours d’appel divergent d’opinion sur la question de savoir si la décision du poursuivant de refuser que le procès se tienne devant juge seul — en vertu du par. 473(1) ou de dispositions similaires — relève de son pouvoir discrétionnaire essentiel en matière de poursuites, et sur l’identité de la norme devant être appliquée pour contrôler cette décision. Dans certains arrêts, la cour d’appel a clairement qualifié le refus du poursuivant de donner son consentement de décision relevant de son pouvoir discrétionnaire essentiel en matière de poursuites (R. c. E. (L.) (1994), 94 C.C.C. (3d) 228 (C.A. Ont.); R. c. Ng, 2003 ABCA 1, 173 C.C.C. (3d) 349; R. c. Effert, 2011 ABCA 134, 276 C.C.C. (3d) 487; R. c. Matthews, 2022 ABCA 115, 41 Alta. L.R. (7th) 30; Lufiau (2022)). Dans d’autres, elle n’a pas qualifié la décision, se contentant d’affirmer que le seuil à respecter pour pouvoir passer outre à la décision du poursuivant est élevé (R. c. Khan, 2007 ONCA 779, 230 O.A.C. 179, par. 1316; R. c. Saleh, 2013 ONCA 742, 303 C.C.C. (3d) 431). Et dans d’autres encore, la cour d’appel a jugé que cette décision ne relevait absolument pas du pouvoir discrétionnaire essentiel en matière de poursuites (R. c. R. (J.S.), 2012 ONCA 568, 112 O.R. (3d) 81, par. 127; StPierre c. R., 2016 QCCA 545, par. 25). Tous les arrêts ont reconnu que la norme est exigeante.
  15.                           Dans le cas qui nous occupe, la Cour d’appel a suivi le courant jurisprudentiel qui qualifie le refus du poursuivant de consentir à un procès devant juge seul de décision relevant du pouvoir discrétionnaire essentiel de celui-ci en matière de poursuites. La cour s’est ensuite demandé si la décision constituait un abus de procédure en raison de ses effets directs ou anticipés sur le droit de l’accusé (motifs de la C.A., par. 27). Elle a conclu que la juge du procès avait commis une erreur de droit en considérant que cette décision n’est pas au cœur du pouvoir discrétionnaire du poursuivant et en recourant à une norme de contrôle plus large que celle applicable en matière d’abus de procédure (par. 24).
  16.                           Avec égards, je ne suis pas d’accord. La décision visée au par. 473(1) a une incidence sur l’identité du juge des faits et sur le mode de procès. Elle n’a aucune incidence sur la nature et l’ampleur du risque de conséquences pénales auquel l’accusé est exposé. Cette décision concerne la façon dont les poursuites sont menées, et non la question de savoir si des poursuites seront intentées ou sur quoi elles porteront. Bien que le jury constitue une caractéristique clé de notre système de justice criminelle, un procès devant juge seul et un procès devant juge et jury sont deux voies comparables permettant la tenue d’un procès équitable à l’égard des accusations portées par la poursuite. Pour cette raison, la décision que prend le procureur général en vertu du par. 473(1) ne fait pas intervenir son rôle constitutionnel inhérent fondamental de premier conseiller juridique de l’État.
  17.                           Cependant, la décision du procureur général est prise en vertu d’une loi, ce qui fait intervenir l’impératif de séparation des pouvoirs de la souveraineté parlementaire (Canada (Procureur général) c. Power, 2024 CSC 26, par. 49). Le Parlement a compétence exclusive pour prendre des décisions d’intérêt général en matière de procédure criminelle (Criminal Lawyers’ Association, par. 28; Loi constitutionnelle de 1867, par. 91(27)). Les tribunaux doivent respecter la décision législative du Parlement, prise en vertu de son pouvoir constitutionnel, de confier la responsabilité de la décision aux poursuivants et aux accusés plutôt qu’aux tribunaux.
  18.                           Cela dit, les tribunaux ont l’obligation constitutionnelle de contrôler la légalité et la constitutionnalité de l’exercice par l’exécutif des pouvoirs qui lui sont délégués (Immeubles Port Louis Ltée c. Lafontaine (Village), [1991] 1 R.C.S. 326, p. 360; Roncarelli c. Duplessis, [1959] R.C.S. 121, p. 140). En outre, une loi ne peut abolir la compétence inhérente des cours supérieures, laquelle inclut le pouvoir de veiller à ce que les procès se déroulent équitablement et efficacement (Renvoi relatif au Code de procédure civile (Qc), art. 35, 2021 CSC 27, [2021] 2 R.C.S. 291, par. 65 et 68, les juges Côté et Martin, par. 232 et 234, le juge en chef Wagner, et par. 301, la juge Abella). À tout le moins, les tribunaux peuvent toujours contrôler, pour cause d’abus de procédure, les décisions prises par les poursuivants en vertu des pouvoirs qui leur sont délégués par la loi.
  19.                           Ici, le Parlement a décidé que le mode de procès serait le procès devant juge et jury, à moins que l’accusé et le procureur général ne consentent tous deux à un procès devant juge seul. Il ne convient pas en l’espèce de décider de façon générale comment une cour supérieure, agissant en vertu de sa compétence inhérente, devrait examiner la question de l’équité du procès lorsque le poursuivant a pris, en vertu de la loi, une décision qui ne relève pas de son pouvoir discrétionnaire essentiel en matière de poursuites. Les parties et les intervenants ont axé leurs arguments sur la question de savoir si le par. 473(1) faisait intervenir le pouvoir discrétionnaire essentiel en matière de poursuites. Le poursuivant n’a pas présenté d’observations sur la norme à appliquer si la décision ne relève pas du pouvoir discrétionnaire essentiel. L’appelant s’est appuyé sur le choix par la juge du procès de la norme de la décision « inéquitable ou déraisonnable » comme fondement pour décider s’il y avait lieu de passer outre à la décision.
  20.                           Il n’est pas nécessaire que je détermine la norme précise qui devrait être appliquée par un tribunal en vertu de sa compétence inhérente pour contrôler une telle décision non essentielle en matière de poursuites prise en vertu d’une loi, en l’absence d’argumentation complète des parties, étant donné que le pouvoir de réparation conféré par la Charte s’applique également en l’espèce.
  21.                           Outre la compétence inhérente, l’appelant a invoqué le par. 24(1) de la Charte dans sa requête. Les raisons pour lesquelles la juge du procès a ordonné la tenue d’un procès devant juge seul étaient principalement liées au risque de délai déraisonnable.
  22.                           Un délai qui ne constitue pas un abus de procédure peut néanmoins violer l’al. 11b) de la Charte. Le pouvoir discrétionnaire que possède le juge du procès de remédier à un délai déraisonnable en vertu du par. 24(1) de la Charte est par conséquent plus large que celui dont il dispose en vertu de sa compétence inhérente (voir, de façon générale, R. c. Rahey, [1987] 1 R.C.S. 588, p. 635636, le juge La Forest; Law Society of Saskatchewan c. Abrametz, 2022 CSC 29, [2022] 2 R.C.S. 220, par. 4549). Je vais donc me pencher sur le cadre d’application du pouvoir de réparation dont dispose le juge du procès en vertu du par. 24(1) de la Charte.
    1.           Pouvoir d’accorder une réparation en vertu du par. 24(1) de la Charte
  23.                           Le paragraphe 24(1) de la Charte prévoit ce qui suit : « Toute personne, victime de violation ou de négation des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente charte, peut s’adresser à un tribunal compétent pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances. »
  24.                           Le texte du par. 24(1) indique un processus en deux étapes. Premièrement, le demandeur doit établir qu’il y a eu violation de la Charte. Deuxièmement, le tribunal doit déterminer la réparation « convenable et juste eu égard aux circonstances ».
    1.              Condition préalable : preuve d’une violation
  25.                           La personne qui sollicite une réparation en vertu du par. 24(1) doit d’abord prouver une violation de la Charte selon la prépondérance des probabilités (Khadr, par. 21).
  26.                           Des réparations fondées sur le par. 24(1) peuvent être accordées en prévision de probables violations futures de la Charte (Operation Dismantle Inc. c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 441, p. 450; Nouveau-Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G. (J.), [1999] 3 R.C.S. 46, par. 5051).
  27.                           Certains tribunaux, dont la Cour d’appel en l’espèce (par. 39 et 42), ont cité l’opinion concordante du juge Cory dans l’arrêt Phillips c. Nouvelle-Écosse (Commission d’enquête sur la tragédie de la mine Westray), [1995] 2 R.C.S. 97, pour affirmer qu’une norme de preuve plus exigeante s’appliquait aux violations anticipées de la Charte, à savoir qu’il doit exister un « risque réel et important », un « haut degré de probabilité » ou une « quasicertitude » de violation de la Charte (par. 110111). Cependant, dans l’affaire Westray, la majorité n’a pas retenu la position du juge Cory sur ce point.
  28.                           La jurisprudence de notre Cour exige plutôt « la preuve de la “probabilité du dommage à venir” » avant qu’une réparation ne puisse être ordonnée en vertu du par. 24(1) (G. (J.), par. 51, citant Operation Dismantle, p. 458; États-Unis d’Amérique c. Kwok, 2001 CSC 18, [2001] 1 R.C.S. 532, par. 66). Il n’y a qu’une seule norme de preuve applicable pour établir l’existence de violations antérieures, actuelles ou futures de la Charte : la prépondérance des probabilités.
  29.                           La Charte ne garantit pas le droit à un procès devant juge seul (R. c. Turpin, [1989] 1 R.C.S. 1296). Toutefois, l’insistance du poursuivant en faveur d’un procès devant jury peut faire intervenir des droits garantis à l’accusé par la Charte dans les circonstances particulières d’une affaire. En l’espèce, l’appelant alléguait que le refus du poursuivant de donner son consentement en vertu du par. 473(1) violerait les droits qui lui sont garantis par l’art. 7 et l’al. 11b) de la Charte. Il devait donc prouver, pour satisfaire à la condition préalable, que sans l’intervention du tribunal il subirait probablement une violation de l’un de ces droits ou des deux.
    1.              Une réparation « convenable et juste eu égard aux circonstances »
  30.                           Une fois que le demandeur a fait la preuve d’une violation anticipée de la Charte, l’analyse du tribunal s’attache à la réparation spécifique qui est « convenable et juste eu égard aux circonstances ». Comme toutes les dispositions de la Charte, le par. 24(1) doit être interprété de façon téléologique et généreuse (R. c. 974649 Ontario Inc., 2001 CSC 81, [2001] 3 R.C.S. 575, par. 1820).
  31.                           Les tribunaux saisis d’allégations de violations de la Charte antérieures, actuelles ou futures doivent ordonner des réparations efficaces et adaptées à la situation (Doucet-Boudreau c. Nouvelle-Écosse (Ministre de l’Éducation), 2003 CSC 62, [2003] 3 R.C.S. 3, par. 25). Bien que les tribunaux disposent d’un large pouvoir discrétionnaire pour accorder une réparation en vertu du par. 24(1), l’exercice de ce pouvoir de réparation doit être « fondé sur des principes » (voir, de façon générale, Ontario (Procureur général) c. G, 2020 CSC 38, [2020] 3 R.C.S. 629, par. 8993). Au fil des décennies, notre Cour a dégagé les facteurs à prendre en considération pour déterminer si une réparation proposée est convenable et juste eu égard aux circonstances.
  32.                           Est convenable et juste la réparation qui : (i) défend les droits et libertés du demandeur; (ii) fait en sorte que l’État respecte la Charte à l’avenir; (iii) indemnise le demandeur à l’égard de la perte causée par la violation (Doucet-Boudreau, par. 55; Vancouver (Ville) c. Ward, 2010 CSC 27, [2010] 2 R.C.S. 28, par. 2529).
  33.                           La cour doit également se demander si des facteurs faisant contrepoids font en sorte qu’une réparation spécifique ne convient pas eu égard aux circonstances. Une réparation fondée sur le par. 24(1) doit également : (i) respecter la séparation des pouvoirs; (ii) éviter d’imposer des difficultés ou obligations substantielles à l’État; (iii) éviter de nuire à l’efficacité gouvernementale (Ward, par. 3844; Power (2024), par. 8283; Doucet-Boudreau, par. 58).
  34.                           Le respect de la séparation des pouvoirs est souvent un facteur faisant contrepoids qui joue un rôle clé.
  35.                           La séparation des pouvoirs « fait partie de l’architecture de base de notre ordre constitutionnel » (Power (2024), par. 50; voir aussi Fraser c. Commission des relations de travail dans la Fonction publique, [1985] 2 R.C.S. 455, p. 469470). La division des fonctions de l’État entre les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire favorise l’efficacité et la responsabilité institutionnelles.
  36.                           La doctrine de la séparation des pouvoirs respecte les compétences et rôles institutionnels de chaque branche du gouvernement, en reconnaissant que certaines fonctions doivent être réservées de façon exclusive à chacune d’elles. Notre Constitution n’exige pas pour autant une séparation stricte des pouvoirs (voir P. W. Hogg et W. K. Wright, Constitutional Law of Canada (5e éd. suppl.), § 7:157:20; Power (2024), par. 82). La forme canadienne de séparation des pouvoirs reconnaît que chacune des branches du gouvernement a des responsabilités qui se chevauchent et se complètent (Colombie-Britannique (Procureur général) c. Provincial Court Judges’ Association of British Columbia, 2020 CSC 20, [2020] 2 R.C.S. 506, par. 6566). Un robuste système de freins et de contrepoids assure l’efficacité institutionnelle de chaque branche tout en limitant les conduites arbitraires ou illégitimes. En ce sens, la séparation des pouvoirs permet aux trois branches de l’État de travailler ensemble au maintien de notre démocratie constitutionnelle.
  37.                           Les réparations accordées en vertu du par. 24(1) ne doivent pas excéder la capacité institutionnelle du tribunal et empiéter indûment sur la compétence du législatif ou de l’exécutif. La question de savoir si une réparation proposée en vertu du par. 24(1) constitue une ingérence « indue » dans l’exercice des pouvoirs de l’exécutif et/ou du législatif dépend à la fois de la nature de la violation de la Charte et de l’entrave à la capacité de l’autre pouvoir de remplir son rôle constitutionnel. Les tribunaux doivent donc prendre garde de ne pas gérer la conduite d’une poursuite par le biais du par. 24(1), mais ils doivent plutôt accorder des réparations soigneusement adaptées à la violation des droits sans perturber indûment le rôle du procureur général en matière de poursuites. Cependant, la séparation des pouvoirs n’implique pas une hiérarchie et n’exige pas non plus une immunité contre le contrôle judiciaire. Le pouvoir judiciaire est luimême une branche de l’État, et l’exécutif doit se plier à l’obligation que la Constitution impose à tout tribunal de protéger les droits et libertés des Canadiens au moyen de réparations utiles (Power (2024), par. 83 et 95; Khadr, par. 3637).
  38.                           L’analyse concernant la réparation à accorder en vertu du par. 24(1) doit également tenir compte du caractère anticipé de la violation des droits. Il est possible qu’il convienne davantage d’ordonner une réparation visant à prévenir une probable violation future de la Charte plutôt qu’une réparation visant à indemniser le demandeur. Le contexte de l’al. 11b) est révélateur à cet égard. La réparation pour une violation de l’al. 11b) déjà survenue est l’arrêt des procédures, car toute réparation moindre permettrait au procès de suivre son cours, augmentant ainsi le délai déraisonnable[3]. Toutefois, lorsque le tribunal statue que, en l’absence d’intervention, le droit garanti au demandeur par l’al. 11b) sera probablement violé, le même besoin impératif d’ordonner l’arrêt des procédures ne s’applique pas. Dans un tel cas, le tribunal préférera accorder une réparation moindre que l’arrêt des procédures — une réparation qui accélérera le déroulement de l’instance et empêchera ainsi le délai déraisonnable violant la Charte de survenir.
  39.                           Les procureurs généraux intervenants suggèrent que des éclaircissements sont nécessaires quant au rapport, s’il en est, entre une demande invoquant un abus de procédure et une demande distincte fondée sur la Charte (m. interv., procureur général de la ColombieBritannique, par. 20; m. interv., procureur général de l’Ontario, par. 15).
  40.                           L’abus de procédure est une doctrine de common law qui existait avant la Charte (voir, de façon générale, R. c. Krannenburg, [1980] 1 R.C.S. 1053, p. 1061; Connelly c. Director of Public Prosecutions, [1964] A.C. 1254 (H.L.), p. 1354; Cocker c. Tempest (1841), 7 M. & W. 502, 151 E.R. 864; R. Grondin, « Une doctrine d’abus de procédure revigorée en droit pénal canadien » (1983), 24 C. de D. 673, p. 685686). Cela dit, l’abus de procédure et la Charte se recoupent à certains égards. Le fait que personne ne doit faire l’objet d’un abus de procédure est un principe de justice fondamentale consacré à l’art. 7 de la Charte (R. c. Potvin, [1993] 2 R.C.S. 880, p. 915). Les faits à l’origine d’une allégation d’abus de procédure peuvent également établir une violation d’un autre droit protégé par la Charte (O’Connor, par. 73; Brunelle, par. 28).
  41.                           Toutefois, la doctrine de l’abus de procédure en common law et le par. 24(1) de la Charte ont chacun leur propre cadre d’analyse en matière de réparation. Un demandeur dont des droits garantis par la Charte ont été violés n’a pas besoin d’établir un abus de procédure avant d’obtenir une réparation fondée sur le par. 24(1) (R. c. La, [1997] 2 R.C.S. 680, par. 20). En l’espèce, l’appelant n’avait pas besoin d’établir un abus de procédure afin d’obtenir une réparation en vertu de la Charte. Toute violation de la Charte mérite réparation, ne seraitce qu’une déclaration du tribunal reconnaissant l’existence de la violation (Ward, par. 37).
  42.                           Il peut être convenable et juste pour un tribunal de rendre, en vertu du par. 24(1), une ordonnance qui a une incidence sur l’exercice du pouvoir discrétionnaire essentiel en matière de poursuites, même en l’absence d’un abus de procédure. Comme l’a dit notre Cour dans l’arrêt Jordan : « . . . l’avocat du ministère public doit être conscient du fait que tout délai qui découle de l’exercice du pouvoir discrétionnaire du poursuivant doit respecter les droits de l’accusé protégés par l’al. 11b) » (par. 79; voir aussi le par. 138; R. c. Vassell, 2016 CSC 26, [2016] 1 R.C.S. 625, par. 5; R. c. K.J.M., 2019 CSC 55, [2019] 4 R.C.S. 39, par. 110; R. c. Thanabalasingham, 2020 CSC 18, [2020] 2 R.C.S. 413, par. 5).
    1.              Application à la présente affaire
  43.                           La juge du procès a commencé ses motifs en mentionnant le par. 24(1) de la Charte. Elle a qualifié de stratégique la décision du poursuivant, conformément au raisonnement suivi dans l’affaire R. c. Lufiau, 2019 QCCS 1630 (avant que cette décision ne soit infirmée dans l’arrêt Lufiau (2022); voir aussi St-Pierre, par. 2425). Elle s’est ensuite demandé si la décision du poursuivant était « inéquitable ou déraisonnable » dans les circonstances.
  44.                           Il ne s’agissait pas en l’espèce d’une requête typique fondée sur l’al. 11b). Les parties n’ont pas formulé d’observations qualifiant les périodes de délai entre le dépôt de l’accusation et la conclusion anticipée du procès envisagé. Cependant, devant toutes les juridictions, l’appelant a plaidé en faveur d’un procès devant juge seul en raison du risque de délai déraisonnable et indéterminé. Comme je vais maintenant l’expliquer, eu égard aux circonstances extraordinaires de la présente affaire, dans laquelle la juge du procès faisait face à une période de délai potentiellement indéterminée en raison de la pandémie, elle était autorisée, suivant l’arrêt Jordan, à conclure qu’en l’absence d’intervention le droit de l’appelant d’être jugé dans un délai raisonnable que lui garantit l’al. 11b) serait probablement violé.
  45.                           J’accepte les conclusions de fait de la juge du procès, de même que ses conclusions concernant la violation anticipée de l’al. 11b), et je suis d’avis de confirmer son ordonnance. Lorsqu’il interjette appel d’un acquittement, le poursuivant ne peut contester des conclusions de fait qui ne sont pas viciées par une erreur de droit (al. 676(1)a) du Code criminel; R. c. J.M.H., 2011 CSC 45, [2011] 3 R.C.S. 197, par. 2439). Comme je vais le démontrer, les conclusions de fait claires de la juge du procès quant à la violation probable de l’al. 11b) ainsi que son raisonnement justifient la réparation qu’elle a ordonnée conformément au cadre d’analyse en matière de réparation fondée sur le par. 24(1).
  46.                           La juge du procès a conclu, pour les raisons suivantes, que la tenue d’un procès devant jury porterait vraisemblablement préjudice aux droits garantis à l’appelant par la Charte :

(i) La probabilité accrue de contamination dans le cas d’un jury composé de 12 à 14 personnes créait des « risques substantiels » que le procès soit suspendu ou retardé. « Advenant une contamination ou une mise en quarantaine d’un procureur, de l’accusé ou du juge, elle mènerait nécessairement soit à une suspension significative du procès ou même à son avortement » (décision sur la requête, par. 90).

(ii) Compte tenu des nombreuses incertitudes liées à la pandémie, un procès devant jury serait plus risqué, plus long et demanderait plus de ressources qu’un procès devant juge seul (par. 88). « Dans les circonstances de la pandémie, qui rend difficile la tenue d’un procès efficace et sécuritaire et qui fragilise les chances que le procès ne puisse être terminé dans des délais raisonnables, la tenue du procès devant juge seul se justifie aisément » (par. 87).

(iii) Le risque pour le droit à une défense pleine et entière garanti à l’appelant par l’art. 7 serait exacerbé par la tenue d’un procès devant jury, compte tenu des longs déplacements requis de l’appelant pour se rendre au palais de justice et en revenir (estimés au total à quatre à six heures de route par jour pendant plus de trois semaines), déplacements qui limiteraient sa capacité de consulter ses avocats et de préparer sa défense (par. 5758, 79 et 105).

  1.                           La juge du procès a conclu que « [l]a position de la Poursuivante est inconciliable avec son obligation d’assurer l’équité du procès et qu’il soit complété dans des délais raisonnables » (décision sur la requête, par. 89). Bien que la juge du procès n’ait pas conclu que le droit de l’appelant à une défense pleine et entière que lui garantit l’art. 7 serait vraisemblablement violé, elle était autorisée à tenir compte de toute incidence sur ce droit dans l’établissement d’une réparation convenable et juste.
  2.                           Dans le contexte de l’al. 11b), notre Cour a reconnu dans Jordan que les juges présidant les procès sont les mieux placés pour évaluer le temps qu’il faudra pour qu’une affaire soit jugée, « eu égard aux circonstances locales et systémiques pertinentes » (par. 89). En l’espèce, la juge du procès a amplement motivé sa conclusion selon laquelle la tenue d’un procès devant jury était « inconciliable » avec le droit garanti à l’appelant par l’al. 11b) et créait des « risques substantiels » de violation. Elle a conclu que la pandémie, qui avait débuté en mars 2020, avait entraîné la suspension de tous les procès devant jury au Canada et qu’il s’agissait d’une situation à la fois imprévue et sans précédent. La demande de procès devant juge seul présentée par l’appelant n’était pas motivée par des considérations stratégiques, mais avait été formulée seulement après que la pandémie eut compromis la possibilité même de tenir des procès devant jury. La juge du procès a accepté l’opinion de l’appelant qu’un procès devant juge seul pourrait respecter les restrictions renforcées en matière de santé publique, lesquelles seraient en revanche incompatibles avec la tenue d’un procès devant jury. Le procès allait coïncider avec la rentrée scolaire et le retour des vacances, et les craintes de contamination due à la COVID19 étaient ravivées (décision sur la requête, par. 98). Toutes les suggestions visant à atténuer ces préoccupations, par exemple en adoptant des modifications législatives afin d’autoriser le recours à la visioconférence pour la sélection du jury ou en créant des exemptions pour les groupes vulnérables, n’avaient pas encore été mises en place, et la juge du procès ne voyait pas comment ces suggestions pourraient réalistement être adoptées à temps pour la tenue d’un procès en septembre (par. 98102). Et pourtant, comme le souligne le juge Rowe, de nombreux aspects propres aux procédures se déroulant en présence d’un jury tendaient à favoriser l’exposition à la COVID19 (par. 175).
  3.                           La Cour d’appel souligne que le poursuivant demeurait souple et ouvert à modifier sa position au besoin. La juge du procès était toutefois justifiée de craindre que, comme le procès devait débuter dans six semaines et qu’il était presque certain qu’une deuxième vague du virus se produirait, une violation future de l’al. 11b) était probable en l’absence d’action immédiate.
  4.                           Je suis également en désaccord avec la conclusion de la Cour d’appel, reprise par le poursuivant, selon laquelle la prétention qu’un procès devant jury ne pourrait pas se tenir à l’intérieur du délai fixé dans Jordan relevait uniquement de la spéculation et qu’en principe un tel procès pouvait quand même avoir lieu si la juge du procès prenait certaines mesures, notamment en tenant le procès avec moins de jurés (par. 6367; m.i., par. 7681). Les cours d’appel ne doivent pas contrôler a posteriori les conclusions des juges présidant les procès, particulièrement dans des circonstances aussi extraordinaires que celles de la pandémie. Comme l’a déclaré la juge Pomerance (maintenant juge de la Cour d’appel) dans l’affaire Ontario (Attorney General) c. Trinity Bible Chapel, 2022 ONSC 1344, 160 O.R. (3d) 748, par. 6, conf. par 2023 ONCA 134, 166 O.R. (3d) 81, lorsqu’il est question de protection des droits en cas d’urgence pandémique, une évaluation a posteriori n’est pas la norme : [traduction] « . . . les mesures prises dans le passé doivent être considérées à la lumière de ce que l’on savait à l’époque. La question n’est pas de savoir ce que l’on sait maintenant, mais plutôt ce qu’on l’on savait et comprenait raisonnablement au moment où chaque mesure contestée a été prise. » Je suis d’accord avec l’affirmation du juge Rowe selon laquelle « [i]l serait difficile d’exagérer le degré d’incertitude qui planait sur le système de justice criminelle au cours de l’été 2020 » (par. 177).
  5.                           La juge du procès a rendu sa décision au plus fort de la pandémie, avant qu’un vaccin ne soit disponible. Ses conclusions de fait étaient fondées sur le dossier tel qu’il existait durant la profonde incertitude qui régnait à l’été 2020, et elles ne révèlent aucune erreur de droit. La juge du procès était également la personne la mieux placée pour déterminer si le poursuivant avait pris des mesures raisonnables pour répondre à une situation exceptionnelle (Jordan, par. 79).
  6.                           Enfin, si un procès devant jury avait effectivement dépassé le plafond présumé fixé dans l’arrêt Jordan, le poursuivant aurait sans doute pu faire valoir qu’une partie de ce délai devait être soustraite pour tenir compte de la pandémie de COVID19 en tant que circonstance exceptionnelle distincte. Toutefois, il a été jugé dans Jordan que la période de délai découlant d’une telle circonstance ne peut être soustraite que si le poursuivant a pris des mesures raisonnables qui étaient à sa portée pour régler le problème avant que le plafond ne soit dépassé (par. 70 et 75). Au moment où la juge du procès a rendu sa décision, on ignorait si et quand on pourrait tenir des procès devant jury. Dans ces circonstances, la décision du poursuivant de ne pas consentir à un procès devant juge seul aurait été prise en compte dans l’examen de la question de savoir s’il avait pris des mesures raisonnables.
  7.                           Le risque d’une violation de l’al. 11b) découlant d’un refus du poursuivant de consentir à un procès devant juge seul n’est pas une situation hypothétique — cela s’est produit dans l’affaire R. c. Hanan, 2023 CSC 12. Les motifs des juges Côté et Rowe dans cette affaire trouvent application en l’espèce :

 Le délai excédant le plafond était dû non pas à un manque de temps empêchant le système d’améliorer les délais institutionnels enracinés, mais au refus du ministère public de consentir à la tenue d’un procès devant juge seul, et ce, malgré le fait qu’il avait été averti des conséquences possibles du délai, et le fait que l’affaire Jordan avait été décidée près de deux ans et demi auparavant. N’eût été la décision du ministère public, le procès se serait tenu en deçà du plafond. Cela démontre clairement que les parties et le système avaient disposé de suffisamment de temps pour s’adapter. [par. 7]

  1.                           En résumé, la juge du procès était autorisée à conclure que, en l’absence d’intervention, une violation future de l’al. 11b) surviendrait vraisemblement. Vu cette conclusion, elle avait compétence en vertu du par. 24(1) de la Charte pour ordonner une réparation.
  2.                           La juge du procès a conclu que le fait de tenir le procès devant juge seul réduirait substantiellement la probabilité d’une violation de l’al. 11b), particulièrement au moment où la date du plafond fixé dans Jordan approchait rapidement (décision sur la requête, par. 5463 et 88). Elle a donné les explications suivantes : « . . . le procès devant juge seul présente de nombreux avantages, dont celui de maximiser les chances que le procès soit tenu dans des délais raisonnables et d’éviter ainsi un possible arrêt des procédures » (par. 104).
  3.                       Suivant l’analyse concernant la réparation à accorder en vertu du par. 24(1), il faut reconnaître qu’il existait de solides facteurs faisant contrepoids qui militaient contre la décision d’ordonner la tenue d’un procès devant juge seul.
  4.                       Compte tenu de la nature et du lieu du crime, la préférence du poursuivant pour un procès devant jury était un facteur légitime qui soulevait des préoccupations d’efficacité gouvernementale, puisqu’un procès devant jury « renforce la confiance du public dans le système de justice pénale » (R. c. Kokopenace, 2015 CSC 28, [2015] 2 R.C.S. 398, par. 55). De plus, la décision qui a été prise en l’espèce était fondée sur une disposition législative prévoyant un procès devant juge et jury, à moins que l’accusé et la poursuite ne consentent tous deux à un procès devant juge seul. Le poursuivant agissait dans le cadre de son rôle, tel qu’il a été défini dans l’arrêt Boucher, et il était particulièrement bien placé pour considérer l’intérêt public plus large. La séparation des pouvoirs ne constitue cependant pas un facteur décisif empêchant de passer outre à la décision prise par le poursuivant en vertu du par. 473(1).
  5.                       La juge du procès n’a pas expressément considéré ces divers facteurs faisant contrepoids. Toutefois, se référant à l’arrêt Anderson, elle a reconnu que la déférence s’impose généralement à l’égard des décisions tactiques du poursuivant (par. 51). Elle a également pris acte des raisons invoquées par le poursuivant pour refuser de donner son consentement, y compris sa politique d’intérêt général privilégiant les procès devant jury en cas de crimes de violence conjugale commis dans de petites communautés. Ultimement, elle a conclu que la position du poursuivant était « inconciliable » avec le droit de l’accusé d’être jugé dans un délai raisonnable (décision sur la requête, par. 89).
  6.                       La réparation habituelle en cas de violation de l’al. 11b) est l’arrêt des procédures. Notre Cour a néanmoins clairement indiqué que cette mesure allait à l’encontre de l’intérêt du public à ce que les affaires soient jugées sur le fond (Babos, par. 30). L’arrêt des procédures fait également échec à la décision du premier conseiller juridique d’exposer l’accusé au risque de conséquences pénales, ce qui représente en soi un aspect de l’exercice du pouvoir discrétionnaire essentiel en matière de poursuites qui soulève des préoccupations liées à la séparation des pouvoirs. L’arrêt des procédures constitue une réparation de dernier recours.
  7.                       Le dossier révèle une situation où la juge du procès cherchait des solutions à la fois pour protéger des droits garantis par la Charte et pour respecter la séparation des pouvoirs. Les conclusions de fait de la juge du procès montrent que la défense des droits reconnus à l’accusé par la Charte au moyen d’une ordonnance intimant la tenue d’un procès devant juge seul l’emportait sur les effets de cette décision sur la séparation des pouvoirs et sur l’avantage pour le public à ce que le procès se déroule devant jury.
  8.                       La décision d’ordonner la tenue d’un procès devant juge seul était une réparation adaptée, façonnée non pas à « la hache [mais au] scalpel », visant à prévenir une violation tout en causant le moins possible préjudice à d’autres intérêts publics (O’Connor, par. 69).
  9.                       La juge du procès a axé son analyse sur la question de savoir si le refus du poursuivant de donner son consentement était « inéquitable ou déraisonnable ». L’analyse concernant la réparation à accorder en vertu du par. 24(1) de la Charte consiste à se demander si une réparation est convenable et juste eu égard aux circonstances, et non à se demander si la mesure prise par l’État était « inéquitable ou déraisonnable ». Néanmoins, les conclusions de fait et le raisonnement de la juge du procès indiquent clairement que l’ordonnance qu’elle a rendue constituait une réparation « convenable et juste ». Elle protégeait les droits de l’appelant et permettait d’éviter le risque d’un éventuel arrêt des procédures, respectant ainsi le pouvoir discrétionnaire essentiel en matière de poursuites du poursuivant de demander que cette accusation de meurtre soit jugée au fond. Étant donné que la juge du procès aurait de toute évidence ordonné la tenue d’un procès devant juge seul si elle avait suivi le bon cadre d’application du par. 24(1), le fait qu’elle n’a pas explicitement procédé à son analyse conformément à ce cadre n’a eu aucune incidence significative sur le verdict d’acquittement prononcé en faveur de l’appelant à l’égard de l’accusation de meurtre au deuxième degré (R. c. Graveline, 2006 CSC 16, [2006] 1 R.C.S. 609, par. 14).
  10.                       Par conséquent, sur la base des conclusions de la juge du procès, je suis d’avis de confirmer son ordonnance intimant la tenue d’un procès devant juge seul. La Cour d’appel a commis une erreur en concluant que la juge du procès n’avait pas compétence pour rendre cette ordonnance.
  1.          Conclusion
  1.                       Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi et d’annuler l’ordonnance intimant la tenue d’un nouveau procès.
  2.                       Malheureusement, la Cour d’appel n’a pas examiné tous les moyens d’appel invoqués par le poursuivant, étant donné qu’elle a ordonné un nouveau procès après avoir conclu que la juge du procès avait commis une erreur de droit en ordonnant un procès devant juge seul et qu’elle n’avait par conséquent pas compétence sur le procès proprement dit. Le poursuivant demande à notre Cour, si le pourvoi n’est pas rejeté, qu’elle renvoie l’affaire à la Cour d’appel pour que celleci statue sur les autres moyens d’appel. L’appelant plaide pour sa part que notre Cour devrait plutôt ordonner l’arrêt des procédures en vertu du par. 686(8) du Code criminel.
  3.                       La décision du poursuivant d’interjeter appel d’un verdict en matière criminelle influe directement sur le risque de conséquences pénales auquel fait face l’accusé et constitue donc une décision relevant de son pouvoir discrétionnaire essentiel en matière de poursuites. Lorsqu’il existe des moyens d’appel non résolus, ce n’est alors que dans les cas les plus manifestes que notre Cour peut ordonner un arrêt des procédures afin de remédier à un abus de procédure.
  4.                       L’appelant fait valoir quatre facteurs au soutien de sa demande d’arrêt des procédures : (i) les faits à l’origine de l’accusation remontent à une dizaine d’années; (ii) il a purgé sans incident la totalité de sa peine d’emprisonnement de près de neuf ans pour homicide involontaire coupable — qui se rapproche de la peine minimale d’emprisonnement pour meurtre au deuxième degré — et il a commencé sa réintégration au sein de la communauté; (iii) il a fait connaître sa stratégie de défense et a fait ressortir des faiblesses de la preuve de la poursuite au procès, faiblesses que celleci pourrait examiner et corriger si elle sollicitait une déclaration de culpabilité lors d’un nouveau procès; (iv) il a déjà été déclaré non coupable de l’accusation de meurtre au deuxième degré.
  5.                       Au vu du dossier dont nous disposons, je ne peux conclure que ces facteurs équivalent à un abus de procédure. Dans tout appel fructueux formé par le poursuivant à l’encontre d’un acquittement et où la cour ordonne un nouveau procès, le poursuivant sera au fait lors de celuici de la stratégie de la défense lors du premier. De même, il aura l’avantage de connaître toutes les conclusions tirées en appel concernant les erreurs de droit commises lors du procès initial. Étant donné que notre droit autorise les appels par le poursuivant, y compris ceux contestant des décisions procédurales préalables au procès, ces conséquences générales ne sont pas, à elles seules, abusives en tant que telles. Nous ne sommes pas en présence d’un cas comme l’affaire R. c. Ryan, 2013 CSC 3, [2013] 1 R.C.S. 14, où la Cour a prononcé un arrêt des procédures pour le motif, notamment, que l’accusée avait subi un préjudice en raison du changement de point de vue du poursuivant sur une question de droit clé entre la tenue du procès et l’appel (par. 35).
  6.                       En ce qui concerne le temps écoulé, bien qu’un délai aussi long pose problème, rien dans le dossier dont nous disposons n’indique que l’appelant a subi un préjudice particulier en raison de ce délai. Une cour ne peut prononcer un arrêt des procédures pour abus de procédure en l’absence de démonstration d’un préjudice (R. c. Sullivan, 2022 CSC 19, [2022] 1 R.C.S. 460, par. 9397).
  7.                       Ces facteurs pourraient fort bien influencer la décision du poursuivant d’exercer ou non son pouvoir discrétionnaire essentiel en matière de poursuites afin de demander que soient tranchés les moyens d’appel non résolus. Toutefois, la présente affaire ne constitue pas l’un de ces « cas les plus manifestes » où un abus de procédure justifierait notre Cour d’accorder un arrêt des procédures à ce stadeci (voir, de façon générale, Babos, par. 44). Il est loisible à l’appelant de solliciter à nouveau un arrêt des procédures devant la Cour d’appel ou devant un tribunal de première instance, en présentant un dossier plus étoffé, si nécessaire.
  8.                       Compte tenu des moyens d’appel non résolus, il est dans l’intérêt de la justice de renvoyer la présente affaire à la Cour d’appel en vertu de l’art. 46.1 de la Loi sur la Cour suprême. J’accueillerais le pourvoi, j’annulerais l’arrêt de la Cour d’appel et je renverrais l’affaire à la Cour d’appel pour examen des moyens d’appel non résolus.
  9.                       Il appartient à la poursuite de décider de l’opportunité, dans les circonstances, de demander que soient tranchés les moyens d’appel non résolus.

 Version française des motifs des juges Rowe et Kasirer rendus par

 Le juge Rowe —

  1. Introduction
  1.                       Je suis d’accord avec la conclusion de ma collègue selon laquelle la juge du procès n’a pas commis d’erreur en passant outre à la décision du poursuivant de procéder par voie de procès devant jury, ainsi qu’avec la façon dont elle tranche le présent pourvoi. Je ne souscris cependant pas au raisonnement par lequel elle arrive à cette conclusion.
  2.                       La juge du procès ne pouvait pas exercer son pouvoir discrétionnaire de réparation en vertu du par. 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, étant donné qu’aucune violation de la Charte n’a été établie. La démonstration, selon la prépondérance des probabilités, d’une violation de la Charte est une condition préalable à l’octroi d’une réparation fondée sur le par. 24(1) (R. c. Dixon, [1998] 1 R.C.S. 244, par. 32).
  3.                       De plus, la décision que prend le poursuivant en vertu du par. 473(1) du Code criminel, L.R.C. 1985, c. C46, relève de son pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites, et n’est en conséquence susceptible de contrôle que pour cause d’abus de procédure. Comme le refus du poursuivant de consentir à la tenue d’un procès devant juge seul constituait un abus de procédure dans les circonstances exceptionnelles de l’espèce, la juge du procès n’a commis aucune erreur révisable en y passant outre, même si elle a mal identifié la nature de la décision et la norme de contrôle applicable à celleci.
  4.                       Dans les motifs qui suivent, je vais d’abord examiner la démarche fondée sur le pouvoir de réparation prévu au par. 24(1) de la Charte, puis la démarche fondée sur la compétence inhérente. Je terminerai par le dispositif que je propose pour trancher la présente affaire.
  1.             La démarche fondée sur la Charte
    1.             La preuve d’une violation de la Charte constitue une condition préalable à l’octroi d’une réparation fondée sur le par. 24(1)
  1.                       Il est indéniable que « le ministère public n’a pas le pouvoir discrétionnaire de porter atteinte aux droits que la Charte garantit à un accusé » (R. c. Anderson, 2014 CSC 41, [2014] 2 R.C.S. 167, par. 45). Je suis d’accord avec ma collègue pour dire que quiconque sollicite une réparation en vertu du par. 24(1) de la Charte doit d’abord prouver une violation de celleci (par. 69). Je conviens également que la prépondérance des probabilités est la norme de preuve qui s’applique aux violations de la Charte, qu’elles soient passées ou futures. « Donc, avant d’accorder quelque réparation que ce soit en vertu du par. 24(1), il faut conclure qu’il était davantage probable qu’il y avait eu violation ou négation du droit en question garanti par la Charte » (Dixon, par. 32). Afin de déterminer si une violation future de la Charte est « probable » (motifs de la juge Karakatsanis, par. 70), la question consiste à se demander si la violation est davantage susceptible de se produire que de ne pas se produire.
  2.                       En plus d’être une condition préalable, la preuve d’une violation doit être établie, car elle peut influer sur la nature de la réparation. Par exemple, un poursuivant ne peut exercer son pouvoir discrétionnaire pour refuser de communiquer des éléments de preuve si ce refus porte atteinte au droit de l’accusé à une défense pleine et entière que lui garantit l’art. 7 de la Charte. Dans certains cas, l’incidence du refus de communiquer la preuve sur le droit garanti par la Charte est à ce point énorme qu’elle justifie l’arrêt des procédures à titre de réparation. Dans d’autres cas, le tribunal peut « pallier » la violation au moyen d’une ordonnance de communication (R. c. O’Connor, [1995] 4 R.C.S. 411, par. 7677).
  3.                       Les auteurs Matthew Asma et Matthew Gourlay soulignent l’importance de faire la preuve d’une violation précise de Charte lorsque le poursuivant ne communique pas des éléments de preuve à l’avocat de la défense :

 [traduction] Lorsqu’il est établi au procès que le poursuivant a, en violation de la Charte, omis de communiquer un élément de preuve, le tribunal dispose d’un large éventail de réparations fondées sur le paragraphe 24(1) qu’il peut considérer . . .

 . . . La réparation la plus modeste au procès consiste simplement à ordonner à la poursuite de communiquer la preuve. La réparation la plus extrême est l’arrêt des procédures. Comme l’arrêt des procédures est une réparation de dernier recours, d’autres mesures plus modestes doivent d’abord être considérées — par exemple, le rappel de témoins, l’ajournement ou l’avortement du procès; la condamnation de la poursuite aux dépens; et l’exclusion des éléments de preuve communiqués tardivement. Étant donné que la communication de la preuve par la poursuite n’est pas en soi un droit garanti par la Charte, mais simplement un aspect du droit à une défense pleine et entière, la réparation choisie en vertu du paragraphe 24(1) doit être adaptée aux circonstances véritables de la violation de la Charte dans l’affaire en question et doit viser à remédier au préjudice concret subi par l’accusé. [Je souligne; notes en bas de page omises.]

 (Charter Remedies in Criminal Cases (2e éd. 2023), p. 229230)

  1.                       Il n’existe pas de droit constitutionnel à un procès devant juge seul (R. c. Turpin, [1989] 1 R.C.S. 1296, p. 1323). La décision du poursuivant de refuser de consentir à un procès devant juge seul peut violer ou ne pas violer des droits garantis à l’accusé par la Charte. Quel que soit le droit prévu par la Charte qui, allègue-t-on, a été violé, la preuve de la violation est importante pour déterminer la réparation qui sera [traduction] « adaptée aux circonstances véritables de la violation de la Charte » (Asma et Gourlay, p. 229 (note en bas de page omise)).
  2.                       Il n’existe pas de procédure établie que doivent suivre les personnes qui demandent, dans le cadre de procès criminels, une réparation en vertu du par. 24(1) de la Charte, et les juges saisis de telles demandes possèdent un large pouvoir discrétionnaire en ce qui concerne la façon de procéder à l’examen des demandes fondées sur la Charte. Bien qu’aucune procédure particulière ne soit requise, le demandeur doit présenter des preuves à l’appui de ses prétentions (R. c. L. (W.K.), [1991] 1 R.C.S. 1091, p. 1103). [traduction] « [L]e principe directeur est le pouvoir discrétionnaire des tribunaux, toujours axé sur la résolution équitable et efficace des questions importantes » (Asma et Gourlay, p. 18).
  3.                       Dans un sens général, pour établir une violation de l’al. 11b), le demandeur doit d’abord démontrer que le délai total écoulé entre le dépôt des accusations et la conclusion réelle ou anticipée du procès (moins les délais imputables à la défense) dépasse les plafonds présumés de 18 mois ou de 30 mois fixés par notre Cour dans l’arrêt R. c. Jordan, 2016 CSC 27, [2016] 1 R.C.S. 631. Ensuite, le poursuivant peut réfuter cette présomption de délai déraisonnable en établissant l’existence de circonstances exceptionnelles (par. 47). Par conséquent, une demande alléguant une violation de l’al. 11b) résume typiquement chaque comparution et qualifie le délai écoulé entre chaque comparution de délai imputable soit à la poursuite soit à la défense, conformément à l’arrêt Jordan (T. Kozlowski et J. Stuart, A Proactive Practitioner’s Guide to Section 11(b) of the Charter (2024), p. 16).
  4.                       Il arrive souvent que l’accusé présente — ou soit tenu de présenter — sa demande fondée sur l’arrêt Jordan dès que la date de son procès est fixée. Par exemple, la Directive de pratique provinciale consolidée pour les instances de droit pénal de la Cour supérieure de justice de l’Ontario précise qu’« [à] moins que la Cour n’ordonne le contraire, toutes les demandes fondées sur l’alinéa 11b) doivent être entendues au moins 60 jours avant le premier jour de procès prévu ou, si des demandes préalables au procès doivent être entendues séparément avant le procès, au moins 60 jours avant le premier jour prévu d’audition des demandes préalables au procès » (modifiée le 6 janvier 2025 (en ligne), partie VI(B.)).
  5.                       Dans certaines provinces, les directives de pratique précisent la forme que doivent revêtir les requêtes fondées sur l’arrêt Jordan. Au Québec, la Directive CR/201901 concernant les requêtes Jordan (Article 11b) de la Charte) exige que les requêtes comprennent un tableau des délais et les transcriptions pertinentes (8 janvier 2019 (en ligne), par. 12). En Ontario, la directive de pratique indique que les « délai[s] doivent être énoncés dans un tableau (ou des tableaux) annexé au mémoire, faisant état de l’historique de l’instance depuis la date de dépôt de l’accusation jusqu’à la date de décision prévue dans l’instance » (Directive de pratique provinciale consolidée pour les instances de droit pénal, partie VI(C.) (caractères gras omis)). Ces directives illustrent la nature des procédures fondées sur l’arrêt Jordan et le dossier requis en vue d’établir une violation de l’al. 11b).
    1.             Il est impossible d’affirmer qu’il y a eu violation de la Charte
  6.                       D’entrée de jeu, je tiens à faire quelques observations au sujet de la nature des arguments des parties. Comme il sera démontré plus loin, tant dans les procédures en première instance, que devant la Cour d’appel et devant notre Cour, les arguments des parties ont porté principalement sur la question de savoir si la décision du poursuivant de donner ou non le consentement requis à l’art. 473 relève de l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites. Dans ses motifs, ma collègue semble écarter les arguments des parties et centrer la question sur l’al. 11b) et le par. 24(1) de la Charte dans le présent pourvoi. Soit dit en tout respect, cela a pour effet de transformer les questions de fond dont notre Cour est saisie et d’éroder le principe audi alteram partem, qui « exige que les tribunaux accordent aux personnes visées par leurs décisions l’occasion d’être entendues » (A. (L.L.) c. B. (A.), [1995] 4 R.C.S. 536, par. 27).
  7.                       Selon ma collègue, les motifs de la juge du procès révèlent que « [l]a position de la Poursuivante est inconciliable avec son obligation d’assurer l’équité du procès et qu’il soit complété dans des délais raisonnables » (par. 91, citant les motifs de la décision sur la requête, par. 89). Sans conclure à une violation de l’art. 7, ma collègue écrit que la juge du procès a tenu compte de l’incidence que la tenue du procès devant juge seul aurait sur la défense de l’appelant (par. 91). Ma collègue est d’avis qu’une violation de l’al. 11b) autorisait la juge du procès à ordonner une réparation en vertu du par. 24(1) de la Charte.
  8.                       Avec égards, ce n’est pas là une interprétation fidèle des motifs de la juge du procès. Même en interprétant de façon généreuse le dossier, il n’a pas été démontré qu’il y avait eu violation de l’al. 11b). La juge du procès ne pouvait pas ordonner — et en fait n’a pas ordonné — de réparation en vertu du par. 24(1), puisque cette condition préalable n’était pas respectée.
    1.           La violation de l’al. 11b) n’a pas été démontrée
  9.                       Dans sa requête pour procès devant juge seul (reproduite au d.a., vol. II, onglet 9), l’appelant a axé ses arguments sur le fait que la décision de procéder par voie de procès devant juge seul ne relevait pas de l’exercice du pouvoir discrétionnaire du poursuivant en matière de poursuites. Il a fait valoir que la décision du poursuivant devait être examinée en fonction de la question de savoir si cette décision était « inéquitable, susceptible de discréditer l’administration de la justice et/ou déraisonnable » (par. 2538).
  10.                       La requête ne contenait aucune description précise de la façon dont les droits garantis à l’appelant par l’art. 7 ou l’al. 11b) allaient être violés. Elle ne renfermait aucune observation touchant la qualification des délais écoulés entre le dépôt des accusations et la conclusion anticipée du procès, lequel était censé se terminer le 5 octobre 2020 (d.a., vol. II, p. 10).
  11.                       Dans sa réponse à la requête de l’appelant pour procès devant juge seul (reproduite au d.a., vol. II, onglet 2), l’intimé a plaidé que le refus de consentir à un procès devant juge seul relevait de l’exercice du pouvoir discrétionnaire du poursuivant en matière de poursuites, et que cette décision était susceptible de contrôle selon une norme plus élevée. L’intimé a affirmé que, quoi qu’il en soit, même suivant la norme préconisée par l’appelant, « la décision motivée en l’espèce n’est pas déraisonnable, inéquitable ni ne discrédite l’administration de la justice » (par. 103 (soulignement omis)).
  12.                       Dans ses observations orales à l’audition de la requête, l’avocat de l’appelant n’a fait état d’aucune allégation précise concernant les délais fixés dans l’arrêt Jordan. L’avocat n’a pas formulé d’observations précises sur le délai total écoulé depuis le dépôt des accusations, ainsi que sur la façon dont les différents délais pouvaient être qualifiés conformément au cadre d’analyse établi dans Jordan. L’avocat de l’appelant a plaidé que, s’il présentait une requête Jordan, le poursuivant invoquerait l’existence de circonstances exceptionnelles, laissant visiblement entendre qu’une requête Jordan serait probablement rejetée :

 Si on n’est pas dans une situation exceptionnelle, je ne sais pas dans quoi on est. Moi, je peux vous dire que si les avocats de défense se mettent à présenter des requêtes Jordan, on va juste entendre qu’on est dans une situation exceptionnelle. C’est sûr qu’on est dans une situation exceptionnelle, c’est sûr à cent pour cent.

 (d.a., vol. III, p. 220)

  1.                       La juge du procès a tenu compte de ces considérations, et elle a axé son analyse sur le fait que la décision du poursuivant était stratégique et en conséquence susceptible de contrôle pour décider si elle était déraisonnable. Elle a conclu que le refus du poursuivant de tenir le procès devant juge seul était « non seulement déraisonnable dans les circonstances exceptionnelles que nous traversons, mais il ne tient pas compte des droits fondamentaux de l’Accusé » (2020 QCCS 2734, par. 108).
  2.                       Bien que soucieuse de protéger les droits de l’appelant, elle n’est pas allée jusqu’à conclure à une violation de l’al. 11b). Elle a plutôt écrit ce qui suit, au par. 63 :

 Le Tribunal souligne que le procès est fixé depuis juin 2019, que l’infraction alléguée remonte à décembre 2015 et que la date « Jordan » pourrait être en jeu. Le procès a été fixé à l’automne 2020, selon les disponibilités de la défense, mais la Poursuivante identifiait au moment de la conférence préparatoire de juin 2019 que la date dite « Jordan » était le 28 novembre 2019. [Je souligne.]

  1.                       Le fait que le plafond fixé dans Jordan « pourrait être en jeu » ne peut être assimilé à une conclusion selon laquelle une violation de la Charte a été démontrée selon la prépondérance des probabilités. En l’absence de prétentions claires concernant le délai total, le délai imputable à la défense ou la présence de circonstances exceptionnelles, il est impossible d’établir une violation de l’al. 11b).
  2.                       Ma collègue a raison d’affirmer, au par. 97 de ses motifs, que « [l]e risque d’une violation de l’al. 11b) découlant d’un refus du poursuivant de consentir à un procès devant juge seul n’est pas une situation hypothétique », et de souligner que cela s’est produit dans l’affaire R. c. Hanan, 2023 CSC 12. Toutefois, dans l’affaire en question, la preuve de la violation de l’al. 11b) était basée sur le dossier. L’accusé avait présenté une demande en bonne et due forme en vertu de la Charte (pour la décision sur la motion, voir R. c. Hanan, 2019 ONSC 320). Notre Cour avait accepté les prétentions de l’accusé que le plafond fixé dans Jordan avait été dépassé et que le poursuivant n’avait pas réussi à démontrer que des circonstances exceptionnelles justifiaient le dépassement du plafond. Il est important de noter que, dans Hanan, notre Cour a accordé comme réparation l’arrêt des procédures, ce qui distingue encore plus cette affaire de la présente espèce. Je passe maintenant à la question de la réparation.
    1.           Si une violation de l’al. 11b) a été établie, la réparation convenable est l’arrêt des procédures
  3.                       Dans Jordan, notre Cour a statué que le délai est calculé de la date du dépôt des accusations jusqu’à celle de la conclusion réelle ou « anticipée » du procès (par. 47). De cette façon, les juges sont habilités à remédier à une violation de l’al. 11b) dès qu’elle a été prouvée selon la prépondérance des probabilités. Il n’est pas nécessaire que le plafond soit effectivement dépassé, que le procès soit terminé ou que la violation soit « déjà survenue » comme l’affirme ma collègue (par. 82).
  4.                       En cas de violations de l’al. 11b), l’arrêt des procédures constitue la réparation « minim[ale] » (R. c. Rahey, [1987] 1 R.C.S. 588, p. 615). En effet, [traduction] « en common law et en vertu de la Charte, en dehors des cas relevant de l’al. 11b), l’arrêt des procédures est une réparation discrétionnaire qui doit être accordée parcimonieusement. Mais dans le cas d’une violation de l’al. 11b), l’arrêt des procédures est la réparation minimale » (R. c. Steele, 2012 ONCA 383, 288 C.C.C. (3d) 255, par. 31; voir aussi J. A. Y. Trehearne, R. C. Bottomley et J. Frost, Justice Delayed: A Practitioner’s Guide to Section 11(b) of the Charter (2020), p. 6667; Asma et Gourlay, p. 120).
  5.                       L’arrêt Jordan n’a pas changé l’état du droit relatif aux réparations depuis l’arrêt Rahey. Dans une note en bas de page, la Cour a noté : « Comme on ne nous a pas demandé de revoir la question de la réparation, nous nous abstenons de le faire » (par. 35, note 1). Comme l’expliquent Asma et Gourlay, élargir l’éventail des réparations pouvant être accordées en cas de violation de l’al. 11b) pourrait saper les efforts déployés par la Cour dans l’arrêt Jordan :

 [traduction] Sans fermer définitivement la porte à un réexamen futur de cette question, l’élargissement de l’éventail des réparations pourrait sans doute saper les efforts déployés par la Cour dans l’arrêt Jordan pour réduire les délais au moyen de règles claires. Dans l’arrêt R c Ste-Marie, la Cour a décliné l’invitation que lui avait faite un procureur général intervenant de réexaminer la question de la réparation, mais n’a pas commenté cette question dans ses brefs motifs. Il semble donc peu probable que l’autorité de l’arrêt Rahey soit remise en question sur ce point dans un avenir prévisible. L’arrêt des procédures demeure la réparation minimale en cas de violation de l’alinéa 11b), du moins lorsque le délai reproché concerne le temps écoulé entre le dépôt des accusations et le verdict. [Je souligne; notes en bas de page omises; p. 120.]

  1.                       Cela dit, les juges n’ont pas les mains liées lorsqu’ils souhaitent prévenir les délais déraisonnables. Un tribunal peut rendre des ordonnances [traduction] « pour éviter une violation de l’alinéa 11b) qui ne s’est pas encore produite, mais qui semble probable » (Trehearne, Bottomley et Frost, p. 68). L’arrêt Jordan a critiqué le fait que les participants au système de justice, y compris les membres des tribunaux, « ne sont pas incités à prendre des mesures préventives pour remédier aux pratiques inefficaces et au manque de ressources » (par. 41). Par exemple, un tribunal peut ordonner que le procès ait lieu à une date plus rapprochée ou ordonner aux parties de contribuer à la gestion de l’instance. Cela dit, il s’agit là de mesures qui sont prises lorsqu’une violation n’a pas été établie (Trehearne, Bottomley et Frost, p. 6869). Si une mesure est prise pour prévenir une violation, il n’est pas possible d’affirmer qu’il s’agit d’une réparation fondée sur le par. 24(1), contrairement à ce qu’affirme ma collègue (par. 13, 82 et 105). Cela s’explique par le fait que la preuve d’une violation constitue une condition préalable à l’application du par. 24(1).
  2.                       Avec égards, les motifs de ma collègue jettent un doute sur les enseignements de l’arrêt Jordan. Les juges n’ont pas à attendre que le procès soit terminé pour constater une violation; ils peuvent ordonner l’arrêt des procédures dès que les dates du procès sont fixées. Si une violation de l’al. 11b) a été démontrée, la seule réparation pour y remédier est l’arrêt des procédures.
  1.          La démarche fondée sur la compétence inhérente
  1.                       Ma collègue tranche le présent pourvoi en suivant une démarche fondée sur la Charte. Elle formule toutefois des remarques incidentes au sujet de la capacité des tribunaux de contrôler, en vertu de leur compétence inhérente, l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la poursuite. Ce faisant, elle ravive la distinction entre le pouvoir discrétionnaire « essentiel » et le pouvoir discrétionnaire « non essentiel » du poursuivant en matière de poursuites — une distinction qui s’écarte de l’approche adoptée par notre Cour dans l’arrêt Anderson. Elle qualifie le refus du poursuivant de consentir à un procès devant juge seul en vertu de l’art. 473 du Code criminel de forme de pouvoir discrétionnaire « non essentielle ». Pourtant, elle ne précise pas quelle norme de contrôle devrait s’appliquer à ce type de décision de la poursuite (par. 64). Par conséquent, le cadre juridique qui régit la façon dont les tribunaux peuvent contrôler le refus du poursuivant de permettre un procès devant juge seul en vertu de leur compétence inhérente demeure incertain dans notre jurisprudence.
  2.                       Le refus du poursuivant de consentir à la tenue d’un procès devant juge seul découle de l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites et est contrôlé selon la norme applicable en matière d’abus de procédure. Même si la juge du procès a commis une erreur en qualifiant le pouvoir conféré au poursuivant par le par. 473(1) du Code criminel de décision stratégique susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable et équitable, sa conclusion peut néanmoins être confirmée. Eu égard aux circonstances exceptionnelles de la présente affaire, la décision du poursuivant de refuser de consentir à un procès devant juge seul constituait un abus de procédure. Je vais d’abord résumer les principes applicables.
    1.             La distinction entre le pouvoir discrétionnaire essentiel et le pouvoir discrétionnaire non essentiel en matière de poursuites ne devrait pas être rétablie
  3.                       Dans l’arrêt Anderson, notre Cour a écrit que, à la suite de l’arrêt Krieger c. Law Society of Alberta, 2002 CSC 65, [2002] 3 R.C.S. 372, il y avait eu de la confusion quant au sens de l’expression « pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites » et que « le droit [était] devenu nébuleux à cet égard » (par. 38). Pour clarifier le droit relatif au contrôle du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites, le juge Moldaver, qui a rédigé l’arrêt unanime de la Cour, a déclaré que « [l]e contrôle judiciaire des décisions du ministère public peut se faire suivant deux voies distinctes. L’analyse différera selon qu’il s’agit de contrôler (1) l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites, ou (2) la stratégie ou la conduite devant le tribunal » (par. 35).
  4.                       En reconnaissant le fait que l’expression « pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites » était « une expression large », la Cour a tenté de dissiper en partie la confusion qu’avait entraînée le fait de qualifier d’essentiel ou de non essentiel le pouvoir discrétionnaire de la poursuite et d’appliquer une norme de contrôle différente selon le type de décisions prises par le poursuivant (Anderson, par. 41, 44 et 51). L’arrêt Anderson a apporté les éclaircissements suivants :

 . . . le pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites est susceptible de contrôle judiciaire seulement s’il y a eu abus de procédure. Le critère énoncé dans Gill qu’a appliqué la Cour d’appel de TerreNeuveetLabrador a été élaboré à une époque où, après l’arrêt Krieger, la distinction entre ce qui relève du pouvoir discrétionnaire « essentiel » et ce qui relève du pouvoir « non essentiel » n’allait pas de soi pour les tribunaux. Avec égards, il n’y a pas lieu de retenir le critère énoncé dans Gill dans la mesure où il laisse entendre qu’une conduite qui ne va pas jusqu’à l’abus de procédure peut justifier le contrôle judiciaire du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites. [par. 51]

  1.                       L’abus de procédure consiste en une « conduite du ministère public qui est inacceptable et qui compromet sérieusement l’équité du procès ou l’intégrité du système de justice » (Anderson, par. 50). Il y a deux catégories d’abus de procédure : (1) les cas où la conduite étatique porte atteinte à l’équité du procès, la catégorie principale, et (2) les cas où la conduite étatique mine l’intégrité du processus judiciaire, la catégorie résiduelle (R. c. Brunelle, 2024 CSC 3, par. 27). Comme l’a récemment expliqué notre Cour dans Brunelle, les violations de la Charte et la doctrine de l’abus de procédure se recoupent :

 Bien qu’il n’existe pas comme tel de « droit à la protection contre l’abus de procédure » dans la Charte, différentes garanties entrent en jeu selon les circonstances (R. c. O’Connor, [1995] 4 R.C.S. 411, par. 73). L’abus de procédure relevant de la catégorie principale fait intervenir les dispositions de la Charte qui visent principalement à protéger l’équité du procès des personnes accusées, à savoir les art. 8 à 14 ainsi que les principes de justice fondamentale énoncés à l’art. 7. L’abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle, pour sa part, fait intervenir uniquement les principes de justice fondamentale de l’art. 7, lesquels protègent les personnes accusées contre toute conduite étatique qui, bien que n’étant pas visée par les art. 8 à 14, est néanmoins inéquitable ou vexatoire au point de contrevenir aux notions fondamentales de justice et de miner ainsi l’intégrité du système de justice . . . [par. 28]

  1.                       Je suis donc d’accord avec ma collègue pour dire que certains scénarios factuels peuvent établir à la fois une violation de la Charte et un abus de procédure (par. 84). Comme l’a affirmé la Cour d’appel du Québec dans R. c. Lufiau, 2022 QCCA 508, 82 C.R. (7th) 167, lorsque le poursuivant exerce son pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites « en violation des droits constitutionnels d’un accusé, une telle conduite pourrait être considérée comme un abus de procédure » (par. 117).
  2.                       Ma collègue affirme que notre Cour a continué de faire référence au « pouvoir discrétionnaire essentiel en matière de poursuites » dans ses décisions depuis l’arrêt Anderson (par. 47). Bien que l’expression « pouvoir discrétionnaire essentiel en matière de poursuites » soit utilisée dans les trois décisions qu’elle cite (Henry c. Colombie-Britannique (Procureur général), 2015 CSC 24, [2015] 2 R.C.S. 214; R. c. Nur, 2015 CSC 15, [2015] 1 R.C.S. 773; Ontario (Procureur général) c. Clark, 2021 CSC 18, [2021] 1 R.C.S. 607), elle a été employée dans les motifs dissidents dans Nur et dans Clark. Fait plus important encore, bien que l’expression soit mentionnée au passage dans les trois opinions, elle n’est pas utilisée en tant que norme d’analyse visant à distinguer les formes essentielles et non essentielles de pouvoirs discrétionnaires en matière de poursuites. Les trois décisions sont bien ancrées dans le cadre d’analyse de l’arrêt Anderson qui établit une distinction entre le « pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites » en tant qu’expression large, d’une part, et les stratégies et la conduite devant le tribunal, d’autre part, cadre dans lequel le pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites est susceptible de contrôle uniquement pour cause d’abus de procédure.
  3.                       En réintroduisant entre les notions de pouvoir discrétionnaire essentiel et de pouvoir discrétionnaire non essentiel en matière de poursuites une distinction qui repose sur la question de savoir si la décision en cause relève de la compétence inhérente du procureur général en tant que premier conseiller juridique (motifs de la juge Karakatsanis, par. 47), ma collègue s’écarte des directives données par notre Cour dans l’arrêt Anderson. Cela crée un problème en ravivant l’incertitude concernant la norme de contrôle qui s’applique aux divers types de conduites du poursuivant. Cela risque de recréer également la confusion même que l’arrêt Anderson visait à résoudre, et de ramener les tribunaux à une époque où, « après l’arrêt Krieger, la distinction entre ce qui relève du pouvoir discrétionnaire “essentiel” et ce qui relève du pouvoir “non essentiel” n’allait pas de soi » (Anderson, par. 51).
    1.             La décision que prend le procureur général en vertu du par. 473(1) du Code criminel relève de l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites et est susceptible de contrôle pour cause d’abus de procédure
  4.                       La décision de ne pas consentir à la tenue d’un procès devant juge seul est une décision qui relève de l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites au sens des arrêts Krieger et Anderson et qui est donc susceptible de contrôle pour cause d’abus de procédure. Cela concorde avec [traduction] « l’abondant corpus jurisprudentiel contemporain » qui « confirme que le pouvoir prévu au par. 473(1) fait partie de la catégorie des pouvoirs discrétionnaires en matière de poursuites » (voir G. Warby, « Who Holds the Keys? Section 473 and the Prosecutor’s Gatekeeper Role in Canadian Murder Trials » (2025), 28 Rev. can. D.P. 143, p. 153).
  5.                       Deux considérations principales appuient cette conclusion. Premièrement, le fait que le consentement du procureur général est nécessaire pour permettre à un juge d’une cour supérieure siégeant seul d’assumer compétence sur les infractions visées à l’art. 469 milite en faveur de l’opinion selon laquelle cette décision relève du pouvoir discrétionnaire du poursuivant en matière de poursuites. Le Parlement a voulu que ce choix soit laissé aux poursuivants, en tant que représentants du procureur général; pour respecter la séparation des pouvoirs, les tribunaux doivent adopter une attitude de déférence. Deuxièmement, la décision de tenir le procès avec ou sans jury a trait à la « nature » des poursuites (Anderson, par. 44), et reflète le rôle constitutionnel du procureur général en tant que premier conseiller juridique de l’État.
    1.           Le Parlement entendait que le consentement du procureur général soit attributif de compétence
  6.                       Les dispositions en cause dans le présent pourvoi, à savoir les art. 468 et suiv., figurent au début de la partie XIV du Code criminel, intitulée « Juridiction ». Comme l’explique ma collègue au par. 37 de ses motifs, tout prévenu inculpé d’une infraction visée à l’art. 469, y compris le meurtre, « doit être jugé » par un tribunal composé d’un juge d’une cour supérieure et d’un jury (art. 471). L’« effet net » des art. 469 et 471 du Code criminel est que le meurtre est une infraction qui [traduction] « doit normalement être jugée par un jury » (S. Coughlan, Criminal Procedure (4e éd. 2020), p. 456).
  7.                       Toutefois, « une personne accusée d’une infraction visée à l’article 469 peut être jugée sans jury par un juge d’une cour supérieure de juridiction criminelle si ellemême et le procureur général y consentent » (par. 473(1)). Dans cette disposition, [traduction] « le Parlement a clairement indiqué son intention » que les personnes accusées de meurtre soient jugées par un juge et un jury, en l’absence du consentement de l’accusé et du procureur général (R. c. Khan, 2007 ONCA 779, 230 O.A.C. 179, par. 13).
  8.                       Comme l’indique l’art. 11 de la Loi d’interprétation, L.R.C. 1985, c. I21, « [l]’obligation s’exprime essentiellement par l’indicatif présent du verbe porteur de sens principal et, à l’occasion, par des verbes ou expressions comportant cette notion. L’octroi de pouvoirs, de droits, d’autorisations ou de facultés s’exprime essentiellement par le verbe “pouvoir” et, à l’occasion, par des expressions comportant ces notions. » Le Parlement entendait que les infractions visées à l’art. 469 soient impérativement jugées par un juge et un jury. Le Parlement a par ailleurs prévu une exception : le procès peut avoir lieu sans jury avec le consentement de l’accusé et du procureur général. Les tribunaux sont tenus de donner effet à cette intention afin [traduction] « de respecter la séparation des pouvoirs et de s’en tenir à leur rôle en tant qu’arbitres neutres » (Warby, p. 155).
  9.                       La partie XIV du Code criminel, intitulée « Juridiction », s’applique de concert avec la partie XIX, intitulée « Actes criminels — procès sans jury ». En ce qui concerne la compétence sur les actes criminels, le terme « juge » s’entend, au Québec, d’un juge d’une cour provinciale, tandis que, dans les autres provinces, le terme « juge » s’entend d’un juge d’une cour supérieure (art. 552). Comme l’a expliqué la Cour d’appel du Québec dans Pouliot c. R., 2015 QCCA 9, « avec le consentement des parties, un juge de la Cour supérieure peut entendre un procès sans jury [et] l’art. 473 C.cr. prévoit que cette possibilité est limitée aux infractions décrites à l’art. 469 C.cr., principalement le meurtre » (par. 16).
  10.                       Cette différence avec les autres provinces est fondamentale, car il est rare au Québec qu’un juge de la Cour supérieure siège sans jury. Au Québec, un juge de la Cour supérieure siégeant seul a compétence uniquement sur les infractions visées à l’art. 469 et uniquement lorsque l’accusé et la poursuite s’entendent pour que le procès se déroule sans jury.
  11.                       Dans Godbout c. R., 2017 QCCA 569, la Cour d’appel du Québec a décrit le consentement de l’accusé et du procureur général comme étant « attributi[f] de la compétence du juge de la Cour supérieure siégeant sans jury » (par. 13). Dans l’arrêt Charbonneau c. R., 2024 QCCA 78, la même cour a réitéré que « le juge de la Cour supérieure est compétent uniquement s’il siège avec un jury, tel que stipulé à l’article 471 C.cr. ou s’il siège sans jury avec le consentement des parties, tel que stipulé à l’article 473 C.cr. » (par. 9).
  12.                       Je souscris au raisonnement suivant énoncé au par. 105 de l’arrêt Lufiau :

 Le consentement à la tenue d’un procès devant juge seul ne peut être classifié comme une décision relative à la stratégie ou à la conduite devant le tribunal, car le consentement des parties, notamment celui de la poursuite, est attributif de compétence selon l’arrêt R. c. Godbout de notre Cour. Il serait incongru de décrire une telle décision comme étant stratégique alors qu’elle est nécessaire à l’exercice de la compétence du juge seul.

  1.                       Le Parlement entendait que le consentement du procureur général soit attributif de compétence. « Afin de respecter la séparation des pouvoirs et les prérogatives du procureur général, les tribunaux doivent faire montre de déférence » à l’égard de la décision du poursuivant de consentir à la tenue d’un procès avec ou sans jury (motifs de la juge Karakatsanis, par. 45).
    1.           La décision de procéder par voie de procès avec jury a trait à la nature des poursuites et reflète le rôle constitutionnel du procureur général en tant que premier conseiller juridique de l’État
  2.                       Dans les arrêts Krieger et Anderson, la Cour a jugé que toutes les décisions concernant « la nature et l’étendue des poursuites » (Krieger, par. 47; Anderson, par. 44) — et pas seulement celles qui ont une incidence sur « la nature et l’ampleur du risque de conséquences pénales » auquel l’accusé est exposé, comme l’écrit ma collègue (par. 49 et 60) — sont des décisions qui relèvent du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites. La décision de procéder par voie de procès devant un jury concerne la nature du procès, parce qu’un procès devant jury est d’une nature différente d’un procès devant juge seul.
  3.                       Ma collègue affirme que la décision de tenir un procès avec jury « a une incidence sur l’identité du juge des faits » (par. 60). Soit dit en tout respect, il s’agit d’une approche réductrice à l’égard du rôle que remplit l’institution du jury en droit canadien et au sein de la société canadienne. La décision du poursuivant de soumettre l’accusé au jugement de ses pairs, même si ce dernier n’y consent pas, est inhérente à ce que ma collègue appelle les « responsabilités suivant l’arrêt Boucher » et les « prérogatives » des poursuivants en tant que premiers conseillers juridiques (par. 45, renvoyant à l’arrêt Boucher c. The Queen, [1955] R.C.S. 16).
  4.                       Le système du jury au Canada possède une nature unique, qui le distingue des autres modes de procès. Il a été qualifié de « l’un des grands protecteurs du citoyen puisqu’il est composé de douze personnes qui expriment collectivement le bon sens de la société » (R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30, p. 77).
  5.                       Les procès par jury permettent de faire en sorte qu’un accusé soit jugé par 12 citoyens ordinaires qui ont le devoir de rendre un verdict unanime. De par sa nature, le verdict du jury revêt une importance considérable qui le distingue du verdict rendu par un juge seul. Comme l’a expliqué le juge Cory dans l’arrêt R. c. G. (R.M.), [1996] 3 R.C.S. 362, par. 1314 :

 Le système du jury est clairement un facteur important dans bien des régimes démocratiques. Cela est nettement le cas au Canada. Il est extrêmement important pour notre société démocratique que les jurés, en tant que représentants de leur collectivité, puissent décider de la culpabilité ou de l’innocence d’un accusé en se fondant uniquement sur la preuve qui leur a été présentée. La tradition des jurys prononçant des verdicts équitables et courageux est vieille de plusieurs siècles. Cette tradition s’est enracinée et a été si bien et si audacieusement maintenue qu’elle s’est épanouie ici dans notre pays. Nos tribunaux ont, à très juste titre, insisté sur l’importance des verdicts rendus par un jury et sur la retenue dont il faut faire preuve à l’égard de ces décisions. Aujourd’hui, comme par le passé, elles font l’objet d’une grande confiance. Je crois que cela découle de la conscience du public que 12 membres de la collectivité ont travaillé ensemble en vue de rendre un verdict unanime.

 . . . Évidemment, la force et le mérite du système du jury découlent du fait que des membres de la collectivité se réunissent et raisonnent ensemble afin de parvenir à un verdict unanime. Ce système est vraiment magnifique pour rendre des décisions difficiles en matière criminelle. Il a fait ses preuves au cours des siècles et continue de le faire aujourd’hui. [Je souligne.]

  1.                       Le système du jury a été décrit comme « incorporant les normes de la société aux verdicts des procès » (Turpin, p. 13091310). Citant les propos tenus par sir James Stephen dans son ouvrage A History of the Criminal Law of England (1883), vol. I, p. 573, notre Cour a souligné ce qui suit :

 [traduction] . . . le procès avec jury intéresse un grand nombre de personnes à l’administration de la justice et leur en fait porter la responsabilité. On ne saurait accorder trop d’importance à cet aspect. Il confère un degré de puissance et de popularité à l’administration de la justice qui pourrait difficilement provenir d’une autre source.

 (Turpin, p. 1310)

  1.                       Notre Cour a également déclaré que le jury représente « la conscience de la collectivité » et qu’il « constitue un moyen par lequel le public acquiert une meilleure connaissance du système de justice criminelle et, grâce à la participation du public, le jury accroît la confiance de la société dans l’ensemble du système » (R. c. Sherratt, [1991] 1 R.C.S. 509, p. 523524).
  2.                       Outre leurs différences de fond, les procès avec jury et les procès devant juge seul se distinguent également sur le plan de la procédure. Par exemple, une cour d’appel ne peut substituer une déclaration de culpabilité à un acquittement qui a été prononcé en première instance dans le cadre d’un procès devant jury, parce qu’elle ne connaît pas les raisons du verdict. Elle peut seulement ordonner la tenue d’un nouveau procès (Code criminel, s.al. 686(4)b)(ii); R. c. Skalbania, [1997] 3 R.C.S. 995, par. 12). Les différences entre les procès avec jury et les procès devant juge seul justifient également une procédure spécifique lors de la détermination de la peine, car le juge chargé de la détermination de la peine ne connaît pas les raisons qui ont conduit le jury à son verdict (par. 724(2); R. c. Ferguson, 2008 CSC 6, [2008] 1 R.C.S. 96, par. 1718).
  3.                       La nature unique du procès devant jury, où 12 membres du public sont appelés à juger un de leurs pairs, et les particularités procédurales qui en découlent illustrent en quoi la décision du procureur général de procéder par voie de procès devant jury a trait à la « nature » des poursuites. En tant que véhicule servant à communiquer le sens de la justice de la collectivité et en tant que forum permettant d’instruire le public sur le système de justice criminelle, le procès devant jury est fondamentalement distinct du procès devant juge seul.
  4.                       Comme le fait remarquer ma collègue, les poursuivants, individuellement, doivent tenir compte de l’intérêt public dans l’exercice de leur fonction constitutionnelle de premier conseiller juridique (par. 44) Le rôle du poursuivant « consiste non seulement à protéger le public, mais également à honorer et à exprimer le sens de justice de la collectivité » (R. c. Power, [1994] 1 R.C.S. 601, p. 616). La décision de soumettre un accusé au jugement de ses pairs et de procéder par voie de procès avec jury relève directement de ce rôle.
    1.             Eu égard aux circonstances exceptionnelles de la présente affaire, la décision du poursuivant de ne pas consentir à la tenue d’un procès devant juge seul a constitué un abus de procédure
  5.                       L’abus de procédure consiste en une conduite étatique qui « choque la conscience de la communauté » ou « heurte son sens du francjeu et de la décence » (R. c. Babos, 2014 CSC 16, [2014] 1 R.C.S. 309, par. 41). En l’espèce, le poursuivant a, en juillet 2020, insisté pour que le procès se tienne devant jury et pour que le processus de sélection du jury commence le 10 septembre 2020 (motifs de la décision sur la requête, par. 3032). On était alors au milieu des première et deuxième vagues de la pandémie de COVID19, alors que les palais de justice venaient à peine de rouvrir leurs portes. L’appelant avait renoncé à son droit constitutionnel à un procès devant jury.
  6.                       Compte tenu des circonstances exceptionnelles de la présente affaire, la juge du procès était justifiée de passer outre à la décision du poursuivant, parce qu’il s’agissait d’une conduite qui minait l’intégrité du système de justice — relevant ainsi de la catégorie résiduelle d’abus de procédure visée par l’art. 7 de la Charte. La conduite du poursuivant était « vexatoire au point de contrevenir aux notions fondamentales de justice » (Brunelle, par. 28) dans le contexte des énormes risques pour la santé posés par les premiers jours de la pandémie de COVID19.
  7.                       Suivant l’Institut national de santé publique du Québec, les activités des tribunaux ont été suspendues le 14 mars 2020, et tout rassemblement intérieur et extérieur a été interdit à compter du 21 mars. Le 22 mai, le gouvernement provincial a autorisé les rassemblements extérieurs comptant un maximum de 10 personnes, provenant d’un maximum de 3 ménages. Le 29 mai, le nombre de cas de COVID19 au Québec a franchi la barre des 50 000. Les salles d’audience ont rouvert le 1er juin. En date du 8 juin, 5 000 décès attribuables à la COVID19 avaient été enregistrés. Le 18 juillet, le gouvernement a autorisé le retour graduel du personnel de l’État, jusqu’à concurrence d’un taux d’occupation de 25 p. 100 de la capacité des milieux de travail. La première vague s’est terminée le 11 juillet 2020, et la deuxième vague a débuté le 23 août 2020. Les premiers résidents du Québec à recevoir le vaccin l’ont reçu le 14 décembre 2020 (Ligne du temps COVID-19 au Québec, dernière mise à jour le 5 octobre 2022 (en ligne)).
  8.                       Après que l’Organisation mondiale de la santé eut déclaré que la COVID19 était une pandémie mondiale le 11 mars 2020, le Canada a suspendu les activités de ses tribunaux. Par comparaison avec d’autres pays, dont le RoyaumeUni, le Brésil, la Chine, l’Inde et Singapour, le Canada n’a pas commencé à tenir des procès avec jury en ligne avec l’aide de moyens technologiques (M. I. Bertrand et autres, « Dispensing Digital Justice : COVID19, Courts, and the Potentially Diminishing Role of Jury Trials » (2021), 10 Ann. Rev. Interdisc. Just. Res. 38, p. 39). Le Comité d’action sur l’administration des tribunaux en réponse à la COVID19, qui a été mis sur pied par le gouvernement fédéral, a déclaré que les procédures relatives au déroulement des procès devant jury posaient des risques, car dans le contexte qui sévissait alors, les installations des tribunaux pouvaient être des foyers d’infection et de transmission du virus en raison « des espaces bondés et mal ventilés », « des contacts étroits et prolongés et des conversations rapprochées entre les jurés, les avocats, les juges, le personnel du tribunal » et « des contacts avec les surfaces communes dans la salle d’audience, le banc des jurés et la salle des jurés ou pendant les déplacements » (Procédures relatives au jury pendant le procès, dernière mise à jour le 14 décembre 2022 (en ligne)).
  9.                       Certains ont fait valoir que le fait d’imposer la tenue de procès avec jury en présentiel pendant la pandémie n’exposait pas seulement les jurés à de graves risques sanitaires, mais mettait aussi en péril la justice, car la tenue de procès avec jury en présentiel pouvait entraîner des risques plus élevés de verdicts erronés, d’erreurs judiciaires et de jurys non représentatifs de la collectivité (M. D. Wilson, « The Pandemic Juror » (2020), 77 Wash. & Lee L. Rev. 65). D’autres ont souligné que le fait de consentir à un procès devant juge seul lorsque c’était le souhait de l’accusé était une mesure à la disposition du poursuivant pour éviter des délais additionnels dans le contexte de la pandémie (P. Paciocco, « Trial Delay Caused by Discrete Systemwide Events : The PostJordan Era Meets the Age of COVID19 » (2020), 57 Osgoode Hall L.J. 835, p. 853). Comme il a été mentionné précédemment, l’arrêt Jordan invitait tous les participants au système de justice, y compris les procureurs de l’État, à prendre des mesures pour éliminer la « culture de complaisance » qui existait et pour veiller à ce que les droits constitutionnels des personnes accusées soient respectés (par. 41).
  10.                       Il serait difficile d’exagérer le degré d’incertitude qui planait sur le système de justice criminelle au cours de l’été 2020. Les motifs de la décision de la juge du procès sur la requête indiquent que, selon elle, la décision du poursuivant minait la confiance du public dans le système de justice criminelle et, par conséquent, l’intégrité de ce système. Au paragraphe 98, elle a écrit ce qui suit :

 Dans les circonstances, alors que les directives sanitaires évoluent constamment et influent sur les mesures à prendre pour tenir des procès, et alors que la situation de contamination plutôt que de se résorber semble reprendre de la vigueur, suscitant d’énormes inquiétudes dans la collectivité, notamment auprès des personnes vulnérables et alors que le mois de septembre correspond au retour en classe et au retour de vacances, il est navrant de constater que la Poursuivante ne considère pas suffisamment l’intérêt de la collectivité à ce que l’on évite, lorsque possible, de convoquer des centaines de personnes pour former un jury ainsi que les risques de débuter un procès qui pourrait ne pas se conclure dans les délais. [Je souligne.]

  1.                       Au moment où la juge du procès rédigeait ces motifs, les salles d’audience n’étaient rouvertes que depuis peu, après une période de fermeture, et les tribunaux n’avaient pas encore retrouvé leurs pleins effectifs. Le nombre réduit de membres du personnel signifiait que le système judiciaire devait composer avec d’importantes contraintes. De nombreux accusés qui souhaitaient exercer leur droit constitutionnel à un procès avec jury ont été forcés d’attendre pendant la fermeture totale des tribunaux entre mars et juin 2020. Consciente de l’accroissement de l’arriéré et de la pression exercée sur le système judiciaire, la juge du procès a écrit ce qui suit, au par. 103 de sa décision :

 Au surplus, en exigeant du Tribunal sa présence sur plusieurs semaines alors que le procès pourrait être plus court, on ajoute au fardeau déjà lourd du système judiciaire, mais aussi aux limites des infrastructures et de disponibilité des salles et de personnel alors qu’il faut non seulement tenter de tenir les procès fixés, mais aussi ceux qui ont dû être reportés en raison de la Covid19.

  1.                       Ce qui précède illustre que, dans les circonstances particulières et exceptionnelles qui existaient à l’été 2020, en pleine pandémie de COVID19, la décision du poursuivant constituait un abus de procédure. La prochaine question est celle de savoir quelle était la réparation convenable.
  2.                       Dans les « cas les plus manifestes », la réparation convenable est l’arrêt des procédures. L’une des conditions préalables pour que le tribunal puisse ordonner l’arrêt des procédures est qu’« [i]l ne doit y avoir aucune autre réparation susceptible de corriger l’atteinte » (Babos, par. 32). La question à se poser est celle de savoir si une autre réparation, moindre que l’arrêt des procédures, « permettra au système de justice de se dissocier suffisamment à l’avenir de la conduite reprochée à l’État » (par. 39). Le fait d’accorder une réparation autre que l’arrêt des procédures en réponse à un abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle sert à la fois l’intérêt de la société à ce qu’une affaire soit jugée au fond et l’intérêt dans le maintien de l’intégrité du système de justice (J. Couse, « “Jackpot :” the HangUp Holding back the Residual Category of Abuse of Process » (2017), 40 Man. L.J. 165, p. 181). Dans le cas qui nous occupe, il existait une réparation moins draconienne que l’arrêt des procédures et capable de remédier au préjudice. La décision d’ordonner la tenue d’un procès devant juge seul en vertu de la doctrine de l’abus de procédure constituait une réparation convenable.
  1.          Dispositif
  1.                       Je conviens avec la juge Karakatsanis que l’affaire doit être renvoyée à la Cour d’appel. Étant d’accord avec ma collègue pour refuser d’ordonner l’arrêt des procédures, je souligne que la décision de faire trancher les autres moyens d’appel devant la Cour d’appel appartient désormais à l’intimé. Si le poursuivant décide le faire et que la Cour d’appel accueille l’appel et ordonne un nouveau procès, il sera également loisible à cette dernière d’ordonner l’arrêt des procédures en vertu du par. 686(8).
  2.                       Dans l’appréciation des facteurs faisant contrepoids entre l’intérêt de la société à ce que l’affaire soit pleinement jugée au fond et la question de savoir si un nouveau procès entraînerait des « conséquences abusives » (R. c. Ryan, 2013 CSC 3, [2013] 1 R.C.S. 14, par. 35), j’estime qu’il serait sage de noter les facteurs suivants : l’appelant a déjà purgé une peine équivalant à neuf ans et trois mois et il s’est réintégré dans sa communauté et sa famille (d.a., vol. I, p. 91).
  3.                       Quoi qu’il en soit, cette décision est maintenant entre les mains de l’intimé qui, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, déterminera si l’intérêt public exige que les autres moyens d’appel soient tranchés.

 Pourvoi accueilli.

 Procureurs de l’appelant : Latour Dorval, Montréal.

 Procureur de l’intimé : Directeur des poursuites criminelles et pénales, Montréal.

 Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Procureur général de l’Ontario, Bureau des avocats de la Couronne — Droit criminel, Toronto.

 Procureur de l’intervenant le procureur général de la Colombie-Britannique : Attorney General of British Columbia — Criminal Appeals and Special Prosecutions, Vancouver.

 Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Alberta : Alberta Crown Prosecution Service — Appeals and Specialized Prosecutions Office, Calgary.


[1]  L’appelant a renoncé à invoquer son droit garanti par l’al. 11b) à l’égard d’une certaine période, de sorte que le délai maximal a été repoussé jusqu’en février 2021 (d.a., vol. II, p. 161162; voir aussi les p. 156-193, et 2023 QCCA 136, par. 64).

[2]  Suivant la définition de « procureur général » à l’art. 2 du Code criminel, le terme « procureur général » s’entend également de « son substitut légitime ». Au Québec, cela inclut le Directeur des poursuites criminelles et pénales (voir plus loin le par. 43).

[3]  Cela dit, je ne me prononce pas sur la réparation convenable lorsque la violation de l’al. 11b) survient après la déclaration de culpabilité, mais avant la détermination de la peine (voir Jordan, par. 49, note 2).

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