Centre régional Châteauguay inc. c. Ville de Châteauguay | 2025 QCCS 1140 |
COUR SUPÉRIEURE |
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CANADA |
PROVINCE DE QUÉBEC |
DISTRICT DE | BEAUHARNOIS |
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No : | 760-17-005367-191 |
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DATE : | 31 mars 2025 |
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE | L’HONORABLE | Azimuddin hussain, J.C.S. |
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CENTRE RÉGIONAL CHÂTEAUGUAY INC. |
Demandeur |
c. |
VILLE DE CHÂTEAUGUAY |
Défenderesse |
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JUGEMENT
(Fiscalité municipale) |
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Table des matières
APERÇU....................................................................2
ANALYSE...................................................................3
1. PRINCIPES JURIDIQUES APPLICABLES...............................3
1.1. Dispositions pertinentes............................................3
1.2. Principes d’interprétation applicables à la LFM et norme de contrôle applicable à la décision de la Ville 6
2. APPLICATION DES PRINCIPES AU PRÉSENT DOSSIER.................8
2.1. Faits du présent dossier............................................8
2.2 Interprétation de l’article 72 LFM.....................................10
2.3 Question de la discrétion absolue....................................11
2.4 Critère à l’article 72 LFM............................................13
2.5 Application du critère de la force majeure aux faits du dossier............15
2.6 Possibilité pour le Centre de contester le rôle avant le 1er mai 2016......18
3. CONCLUSIONS RECHERCHÉES PAR LE CENTRE.....................19
DISPOSITIF................................................................21
- Il s’agit d’une question sans précédent dans la jurisprudence : est-ce que l’article 72 de la Loi sur la fiscalité municipale (LFM)[1] autorise une municipalité à décider, à sa guise et sans contraintes, de ne pas déposer un nouveau rôle triennal d’évaluation et de prolonger l’application du rôle précédent?
- Ou plutôt, est-ce que cet article constitue une disposition d’exception qui vise uniquement à éviter la possibilité d’un vide juridique dans une situation où une municipalité n’a pas déposé de nouveau rôle d’évaluation, situation qui pourrait uniquement se justifier, in extremis, en cas de force majeure?
- Par le truchement de son pourvoi en contrôle judiciaire, le demandeur Centre régional Châteauguay inc. (Centre) répond par l’affirmative à cette dernière question, précisant que l’article 72 LFM n’accorde pas de discrétion absolue à la défenderesse Ville de Châteauguay (Ville) pour décider de prolonger le rôle 2016-2017-2018 pour l’année 2019, le premier exercice de ce qui était censé être le prochain rôle triennal, soit le rôle de 2019-2020-2021.
- De plus, selon le Centre, la Ville ne remplit pas le critère de la force majeure, si tant est qu’il y ait une telle marge de manœuvre accordée à la Ville en vertu de l’article 72 LFM.
- Le Centre plaide que puisque la Ville ne satisfait pas au critère de la force majeure, elle aurait dû déposer un nouveau rôle pour l’année 2019, lui donnant ainsi l’occasion de contester l’évaluation foncière de son immeuble.
- Le fait que la Ville s’est prévalue de l’article 72 LFM pour prolonger le rôle précédent jusqu’à l’année 2019 a eu pour conséquence que le Centre, ayant acheté l’immeuble en question le 9 mai 2016, a été privé de l’occasion de pouvoir contester l’évaluation foncière.
- Le Centre allègue qu’il a donc subi un préjudice s’élevant au montant de 226 906,68 $. Ce montant représente l’écart entre les taxes foncières dues en vertu de la prolongation du rôle jusqu’à l’année 2019 et les impôts qui seraient dus si la Ville avait effectué une nouvelle évaluation pour ce même exercice financier.
- La Ville répond qu’elle pouvait décider, à sa guise et sans contraintes, de ne pas déposer de nouveau rôle et de simplement prolonger le rôle précédent.
- Subsidiairement, selon la Ville, si tant est que l’article 72 LFM s’interprète de façon à y inclure une contrainte implicite, celle-ci ne serait pas le critère de la force majeure, mais plutôt un critère moins exigeant, soit d’établir l’existence de « problèmes », c’est-à-dire des problèmes qui peuvent survenir, causant des retards dans la présentation des rôles.
- Quant à l’application de ce dernier critère, la Ville argue que des problèmes ont effectivement surgi de sorte que la firme d’évaluation qu’elle avait engagée n’a pas pu terminer le processus menant à la signature d’un nouveau rôle.
- Pour les motifs qui suivent, le Tribunal rejette le pourvoi.
- L’article 72 LFM se lit comme suit :
72. Si le rôle n’est pas déposé conformément à l’article 70, 71 ou 71.1, celui qui est en vigueur le 31 décembre qui précède le premier des exercices pour lesquels le nouveau rôle aurait dû être fait devient le rôle de la municipalité locale pour cet exercice. Dans un tel cas, l’évaluateur est tenu de dresser un nouveau rôle pour les deux exercices suivants et de le déposer conformément à l’article 70, 71 ou 71.1. Si le rôle visé au deuxième alinéa n’est pas ainsi déposé, le premier alinéa s’applique à nouveau et l’évaluateur est tenu de dresser un nouveau rôle pour le dernier exercice du cycle triennal et de le déposer conformément à l’article 70, 71 ou 71.1. Si le rôle visé au troisième alinéa n’est pas ainsi déposé, celui qui est en vigueur le 31 décembre qui précède l’exercice pour lequel le nouveau rôle aurait dû être fait devient le rôle de la municipalité pour cet exercice. | If the roll is not deposited in accordance with section 70, 71 or 71.1, the roll in force on 31 December preceding the first fiscal year for which the new roll should have been made shall become the roll of the local municipality for that fiscal year. In such a case, the assessor is required to draw up a new roll for the next two fiscal years and deposit it in accordance with section 70, 71 or 71.1. If the roll referred to in the second paragraph is not so deposited, the first paragraph again applies and the assessor is required to draw up a new roll for the last fiscal year in the three-year cycle and deposit it in accordance with section 70, 71 or 71.1. If the roll referred to in the third paragraph is not thus deposited, the roll in force on 31 December preceding the fiscal year for which the new roll should have been made shall become the roll of the municipality for that fiscal year. |
- L’article 72 fait référence aux articles 70, 71 et 71.1 LFM :
70. L’évaluateur signe le rôle et, au plus tôt le 15 août qui précède le premier des exercices pour lesquels il est fait et au plus tard le 15 septembre suivant, le dépose au bureau du greffier de la municipalité locale. Si l’évaluateur est une société ou une personne morale, son représentant désigné en vertu de l’article 21 signe le rôle. | The assessor shall sign the roll and, on or after 15 August preceding the first fiscal year for which the roll is made but not later than the following 15 September, he shall deposit it at the office of the clerk of the local municipality. If the assessor is a partnership or a legal person, its representative designated under section 21 shall sign the roll. |
71. L’organisme municipal responsable de l’évaluation peut, en cas d’impossibilité de déposer le rôle avant le 16 septembre, en reporter le dépôt à une date limite ultérieure qu’il fixe et qui ne peut être postérieure au 1er novembre suivant. Le greffier de l’organisme doit, le plus tôt possible après l’adoption de la résolution qui fixe la date limite du dépôt, en transmettre une copie certifiée conforme au ministre. | The municipal body responsible for assessment may, where the roll cannot be deposited before 16 September, defer the deposit to such later date as it fixes, which shall in no case be later than the ensuing 1 November. The clerk of the body shall, as soon as possible after the passing of the resolution that fixes the deadline for deposit, transmit a certified copy thereof to the Minister. |
71.1 Dans le cas où une municipalité a prévu le dépôt d’un rôle préliminaire en vertu du premier alinéa de l’un ou l’autre des articles 244.64.1.1 et 244.64.8.2: 1° le rôle que l’évaluateur dépose au bureau du greffier conformément à l’article 70 est un rôle préliminaire; 2° l’article 71 ne s’applique pas au dépôt de ce rôle préliminaire; 3° le rôle définitif doit être signé et déposé au bureau du greffier au plus tard le 1er novembre suivant. Seules des modifications relatives à l’inscription au rôle des sous-catégories d’immeubles, déterminées conformément à l’une ou l’autre des sous-sections 6 et 6.1 de la section III.4 du chapitre XVIII, ou des secteurs, déterminés conformément à la section III.4.1 du chapitre XVIII, peuvent être apportées au rôle préliminaire pour en faire le rôle définitif. | If a municipality has provided for a preliminary roll to be deposited under the first paragraph of section 244.64.1.1 or 244.64.8.2, (1) the roll that the assessor deposits at the office of the clerk in accordance with section 70 is a preliminary roll; (2) section 71 does not apply to the deposit of that preliminary roll; and (3) the definitive roll must be signed and deposited at the office of the clerk not later than the following 1 November. Only alterations relating to the entry on the roll of subcategories of immovables, determined in accordance with subdivision 6 or 6.1 of Division III.4 of Chapter XVIII, or of sectors, determined in accordance with Division III.4.1 of Chapter XVIII, may be made to the preliminary roll in order to make it the definitive roll. |
- En vertu des deux premiers alinéas de l’article 124 LFM, le Centre invoque son droit de contester l’exactitude de la valeur de son immeuble inscrite au rôle des années 2016-2017-2018, rôle prolongé pour les années 2019-2020-2021 :
124. Une personne qui a un intérêt à contester l’exactitude, la présence ou l’absence d’une inscription au rôle relative à un bien dont elle-même ou une autre personne est propriétaire peut déposer auprès de l’organisme municipal responsable de l’évaluation une demande de révision à ce sujet. Une telle personne peut notamment: 1° contester l’inscription d’un bien qui n’est pas un immeuble devant être porté au rôle, ou l’omission d’un bien qui est un tel immeuble; 2° contester l’exactitude, la présence ou l’absence d’une inscription visée à l’article 55; 3° demander la réunion de plusieurs immeubles pour former une unité d’évaluation, ou le fractionnement d’une unité d’évaluation en plusieurs. […] | A person having an interest in contesting the correctness, existence or absence of an entry on the roll relating to a property owned by himself or another person, may file an application for review in that regard with the municipal body responsible for assessment. Such a person may in particular, (1) contest the entry of a property that is not an immovable that is to be entered on the roll, or the omission of a property that is such an immovable; (2) contest the correctness, existence or absence of an entry contemplated in section 55; (3) demand the uniting of several immovables into a single unit of assessment, or the division of a unit of assessment into several units. A person bound to pay tax or compensation to the local municipality, school service centre or school board which uses the roll is deemed to have an interest as required in this section. During the time that an agreement entered into under section 196.1 is effective, all applications for review in respect of property situated in the territory of a local municipality with which the agreement was entered into must be filed with that municipality. |
- Or, selon l’article 130 LFM, la demande de révision, pour être recevable, doit impérativement être déposée avant le 1er mai du premier des trois exercices financiers durant lesquels le rôle s’applique :
130. La demande de révision doit être déposée avant le 1er mai suivant l’entrée en vigueur du rôle. | The application for review must be filed before 1 May following the coming into force of the roll. |
- Les parties s’entendent pour dire que l’interprétation téléologique s’applique à l’article 72 LFM, comme pour toute disposition de loi fiscale[2].
- L’interprétation téléologique consiste à interpréter la disposition en fonction du contexte de la loi, de son objet et de l’intention du législateur; lorsqu’un doute raisonnable et non dissipé par les règles ordinaires d’interprétation subsiste, la présomption résiduelle en faveur du contribuable s’applique.
- L’interprétation téléologique entraine comme conséquence la recherche de l’intention du législateur par l’analyse de la formulation d’une disposition dans son contexte d’énonciation, et elle entraine aussi l’attribution d’un sens à la disposition en question qui s’harmonise le plus avec le reste de la loi[3].
- Lorsque la disposition en question présente un caractère d’exception, elle doit être interprétée de manière non extensive afin de favoriser l’uniformité du droit[4]. Également, lorsqu’une telle disposition a pour effet de priver une personne d’un droit qui lui est autrement reconnu, comme le droit d’agir devant les tribunaux afin de contester une décision administrative, cette disposition doit être clairement formulée et interprétée strictement[5].
- Quant à la norme de contrôle applicable en l’espèce, il s’agit de l’interprétation et de la décision correctes. Comme le Tribunal l’explique ci-dessous, le libellé de l’article 72 LFM est si étroit que la disposition ne crée aucun droit des municipalités de pouvoir remettre la décision de déposer un nouveau rôle. Il s’agit d’un pouvoir lié[6].
- En outre, si tant est que la norme de contrôle de l’interprétation et de la décision raisonnables soit applicable, le résultat est le même puisqu’un « texte législatif formulé en termes précis ou étroits aura forcément pour effet de restreindre les interprétations raisonnables que le décideur peut retenir – en les limitant peut-être à une seule » (caractères en italique dans l’original) [7].
- Par conséquent, il n’est accordé à la Ville que peu ou pas de déférence, que ce soit à l’égard de son interprétation de l’article 72 LFM ou de sa décision de prolonger le rôle précédent pour l’année 2019.
- La Ville a présenté au Tribunal une position opaque sur la question de la norme de contrôle. Dans un premier temps, elle ne nie pas être assujettie au pouvoir de surveillance et de contrôle de la Cour supérieure.
- Dans un deuxième temps, la Ville argue qu’il n’y a pas de décision à contrôler au sens du paragraphe 2 du premier alinéa de l’article 529 du Code de procédure civile (Cpc). Elle ajoute que le Centre lui-même souhaite plutôt voir la Cour « enjoindre à une personne qui occupe une fonction au sein d’un organisme public […] d’accomplir un acte auquel la loi l’oblige », selon le libellé du paragraphe 3 du premier alinéa de l’article 529 Cpc. En riposte, la Ville conteste cette position en plaidant que le Centre semble ainsi soutenir l’existence d’un pouvoir lié, ce que la Ville conteste.
- Or, si la Ville conteste l’application des assises juridiques de l’article 529 Cpc, elle nie alors la possibilité d’un contrôle judiciaire en l’espèce. Mais sur ce point, on revient à sa première position lorsqu’elle affirme ne pas contester le pouvoir de contrôle de la Cour : un parfait cercle vicieux.
- Le Tribunal rejette donc l’argument insaisissable de la Ville et conclut qu’il est évident qu’une décision a été prise par elle de prolonger le rôle de 2016-2017-2018 et de ne pas déposer un nouveau rôle triennal, comme il est décrit en détail ci-dessous.
- Le Centre est une corporation qui détient et exploite des immeubles non résidentiels. L’immeuble en litige est un immeuble commercial à occupants multiples.
- Le 26 août 2015, le vendeur de l’immeuble signe un avant-contrat de vente avec des tierces parties, et ces dernières, par la suite, cèderont au Centre ce contrat par le truchement d’un contrat de cession.
- En automne 2015, au moment du dépôt du rôle de 2016-2017-2018, la Ville établit la valeur de l’immeuble à 42 600 000 $, soit un montant de 10 350 000 $ de plus que le prix de vente qui sera payé le 9 mai 2016. En vertu de l’article 46 LFM, la date d’évaluation était le 1er juillet 2014.
- Le 1er janvier 2016, le rôle triennal entre en vigueur et l’immeuble est imposé annuellement sur la base de l’évaluation de 42 600 000 $.
- Le 6 avril 2016, les parties tierces qui avaient signé l’avant-contrat avec le vendeur cèdent ce contrat au Centre.
- Le 9 mai 2016, le Centre achète l’immeuble au prix de 31 250 000 $.
- Selon l’article 130 LFM, l’échéance pour contester le rôle triennal 2016-2017-2018 était le 30 avril 2016.
- Le 8 février 2018, lors d’une rencontre avec des représentants de la Ville, le représentant de la firme Évimbec inc. (Évimbec), engagée par la Ville pour effectuer les évaluations afin de confectionner le rôle de 2019-2020-2021, les informe que la pénurie de main-d’œuvre empêche l’achèvement du processus d’évaluation et qu’il vaudrait mieux simplement prolonger le rôle actuel. Selon Évimbec, le processus à ce jour lui a permis de constater que le rôle est « en très bonne santé et stable »[8].
- Le 7 janvier 2019, le Centre reçoit un document qui porte les titres « Avis d’évaluation » et « Compte de taxes municipales » pour le « rôle triennal 2016-2019 » et l’« année 2019 », maintenant l’évaluation de son immeuble à 42 600 000 $ et lui réclamant un montant de 966 914,66 $ en taxes foncières pour l’année 2019.
- Le 15 février 2019, le Centre dépose une demande de révision auprès de la Ville.
- La Ville refuse de traiter cette demande et la renvoie au Centre, en écrivant ne pas avoir déposé un nouveau rôle triennal mais avoir plutôt reconduit le rôle triennal précédent[9].
- La lettre de la Ville reste muette quant au motif pour lequel un nouveau rôle triennal n’a pas été déposé.
- Le Centre a donc reçu une facture de taxes foncières de 966 914,56 $ pour l’année 2019, établi sur la base d’une valeur de 42 600 000 $ au lieu du prix de vente payé en mai 2016, soit 31 250 000 $.
- Le Centre acquitte cette facture et intente le présent pourvoi.
- Le 1er octobre 2019, le Centre reçoit un avis d’évaluation pour le « rôle triennal 2020-2021 », daté du 23 septembre 2019.
- Dans cet avis, la Ville évalue l’immeuble à la baisse et fixe une nouvelle évaluation de 35 530 000 $ pour les exercices financiers 2020 et 2021.
- Le Centre dépose une demande de révision, et au terme de cette demande, il conclut avec l’évaluateur municipal une entente, conformément aux articles 138.3 et 138.4 LFM, par laquelle l’évaluation de l’immeuble est réduite davantage, passant de 35 530 000 $ à 32 590 000 $.
- En résumé, en utilisant la date de référence du 1er juillet 2015, la Ville évalue à 42 600 000 $ la valeur de l’immeuble pour les exercices financiers 2016, 2017, 2018 et 2019, immeuble acheté par le Centre le 9 mai 2016 à un prix de 31 250 000 $. La Ville réduit son évaluation à 32 590 000 $ pour les exercices 2020 et 2021.
- Selon les calculs non contestés du Centre, ce dernier paie en 2019 un montant de 226 906,68 $ de plus comparativement aux taxes foncières payées en 2020, lors de l’évaluation réduite. Le Centre évalue donc son préjudice à ce montant.
- L’interprétation de la Ville de l’article 72 LFM selon laquelle elle a la discrétion absolue de prolonger le rôle triennal aux prochains exercices est erronée. Le Centre a raison de plaider que l’article 72 LFM ne crée aucun droit au bénéfice des municipalités, mais la disposition prescrit plutôt ce qui arrive dans l’éventualité de l’échec de celles-ci à se conformer aux délais prévus à l’article 71 LFM, afin d’éviter un vide juridique.
- Le Tribunal explique dans la section ci-dessous son raisonnement à l’appui de l’interprétation proposée par le Centre.
- L’interprétation subsidiaire de la Ville est, elle aussi, erronée. La Ville puise dans les débats parlementaires et cite dans son Plan de plaidoirie[10] le ministre des Affaires municipales Claude Ryan qui, dans le contexte de l’adoption des derniers amendements de l’article 72 LFM en 1991, expliquait à la Commission de l’aménagement et des équipements la disposition comme suit, en réponse à la question de savoir dans quelles circonstances une municipalité pourrait prolonger le rôle des exercices précédents et ne pas déposer de nouveau rôle :
Vu qu’il y a toutes sortes de problèmes qui peuvent arriver pour causer des retards dans la présentation des rôles, il y a des problèmes saisonniers qui jouent beaucoup, des fois, les variations de température rendent plus difficile la visite des lieux, qui est nécessaire. Deuxièmement, il arrive que la maladie peut arriver, il y a des problèmes de désorganisation dans des firmes[11].
- La Ville conclut de ce passage que le critère à remplir est simplement de faire la démonstration de « problèmes » qui causent des retards dans la présentation des rôles.
- Or, le Centre propose le critère de la force majeure, et plaide que la Ville ne remplit pas ce critère.
- Pour les motifs expliqués ci-dessous, le Tribunal conclut que la Ville est contrainte par le critère de la force majeure prévu implicitement à l’article 72 LFM, mais qu’elle remplit ce critère sur la base de la preuve au dossier.
- La Ville n’a pas raison d’affirmer que l’article 72 LFM lui confère la discrétion absolue de ne pas déposer de nouveau rôle triennal et de prolonger le rôle précédent.
- Au simple vu du texte, il est clair que les municipalités ne bénéficient pas de la discrétion absolue de prolonger le rôle précédent. Les mots qui pourraient soutenir l’existence d’une telle discrétion ne figurent pas dans le libellé de l’article 72 LFM.
- De plus, une telle interprétation préconisée par la Ville ne serait pas conforme à l’intention législative qui se dégage de l’article 71 LFM, disposition qui doit être lue simultanément avec l’article 72 LFM.
- Tel qu’il est cité ci-dessus, l’article 71 LFM prévoit le critère de l’impossibilité dans le cas de figure où « l’organisme municipal responsable de l’évaluation » se trouve dans une situation « d’impossibilité de déposer le rôle avant le 16 septembre ».
- Même en cas d’impossibilité quant à la première échéance, selon l’article 71 LFM, l’organisme municipal est tenu de déposer le rôle à une date « qui ne peut être postérieure au 1er novembre suivant ». Aucune exception n’est prévue pour cette date ultime.
- À l’aune de ce critère exigeant prévu à l’article 71 LFM pour le dépôt du rôle, il est invraisemblable de soutenir, dans le contexte d’une interprétation téléologique, qu’à l’article 72 LFM, le législateur aurait voulu accorder aux municipalités la discrétion absolue de pouvoir prolonger le rôle précédent, alors qu’il prévoit un échéancier strict à l’article 71 LFM pour le dépôt d’un nouveau rôle.
- En outre, le libellé de l’article 72 LFM enchaîne en faisant référence aux articles qui le précèdent, notamment l’article 71 LFM : « Si le rôle n’est pas déposé conformément à l’article 70, 71 ou 71.1, celui qui est en vigueur le 31 décembre qui précède le premier des exercices […] ».
- De cet enchaînement, on peut comprendre que le législateur a voulu que l’article 72 LFM s’interprète de manière cohérente avec le caractère exigeant de l’article 71 LFM. L’article 72 LFM prévoit donc la situation factuelle en cas d’échec des municipalités à déposer un nouveau rôle, sans pour autant conférer la discrétion absolue à celles-ci de choisir délibérément cette option.
- Vu qu’en vertu de l’article 71 LFM, le critère de l’impossibilité permet à l’organisme municipal de reporter le dépôt du rôle du 16 septembre au 1er novembre dans l’année qui précède le premier des exercices pour lesquels il est fait, mais après le 1er novembre, vu que le législateur ne donne aucune ouverture à l’organisme de déposer le nouveau rôle, un tel caractère stricte des échéances à l’article 71 LFM serait sans conséquence puisque la municipalité en question pourrait, en tout état de cause, ne déposer aucun nouveau rôle et simplement prolonger l’ancien rôle, selon l’interprétation de l’article 72 LFM préconisée par la Ville.
- Un tel contraste qui existerait entre les articles 71 et 72 LFM s’explique mal. La Ville ne tente pas de concilier les deux dispositions. Elle explique la discrétion absolue qui serait accordée à la Ville uniquement en vertu de l’article 72 LFM.
- Tout au plus, elle argue qu’un mécanisme autorégulateur existe déjà implicitement à l’article 72 LFM puisque la Ville est privée des taxes foncières supplémentaires qui découleraient d’un rôle à jour. Le fait que les nouveaux acheteurs de propriétés sont privés du droit de contester le rôle irait de pair avec le fait que la Ville est privée des taxes foncières supplémentaires.
- Puisque cette interprétation ne tient pas compte du libellé de l’article 72 LFM faisant référence à l’article 71 LFM, le Tribunal ne peut conclure que ce raisonnement de la Ville puisse justifier l’existence implicite de la discrétion absolue dans le cadre de l’article 72 LFM.
- Par hypothèse, une manière de comprendre le caractère strict de l’article 71 LFM tout en interprétant l’article 72 LFM conformément au point de vue de la Ville serait de conclure que le législateur a voulu imposer le caractère strict quant à l’échéance du dépôt du rôle uniquement pour le cas de figure où la municipalité en question décidait de déposer un nouveau rôle.
- En d’autres mots, si la municipalité veut déposer un nouveau rôle, elle devra le faire au plus tard le 1er novembre dans l’année précédente, mais ce choix appartiendrait à la municipalité de manière absolue, et elle pourrait aussi décider à sa discrétion de ne déposer aucun nouveau rôle.
- Or, cette manière de comprendre le caractère strict de l’article 71 LFM et l’absence de critère explicite à l’article 72 LFM fait abstraction de l’architecture des dispositions.
- Les deux articles se trouvent dans un chapitre de la loi qui s’intitule « Dépôt et entrée en vigueur du rôle ». Le titre sert à souligner le thème abordé par les dispositions qui se trouvent dans le chapitre : c’est le rôle triennal qui est la pierre angulaire, non pas le choix de la municipalité de déposer ou non un nouveau rôle.
- En outre, l’article 14 LFM, précédant de loin l’article 72 LFM, se lit comme suit : « L’organisme municipal responsable de l’évaluation fait dresser par son évaluateur, tous les trois ans et pour trois exercices financiers municipaux consécutifs, son rôle d’évaluation foncière […] ». Le langage est manifestement de caractère directif.
- Ce caractère directif quant au processus de la confection du rôle s’inscrit dans l’objectif de la LFM, ce que la Cour d’appel décrit comme suit : « La L.F.M. a pour but d’assurer une source de financement pour les dépenses municipales »[12].
- À la lumière de cet objectif, il serait curieux voire paradoxal que le législateur accorde aux municipalités à l’article 72 LFM la discrétion absolue de faire le contraire, soit de se priver d’une source de financement mise à jour.
- Le Tribunal note que la discrétion absolue préconisée par la Ville, qui serait accordée aux municipalités en vertu de l’article 72, suit le langage strict qui se trouve dans l’article 71 quant à l’échéance pour le nouveau rôle, une architecture de dispositions plutôt inhabituelle de la part du législateur si son intention véritable était de constituer en tant que pierre angulaire du processus le choix des municipalités de déposer ou non un nouveau rôle. Ce choix accordé aux municipalités serait articulé dès le début du chapitre « Dépôt et entrée en vigueur du rôle », et non comme quatrième disposition.
- Le Tribunal aborde maintenant l’argument subsidiaire de la Ville, selon lequel le critère de contrainte qui s’applique à l’exercice de sa discrétion lors de la décision de prolonger le rôle précédent est le critère d’avoir à démontrer l’existence de « problèmes » qui causent des retards dans la présentation des rôles.
- La Ville se fonde uniquement sur les paroles du ministre citées ci-dessus, qui mentionnent la possibilité de « problèmes ». Or, lors de la même séance, quelque temps après le passage cité, le ministre s’exprime comme suit en lien avec la possibilité d’une exception permettant la prolongation du rôle précédent :
Il faut qu’on prévoie toutes les possibilités dans une loi, il ne faut pas qu’il arrive un vacuum. Puis avec ceci, là, on prévoit toutes les possibilités qui peuvent se présenter. Il n’y aura pas de vide juridique. Il peut arriver des circonstances de force majeure qui empêchent de réaliser un rôle, ça va éviter d’arriver avec une loi, et puis tout. Ça peut se régler par des procédures administratives[13].
[nos caractères gras]
- En sus des principes d’interprétation cités ci-dessus, le Tribunal note que la preuve des débats parlementaires peut jouer un rôle, bien que limité, en matière d’interprétation législative[14]. La Cour suprême s’exprime comme suit :
Les extraits des débats parlementaires peuvent être invoqués comme preuve de l’historique et de l’objet du texte législatif ou, dans certains cas, comme preuve directe de son objet […]. En l’espèce, les extraits des débats parlementaires visent à établir l’intention du législateur. Cependant, ces renvois ne seront pas utiles pour interpréter le libellé d’une disposition législative s’ils sont eux-mêmes ambigus[15].
- La doctrine enseigne que
- les travaux préparatoires sont généralement évoqués de manière complémentaire, à l'appui de l'interprétation obtenue grâce aux autres méthodes d'interprétation[16] ;
- le poids attribué aux extraits parlementaires « peut varier en fonction de la clarté des affirmations que l'on peut en retirer »[17] ;
- le poids peut aussi varier en fonction du rôle joué par l'auteur des opinions dans le processus législatif : « les déclarations du ministre responsable d'un projet de loi sont susceptibles d’avoir une force persuasive plus grande que les commentaires partisans d'un membre de l'opposition »[18].
- À l’instar du ministre, le Manuel d’évaluation foncière du Québec (Manuel) mentionne, lui aussi, le critère de la force majeure : « À moins de dispositions législatives particulières (ex. : regroupements de municipalités) ou de cas de force majeure (LFM, art. 72), le rôle d’évaluation de toute municipalité est déposé une fois par trois ans […] » (nos caractères gras)[19].
- Le Règlement sur le rôle d’évaluation foncière précise ceci à son article 10 : « L’évaluateur dresse le rôle au moyen des renseignements prévus à la partie 4B du Manuel »[20]. Le passage cité ci-dessus se trouve dans la partie 4B du Manuel, bien qu’il soit situé dans une note infrapaginale. Le passage bénéficie donc de l’approbation règlementaire.
- À la lumière des éléments cités ci-dessous, soit :
- l’absence de mots dans l’article 72 LFM abordant les circonstances dans lesquelles les municipalités seraient autorisées à ne pas déposer de nouveau rôle ;
- l’existence de mots dans l’article 71 LFM qui exigent le dépôt du nouveau rôle à une date ultime précise, sans mention de possibilité de prolongation supplémentaire ;
- l’intention législative implicite dans le libellé des articles 71 et 72 LFM, ainsi que dans l’architecture du chapitre dans lequel ces dispositions se trouvent ;
- la mention de la force majeure par le ministre et dans le Manuel ;
le Tribunal conclut que le critère de la force majeure s’applique lorsque les municipalités décident de ne pas déposer de nouveau rôle triennal et de prolonger le rôle précédent.
- En d’autres mots, les municipalités doivent établir qu’il y a force majeure, soit une situation imprévisible et irrésistible, selon un concept juridique, qui provient d’une cause étrangère aux municipalités[21], faisant en sorte qu’elles ne peuvent pas déposer de nouveau rôle et se voient tenues de prolonger le rôle précédent.
- Dans le présent dossier, les faits appuient la conclusion selon laquelle la Ville se trouvait dans une situation de force majeure en 2018, situation empêchant ainsi la Ville de déposer un nouveau rôle pour l’année 2019.
- En février 2018, la firme Évimbec s’est rendu compte qu’elle ne pouvait pas terminer le processus de la confection du nouveau rôle selon l’échéance ultime prévue à l’article 71 LFM, soit le 1er novembre 2018.
- La raison précise expliquant cette situation était la pénurie d’employés disponibles. Quant à la possibilité d’engager une autre firme en catastrophe, la preuve indique qu’une telle tentative aurait empiré la situation.
- Voici à l’appui des deux points ci-dessus les affirmations de M. Martin Gendron, trésorier et directeur au Service des finances de la Ville à l’époque, de M. Dominic Gauthier, chef de la Division revenu et évaluation de la Ville, et de M. Paul Lévesque, l’évaluateur agréé auprès d’Évimbec qui était responsable de signer le rôle, les trois témoignant par déclaration sous serment ou en interrogatoires hors cour (extraits reproduits tels quels et nos caractères en gras) :
- Nous avons alors estimé qu'il était inutile et périlleux de requérir à ce qu'une autre firme fasse le rôle 2019-2020-2021, notamment parce qu'Évimbec connaissait très bien la Ville depuis près de 25 ans, et que son opinion sur la situation nous apparaissait sensée et acceptable, et que de confier ce mandat à un nouvel évaluateur risquait d'entraîner des problèmes de fiabilité du rôle à confectionner dans un tel délai. [M. Gendron[22]]
- [P]arce que les efforts étaient majeurs, donc auraient probablement plus suscité un déséquilibre si, à l'inverse, on aurait demandé à l'évaluateur, là, de faire des travaux supplémentaires ou ... étant donné qu'il n'avait pas les ressources pour les accomplir, là. Donc ça aurait été plus un travail bâclé, là, qui aurait créé des iniquités, là. [M. Gendron[23]]
- Bien, t'sais, vous pouvez voir, un rôle est déposé, là, c'est l'effort de travaux qui sont faits pour la tenue du rôle, là, tenue des dossiers, durant trois (3) années.
Ça fait que, d'exiger à ce qu'une autre firme fasse ce travail-là dans une courte période de temps aurait été catastrophique, dans le sens où ça aurait été impossible de penser qu'une firme aurait pu, à l'intérieur d'un certain nombre de mois, faire ça, alors que tantôt, vous avez vu dans le dossier, quand on a procédé à l'appel d'offres, les joueurs ne se sont pas précipités, donc pour venir solliciter ou venir tenter d'obtenir notre contrat. [M. Gendron[24]]
- Il nous a exposé les faits puis d'exiger une pénalité à ce fournisseur-là pour qu'il ... pour qu'il fournisse dans un délai X, puis qu'à ce moment-là, le résultat de cet effort-là, considérant les éléments qu'il a de son côté, n'aurait été pas satisfaisant pour la Ville aux fins du compte, étant donné qu'il n'avait pas les ressources puis que de faire, en catastrophe, une mise à jour de dix-sept mille (17 000) dossiers, hein. [M. Gendron[25]]
- Q. Qui, dans les faits, a pris la décision de reporter le rôle à l'année 2019, est-ce que c'est Évimbec ou c'est la Ville de Châteauguay?
R. C'est Évimbec parce que moi je ne suis pas, je ne peux pas prendre une décision. C'est lui qui est signataire au rôle. [M. Gauthier[26]]
- On avait eu un (1) nouvel évaluateur, on en a eu deux (2) qui sont partis. Comme dans plusieurs professions, en tout cas dans la nôtre, les effectifs sont durs ... de qualité sont durs à trouver.
Donc, des fois, c'est un processus de trois (3) puis quatre (4) puis cinq (5) ans avant de trouver soit une évaluatrice ou un évaluateur d'expérience. Puis souvent, bien il y a de la surenchère parce qu'il n'y en a pas beaucoup sur le marché, donc l'entreprise doit prendre des décisions.
On a engagé des évaluateurs stagiaires puis, quand ils sont formés puis qu'ils ont leur titre, bien ils s'en vont. Ça fait qu'on devient comme une école, ça fait que c'est un processus qui est très long. Moi, je suis parti, là, puis ils ne m'ont pas remplacé.
Celui que vous avez vu, là, Olivier Rancourt, Jérôme-Olivier Rancourt, puis il y en a un autre qui est là, qui a reçu son titre il y a deux (2) ans, qui est Jafar Ayat. Mais on en a deux (2) autres qui ont quitté, puis même je dirais trois (3). Ça fait qu'on en a deux (2) puis on en a perdu trois (3). [M. Lévesque[27]]
Q. Vous êtes en deux mille dix-neuf (2019), là?
R. Oui. [M. Lévesque[28]]
Q. Donc, si je comprends bien, c'est la perte de ces deux (2) employés-là, qui a fait en sorte que vous n'avez pas été en mesure de déposer le rôle?
R. En partie. Mais c'était beaucoup plus pour terminer le maintien d'inventaire parce que ça a un effet assez fort sur les valeurs, puisque ce maintien d'inventaire là devait se faire dans les nouvelles normes de la modernisation. Donc, les méthodes techniques, du coup, changent beaucoup, puis ça impliquait que, si on déposait un rôle avec la moitié des visites de faites puis modernisées, bien qu'est-ce qu'on faisait avec l'autre moitié? Ça fait qu'on était un peu coincé. Puis en plus, bien on manquait d'effectifs pour les faire ces maintiens d'inventaire là. [M. Lévesque[29]]
- De cette preuve, le Tribunal peut conclure que la situation en février 2018 était imprévisible et irrésistible :
- La perte de trois évaluateurs d’Évimbec ;
- La pénurie de main d’œuvre faisant en sorte que les postes vacants ne sont pas facilement comblés ;
- L’expérience de longue date d’Évimbec à Châteauguay rendant impossible une solution de rechange, avec le risque d’un travail bâclé, entrainant des problèmes de fiabilité, si une autre firme effectuait le travail volumineux en catastrophe ;
- L’absence de viabilité d’une solution de rechange vu le peu de soumissionnaires lors de l’appel d’offres adressé aux firmes d’évaluation.
- Aucune preuve présentée par le Centre ne contredit le témoignage ci-dessus.
- Le Tribunal considère donc que la Ville établit, selon la prépondérance de la preuve, qu’il y avait force majeure en 2018 faisant en sorte que sa décision de prolonger le rôle de 2016-2017-2018 jusqu’à l’année 2019 était justifiée en vertu de l’article 72 LFM et ne peut entrainer maintenant d’obligation de compenser le préjudice allégué par le Centre.
- Bien qu’elle n’ait pas soulevé cet argument dans sa Contestation écrite, son Mémoire ou son Plan de plaidoirie, la Ville commence sa plaidoirie à l’audience en attirant l’attention du Tribunal sur le fait que le Centre bénéficie de la cession de l’avant-contrat de vente à compter du 6 avril 2016. L’échéance de contester l’évaluation de l’immeuble était le 30 avril 2016.
- Selon la Ville, le Centre était donc « une personne qui a un intérêt à contester l’exactitude, la présence ou l’absence d’une inscription au rôle relative à un bien dont elle-même ou une autre personne est propriétaire » (nos caractères en gras), en citant le début de l’article 124 LFM.
- La Ville poursuit en arguant que si le Centre avait invoqué son statut de cessionnaire de l’avant-contrat de vente de l’immeuble afin de justifier un dépôt d’une demande de révision en temps opportun, le Centre aurait obtenu une réduction de l’évaluation car il aurait pu faire référence au prix d’achat qu’il s’apprêtait à payer et plaider à la Ville que ce prix-là était plus fidèle à la situation du marché le 1er juillet 2015.
- Le Centre ne conteste pas le fait qu’il aurait pu se qualifier de personne intéressée en vertu de l’article 124 LFM, mais il maintient qu’il avait le droit de laisser tomber son droit de recours en lien avec le rôle 2016-2017-2018, tout en s’attendant à un nouveau rôle pour l’exercice financier 2019 et à l’exercice de son droit de demander une révision de l’évaluation à ce moment-là, le cas échéant.
- Le Tribunal est d’accord avec le Centre pour dire que ce nouvel argument de la Ville ne change pas la question principale de savoir si l’article 72 LFM confère à la Ville la discrétion absolue de décider en 2018 de prolonger le rôle précédent jusqu’à l’année 2019.
- Puisque le Tribunal rejette le pourvoi, ce qui suit constitue des commentaires obiter, c’est-à-dire des points non essentiels dans le raisonnement menant au dispositif de la cause, afin de faire avancer le droit dans le domaine des pourvois en contrôle judiciaire des décisions municipales relatives aux rôles d’évaluation.
- Dans la première version de ses conclusions, signées le 26 avril 2019, le Centre cherche plusieurs déclarations d’illégalité et une ordonnance contre la Ville quant à la décision de cette dernière de ne pas avoir déposé de nouveau rôle triennal pour l’année 2019.
- Le Centre ne demande aucun montant en dommages-intérêts, il cherche plutôt une révision par la Ville pour qu’il puisse bénéficier d’une évaluation foncière à la baisse, afin de payer tout de suite des taxes foncières moins importantes en comparaison des trois années précédentes.
- Il s’agit donc d’une demande en mandamus, soit d’une demande d’enjoindre à la Ville d’accomplir un acte auquel, selon le Centre, la LFM l’oblige[30].
- Or, en raison de l’évolution du dossier et du règlement des années 2020 et 2021 entre la Ville et le Centre, seule l’année 2019 s’est avérée en jeu et, avec le passage du temps, le Centre a pu quantifier son préjudice découlant de l’évaluation de 2019 en la comparant à l’évaluation réduite de 2020 et 2021.
- À l’audience, le Centre a quantifié son préjudice et l’a précisé dans son Plan d’argumentation. Puisque les conclusions dans la Demande introductive étaient toujours celles du 26 avril 2019, le Tribunal a demandé au Centre s’il voulait mettre à jour ses conclusions.
- Sans objection de la part de la Ville, le Centre a déposé après l’audience une procédure intitulée Conclusions de la demanderesse amendées, datée du 22 janvier 2025.
- Or, ces conclusions ne portent pas non plus la mention du montant réclamé de 226 906,68 $, le Centre se contentant de prévoir la conclusion : « ORDONNER à la défenderesse de rembourser à la demanderesse les taxes payées en trop pour l’exercice financier 2019, avec les intérêts au taux appliqué par la Ville sur les arrérages de taxes ».
- De plus, en lien avec cette conclusion, le Centre demande à la Cour d’ordonner à la Ville de modifier rétroactivement la valeur inscrite à l’égard de l’immeuble pour l’exercice financier 2019 à 32 590 000 $, la valeur fixée ultérieurement pour les années 2020 et 2021.
- Cependant, il n’est pas évident pour le Tribunal qu’une telle réparation est possible vu que la LFM ne prévoit pas une telle modification à la pièce, pour un seul contribuable, sans qu’un nouveau rôle soit déposé.
- Il en va de même de la demande subsidiaire. Le Centre demande à la Cour d’ordonner à la Ville de recevoir et de traiter sa demande de révision du 15 février 2019, et qu’à défaut par l’évaluateur municipal de faire une proposition de modification de la valeur de l’immeuble, de déclarer que le Tribunal administratif du Québec (TAQ) aura la juridiction d’entendre et de trancher un recours introductif déposé devant lui quant à l’évaluation de l’immeuble pour l’exercice financier 2019.
- Ce dernier volet concernant le TAQ se trouvait dans les conclusions du 26 avril 2016 aussi.
- Le fait d’ordonner à la Ville de recevoir et de traiter la demande de révision du Centre va à l’encontre du mécanisme statutaire prévu aux articles 124 et 130 LFM.
- La division des revenus et de l’évaluation de la Ville, ainsi que le TAQ, sont des instances administratives qui tirent leurs pouvoirs de la loi, et le Centre ne cite pas les assises juridiques qui permettraient de leur attribuer compétence par simple ordonnance judiciaire.
- Le Tribunal conclut que la Ville bénéficie de l’invocation justifiée de la force majeure afin d’échapper à l’obligation de produire un nouveau rôle triennal pour 2019. En outre et en tout état de cause, en cas d’omission non justifiée, la LFM n’accorde pas de compétence, ni de façon expresse, ni par déduction nécessaire, à la Ville et au TAQ pour entendre une demande en révision pour l’an quatre du rôle triennal prolongé d’un an en vertu de l’article 72 LFM.
- L’origine du problème est peut-être le fait que les articles 71 et 72 LFM ne prévoient pas de recours pour le contribuable qui se sent lésé par la décision de la municipalité en question de prolonger le rôle précédent.
- La seule sanction qui est prévue est celle à l’article 262 paragraphe 8.4° LFM, permettant au gouvernement d’arrêter de verser des sommes à la municipalité en question en cas de violation du deuxième alinéa de l’article 72 LFM, soit l’alinéa qui prévoit que « l’évaluateur est tenu de dresser un nouveau rôle pour les deux exercices suivants » dans le cas où le rôle n’est pas déposé pour le premier des exercices pour lesquels le nouveau rôle aurait dû être dressé.
- Il est possible que l’incohérence sur le plan des recours dans le présent pourvoi découle du fait que le Centre n’a pas tenté d’établir de lien entre le régime du mandamus et le régime de la responsabilité civile.
- Si le Centre avait conçu son préjudice de 226 906,68 $ comme étant le dommage lié à la prétendue faute statutaire de la part de la Ville en ne respectant pas l’obligation de déposer de nouveau rôle prévue à l’article 71 LFM et en décidant de prolonger le rôle précédent jusqu’à l’année 2019 en vertu de l’article 72 LFM, il aurait été possible de déceler une logique juridique dans les conclusions recherchées par le Centre qui serait conforme à la LFM et au régime de la responsabilité civile.
- Cela étant dit, puisque le Tribunal rejette le pourvoi, les commentaires ci-dessus sont présentés à titre de réflexions sur la manière adéquate de formuler les conclusions dans pareilles causes impliquant des municipalités et les rôles d’évaluation.
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
- REJETTE la Demande introductive d’instance en contrôle judiciaire, modifiée le 22 janvier 2025 ;
- AVEC frais.
| __________________________________ AZIMUDDIN HUSSAIN j.c.s. |
|
Maître Sylvain Bélair |
Dentons Canada llp |
Avocat pour le demandeur |
|
Maître Martine Burelle |
BurElle inc. |
Avocate pour la défenderesse |
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Date d’audience : | 20 janvier 2025 |
| | |
Représentations supplémentaires par la défenderesse : 21 janvier 2025
Dépôt des Conclusions de la demanderesse amendées : 22 janvier 2025
Question du Tribunal aux parties concernant la norme de contrôle : 30 janvier 2025
Réponse du demandeur : 17 février 2025
Réponses de la défenderesse : 7 et 11 mars 2025
Réplique du demandeur : 12 mars 2025
Reprise du délibéré : 12 mars 2025