Ville de Québec c. Roy | 2024 QCCM 22 | |||||
COUR MUNICIPALE VILLE DE QUÉBEC | ||||||
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CANADA | ||||||
PROVINCE DE QUÉBEC |
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DISTRICT DE QUÉBEC | ||||||
N° : | 7902772640
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DATE : | 26 février 2024 | |||||
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE QUÉBEC |
L’HONORABLE |
PATRICE SIMARD, J.C.M.
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VILLE DE QUÉBEC | ||||||
Poursuivante | ||||||
c. | ||||||
GUILLAUME ROY | ||||||
Défendeur | ||||||
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JUGEMENT | ||||||
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1. INTRODUCTION
[1] On reproche au défendeur d’avoir injurié ou insulté un agent de la paix dans l’exercice de ses fonctions ou d’avoir encouragé ou incité une personne à l’injurier, et ce, en contravention avec l’article 9 du Règlement sur la paix et le bon ordre de la Ville de Québec[1].
[2] L’émission du constat d’infraction fait suite à des événements survenus le 9 juin 2021 au cours d’une manifestation contre les mesures sanitaires adoptées par le gouvernement du Québec en lien avec la pandémie de la COVID-19.
2. HISTORIQUE DES PROCÉDURES
[3] Le 20 janvier 2022, le défendeur transmet un plaidoyer de non-culpabilité à l’infraction reprochée. L’instruction de la poursuite est fixée une première fois le 27 mai 2022. Elle sera toutefois remise à plusieurs reprises, à la demande du défendeur, afin de lui permettre de prendre position en l’instance.
[4] Le 8 septembre 2022, le défendeur procède à une substitution de procureurs.
[5] Le 9 janvier 2023, la nouvelle avocate du défendeur annonce le dépôt d’une requête pour tenir un « débat constitutionnel ». Considérant la durée anticipée de l’audition, les parties doivent alors faire des démarches auprès du cabinet des juges afin d’obtenir des dates pour une cause longue.
[6] Le 15 mars 2023, le Tribunal constate que la requête annoncée n’a pas été déposée au dossier, mais accorde un délai jusqu’au 16 mai 2023 pour régulariser la situation.
[7] Le 16 mai 2023, la juge Joanne Tourville procède à une première gestion de l’instance. La requête n’étant toujours pas déposée au dossier, un délai additionnel est accordé jusqu’au 16 juin 2023. La juge Touville suggère alors de procéder au fond en premier lieu afin de déterminer si l’infraction a été commise ou non. L’avocate du défendeur refuse cette façon de procéder, mais fait les admissions suivantes[2] :
« La défense admet la preuve de la poursuite en son entièreté.
Admission en défense de l'infraction commise en vertu de l'article 9.
Seul pont [sic] en défense sera la requête. »
[8] Le 5 juillet 2023, une deuxième gestion de l’instance est tenue par la juge Tourville. La version finale de la requête n’est toujours pas au dossier, mais un projet a été transmis le 4 juillet 2023 au Procureur général du Québec. La juge Tourville estime alors qu’il est impossible de fixer une date et reporte le dossier au 21 août 2023 afin de permettre à l’avocate du défendeur de finaliser la requête. L’avocate du défendeur réitère sa position sur le fond comme suit[3] :
« Suivant les derniers propos de Me Bellavance, le Tribunal valide si les éléments essentiels de l'infraction sont admis hors de tout doute raisonnable et que le débat sera sur les éléments de la Charte uniquement.
Me Bellavance confirme. »
[9] Le 18 août 2023, le défendeur signifie à la poursuivante et au Procureur général du Québec un avis d’intention de soulever l’inconstitutionnalité de l’article 9 du Règlement sur la paix et le bon ordre. Le défendeur allègue que cette disposition est inconstitutionnelle « en raison du fait qu’elle contrevient à l’exercice de son droit fondamental à la liberté d’expression ». Le défendeur fait référence aux articles 2b) et 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés[4] ainsi qu’aux articles 3 et 9.1 de la Charte des droits et libertés de la personne[5].
[10] Le 21 août 2023, une troisième gestion de l’instance intervient devant le juge Jean-Claude Gingras et le procès est fixé le 11 décembre 2023, pour une durée d’une heure trente, en considération des motifs suivants :
« Les éléments essentiels de l'infraction ne sont pas contestés.
Le Tribunal ne requiert pas de réponse écrite de la poursuite sur la requête.
Le Procureur général n'interviendra pas dans ce dossier. »
[11] Le 9 décembre 2023[6], le défendeur signifie à la poursuivante un avis d’intention amendé. En plus de la violation initialement alléguée, le défendeur veut ajouter des moyens subsidiaires fondés sur la violation des droits conférés par les articles 7 (vie, liberté et sécurité de la personne) et 2c) (liberté de réunion pacifique) de la Charte.
[12] Le 11 décembre 2023, la poursuivante s’objecte au dépôt de la procédure amendée en raison de sa tardiveté. Le Tribunal constate alors que les formalités et délais pour la signification de l’avis n’ont pas été respectés, notamment en ce qui concerne la signification au Procureur général du Québec[7].
[13] Confronté à l’éventualité d’un ajournement de l’instruction, le défendeur renonce à présenter la procédure amendée et déclare vouloir procéder uniquement sur l’avis d’intention tel que rédigé dans sa version du 18 août 2023.
* * *
[14] L’invalidité constitutionnelle d’une disposition doit être alléguée clairement dans l’avis d’intention. Seuls les moyens exposés dans l’avis doivent être considérés par le Tribunal[8].
[15] En droit pénal, la « requête en inconstitutionnalité » présentée par le défendeur constitue une demande préliminaire qui peut être présentée à un juge avant la tenue de l’instruction de la poursuite. Elle correspond à une « demande préliminaire visant le rejet de la poursuite » au sens des articles 174(8°) et 184(8°) du Code de procédure pénale :
174. Les demandes préliminaires visent:
[…]
8° le rejet de la poursuite.
184. À la demande du défendeur, le juge ordonne le rejet d’un chef d’accusation s’il est convaincu que:
[…]
8° la disposition qui crée l’infraction est soit inapplicable constitutionnellement, soit invalide ou inopérante, y compris en regard de la Charte canadienne des droits et libertés (Partie I de l’annexe B de la Loi sur le Canada, chapitre 11 du recueil des lois du Parlement du Royaume-Uni pour l’année 1982) ou de la Charte des droits et libertés de la personne (chapitre C‐12);
[16] Lorsqu’un défendeur présente une demande préliminaire en rejet du chef d’accusation en vertu du paragraphe 8° de l’article 184 C.p.p., le juge peut reporter sa décision après l’instruction :
171. Le juge qui est saisi d’une demande préliminaire ne peut reporter après l’instruction sa décision que s’il s’agit:
1° d’une demande visée au paragraphe 8° du premier alinéa de l’article 184;
2° d’une autre demande visée à l’article 184 présentée lors de l’instruction.
[Soulignements ajoutés]
[17] En pratique, les juges des cours municipales vont généralement se prononcer sur la culpabilité du défendeur avant de procéder à l’analyse de la constitutionnalité de la disposition qui crée l’infraction.
[18] Si un acquittement est prononcé, l’analyse constitutionnelle devient alors purement théorique. Dans cette éventualité, le défendeur qui désire absolument faire trancher la question de la validité constitutionnelle de la disposition litigieuse devra s’adresser à la Cour supérieure.
[19] Dans Ville de Chambly c. Houle[9], le juge Pierre-Armand Tremblay résume les pouvoirs d’un juge de la cour municipale saisie d’une demande selon l’article 76 C.p.p. (ancien article 95 C.p.p.) :
« [35] Bien évidemment, l'issue de cet avis selon 95 devra respecter le cadre des pouvoirs qui sont accordés aux cours municipales lorsque les citoyens attaquent la constitutionnalité d'un texte réglementaire. »
[36] Il est depuis longtemps reconnu que[10]:
« Si une cour municipale peut examiner la constitutionnalité d'un texte réglementaire, sa décision ne peut comporter une déclaration générale et définitive d'inconstitutionnalité du règlement, mais seulement une contestation que le texte est inopérant en l'espèce. »
[37] À l'instar des dizaines de causes à cet effet, la Cour d'appel rappelait en 2003[11]:
« [82] Le juge de la Cour municipale, dans ses conclusions, a déclaré les articles […] « inconstitutionnels, ultra vires et illégaux » et a annulé lesdits articles. La Cour municipale ne peut annuler, erga omnes, une disposition réglementaire. Cette compétence appartient à la Cour supérieure. Cependant, la Cour municipale, en constatant l'invalidité d'un règlement, strictement dans le cadre du litige dont elle est saisie, peut déclarer le règlement inopposable à l'intimé, ce qu'elle aurait dû faire. Je considère donc que le jugement comporte cette faille et même si elle n'a pas été mentionnée par l'appelante, il faut la corriger.
[38] À première vue, il apparaîtrait raisonnable et logique de disposer de l'avis selon 95 préalablement à l'audition de la preuve factuelle reliée au cas en l'espèce puisque, advenant le cas où les dispositions en question sont ultra vires de la loi habilitante ou illégale, le juge devra automatiquement déclarer ces dispositions inopérantes à l'égard du défendeur et il n'y aurait alors plus aucune nécessité d'étudier le bien-fondé ou non du comportement du défendeur vu l'absence de disposition légale créant une infraction.
[39] Du point de vue strictement procédural et dans le contexte où une cour municipale n'a aucune juridiction pour annuler les dispositions réglementaires déclarées ultra vires ou inconstitutionnelles, mais ne peut que les déclarer inopérantes uniquement à l'égard du défendeur, la contestation de la validité des dispositions réglementaires survient au niveau de la défense telle que l'a déjà écrit le juge Paulin Cloutier de la cour municipale de Québec[12].
[40] Dans ce contexte, techniquement, le Tribunal doit d'abord procéder à l'appréciation de la preuve quant au bien-fondé du chef d'accusation. Puis, si l'infraction est prouvée, le Tribunal analysera la validité des dispositions réglementaires dans le cadre de la défense.
[41] À tout événement, ce sont les parties qui ont suggéré de procéder selon cet ordre, ce qui fut fait.»
[Soulignements ajoutés]
[20] En l’instance, le défendeur a admis d’emblée avoir commis l’infraction reprochée. Devant cet aveu judiciaire, qui équivaut à toutes fins pratiques à un plaidoyer de culpabilité, l’analyse de la constitutionnalité de la disposition qui crée l’infraction devient dès lors incontournable afin de pouvoir disposer de la poursuite.
[21] Or, l’une des conclusions de la requête en inconstitutionnalité présentée par le défendeur s’avère problématique puisqu’elle vise à obtenir un acquittement. Considérant que le défendeur admet que la poursuivante s’est déchargée, hors de tout doute raisonnable, de son fardeau de preuve en regard de l’infraction reprochée, l’acquittement pur et simple du défendeur ne constitue pas une issue possible en l’instance. Si la contestation constitutionnelle du défendeur devait être accueillie, le Tribunal devra plutôt ordonner le rejet de la poursuite, et ce, conformément aux articles 174(8°), 184(8°) et 219 C.p.p. :
219. Le juge qui rend jugement peut acquitter le défendeur, le déclarer coupable ou rejeter la poursuite.
[Soulignements ajoutés]
[22] Bref, les deux seules issues qui s’offrent au Tribunal en l’instance sont :
i) Accueillir la requête et rejeter la poursuite en raison de l’invalidité constitutionnelle de la disposition attaquée et de son inopposabilité au défendeur;
Ou
ii) Rejeter la requête et déclarer le défendeur coupable de l’infraction reprochée.
3. ANALYSE
3.1 LA DISPOSITION ATTAQUÉE ET LA COMPÉTENCE MUNICIPALE POUR ASSURER LA PAIX, L’ORDRE, LE BON GOUVERNEMENT ET LE BIEN-ÊTRE GÉNÉRAL DE SA POPULATION
[23] L’article 9 du Règlement se lit comme suit :
9. En outre de ce que prévoit l’article 8, il est interdit d’injurier ou d’insulter un agent de la paix ou un fonctionnaire municipal dans l’exercice de ses fonctions ou de tenir à son endroit des propos blessants, diffamatoires, blasphématoires ou grossiers, ou encore d’encourager ou d’inciter une personne à l’injurier ou à tenir à son endroit de tels propos.
[24] Considérant la référence expresse à l’article 8 du Règlement, le Tribunal estime opportun de le reproduire :
8. Il est interdit d’insulter ou d’injurier une personne se trouvant dans une rue ou dans un endroit public.
[25] Ces dispositions sont complétées par les articles 20 et 21 du Règlement qui créent les infractions et prescrivent les peines encourues en cas de contravention :
INFRACTIONS ET PEINES
20. Nul ne peut contrevenir ni permettre que l’on contrevienne à une disposition de ce règlement.
21. Sauf en ce qui concerne les articles 13 et 13.1, quiconque contrevient ou permet que l’on contrevienne à une disposition de ce règlement commet une infraction et est passible, pour une première infraction, d’une amende dont le montant est, dans le cas d’une personne physique, d’un minimum de 150 $ et d’un maximum de 1 000 $ et, dans le cas d’une personne morale, d’un minimum de 300 $ et d’un maximum de 2 000 $.
En cas de récidive, le contrevenant est passible d’une amende dont le montant est, dans le cas d’une personne physique, d’un minimum de 300 $ et d’un maximum de 2 000 $ et, dans le cas d’une personne morale, d’un minimum de 600 $ et d’un maximum de 4 000 $.
[…]
Dans tous les cas, les frais s’ajoutent à l’amende.
Si l'infraction est continue, cette continuité constitue, jour par jour, une infraction séparée et l’amende édictée pour cette infraction peut être infligée pour chaque jour que dure l'infraction.
[26] Le Règlement est entré en vigueur le 19 mars 2009. Il abroge notamment les dispositions du vénérable Règlement (n° 192) pour le bon ordre et la paix dans la Cité de Québec adoptées par le conseil municipal de la Cité de Québec le 22 décembre 1865, et ce, en vertu des pouvoirs conférés par la Charte de la Cité de Québec[13] du 19 septembre 1865.
[27] Les paragraphes 1° et 30° de l’article 29 de la Charte de la Cité de Québec prévoyaient notamment que le conseil pouvait adopter des règlements dans les domaines suivants :
« 1° Pour le bon ordre, la paix, la sécurité, le confort, l’amélioration, l’économie intérieure et le gouvernement local de la cité; pour la prévention, la suppression de toutes nuisances et de tous actes, matières ou choses dans ladite cité, opposés, contraires ou préjudiciable au bon ordre, à la paix, sécurité, au confort, à la morale ou à la santé, à l’amélioration, à la propreté, à l’économie intérieure, ou au gouvernement local dans ladite cité.
[…]
30° Le conseil peut aussi faire des règlements pour la propreté, sécurité, tranquillité, le bon ordre et la police de toute rue, place, promenade ou jardin public ou quai en la cité, et la commodité et sécurité des passants ou autres personnes dans cette rue, place promenade ou jardin public ou quai. »
[28] Le Règlement (n° 192) pour le bon ordre et la paix dans la Cité de Québec contenait plusieurs dispositions interdisant d’injurier ou d’insulter une autre personne, et ce, tant dans les rues que dans une « maison, bâtisse, lieu, terrain enclos ou non enclos » :
« 1.- Quiconque, de quelque manière que ce soit, troublera sans cause légitime, les paisibles habitants demeurant dans une rue; ou
[…]
4.- Étant dans une rue injuriera de paroles ou assaillira ou frappera ou insultera de quelque manière que ce soit, les passants ou autres personnes étant dans une rue; ou
[…]
8.- Qui étant dans une maison, bâtisse ou sur un terrain enclos ou non enclos injuriera de paroles ou assaillira ou frappera ou insultera de quelque autre manière une personne étant ou passant dans une rue; ou
9.- Qui étant dans une rue, injuriera de paroles ou assaillira ou frappera ou insultera de quelque manière que ce soit, une personne étant dans une bâtisse ou autre lieu ou terrain enclos ou non enclos; ou
[…]
12.- Qui sans cause légitime entrera dans une maison, bâtisse ou dans un lieu enclos, et insultera de paroles ou autrement, les personnes qui s’y trouveront, ou y fera du bruit, ou refusera de s’en aller, ou menacera de quelque manière que ce soit, les personnes qui se trouveront dans une telle maison, bâtisse ou lieu; »
[29] Ces pouvoirs réglementaires n’étaient pas exclusifs à la Cité de Québec. Ils découlaient généralement des pouvoirs pour « fins de police » accordés aux municipalités par leur charte. Ces pouvoirs généraux de réglementation existaient également sous les anciennes législations municipales[14] :
« Les mots « fins de police » (police purposes) qu’on relève dans cet article 5282 [de la Loi sur les cités et villes] ont, dans l’acceptation ordinaire, un sens assez restreint. On les rattache à l’ordre et à la tranquillité que les officiers de la paix doivent maintenir; mais dans bien des cas, ils ont trait à l’organisation politique d’une municipalité en général et couvrent les ordonnances pour tout ce qui concerne la sûreté, la commodité et le bien-être de la municipalité ou de ses habitants. Cette expression nous vient du droit municipal américain où elle est définie :
such as arise in the administration of the affairs of cities and towns in the exercise of their powers to promote the public health, convenience and welfare. (1) Cyclopedia of Law, vol. 31, p. 903, words and phrases judicially defined, verbo “Police purposes” »
[Soulignements ajoutés]
[30] Le défendeur plaide que l’objectif poursuivi par le Règlement se limite à des impératifs de « sécurité publique ». De fait, ce domaine d’intervention fait partie de la liste des compétences municipales énumérées à l’article 4 de la Loi sur les compétences municipales[15] :
4. En outre des compétences qui lui sont conférées par d’autres lois, toute municipalité locale a compétence dans les domaines suivants :
1° La culture, les loisirs, les activités communautaires et les parcs ;
2° Le développement économique local, dans la mesure prévue au chapitre III ;
3° La production d’énergie et les systèmes communautaires de télécommunication ;
4° L’environnement ;
5° La salubrité ;
6° Les nuisances ;
7° La sécurité ;
8° Le transport.
Elle peut adopter toute mesure non réglementaire dans les domaines prévus au premier alinéa ainsi qu’en matière de services de garde à l’enfance. Néanmoins, une municipalité locale ne peut déléguer un pouvoir dans ces domaines que dans la mesure prévue par la loi.
[31] Les objectifs poursuivis par le Règlement vont toutefois au-delà de la sphère de la « sécurité publique ». La disposition attaquée se rattache également aux pouvoirs conférés aux municipalités locales par l’article 85 LCM :
85. En outre des pouvoirs réglementaires prévus à la présente loi, toute municipalité locale peut adopter tout règlement pour assurer la paix, l’ordre, le bon gouvernement et le bien-être général de sa population.
[Soulignements ajoutés]
[32] Comme mentionné précédemment, ces pouvoirs ne sont pas nouveaux. Ils existaient bien avant l’entrée en vigueur de la Loi sur les compétences municipales le 1er janvier 2006. De fait, l’article 85 LCM reprend les pouvoirs accordés aux municipalités locales par les anciens articles 410 de la Loi sur les cités et villes[16] et 490 du Code municipal du Québec[17].
[33] Quant aux règles d’interprétation qui s’imposent en matière de réglementation municipale, la Cour supérieure les résume comme suit dans Beauchamp c. Ville de Rosemère[18]:
[15] La réglementation municipale doit être interprétée selon la méthode moderne d’interprétation législative qui préconise une lecture de la loi en fonction de son libellé, de son contexte et de son objet (Transport de conteneurs Garfield inc. c. Montréal (Ville de),
[Soulignements ajoutés]
[34] Ces principes sont d’ailleurs codifiés à l’article 2 LCM :
2. Les dispositions de la présente loi accordent aux municipalités des pouvoirs leur permettant de répondre aux besoins municipaux, divers et évolutifs, dans l’intérêt de leur population. Elles ne doivent pas s’interpréter de façon littérale ou restrictive.
3.2 LES OBJECTIFS DE LA DISPOSITION ATTAQUÉE
[35] Les objectifs généraux poursuivis par le Règlement sont énoncés aux notes explicatives qui l’accompagnent :
« NOTES EXPLICATIVES
Ce règlement interdit certains comportements dans une rue ou dans un endroit public, et ce, dans le but d’assurer la paix et le bon ordre sur le territoire.
Ainsi, il est notamment interdit de consommer ou d’être en possession d’alcool, d’être ivre ou sous l’influence d’une drogue, de flâner, de se battre, de mendier.
Ce règlement prévoit également l’imposition d’amendes pour toute personne qui contrevient à ses dispositions. »
[36] Dans Robidoux c. Municipalité de St-Valentin[19], la Cour supérieure définit l’objectif d’une disposition semblable à celle sous étude de la manière suivante :
« [9] Le règlement, il faut le reconnaître, est d'origine municipale. Il se situe dans le cadre de droit réglementaire ou droit pénal. L'infraction visée par le règlement en est une de responsabilité stricte exigeant de la part de la poursuite, une preuve hors de tout doute raisonnable des éléments constitutifs de ladite infraction. L'objet visé par cette disposition est évident. Il a pour but d'isoler ou de protéger les fonctionnaires municipaux des injures ou blasphèmes leur étant adressés dans l'exercice de leurs fonctions par des citoyens mécontents. »
[Soulignements ajoutés]
[37] Dans Ville de Mirabel c. St-Amour[20], la Cour supérieure ajoute ce qui suit :
« [16] L’objectif du Règlement 1674 est de favoriser le maintien du civisme dans des situations potentiellement conflictuelles lors des interactions entre citoyens, piétons, employés de la Ville, agent de police, etc.
[Soulignements ajoutés]
[38] La Cour supérieure reprend ainsi les commentaires du juge Pierre-Armand Tremblay dans Ville de St-Jean-sur-Richelieu c. Beauchamp[21] :
« [29] L’objectif de cette disposition est fort louable. On cherche à favoriser le maintien du civisme et d’un climat sain et serein, malgré le développement de situations potentiellement conflictuelles lors de rapports entre citoyens, piétons, employés de la ville, etc.
[30] Cela est encore plus approprié lorsqu’on place cet objectif dans un contexte où des tensions sont susceptibles de s’exacerber très rapidement, par exemple lors d’une intervention policière, ou lorsque deux personnes en parfait désaccord s’obstinent pour avoir le dernier mot, ou encore dans les cas de rage au volant.
[31] Tout citoyen, dont les employés de l’État, mérite le respect, et tenter de limiter les attaques verbales ou l’intimidation envers qui que ce soit par des règlements municipaux n’est certainement pas une mauvaise initiative. »
[Soulignements ajoutés]
[39] Dans Ville de Québec c. Fortin[22], le juge Paulin Cloutier décrivait comme suit l’objectif poursuivi par la version antérieure du Règlement :
« [40] Comme le dit le titre du Règlement pour le bon ordre et la paix dans la Cité de Québec, le but de cette réglementation est d'assurer une certaine quiétude aux résidants de la ville de Québec. Par ricochet, elle évite que des situations de conflits verbaux ne puissent dégénérer en d'autres situations illégales. »
[Soulignements ajoutés]
[40] Contrairement à l’article 8, qui s’applique uniquement aux personnes se trouvant dans une rue ou un endroit public, l’article 9 du Règlement peut également s’appliquer aux lieux privés, dans la mesure où l’agent de la paix ou le fonctionnaire municipal se trouve dans l’exercice de ses fonctions. Par exemple, on peut penser à la situation où un inspecteur (en bâtiments, en salubrité et environnement, en prévention des incendies, en contrôle animalier, etc.) se fait injurier ou insulter par l’occupant d’une maison d’habitation à l’occasion d’une visite pour vérifier la conformité des lieux à la réglementation municipale.
[41] En résumé, les objectifs de la disposition attaquée visent à :
[42] Ces objectifs s’arriment parfaitement aux pouvoirs des municipalités locales d’assurer la paix, l’ordre, le bon gouvernement et le bien-être général de sa population. Les interventions des personnes chargées de l’application de la loi peuvent ainsi se dérouler dans la sérénité, la paix et l’ordre. De même, la disposition attaquée vise à assurer le bien-être de la population (en général) et celui des agents de la paix ou fonctionnaires municipaux (en particulier). Le Tribunal estime que la notion de « bien-être » englobe notamment la santé physique et mentale des individus. Les objectifs poursuivis par l’article 9 du Règlement, conjugués à ceux de l’article 8, démontrent clairement la volonté du législateur municipal de promouvoir des relations courtoises, harmonieuses et civilisées entre tous les citoyens.
3.3 LA RESTRICTION À LA LIBERTÉ D’EXPRESSION
[43] Le défendeur plaide que l’article 9 du Règlement constitue une restriction à sa liberté d’expression conférée par le paragraphe 2b) de la Charte.
[44] La liberté d’expression fait partie des libertés fondamentales énoncées à l’article 2 de la Charte :
Libertés fondamentales
2. Chacun a les libertés fondamentales suivantes :
(a) Liberté de conscience et de religion;
(b) Liberté de pensée, de croyance, d'opinion et d'expression, y compris la liberté de la presse et des autres moyens de communication;
(c) Liberté de réunion pacifique;
(d) Liberté d'association.
[45] Le défendeur allègue que le fait d’injurier ou d’insulter un agent de la paix dans l’exercice de ses fonctions constitue une activité humaine expressive puisqu’elle « transmet ou tente de transmettre une signification ou un message ». Il s’agit donc d’une activité protégée par le paragraphe 2b) de la Charte.
[46] Dans Ville de Sainte-Anne-des-Plaines c. Dubé[23], le juge Michel Lalande en vient à la conclusion qu’une disposition semblable à celle sous étude ne vise pas à restreindre le contenu du message, ni la forme d’expression utilisée pour le transmettre, mais uniquement la manière de l’exprimer :
« [176] On peut certes exprimer en toute liberté, au moyen de la parole, d’un écrit ou des arts, une opinion qui est en soit blessante, choquante ou même insultante, et toute législation qui viserait à limiter le contenu du message ou la forme d’expression utilisée violerait cette liberté, mais je crois que l’on peut valablement régir, sans porter atteinte à la liberté, la façon de s’exprimer.
[177] Pour illustrer mon propos, je dirais, à partir des faits de la présente affaire, que la liberté d’expression permet à un citoyen intercepté par un policier d’exprimer verbalement son opinion sur le travail du policier, même si son opinion de ce travail est blessante, choquante ou insultante, mais que le législateur, dans le but d’assurer des rapports harmonieux entre les citoyens, peut, au moyen d’une règle de droit, régir la manière dont l’opinion, si désobligeante, choquante ou insultante soit-elle dans son contenu, sera exprimée.
[178] À mon humble avis, dans un tel cas, le législateur ne porte pas atteinte au contenu du message ni au moyen d’expression utilisé, mais uniquement à la façon de l’exprimer.
[179] On peut très bien exprimer une opinion insultante sur le travail d’un policier sans pour autant utiliser un langage qui soit, lui, insultant.
[180] Je peux, en toute liberté, dire à un policier, comme à n’importe quel autre citoyen, que je considère qu’il effectue son travail sans réfléchir, mais je ne suis pas obligé d’ajouter qu’il est un parfait imbécile ou un « épais ».
[181] L’opinion que j’émets alors peut être blessante ou insultante pour celui à qui elle s’adresse, car je critique la façon dont il effectue son travail, mais le langage que j’utilise pour transmettre mon message demeure poli et civilisé et n’est pas en soit blessant ou insultant.
[182] À mon humble avis, lorsque le législateur municipal érige en infraction le fait d’insulter ou d’injurier un policier dans l’exercice de ses fonctions, il ne cherche pas à restreindre le contenu du message ni la forme d’expression utilisée pour le transmettre, mais uniquement la manière de l’exprimer.
[183] En ce sens, la disposition réglementaire ne porte aucunement atteinte à la liberté d’expression. »
[Soulignements ajoutés]
[47] Notre collègue fait donc une distinction entre :
i) Le contenu du message (les propos, l’opinion ou les commentaires du citoyen communiqués au policier ou au fonctionnaire municipal);
ii) La forme d’expression utilisée (la parole ou autre moyen d’expression);
iii) La manière de l’exprimer (les mots ou gestes utilisés par le citoyen).
[48] Puisque le citoyen demeure libre de communiquer son message, par le biais de la parole ou autrement, d’une manière « polie et civilisée », le juge Lalande est d’avis que la disposition réglementaire ne porte pas atteinte à sa liberté d’expression.
[49] Malgré sa conclusion sur l’absence d’atteinte à la liberté d’expression, il procède néanmoins à l’analyse sous l’article premier de la Charte de la manière suivante :
« [195] Dans l’arrêt R. c. Oakes[24], la Cour suprême du Canada a énoncé la procédure à suivre lorsque l’on tente de justifier en vertu de l’article premier de la Charte une limite apportée à une liberté garantie.
[196] Pour établir qu’une restriction est raisonnable et que sa justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique, il faut satisfaire à deux critères : 1) l’objectif législatif visé par la limitation doit être suffisamment important, urgent et réel pour justifier la suppression d’un droit ou d’une liberté garantie et 2) le moyen choisi pour restreindre la liberté ou le droit doit être raisonnable et pouvoir se justifier dans une société libre et démocratique.
[197] En l’espèce, je suis d’avis que le respect d’autrui est une valeur suffisamment importante dans notre société pour justifier que l’on restreigne les façons d’exprimer nos opinions en nous assurant qu’elles le seront en toute politesse.
[198] Au surplus, le moyen choisi pour restreindre la liberté d’expression, si tel était le cas, est de nature à porter le moins possible atteinte à la liberté d’expression.
[199] Il est certes, à mon humble avis, un objectif urgent et réel d’assurer des rapports cordiaux entre les citoyens et le moyen utiliser ici par le législateur municipal est celui qui porte le moins atteinte à la liberté d’expression du citoyen. »
[50] Avec respect pour l’opinion de notre collègue, le Tribunal estime que l’article 9 du Règlement constitue une restriction à la liberté d’expression conférée par le paragraphe 2b) de la Charte. La distinction proposée entre la forme d’expression utilisée pour transmettre le message et la manière de l’exprimer nous apparaît artificielle.
[51] L’activité expressive protégée comprend non seulement la forme d’expression utilisée (paroles, gestes, écrits, images ou autres), mais également la manière de l’exprimer, à savoir par des gestes ou paroles insultantes ou injurieuses, sous réserve évidemment de l’exception prévue en matière de violence.
[52] L’utilisation de paroles insultantes, dérangeantes, choquantes, injurieuses ou même blessantes envers une autre personne, y compris les agents de la paix ou fonctionnaires municipaux, est donc protégée par le paragraphe 2b) de la Charte.
[53] Ainsi, l’article 9 du Règlement constitue une règle de droit qui vient restreindre la liberté d’expression. Reste à savoir si cette restriction se justifie sous l’article premier de la Charte.
3.4 L’ANALYSE SOUS L’ARTICLE PREMIER DE LA CHARTE
[54] L’article premier de la Charte se lit comme suit :
1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.
[55] Dans R. c. Guignard[25], la Cour suprême rappelle la marche à suivre ainsi que le fardeau de preuve imposé à l’autorité publique dans le cadre d’une analyse effectuée sous l’article premier de la Charte :
[28] Dans l’arrêt Sharpe, précité, le juge en chef McLachlin résumait ainsi le fardeau imposé à l’autorité publique par l’article premier de la Charte. Pour justifier une atteinte à la liberté d’expression, les pouvoirs publics doivent établir, au moyen d’une preuve complétée par le bon sens et le raisonnement par déduction, que la disposition attaquée satisfait aux critères énoncés dans l’arrêt R. c. Oakes, 1986 CanLII 46 (CSC),
[Soulignements ajoutés]
3.4.1 UN OBJECTIF URGENT ET RÉEL
[56] Les objectifs poursuivis par la disposition attaquée ont déjà été abordés par le Tribunal dans le cadre de l’analyse des pouvoirs réglementaires des municipalités locales en matière de paix, ordre, bon gouvernement et bien-être général de la population.
[57] En leur qualité de personnes chargées de l’application de la loi, les agents de la paix et fonctionnaires municipaux sont régulièrement exposés à des situations potentiellement conflictuelles lors de leurs interactions avec les citoyens. Ces représentants de l’État doivent pouvoir s’acquitter de leurs fonctions sans être exposés à des insultes, injures et autres formes d’intimidation lors de leurs interactions avec les citoyens.
[58] D’ailleurs, certaines lois ou certains règlements sectoriels possèdent des dispositions similaires à celle sous étude qui prohibent le fait d’incommoder, molester ou injurier un employé dans l’exercice de ses fonctions[26].
[59] Au cours des dernières années, on peut observer une recrudescence d’événements malheureux impliquant tantôt des citoyens, tantôt des fonctionnaires municipaux, des élus ou des policiers[27]. Il s’agit certainement d’une préoccupation réelle et urgente pour les administrations municipales qui doivent veiller à la protection des citoyens, élus et employés municipaux.
[60] Le défendeur plaide que l’article 9 est redondant en ce qu’il sanctionne une situation incluse à l’infraction d’entrave. Sans le mentionner expressément, le défendeur fait ainsi référence à l’infraction pénale prévue à l’article 79 de l’Annexe C de la Charte de la ville de Québec[28] :
79. Personne ne peut entraver le travail d’une personne chargée de l’application de la charte, d’un décret adopté en vertu de cette charte ou des règlements de la ville dans l’exercice de ses fonctions, la tromper, ou tenter de la tromper par des réticences ou par des déclarations fausses ou mensongères.
[61] Or, le fait d’insulter ou d’injurier, une personne chargée de l’application de la loi ne constitue pas nécessairement de l’entrave. Ce n’est que lorsque les insultes ou injures empêchent, nuisent ou rendent plus difficile le travail de la personne chargée de l’application de la loi qu’elles pourront également constituer de l’entrave[29]. Il s’agit de deux infractions distinctes dont les éléments constitutifs sont différents.
[62] D’ailleurs, le juge peut user de son pouvoir discrétionnaire d’ordonner l’arrêt des procédures lorsque les deux infractions sont portées contre un même défendeur pour sanctionner à la fois les injures et l’entrave[30]. Quoi qu’il en soit, la disposition attaquée impose une norme de comportement distincte de celle prévue par l’infraction d’entrave; elle n’est pas moindre et incluse dans celle d’entrave.
[63] En résumé, la poursuivante a démontré que l’objectif poursuivi par la disposition attaquée répondait à un objectif urgent et réel.
3.4.2 LA PROPORTIONALITÉ
[64] Le défendeur plaide que la disposition expose le contrevenant à une arrestation arbitraire de la part des policiers. Ce postulat repose sur une méconnaissance de la procédure applicable aux infractions réglementaires.
[65] Lorsqu’un agent de la paix ou un fonctionnaire municipal possède des motifs raisonnables de croire qu’une infraction a été commise, il doit en informer le contrevenant. Ce dernier doit alors s’identifier pour les fins de remise d’un constat d’infraction[31]. Aucune arrestation n’est requise, sauf si la personne refuse de s’identifier ou si l’arrestation constitue le seul moyen raisonnable pour mettre un terme à la perpétration de l’infraction[32].
[66] Une fois le constat d’infraction signifié, le défendeur pourra, le cas échéant, consigner un plaidoyer de non-culpabilité et contester l’infraction devant le tribunal compétent, en l’occurrence la Cour municipale. La détention pour fins d’identification du contrevenant demeure brève et se limite à la communication des renseignements prévus à la loi.
[67] Le juge Cournoyer considère cette procédure comme minimalement intrusive en regard des droits du citoyen[33] :
« La seule véritable atteinte aux droits du citoyen qui demeure, et elle est inévitable et minime, est celle qui résulte de l’interception pour fins de remise du constat d’infraction. Elle est inévitable puisqu’il faut souvent intercepter le contrevenant pour obtenir ses coordonnées permettant de lui signifier le constat d’infraction. Elle est minime puisque la procédure du constat d’infraction constitue probablement la procédure pénale qui concilie le mieux les intérêts du public à ce que les infractions aux lois et à la réglementation provinciales soient efficacement poursuivies et les intérêts d’un défendeur à ce que l’on porte à cette fin aussi peu que possible atteinte à ses droits procéduraux et fondamentaux. »
[Soulignements ajoutés]
[68] À l’instruction, le défendeur bénéficie évidemment de la présomption d’innocence. La poursuite doit démontrer, hors de tout doute raisonnable, tous les éléments constitutifs de l’infraction, y compris que l’agent de la paix ou le fonctionnaire municipal se trouvait dans l’exercice de ses fonctions lorsque les insultes ou injures ont été proférées par le défendeur. De l’avis du Tribunal, la protection accordée par l’article 9 du Règlement ne saurait trouver application en cas d’inconduite, provocation ou autre abus de pouvoir de la part de l’agent de la paix ou du fonctionnaire municipal[34].
[69] Par ailleurs, le simple fait de tenir des propos ou de poser des gestes insultants ou injurieux envers un fonctionnaire municipal ou un agent de la paix ne constitue pas, en soi, une infraction; tout est question de contexte[35].
[70] S’agissant d’une infraction de responsabilité stricte, le défendeur bénéficie de tous les moyens de défense propres à cette catégorie d’infraction, et ce, en plus de tous les moyens de défense, justifications et excuses reconnus en matière pénale ou, compte tenu des adaptations nécessaires, en matière criminelle[36].
[71] En outre, le défendeur n’encourt aucune peine d’emprisonnement dans l’éventualité d’une déclaration de culpabilité. La sanction pour l’infraction prévue aux articles 9 et 20 du Règlement est l’imposition d’une amende, et ce, même en cas de récidive[37]. Ces sanctions respectent les balises imposées par l’article 369 LCV :
369. Sauf dans le cas où la peine applicable est prévue dans une loi, le conseil peut, par règlement :
1° Prévoir qu’une infraction à une disposition réglementaire de sa compétence est sanctionnée par une peine d’amende;
2° Prescrire soit un montant d’amende fixe, soit les montants minimum et maximum de l’amende ou le montant minimum de 1 $ et un montant maximum d’amende.
3 Le montant fixe ou maximal prescrit ne peut excéder, pour une première infraction, 1 000 $ si le contrevenant est une personne physique ou 2 000 $ s’il est une personne morale. Pour une récidive, le montant fixe ou maximal prescrit ne peut excéder 2 000 $ si le contrevenant est une personne physique ou 4 000 $ s’il est une personne morale.
[72] En résumé, la restriction à la liberté d’expression peut être qualifiée de minimale; elle ne vise qu’à prohiber l’utilisation d’insultes ou d’injures comme méthode de communication avec un agent de la paix ou un fonctionnaire municipal. La personne demeure libre d’exprimer ses états d’âme en utilisant des paroles ou gestes qui ne visent pas à outrager, offenser, blesser, humilier ou autrement attaquer la dignité ou l’honneur de son interlocuteur. Le Tribunal partage ainsi l’opinion de la juge Marguerite M. Brochu dans Ville de St-Lin-des-Laurentides c. St-Pierre[38] :
« [9] Toute parole déplacée et mal avisée n'est pas en soi une insulte à un policier. On peut se montrer récalcitrant sans insulter; ou être agressif sans insulter; ou être outrageusement sur la défensive sans insulter; argumenter, maladroitement comparer, critiquer tout en restant en deçà de la frontière du respect de l’autre et de l’autorité. »
[73] Finalement, la disposition n’est pas vague, imprécise ou arbitraire. Une personne raisonnable comprend facilement, en lisant les articles 8 et 9 du Règlement, ce qui lui est permis de faire ou de dire et ce qui ne l’est pas[39].
[74] Dans les circonstances, le Tribunal estime que la restriction à la liberté d’expression imposée par l’article 9 du Règlement est minimale et qu’elle vise à favoriser la réalisation des objectifs poursuivis par le législateur municipal. Par conséquent, elle ne constitue pas une atteinte excessive à la liberté d’expression.
3.4.3 LES AVANTAGES DOIVENT L’EMPORTER SUR LES EFFETS NÉGATIFS
[75] Les valeurs qui sont au cœur de la liberté d’expression comprennent la recherche de la vérité dans les affaires politiques et dans les entreprises scientifiques et artistiques, la protection de l’autonomie et de l’épanouissement personnels et la promotion de la participation du public au processus démocratique. Plus une forme d’expression particulière s’éloigne de ces valeurs sous-jacentes, moins elle bénéficiera de la protection de la Charte[40].
[76] Les insultes ou injures, comme forme d’expression, s’éloignent des valeurs rattachées à la liberté d’expression. Elles ne contribuent pas à l’épanouissement personnel de la personne qui les profère (si ce n’est que par auto-gratification) ni à la recherche de vérité. Au contraire, elles s’inscrivent généralement dans un discours à sens unique qui fait obstacle à une véritable communication et, par extension, à la recherche de la vérité. Elles n’invitent pas davantage la participation du public au processus démocratique, mais vont plutôt y faire obstacle en empêchant toute forme de dialogue constructif.
[77] Le défendeur invite le Tribunal à privilégier la liberté d’expression aux dépens du droit à la dignité des agents de la paix ou fonctionnaires municipaux[41], et ce, sous prétexte que le droit à la sauvegarde de la dignité, de l’honneur et de la réputation est enchâssé dans la Charte des droits et libertés de la personne, une loi provinciale subordonnée à la Charte.
[78] Cette hiérarchisation simpliste des droits et libertés conférés par les deux chartes ne résiste toutefois pas à l’analyse. La Cour suprême du Canada a depuis longtemps reconnu que « le respect de la dignité inhérente de l’être humain » fait partie intégrante « des valeurs et des principes essentiels à une société libre et démocratique »[42]. Même si le libellé de la Charte ne mentionne pas la notion de « dignité humaine », la Cour suprême considère cette notion comme une « valeur essentielle », une « valeur sous-jacente » qui « inspire la Charte » et « sous-tends tous les droits garantis » par elle[43]. Le droit à la dignité, tout comme le droit à la réputation, sont des droits fondamentaux protégés par la Charte.
[79] De même, les agents de la paix et fonctionnaires municipaux représentent l’autorité. Ils veillent à l’ordre public, et ce, au nom des institutions démocratiques municipales. Permettre aux citoyens de les insulter mine cette autorité[44].
[80] Par conséquent, les insultes ou injures adressées aux personnes chargées de l’application de la loi constituent non seulement une violation de leur droit au respect ou à la sauvegarde de leurs dignité, honneur et réputation, mais elles vont également à l’encontre des principes prônés par une société libre et démocratique.
[81] Par conséquent, le Tribunal estime que les avantages qui découlent de la norme de comportement imposée par l’article 9 du Règlement l’emportent sur les inconvénients causés par une atteinte mineure et limitée à la liberté d’expression des citoyens.
4. CONCLUSION
[82] L’article 9 du Règlement constitue une règle de droit qui porte atteinte à la liberté d’expression du défendeur protégée par le paragraphe 2b) de la Charte.
[83] La poursuivante a toutefois démontré que cette restriction était justifiée par l’article premier de la Charte. Par conséquent, la requête en rejet du chef d’accusation pour cause d’inconstitutionnalité de la disposition qui crée l’infraction sera rejetée.
[84] Considérant l’aveu judiciaire du défendeur relativement à la commission de l’infraction reprochée et l’absence de contestation sur le fond, une déclaration de culpabilité sera prononcée contre le défendeur en regard de l’infraction reprochée.
5. IMPOSITION DE LA PEINE
[85] Avant la mise en délibéré des présentes et sans préjuger de la décision, le Tribunal a donné l’occasion aux parties de se faire entendre sur la peine et les frais à imposer, et ce, advenant le prononcé d’une déclaration de culpabilité contre le défendeur[45].
[86] La peine prévue pour une contravention aux articles 9 et 20 du Règlement est l’imposition d’une amende minimum de 150 $ et maximum de 1 000 $ pour une première infraction commise par une personne physique[46].
[87] La poursuivante suggère l’imposition de l’amende minimale de 150 $. Le défendeur n’a adressé aucune représentation relativement à l’amende, les frais ou le délai de paiement.
[88] Bien que le Tribunal ne soit pas lié, au terme d’une instruction contestée, par la peine réclamée par la poursuivante au constat d’infraction[47], l’imposition de l’amende minimale apparaît appropriée en l’instance.
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
[89] REJETTE la requête en inconstitutionnalité du défendeur;
[90] DÉCLARE le défendeur coupable de l’infraction reprochée;
[91] CONDAMNE le défendeur à une amende de 150 $ et les frais.
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__________________________________ Patrice Simard, J.C.M. | |
Me Steve Marquis Giasson et Associés (Ville de Québec) Avocat de la poursuivante
Me Chantal Bellavance Boro, Frigon, Gordon, Jones Avocate du défendeur
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Date d’audience : | 11 décembre 2023 | |
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[1] R.V.Q. 1091. Ci-après désigné le « Règlement ».
[2] Procès-verbal d’audience du 16 mai 2023.
[3] Procès-verbal d’audience du 5 juillet 2023.
[4] Charte canadienne des droits et libertés (Partie I de l’annexe B de la Loi sur le Canada, chapitre 11 du recueil des lois du Parlement du Royaume-Uni pour l’année 1982). Ci-après désignée la « Charte ».
[5] RLRQ, c. C-12.
[6] Le 9 décembre 2023 est un samedi.
[7] Articles 76 et 77 du Code de procédure civile, RLRQ, c. C-25.01; Articles 59 et 69 du Règlement des cours municipales, RLRQ, c. C-72.01, r. 1.1.
[8] Eaton c. Conseil scolaire du comté de Brant (1997) 1997 CanLII 366 (CSC), 1 R.C.S. 241; Ville de Montréal c. Salois (1993) CanLII 4029; R. c. Sergakis,
[9]
[10] J. HÉTU et Y. DUPLESSIS, Droit municipal, principes généraux et contentieux, Publications CCH, 2010, par. 8.269.
[11] Ville de Montréal c. 177380 Canada Inc.,
[12] Ville de Québec c. Doyon-Lessard,
[13] Acte pour amender et consolider les dispositions contenues dans les Actes et Ordonnances relatives à l’incorporation et à l’approvisionnement en eau de la Cité de Québec (29-30 Victoria, c. 57).
[14] Bélair v. La Ville de Ste. Rose,
[15] RLRQ, c. C-47.1. Ci-après désignée la « LCM ».
[16] RLRQ, c. C-19. Ci-après désignée la « LCV ».
[17] RLRQ, c. C-27.1.
[18]
[19]
[20]
[21]
[22]
[23]
[24] 1986 CanLII 46 (CSC).
[25]
[26] Voir notamment l’article 84 de Loi sur les relations de travail, la formation professionnelle et de gestion de la main-d’œuvre dans l’industrie de la construction, RLRQ, c. R-20 et l’article 6 du Règlement (n⁰ 231) concernant les normes de sécurité et de comportement des personnes dans le matériel roulant et les immeubles exploités par ou pour le Réseau de transport de la Capitale (RTC).
[27] D. BEAUPRÉ, « (In)civilté municipale » dans Développements récents en droit municipal (2021), Barreau du Québec. Service de la qualité de la profession, vol. 490, Montréal, Éditions Yvon Blais, pp. 203-219.
[28] Charte de la Ville de Québec, Capitale nationale du Québec, RLRQ, c. C-11.5.
[29] R. c. Rousseau,
[30] Québec (Ville de) c. Lavoie,
[31] Articles 72 et 73 C.p.p.
[32] Articles 74 et 75 C.p.p.
[33] G. COURNOYER, Code de procédure pénale annoté 2022, 12e éd., 2022, Montréal, Wilson et Lafleur, p. 332.
[34] Faucher c. Ville de Lévis,
[35] Ville de Laval c. Baudin,
[36] Article 60 C.p.p.
[37] Article 236 C.p.p.
[38] Ville de St-Lin-Laurentides c. St-Pierre,
[39] Ville de Ste-Anne-des-Plaines c. Dubé,
[40] R. c. Lucas, 1998 CanLII 815 (CSC),
[41] Article 4 de la Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ, c. C-12.
[42] R. c. Oakes,
[43] C. BRUNELLE, « La dignité, ce digne concept juridique » dans Collection de droit 2008-2009, v. 13, Justice, société et personnes vulnérables, 2008, Cowansville, Éditions Yvon Blais.
[44] Ville de Drummondville c. Jones,
[45] Article 224 C.p.p.
[46] Article 21 du Règlement.
[47] Article 229 C.p.p.
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