- L’appelant a été reconnu coupable de quatre infractions perpétrées entre les 5 et 7 mai 2020 alors qu’il était détenu à l’Établissement de détention de Montréal (« l’Établissement »), une prison de la région : deux chefs d’intimidation d’une personne associée au système judiciaire (deux agents des Services correctionnels du Québec) (al. 423.1(1)b) C.cr.) et deux chefs de menaces de leur causer la mort ou des lésions corporelles (al. 264.1(1)a) C.cr.).
- La preuve présentée par la poursuite repose principalement sur le témoignage des deux agents dont la dénonciation fait état (MM. Pilon et Bernier), qui étaient en fonction au moment des événements, et sur une vidéo comportant deux extraits d’images captées par la caméra de surveillance installée dans la cellule de l’appelant.
- L’appelant nie avoir proféré des menaces de mort ou de lésions corporelles. Il admet tout au plus avoir menacé les agents d’entreprendre à leur endroit des procédures judiciaires.
- En mars 2021, il dépose une demande d’arrêt des procédures fondée sur les articles 7, 11 et 24 de la Charte canadienne des droits et libertés (« Charte ») en raison de la destruction d’enregistrements vidéo par les autorités carcérales. La demande écrite précise ce qui suit :
25. Il apparaît clair que ces vidéos auraient été capitales en regard du présent dossier;
26. En omettant de remettre les vidéos et en étirant volontairement les délais, l’État a contribué de manière active à la destruction d’éléments de preuve capital au requérant dans le cadre d’une défense pleine et entière;
27. Le seul remède pouvant mettre fin au préjudice du requérant est l’arrêt des procédures.
[Transcription intégrale]
- Il faut maintenant aborder les circonstances entourant ces événements.
LE CONTEXTE
- Le 5 mai 2020, le comité de discipline de l’Établissement sanctionne l’appelant pour des manquements aux règles qui lui valent un isolement de quatre jours dans une cellule de réclusion.
- Entre les 5 et 7 mai 2020, MM. Pilon et Bernier, qui sont affectés au secteur de réclusion, ont plusieurs échanges avec l’appelant à propos de diverses revendications de sa part, notamment en rapport avec l’accès à du savon et à de l’eau.
- En raison de la pandémie de COVID-19, il estime impératif de se laver fréquemment les mains, ce qu’il fait jusqu’à 25 fois par jour, particulièrement en vue des repas. Il se méfie de la manipulation des plateaux-repas qui peuvent être des vecteurs de contagion.
- Les agents refusent de lui donner du savon au motif que les règles de sécurité en vigueur dans le secteur de réclusion ne le permettent pas. Selon le témoignage des agents, indigné de ce refus, l’appelant décide de cesser de se nourrir et devient agressif.
- Dès lors, et conformément aux règles internes, lorsqu’un détenu refuse de prendre trois repas consécutifs, un protocole entre en vigueur, lequel détermine les mesures devant être mises en place en cas de grève de la faim. L’une de ces mesures a trait au contrôle de l’approvisionnement en eau à laquelle le détenu a normalement accès en tout temps par le robinet de sa cellule.
- Suivant leur témoignage, les agents doivent fermer l’arrivée d’eau en activant le dispositif installé à cet effet à l’extérieur de la cellule dans le corridor qui y donne accès. Au moyen d’une telle mesure, on évite, entre autres, que le détenu se départisse de ses repas dans le lavabo ou la toilette. Les agents réactivent l’arrivée d’eau sur demande des détenus qui veulent boire. Révolté par une telle conduite qu’il qualifie de « criminelle », l’appelant la dénoncera et s’en plaindra auprès des autorités.
- Les agents témoignent de paroles menaçantes prononcées à leur endroit entre les 5 et 7 mai. Le 6 mai, l’agent Pilon rédige son rapport d’intervention. Il y mentionne, entre autres, les propos menaçants suivants tenus par l’appelant : « Attends que je te frappe, toi, je te jure sur la tête de mes enfants… », « [j]e vais te trouver dehors et te poursuivre », « [t]on syndicat ne pourra pas te sauver, je vais t’enlever tout ce que tu as… », « [j]e vais te stripper ». Puis : « Pilon, Bernier, mettez cette date-là sur le calendrier, vous allez vous en souvenir, je suis capable [un juron], demande à ton chum Couture », « ses parents qui vivent à Victoriaville ». Le 7 mai, l’agent Bernier fait de même et note les paroles prononcées par l’appelant le 5 : « C’est bon Bernier, je vais me rappeler de toi, je vais mettre ton nom dans les médias comme l’ASC [agent des Services correctionnels] Cernné » et « Tu ne sais pas qui je suis dehors, vas regarder mon dossier », puis « [j]e vais trouver où tu habites dehors, comme j’ai fait à ton collègue Couture », et enfin « [r]appelle-toi de cette date et mets mon nom sur ton calendrier ».
- De même, un enregistrement vidéo du 6 mai montre des images captées dans la cellule de l’appelant entre 19 h 50 et 20 h 13. On y voit l’agitation de l’appelant qui se livre à certains gestes violents, notamment en se jetant sur la porte et qui fait à deux reprises un geste illustrant l’action de trancher la gorge en regardant ostensiblement la caméra. Cet incident survient juste après le départ des agents de sa cellule et après une vive discussion avec l’un d’eux par la fenêtre de la porte.
- Dans son témoignage, l’appelant déclare avoir formulé trois demandes le 5 mai : du savon, un oreiller et des sandales avec orthèses. Il nie s’être montré agressif comme l’affirment les agents. Il demande à voir le chef de l'unité pour réitérer sa demande d’obtenir du savon.
- Il nie catégoriquement avoir entrepris une grève de la faim; il conteste par conséquent l’application des mesures auxquelles on l’a astreint pendant presque quatre jours. Il fait valoir que son refus de manger ne résulte pas d’une décision arrêtée de faire la grève de la faim, mais bien d’une mesure sanitaire qu’il s’impose en quelque sorte pour sa sécurité, soit celle de se laver les mains avec du savon avant de manger. Il affirme d’ailleurs avoir refusé de signer un document dans lequel il reconnaîtrait avoir entrepris une grève de la faim. Il refuse simplement de prendre des repas sans pouvoir se laver les mains. Il se plaindra du traitement qu’il a subi auprès de diverses organisations, dont le Protecteur du citoyen.
- Selon l’appelant, de vives discussions ont lieu avec les agents à propos de la rupture de l’alimentation en eau, mais aussi du refus de promenade quotidienne à l’extérieur au motif que les détenus en réclusion n’y ont pas droit. Les agents répliquent parfois par des insultes. La seule menace qu’il a proférée irait dans le sens suivant : « Soyez assurés qu’il va y avoir des conséquences légales ». Il reconnaît avoir fait le geste de trancher la gorge, mais il ne s’agissait que de répéter le même geste que venait de poser l’agent Bernier à son endroit en se tenant à l’extérieur de la cellule, face à la porte. En somme, dit-il, il était fâché de la conduite de l’agent, ce qui l’a incité à poser le même geste.
- Le 27 mai, la décision disciplinaire qui a mené à sa réclusion est cassée. Par ailleurs, un document portant la même date, émanant du ministère de la Sécurité publique et intitulé « Formulaire de suivi carte d’appel à la Sûreté du Québec », atteste de la réception d’une plainte formulée par M. Pilon pour « menace et intimidation ». Le document indique aussi le nom d’un certain Thibert, gestionnaire.
- Selon le témoignage de M. Gabriel L’Heureux, l’enquêteur à la Sûreté du Québec chargé de l’enquête, il s’agit plutôt du résultat d’un appel téléphonique en provenance de l’Établissement le 29 mai, comme semble l’indiquer une inscription manuscrite sur le document lui-même, même s’il porte la date du 27 mai. Comme l’écrit le juge, « L’explication que donne monsieur L’Heureux de cette bizarrerie s’avère plutôt obscure ».
- Comme MM. Pilon et Bernier assurent ne pas avoir communiqué avec la Sûreté du Québec, leur plainte semble donc avoir suivi la voie hiérarchique, de sorte qu’il y a tout lieu de croire que la demande faite à la Sûreté du Québec provient de l’établissement.
- Le 29 mai 2020, M. L’Heureux reçoit le mandat de prendre en charge l’enquête. À ce titre, il lira les rapports, visionnera l’enregistrement vidéo décrit précédemment qu’il obtiendra le 6 juin, s’assurera qu’il a toutes les informations requises et rédigera la documentation qui sera transmise au Directeur des poursuites criminelles et pénales (« DPCP »).
- La vidéo reçue le 6 juin est celle provenant de l’intérieur de la cellule où l’on voit l’appelant poser à deux reprises le geste de trancher la gorge. Questionné sur les démarches entreprises aux fins de son enquête, M. L’Heureux déclare s’être en réalité limité aux documents reçus qui constituaient le dossier complet selon l’expéditeur. Par ailleurs, il sait que les enregistrements, notamment ceux des caméras situées dans le corridor des cellules, ne sont plus accessibles après un certain temps.
- Le 3 juin 2020, il informe par écrit l’appelant de l’existence d’une plainte portée contre lui pour intimidation et menaces.
- L’appelant témoigne avoir tenté en vain de joindre l’enquêteur par téléphone. Il laisse un message dans sa boîte vocale relatant avoir porté plainte contre les agents et avoir saisi le Protecteur du citoyen du traitement qu’on lui a réservé. Un courriel du 9 juin 2020, envoyé par une dame Bougie de la Division des enquêtes sur les crimes majeurs de la Sûreté du Québec, secteur de Mascouche, à un certain Bouchard, atteste l’existence de ce message. Rien n’indique toutefois que ce message vocal soit parvenu à M. L’Heureux.
- Le 20 octobre 2020, l’avocat de l’appelant demande un complément de preuve à la procureure du DPCP, en l’occurrence : « Caméra de surveillance du secteur de réclusion A‑01, plus particulièrement la cellule ainsi que le corridor devant ladite cellule, du 5 mai 2020 à 13h45 au 7 mai 2020 à 15h30 ».
- Le 10 décembre 2020, M. L’Heureux prend connaissance de cette demande qui lui a été vraisemblablement transmise par le DPCP. Vérification faite auprès de l’Établissement, il apprend que les bandes vidéo ne sont conservées que pendant 30 jours. En conséquence, elles ne sont plus disponibles.
- C’est l’absence au travail de M. L’Heureux, pour des raisons personnelles pendant plusieurs semaines, qui explique le délai inusité à donner suite à cette demande.
LES JUGEMENTS
- Le juge de première instance rejette la demande d’arrêt des procédures et déclare l’appelant coupable des quatre chefs d’accusation.
L’arrêt des procédures
- Le juge de première instance résume ainsi la demande :
[13] En somme, cette relation conflictuelle entre le défendeur et les agents du secteur de réclusion et la mise en relief des conditions inacceptables de sa réclusion dont le défendeur témoigne, constituent la pierre angulaire sur laquelle il s’appuie pour soutenir qu’il s’agit d’accusations bidon en réponse, voire en représailles, à son activisme destiné à dénoncer l’inconduite à son égard des agents et de l’Établissement. De là à prétendre que l’on s’est comporté à dessein pour rendre irrécupérable un élément de preuve, en l’occurrence des bandes vidéo de la ou des caméras permettant de visualiser le corridor attenant aux cellules, il n’y a qu’un pas que le défendeur n’hésite pas à franchir. L’équité du procès étant irrémédiablement atteinte, l’arrêt des procédures s’imposerait.
- Il la rejette principalement pour deux motifs.
- D’une part, les Services correctionnels ne peuvent être confondus avec la poursuite et donc « Les bandes vidéo du corridor attenant à la cellule du défendeur ne sont pas en possession de la poursuivante ni ne font partie des fruits de l’enquête policière », de sorte que la poursuite n’avait pas l’obligation de les communiquer à la défense.
- D’autre part, la poursuite n’avait pas connaissance de leur existence avant le 20 octobre, de sorte qu’« [o]n ne saurait [lui] attribuer […] quelque faute ou négligence dans l’impossibilité de prendre connaissance des bandes vidéo du corridor ».
- Comme le mentionne le juge, le fait que des éléments de preuve soient en possession d’un tiers ne met toutefois pas fin à l’exercice puisque, même dans ce cas, « étant une composante du droit à une défense pleine et entière, le droit à la communication de la preuve comporte une protection contre la perte ou la destruction de documents par des tiers ».
- S’attardant à l’argument selon lequel « l’État [aurait] omis à dessein de remettre les bandes vidéo du corridor, étirant les délais de manière à excéder les 30 jours de conservation de ces bandes », ce qui constituerait une forme de représailles à la dénonciation de l’appelant à propos de la conduite des autorités, le juge estime qu’il n’y a aucune preuve le supportant. Il ajoute :
[85] En outre, il n’existe aucun élément suffisamment grave et précis qui permet de tirer un fil conducteur entre, d’une part, les acquittements prononcés par le comité de discipline dont on ne sait pas du reste de quoi il en retourne précisément, et la dénonciation du défendeur auprès du Protecteur du citoyen, et d’autre part, les décisions prises par les agents Pilon et Bernier de déposer une plainte à la police. Au risque de redite, ceux-ci ignorent tout de ces deux faits. Par ailleurs, le Tribunal rappelle que rien au dossier n’indique que les autorités de l’Établissement aient été informées des démarches du défendeur auprès du Protecteur du citoyen, du moins avant le 10 juin 2020, date où l’on communique avec lui comme suite à sa lettre du 21 mai 2020. Au 10 juin 2020, l’enquêteur monsieur L’Heureux a complété son enquête.
- Le juge traite aussi d’un argument qui, sans être clairement l’objet de la requête, s’impose à sa lecture : l’enquêteur aurait fait preuve de négligence en ce qu’il n’aurait pas poussé plus loin son enquête en se limitant à analyser les « documents reçus le 29 mai 2020, et la bande vidéo d’images captées à l’intérieur de la cellule du défendeur, reçue le 6 juin 2020 ».
- Le juge ne retient pas cette thèse :
[88] Il est difficile de concevoir comment on peut reprocher à un enquêteur de ne pas s’enquérir de l’existence d’autres éléments pertinents de preuve dont il ignore l’existence, suivant la preuve en l’instance, et vers lesquels ni les rapports des plaignants ni quoi que ce soit d’autre ne l’orientent. Suivant le témoignage des agents, les propos menaçants et intimidants surviennent lors d’échanges à travers la porte de la cellule, les agents se trouvant dans le corridor, et le défendeur dans sa cellule.
[89] Monsieur L’Heureux ne sait rien des démarches du défendeur auprès du Protecteur du citoyen. Du reste, le dossier ne présente aucun élément extrinsèque probant qu’il en ait été informé au moment de son enquête. Le Protecteur du citoyen, on l’a vu, n’intervient qu’après le 10 juin 2020.
- Le juge porte ensuite son regard sur la possibilité que la destruction des enregistrements vidéo porte en elle-même atteinte à l’équité du procès. Il ne retient pas cette possibilité au motif que, selon les conclusions de fait qu’il tire du témoignage des agents, ces enregistrements ne seraient, de toute façon, d’aucune aide à l’appelant en raison notamment de la disposition des lieux. L’appelant est ainsi incapable « de démontrer un préjudice concret à son droit à une défense pleine et entière pour justifier un remède aussi radical que l’arrêt des procédures ».
- Il écrit à ce sujet ces enregistrements ne permettraient pas d’entendre les paroles prononcées par les agents ni de voir les gestes posés près de la porte de la cellule :
[116] Il faut souligner que ces bandes vidéo ne comportent pas de son. Les conversations demeurent toutes inaudibles.
[117] Il y a plus.
[118] Suivant la représentation qu’on peut se faire de la description des lieux que donne l’agent Pilon en contre-interrogatoire, les cellules s’alignent dans un corridor. La porte de chaque cellule se trouve dans un enfoncement brisant la rectiligne du mur du corridor et faisant une forme d’alcôve. Il s’ensuit que les caméras ne peuvent pas saisir l’agent qui s’approche de la porte pour parler au détenu se trouvant derrière dans sa cellule.
[119] Les images de ces caméras se révéleraient donc sans aucune utilité à une défense pleine et entière devant contrer les menaces rapportées par les agents.
- Il rejette donc la demande d’arrêt des procédures.
La culpabilité
- Après avoir rappelé que l’appelant s’est montré agressif durant deux jours envers les deux agents pour les raisons que l’on connaît, le juge précise que l’appelant nie néanmoins avoir proféré des menaces de mort ou de lésions corporelles. Selon ce dernier, il menaçait tout au plus les agents de poursuites judiciaires et a imité le geste de trancher la gorge seulement pour répliquer au même geste posé par l’agent Bernier sur le seuil de sa cellule.
- Le juge rejette la version de l’appelant pour les raisons qui suivent :
[143] Il nie toutes paroles incriminantes qui dépassent la limite de la légalité ou encore des propos trop crus ou discourtois, comme un juron. Par contre, il reconnaît avoir pu utiliser le mot « stripper » rapporté par monsieur Pilon et avoir dit à l’agent Bernier « qu’il le mettrait dans les médias », des propos peu amènes, voire potentiellement alarmants dans le contexte conflictuel en cours.
[144] Il ne se souvient pas avoir dit « de noter cette date dans le calendrier », mais quelque chose se rapprochant qu’il ne peut préciser. Il évoque avoir « menacé » les agents de poursuites judiciaires, mais n’explicite pas dans quels termes.
[145] En bref, le témoignage du défendeur, volubile et répétitif, donnant par moments l’apparence d’une charge contre les agents des services correctionnels, demeure en fait flou sur ce qu’il a dit, mais se fait catégorique sur ce qu’il n’a pas dit.
[146] De prétendre à l’invraisemblance le fait « d’avoir juré sur la tête de ses enfants » au motif qu’il n’en a pas ou, sur ce détail périphérique, à savoir, de ne pas avoir insulté les agents à son arrivée dans le secteur de réclusion de peur d’écoper d’un manquement disciplinaire ou parce que les caméras auraient surpris son inconduite, relève de l’autocorroboration sans valeur véritablement probante. D’ailleurs, suivant la preuve, faut-il le répéter, il n’a pas été démontré que les caméras aient un dispositif audio.
[147] Sa version sur le geste de trancher une gorge paraît invraisemblable. D’une part, le Tribunal note que l’agent Bernier à qui le défendeur prête d’abord le même geste n’a pas été contre-interrogé sur ce point; d’autre part, s’il répète le même geste, comme il le prétend, en réaction en quelque sorte, à qui le destine-t-il? S’il s’agit de l’agent Bernier seul, pourquoi s’exécuter devant la caméra sans savoir que l’agent Bernier verra les images? S’il s’adresse à tous les agents susceptibles de voir les images, le geste a toute sa charge d’intimidation.
[…]
[154] Sur les faits essentiels au soutien des infractions, le Tribunal ne croit pas le témoignage du défendeur qu’il rejette. Eu égard à la prise en compte de l’ensemble de tous les témoignages, il n’en émerge aucun doute raisonnable. Comme l’indique le qualificatif, le doute doit s’appuyer sur la raison et le bon sens, sur la preuve ou l’absence de preuve et n’être ni frivole ni fantaisiste.
- Par ailleurs, le juge croit les agents et conclut ceci en ce qui a trait aux accusations de menaces :
[159] L’analyse doit se centrer sur le sens ordinaire des mots. Lorsque les mots s’avèrent manifestement une menace sans qu’il n’y ait quelque motif de croire qu’ils aient un autre sens, il n’est pas nécessaire de pousser plus loin l’analyse.
[160] Par contre, il advient dans d’autres cas des facteurs contextuels qui font des menaces des mots qui a priori pourraient se révéler anodins.
[161] Au regard de l’hostilité vouée par le défendeur aux agents, cela ne fait aucun doute que des paroles telles que :
- attends que je te frappe toi;
- je vais te trouver dehors;
- je vais t’enlever tout ce que tu as;
- je vais te « stripper »;
- tu ne sais pas qui je suis dehors;
- je vais trouver où tu habites.
adressées à M. Pilon constituent des menaces à tout le moins de causer des blessures.
Et tout autant celles-ci, à l’endroit de M. Bernier :
- je vais te trouver dehors comme j’ai fait avec ton collègue Couture;
- tu ne sais pas qui je suis dehors;
- va regarder mon dossier.
[162] Il faut encore compter sur le geste non équivoque de trancher la gorge adressé aux agents correctionnels.
[163] Ces paroles arrivent dans le contexte où le défendeur déverse sa colère et sa frustration sur les agents, impuissant qu’il est à infléchir des décisions prises à son égard qu’il juge contestables.
[164] L’intention criminelle (mens rea) suppose que les paroles prononcées soient perçues comme une menace de causer la mort ou des blessures graves visant à intimider ou à être prises au sérieux.
[165] L’intention que ces menaces soient prises au sérieux, en l’absence d’explications du défendeur, puisqu’il les nie, s’infère des mots et du contexte.
[166] Il y a lieu de prononcer des verdicts de culpabilité sur les chefs d’infraction nos 2 et 4.
[Renvoi omis]
- La conclusion est la même pour ce qui est de l’infraction d’intimidation d’une personne associée au système judiciaire :
[168] En l’occurrence, l’infraction, se fondant sur les mêmes faits au soutien de l’infraction de menace, il s’en infère la même détermination : les paroles dites et les gestes posés constituent dans le contexte en cause une menace évidente à intimider et à être pris au sérieux. Il est aussi établi que MM. Pilon et Bernier sont des personnes associées au système judiciaire.
[169] Dès lors, cette conclusion établit l’acte (actus reus) constitutif de l’infraction, soit d’agir de quelque manière que ce soit dans l’intention de provoquer la peur.
[170] Cependant, l’intention de provoquer la peur ne s’avère que l’une des composantes de l’intention (mens rea) requise pour prouver la perpétration de l’infraction. Il en existe une seconde, celle-là spécifique, soit « en vue de nuire dans l’exercice des attributions de la personne associée au système judiciaire ».
[171] Le Tribunal fait sienne l’analyse de la Cour d’appel de Colombie-Britannique dans R. c. Armstrong sur la nature de la preuve de l’intention spécifique prévue à l’article 423.1 du Code criminel.
[172] Concluant d’appliquer la même approche préconisée par la Cour suprême du Canada dans R. c. Chartrand, l’intention spécifique relève de la prévisibilité que les paroles et les gestes répréhensibles provoqueront certainement ou presque certainement l’effet prohibé.
[173] Le sens commun suggère que les gens veulent généralement les conséquences des gestes qu’ils posent et des paroles qu’ils disent. Conséquemment, il est raisonnable de déduire qu’ils soient en mesure d’en prévoir les conséquences; et s’ils agissent d’une façon susceptible de produire un certain résultat, il est tout aussi raisonnable de conclure qu’ils en ont prévu et voulu les conséquences probables.
[174] Naturellement, l’analyse de la question commande une prise en cause des circonstances.
[175] Dans le dossier sous étude, le Tribunal retient :
- le défendeur nie toute menace et conduite répréhensible; par conséquent, on ne peut guère mesurer l’intention sous l’angle de son point de vue;
- c’est en qualité de leur statut d’agents correctionnels que MM. Pilon et Bernier prennent des décisions, déplaisantes au défendeur, qui les estiment injustes, voire illégales;
- les documents au dossier, comme son témoignage, s’ajoutant à ceux de MM. Pilon et Bernier, démontrent amplement la frustration et la colère du défendeur qu’il déplace sur les agents;
- la nature de certaines paroles mentionnées précédemment relève de la vengeance ou de représailles annoncées, cela dit sans égard naturellement aux procédures judiciaires qui n’en sont pas au sens de l’article 423.1 du Code criminel.
[176] Dans un tel contexte, il serait déraisonnable de considérer que des menaces sérieuses et un geste de couper la gorge n’aient pas été faits dans l’intention d’intimider ou d’installer la crainte; et qu’agissant ainsi, le défendeur n’ait pas prévu que sa conduite nuirait aux agents dans l’exécution de leur attribution.
[177] Il faut garder en vue que l’article 423.1 du Code criminel a pour but d’assurer la protection des personnes qui jouent un rôle dans le système de justice contre toute forme d’intimidation.
[178] Pour ces motifs, le Tribunal conclut que les faits démontrent hors de tout doute raisonnable l’intention spécifique. Il y a lieu de prononcer des verdicts de culpabilité sur les chefs d’infraction nos 1 et 3.
[Renvois omis]
- Il déclare donc l’appelant coupable de tous les chefs, mais, en raison de la règle prohibant les condamnations multiples, ordonne toutefois l’arrêt conditionnel des procédures en ce qui a trait aux chefs 2 et 4 (menaces).
L’ANALYSE
- Avant de procéder à l’analyse des décisions, il y a lieu de se pencher sur une demande de preuve nouvelle présentée par l’appelant.
La demande d’être autorisé à déposer une preuve nouvelle
- D’abord, quelques précisions s’imposent pour comprendre le contexte de la demande.
- On sait que, le 20 octobre 2020, l’avocat de l’appelant fait une demande à la poursuite à propos de la « Caméra de surveillance du secteur de réclusion A-01, plus particulièrement la cellule ainsi que le corridor devant ladite cellule, du 5 mai 2020 à 13h45 au 7 mai 2020 à 15h30 ». La demande ne sera pas satisfaite et le juge est d’avis qu’il n’y a pas de preuve de mauvaise foi, de négligence ou d’abus de procédures en ce qui a trait à leur conservation, de sorte qu’il ne peut retenir l’allégation qui « se profile […] au paragraphe 26 de la requête selon laquelle l’État a omis à dessein de remettre les bandes vidéo du corridor, étirant les délais de manière à excéder les 30 jours de conservation de ces bandes ».
- Citant R. c. La, [1997] 2 R.C.S. 680, il écrit :
[100] En cas de perte d’un élément de preuve ne résultant pas d’une négligence inadmissible ou d’un abus de procédure, il incombe au défendeur de démontrer un préjudice concret à son droit à une défense pleine et entière pour justifier un remède aussi radical que l’arrêt des procédures.
[Renvoi omis]
- Or, il conclut que l’appelant ne démontre pas un préjudice concret et que le visionnement des enregistrements n’était, de toute façon, pas recherché par l’appelant pour établir les menaces proférées par les agents ou les gestes qu’ils ont eux-mêmes posés, un élément de la thèse de la défense.
- Il explique que les demandes de l’appelant d’obtenir les images captées par les caméras du corridor s’inscrivaient plutôt dans le cadre d’une plainte sur la façon avec laquelle il a été traité par les agents. En d’autres mots, l’obtention des images visait seulement à confirmer leur refus de lui fournir du savon et un approvisionnement en eau, contredisant ainsi les dires de l’administration. Le juge en déduit qu’on peut difficilement y voir un lien tangible avec les accusations de menaces et d’intimidation et, à plus forte raison, avec le préjudice concret qu’aurait subi l’appelant en raison de l’impossibilité d’avoir accès aux images.
- Bref, selon la preuve documentaire, l’appelant ne voulait pas avoir accès aux enregistrements pour démontrer les menaces des agents. Il n’y aurait donc pas de preuve de préjudice causé par l’impossibilité de les obtenir.
- De plus, selon le juge, les enregistrements n’apporteraient rien de neuf puisque les caméras ne captent pas le son et ne pourraient donc pas démontrer l’existence de menaces verbales par les agents. Par ailleurs, comme on l’a vu, les enregistrements ne permettent pas de voir ce qui se passe devant la porte d’une cellule, ce qui mène à la conclusion qu’ils seraient de toute façon inutiles :
[118] Suivant la représentation qu’on peut se faire de la description des lieux que donne l’agent Pilon en contre-interrogatoire, les cellules s’alignent dans un corridor. La porte de chaque cellule se trouve dans un enfoncement brisant la rectiligne du mur du corridor et faisant une forme d’alcôve. Il s’ensuit que les caméras ne peuvent pas saisir l’agent qui s’approche de la porte pour parler au détenu se trouvant derrière dans sa cellule.
[119] Les images de ces caméras se révéleraient donc sans aucune utilité à une défense pleine et entière devant contrer les menaces rapportées par les agents.
- La question de la nouvelle preuve (une demande écrite faite le 6 mai 2020 par l’avocate Annie Boyer à propos des enregistrements et la réponse de l’Établissement) s’inscrit dans le contexte qui suit.
- Le juge indique :
[96] Il est inexact d’affirmer l’omission de « remettre les vidéos » (paragr. 26 de la requête).
[97] Le défendeur n’a fait aucune demande à cet effet dans un délai de 30 jours suivant les incidents sous réserve de la nuance suivante : dans le mémo du 23 mai 2020 (pièce VD-2) adressé à l’administration de l’Établissement, il est mentionné que « mon avocate vas (sic) demander les caméras ». On sait que les faits ne précisent pas non plus si une telle demande a bel et bien été effectuée, et le cas échéant, le résultat.
[Je souligne]
- Or, comme on le sait, la preuve nouvelle, qui n’était pas à la connaissance de l’appelant au moment du procès, établit qu’une telle demande a été faite dès le 6 mai 2020, donc dans les 30 jours suivant les incidents.
- Cette lettre de l’avocate ne porte cependant que sur les récriminations de l’appelant à propos de la conduite des agents à son égard en rapport avec un processus disciplinaire et non en rapport avec les événements en litige dans le présent appel, notamment sur le geste de trancher la gorge. Je rappelle que ce geste est survenu le 6 mai vers 20 h 12. Or, la demande spécifique de l’avocate ne porte que sur la période du début de la réclusion jusqu’au 6 mai à 15 h, et donc bien en dehors de la période du geste de trancher la gorge.
- En effet, cette lettre de l’avocate adressée aux autorités de l’Établissement contient diverses récriminations qui, toutes, portent sur le processus disciplinaire ou le traitement réservé à son client au cours de la réclusion. Voici un extrait de la lettre qui en démontre bien l’objectif :
[…] Nous vous invitons à reconsidérer ces rapports [disciplinaires] à la lumière des éléments mentionnés, mais également de conserver les enregistrements des caméras de surveillance du moment où monsieur Lanthier a été mis en réclusion à aujourd’hui, 6 mai 2020 15H00. En effet, dès que monsieur Lanthier pourra nous communiquer ces rapports, nous demanderons un résumé de visionnement pour les fins de l’audience disciplinaire.
[Soulignement dans l’original]
- Le directeur de l’Établissement répond le 13 mai que les enregistrements ont été conservés, tout en indiquant à l’avocate que les demandes appropriées pourraient être faites « au moment propice et aux personnes concernées ». On peut évidemment s’interroger sur les circonstances ayant mené ensuite à la destruction des enregistrements, mais il reste que ceux-ci ne n’auraient rien changé aux conclusions du juge, si ce n’est de le contredire sur le fait que la preuve ne permet pas de savoir si une demande a été présentée. La nouvelle preuve ne le contredirait toutefois pas sur sa conclusion selon laquelle l’appelant n’a pas été brimé dans sa défense puisque les enregistrements vidéo ne permettraient pas d’entendre, le cas échéant, les propos des agents ou de l’appelant et ne permettraient pas non plus de voir les gestes qu’aurait posés l’agent Bernier à l’entrée de la cellule, là où l’agent aurait lui-même posé le geste de trancher la gorge selon l’appelant.
- Le 22 janvier 2022, la Cour a permis le dépôt de la preuve nouvelle (la lettre de Me Boyer et la réponse du directeur), tout en déférant à la présente formation les questions de l’admissibilité et de la valeur probante de cette preuve. À mon avis, et puisqu’à première vue, elle apporte un éclairage différent de la preuve des demandes de conservation des enregistrements, elle devrait être jugée admissible. En revanche, elle ne permet pas de contredire le juge sur les inférences tirées au regard de l’absence de demande en rapport avec les événements survenus à la porte de la cellule, ce qui en affecte la valeur probante.
L’arrêt des procédures
- Une bonne partie des arguments de l’appelant porte sur l’absence de communication des enregistrements vidéo captant les images du corridor. Comme l’écrit son avocat dans son argumentation écrite : « […] il désirait présenter la vidéo en question afin de démontrer qu’un des plaignants lui avait fait le geste de trancher la gorge et lorsqu’il a lui-même fait ce geste, ce n’était que pour répéter le geste de l’agent ».
- D’une part, il peut paraître douteux qu’il s’agisse d’un argument valable, tout comme d’ailleurs l’argument que les propos tenus par les agents pourraient être favorables à la défense. L’un ne justifie pas l’autre.
- D’autre part, cet argument fait peu de cas de la description donnée par M. Pilon en ce qui concerne l’impossibilité de capter les images des événements survenus sur le pas de la porte, non plus que les paroles d’ailleurs.
- Un arrêt des procédures ne peut être ordonné que dans les cas les plus manifestes et il n’y a que deux motifs pour justifier un tel arrêt selon R. c. Babos, 2014 CSC 16 : 1) une atteinte à l’équité du procès (ce qui n’est pas le cas ici vu que les enregistrements vidéo ne pouvaient aider la défense) ou 2) la catégorie résiduelle qui exige que la situation soit susceptible de miner l’intégrité du processus judiciaire, cette catégorie exigeant des circonstances exceptionnelles et très rares : Babos, paragr. 44. À l’égard de cette catégorie résiduelle, la conclusion du juge selon laquelle il n’y a eu aucune preuve de négligence dans la conservation des enregistrements vidéo prend une importance significative.
- Selon l’appelant, et contrairement aux conclusions du juge, les Services correctionnels ne sont pas une tierce partie en ce qui a trait à la communication de la preuve. Selon lui, vu les circonstances, notamment l’implication secondaire de la Sûreté du Québec qui n’aurait servi que de courroie de transmission et le fait que l’enquête se limite au dossier préparé par des agents des Services correctionnels qui sont aussi des agents de la paix, il assimile ici les Services correctionnels au corps policier qui a fait l’enquête et qui doit prendre les mesures raisonnables pour la conservation de la preuve. Par conséquent, nous serions face à un défaut de communication dont la responsabilité relève de la poursuite et non d’un tiers, de sorte que la procédure à suivre serait celle de R. c. Stinchcombe, [1991] 3 R.C.S. 326 et non celle de R. c. O'Connor, [1995] 4 R.C.S. 411, comme en a décidé le juge.
- La différence importe vu que Stinchcombe exige que la poursuite communique à la défense la preuve pertinente (« les fruits de l’enquête », c’est-à-dire les renseignements en lien avec la mise en accusation), qu’il doit conserver (La, paragr. 17 à 20), ce qui inclut évidemment le dossier d’enquête, alors qu’en principe, les tiers n’ont pas cette obligation. En contrepartie, dans le cas d’O'Connor, il y a nécessité pour la défense de demander la communication de documents détenus par un tiers et d’en démontrer la pertinence.
- La notion de poursuite (ou de « poursuivant » ou encore de « ministère public ») a un sens strict dans ce contexte et ne comprend pas les autres entités étatiques, pas même la police. Même si la situation dans R. c. Gubbins, [2018] 3 R.C.S. 35 est différente, le paragraphe qui suit est pertinent :
[20] Pour l’application de l’arrêt Stinchcombe, le terme « ministère public » ne renvoie pas à l’ensemble des entités étatiques, mais s’entend du seul poursuivant : McNeil, par. 22; R. c. Quesnelle, 2014 CSC 46, [2014] 2 R.C.S. 390, par. 11. Toutes les autres entités du ministère public, y compris la police, sont des tiers pour les besoins de la communication. Elles ne sont pas assujetties au régime de production établi dans Stinchcombe. La raison en est que la loi ne saurait imposer au ministère public l’obligation de communiquer des renseignements qu’il n’a pas en sa possession ou qu’il ne peut obtenir : McNeil, par. 22.
[Je souligne]
- Le paragraphe 34 de cet arrêt démontre également que la police est un tiers : « […] les registres d’entretien sont détenus tant par la GRC que par d’autres tiers / by other third parties » [Je souligne].
- Cela ne signifie toutefois pas que la poursuite est autorisée à ne pas communiquer un élément de preuve sous prétexte que la police a omis de lui transmettre cette information. En effet, ces deux entités ont des obligations conséquentes : la police a l’obligation de divulguer à la poursuite les fruits de son enquête sur l’accusation, de même que tout renseignement relié à la conduite que pourra adopter la défense (ce qui va au‑delà du dossier d’enquête) et, de son côté, la poursuite a l’obligation de se renseigner auprès de la police s’il est informé de l’existence de renseignements pouvant être pertinents afin de les communiquer ensuite à la défense : Gubbins, paragr. 21 et 24, R. c. McNeil, [2009] 1 R.C.S. 66, paragr. 23, 49 et 60. En somme, la police est un tiers avec des obligations accrues.
- Enfin, l’obligation de la poursuite ne se limite pas à se renseigner auprès de la police. Elle devrait aussi le faire en rapport avec d’autres entités étatiques qui, à sa connaissance, ont en leur possession des renseignements qui pourraient être pertinents, ce qui pourrait être le cas, par exemple, si elles ont participé à l’enquête. Dans le présent cas, la demande de communication supplémentaire transmise par le DPCP à l’enquêteur L’Heureux à la fin de l’année 2020 paraît conforme à cette obligation.
- Dans le présent dossier, je ne suis pas prêt à rejeter totalement l’argument de l’appelant selon lequel les Services correctionnels ont agi comme l’aurait fait la police et auraient les mêmes obligations. Le cœur de la question ne se situe cependant pas là.
- Il faut se rappeler que c’est dans le contexte d’une demande d’arrêt des procédures que la question de la communication de la preuve s’est immiscée dans le débat.
- L’arrêt des procédures constitue un remède exceptionnel, qui ne devrait donc être octroyé que dans les situations « les plus manifestes », selon l’expression consacrée, lorsqu’il y a préjudice irréparable aux droits de l’accusé ou à l’intégrité du processus judiciaire.
- Comme je l’ai mentionné précédemment, vu les conclusions factuelles du juge en ce qui a trait au peu d’importance de l’information contenue dans les enregistrements provenant des caméras de surveillance du corridor, la question de l’équité du procès et de la violation au droit à une défense pleine et entière ne se pose pas (la catégorie principale décrite dans Babos). En effet, on ne peut parler d’atteinte au droit à une défense pleine et entière lorsque l’élément de preuve qui est disparu n’aurait en rien aidé la défense, ce qui est le cas ici.
- Reste donc la question de la conduite de l’État qui risque de miner l’intégrité du processus judiciaire (la catégorie résiduelle).
- La destruction des enregistrements peut-elle entrer dans cette catégorie? Je ne le crois pas en tenant compte de l’analyse du juge de l’ensemble des circonstances, analyse dont les conclusions de fait méritent déférence. Il est d’avis que la preuve ne soutient aucunement la thèse de la machination « ourdie contre le défendeur en représailles pour avoir dénoncé l’incurie » des Services correctionnels. Il n’y voit aucune mauvaise foi. Il n’existe aucune preuve que les agents se seraient plaints en représailles aux dénonciations de l’appelant ou auraient agi de manière à retarder le processus pour atteindre les 30 jours fatidiques de conservation des enregistrements. Au contraire, tout indique, selon le juge, que les démarches entreprises n’ont rien à voir avec un quelconque désir de se venger ou d’enfreindre les droits de l’appelant. En réalité, non seulement n’y avait-il aucun désir de ce faire, mais la destruction des enregistrements, qui n’auraient été d’aucune utilité pour l’appelant, ne pouvait avoir un tel effet. L’équité du processus judiciaire n’est pas atteinte.
- En raison des inférences du juge, une conclusion s’impose : les demandes de conservation des enregistrements avaient un objectif portant essentiellement sur les conditions de réclusion, de sorte que leur conservation n’aurait pas eu d’impact véritable sur le litige qui se situe ailleurs, c’est-à-dire les propos et la conduite de l’appelant envers les agents, notamment dans sa cellule. Nous ne sommes donc pas en présence de l’un des cas les plus manifestes pouvant justifier l’arrêt des procédures.
LA CULPABILITÉ
- Il faut distinguer les chefs de menaces des chefs d’intimidation puisque les éléments essentiels divergent.
Les menaces de causer la mort ou des lésions corporelles
- Contrairement à ce que plaide l’appelant, le juge a pris en considération l’état de colère et de frustration dans lequel l’appelant se trouvait au moment des menaces, mais a jugé que ce contexte, en plus de constituer le mobile qui l’a poussé à menacer les agents, permettait d’inférer, en l’absence d’explications de l’appelant, l’intention de ce dernier que ses menaces soient prises au sérieux :
[163] Ces paroles arrivent dans le contexte où le défendeur déverse sa colère et sa frustration sur les agents, impuissant qu’il est à infléchir des décisions prises à son égard qu’il juge contestables.
[164] L’intention criminelle (mens rea) suppose que les paroles prononcées soient perçues comme une menace de causer la mort ou des blessures graves visant à intimider ou à être prises au sérieux.
[165] L’intention que ces menaces soient prises au sérieux, en l’absence d’explications du défendeur, puisqu’il les nie, s’infère des mots et du contexte.
- Le juge écrit « en l’absence d’explications du défendeur », parce qu’il a totalement rejeté la version de l’appelant, de sorte qu’il ne pouvait tenir compte de ses explications.
- De même, l’appelant soutient que le juge a erré en considérant que le geste de trancher la gorge visait les deux agents. En effet, il plaide que son geste a suivi un échange entre lui et l’agent Pilon, de sorte que ce ne pouvait être une menace envers l’agent Bernier. Or, cet argument paraît assez contradictoire dans la mesure où, dans le cadre de son témoignage au procès, l’appelant soutenait que le geste était survenu après un échange avec l’agent Bernier et qu’il ne s’agissait que de répéter le geste que venait de poser l’agent Bernier, qui se tenait à l’extérieur de la cellule face à la porte. De plus, l’agent Lévesque (un troisième agent sur les lieux) témoigne que les agents Pilon et Bernier étaient les deux présents dans les moments précédant le geste. Les agents Bernier et Pilon confirment également dans leur témoignage respectif leur présence devant la cellule de l’appelant dans les instants précédant le geste. Partant, à la lumière de l’ensemble de ces éléments de preuve, le juge pouvait raisonnablement conclure que le geste de trancher la gorge visait tant l’agent Pilon que l’agent Bernier.
- Par ailleurs, le contexte dans lequel les paroles de l’appelant ont été tenues et le sens des mots qu’il a utilisés démontrent clairement qu’ils pouvaient constituer des menaces de lésions corporelles, et non seulement de poursuites judiciaires. La conclusion du juge à cet égard est donc raisonnable.
L’intimidation d’une personne associée au système judiciaire
- L’infraction est ainsi libellée :
423.1 (1) Il est interdit, sauf autorisation légitime, d’agir de quelque manière que ce soit dans l’intention de provoquer la peur : […] b) soit chez une personne associée au système judiciaire ou une personne associée au système de justice militaire en vue de lui nuire dans l’exercice de ses attributions; | 423.1 (1) No person shall, without lawful authority, engage in any conduct with the intent to provoke a state of fear in […] (b) a justice system participant or military justice system participant in order to impede him or her in the performance of his or her duties; |
- La mens rea de cette infraction est à double volet. L’accusé doit avoir agi dans (1) l’intention de provoquer la peur et (2) avoir eu l’intention de nuire à l’exercice des attributions d’une personne associée au système judiciaire.
- L’appelant rappelle que l’intention de provoquer la peur ne suffit pas. Il a raison; cela ne suffit pas pour inférer l’intention spécifique de nuire à l’exercice des attributions des agents. Le juge ne tombe toutefois pas dans ce piège. Je rappelle de nouveau ce qu’il écrit :
[170] Cependant, l’intention de provoquer la peur ne s’avère que l’une des composantes de l’intention (mens rea) requise pour prouver la perpétration de l’infraction. Il en existe une seconde, celle-là spécifique, soit « en vue de nuire dans l’exercice des attributions de la personne associée au système judiciaire ».
[171] Le Tribunal fait sienne l’analyse de la Cour d’appel de Colombie-Britannique dans R. c. Armstrong sur la nature de la preuve de l’intention spécifique prévue à l’article 423.1 du Code criminel.
[172] Concluant d’appliquer la même approche préconisée par la Cour suprême du Canada dans R. c. Chartrand, l’intention spécifique relève de la prévisibilité que les paroles et les gestes répréhensibles provoqueront certainement ou presque certainement l’effet prohibé.
[…]
[174] Naturellement, l’analyse de la question commande une prise en cause des circonstances.
[175] Dans le dossier sous étude, le Tribunal retient :
- le défendeur nie toute menace et conduite répréhensible; par conséquent, on ne peut guère mesurer l’intention sous l’angle de son point de vue;
- c’est en qualité de leur statut d’agents correctionnels que MM. Pilon et Bernier prennent des décisions, déplaisantes au défendeur, qui les estiment injustes, voire illégales;
- les documents au dossier, comme son témoignage, s’ajoutant à ceux de MM. Pilon et Bernier, démontrent amplement la frustration et la colère du défendeur qu’il déplace sur les agents;
- la nature de certaines paroles mentionnées précédemment relève de la vengeance ou de représailles annoncées, cela dit sans égard naturellement aux procédures judiciaires qui n’en sont pas au sens de l’article 423.1 du Code criminel.
[176] Dans un tel contexte, il serait déraisonnable de considérer que des menaces sérieuses et un geste de couper la gorge n’aient pas été faits dans l’intention d’intimider ou d’installer la crainte; et qu’agissant ainsi, le défendeur n’ait pas prévu que sa conduite nuirait aux agents dans l’exécution de leur attribution.
[Renvois omis]
- On voit bien que le juge conclut, à la lumière des circonstances qu’il énumère au paragraphe 175 de son jugement, à l’existence d’une preuve démontrant non seulement l’intention de l’appelant de provoquer la peur chez les agents, mais aussi son intention de nuire à l’exercice des attributions de ces derniers. Cette conclusion repose sur une interprétation raisonnable de la preuve.
- L’appelant prétend aussi que le juge a erré en ne considérant pas que les agents n’agissaient pas dans l’exercice de leurs attributions. Essentiellement, il estime qu’il était nécessaire que l’intimé démontre « la légitimité de l’action de la personne associée au système de justice à laquelle la personne accusée a tenté de nuire afin d’obtenir une condamnation ». Or, il est d’avis que les décisions de lui couper l’accès à l’eau et de lui refuser l’usage de savon n’étaient ni raisonnables ni conformes à la Charte. Elles n’étaient pas non plus conformes aux pouvoirs octroyés aux agents des Services correctionnels.
- Dans R. c. Durand, 2016 QCCA 78, la Cour a rejeté cet argument :
[10] La juge de première instance a acquitté l’intimé du chef d’accusation d’intimidation d’une personne associée au système judiciaire. Étant d’avis que l’interception du véhicule de l’intimé par l’agent Ouellet était illégale, la juge a estimé que ce dernier n’était pas dans l’exercice de ses fonctions et dès lors, qu’un élément essentiel de l’infraction n’avait pas été prouvé. Voici comment la juge s’exprime sur le sujet :
[…].
[11] L’appelante soutient que la juge de première instance a commis une erreur en droit en mentionnant que constitue un élément essentiel de l’infraction prévue à l’article 423.1 C.cr. le fait, pour une personne associée au système judiciaire, d’être dans l’exercice de ses fonctions. Elle a raison. Cette erreur de la juge est toutefois sans conséquence sur l’issue du pourvoi.
[…]
[15] Nulle part à l’article 423.1 n’est-il donc fait mention que cette personne doit être dans l’exécution de ses fonctions au moment où l’acte interdit est commis comme, par exemple, pour le crime d’entrave prévu à l’article 129 a) C.cr. :
[…]
[16] Un arrêt récent de notre Cour confirme, du reste, cette interprétation dans la mesure où l’appel d’un individu trouvé coupable en première instance d’avoir intimidé un policier en rôdant autour de son domicile a été rejeté.
[Renvois omis]
- Bref, que les agents aient été ou non dans l’exercice de leurs fonctions n’est d’aucune importance au moment de déterminer si l’appelant avait l’intention de nuire à l’exercice des attributions de ces agents ou encore si l’actus reus était prouvé.
- Pour ces motifs, je propose que la Cour déclare admissible la nouvelle preuve et rejette l’appel.