Zahouani c. Ville de Montréal | 2025 QCCS 425 |
COUR SUPÉRIEURE
CANADA
PROVINCE DE QUÉBEC
DISTRICT DE MONTRÉAL
Nº : 500-36-010806-241
DATE : 12 février 2025
SOUS LA PRÉSIDENCE DE L’HONORABLE IAN DEMERS, J.C.S.
KAMEL ZAHOUANI
Appelant
c.
VILLE DE MONTRÉAL
Intimée
JUGEMENT
SURVOL
- La présente affaire soulève une question de droit circonscrite : la subdivision d’un logement situé au sous-sol d’un immeuble constitue-t-elle un changement d’usage qui fait perdre un droit acquis à la location d’un logement en sous-sol?
- Depuis 2001, Kamel Zahouani est propriétaire d’un immeuble à logements situé dans l’arrondissement de Saint-Laurent. Au moment où il l’a acquis, le logement du sous-sol était loué. Monsieur Zahouani en a continué la location.
- Au mois d’avril 2008, l’arrondissement a interdit tout logement en sous-sol sur son territoire. Quelques mois plus tard, M. Zahouani a subdivisé le logement en deux, qu’il loue sans interruption depuis la fin des travaux.
- La ville de Montréal estime que la subdivision a modifié l’usage du sous-sol de l’immeuble et mis fin au droit acquis de le louer. Elle a délivré deux constats d’infraction à M. Zahouani, un par logement. La Cour municipale de Montréal lui a donné raison.
- Cependant, elle a appliqué un cadre juridique erroné. Elle devait déterminer si l’usage de l’immeuble était de même nature après la subdivision et, dans l’affirmative, si les conséquences d’un usage accru étaient indues sur le voisinage. Elle a plutôt confondu les concepts de type et d’intensité d’usage et conclu que l’ajout d’un logement constituait en soi un changement d’usage.
- L’appel interjeté par M. Zahouani contre le jugement de la Cour municipale sera accueilli, les constats seront annulés et des verdicts d’acquittement seront prononcés dans les deux cas.
- L’appel de M. Zahouani soulève les questions en litige suivantes :
- Quelle est la norme de révision en appel sur une question de droit et le rôle d’une cour d’appel lorsque les faits ne sont pas contestés?
- La Cour municipale a-t-elle confondu le type d’usage et son intensification?
- Les faits à l’origine de la présente affaire ne sont pas contestés. Le 11 décembre 2001, M. Zahouani est devenu propriétaire d’un immeuble situé au [...] à Ville de Saint-Laurent[1]. L’immeuble comprenait sept logements, dont un occupant tout le sous-sol. À ce moment, l’art. 5.9a)iii) du Règlement numéro 1051 sur le zonage dans la Ville de Saint-Laurent (Règlement de 1990) interdisait tout logement en sous-sol[2] et les baux de l’immeuble étaient valides jusqu’au mois de juin 2002.
- Le 1er janvier 2002, la Ville de Saint-Laurent est devenue l’arrondissement de Saint-Laurent de la ville de Montréal[3]. Ses règlements sont demeurés en vigueur jusqu’à leur remplacement[4].
- Six ans plus tard, l’arrondissement a prolongé l’interdiction de tout logement en sous-sol dans les habitations multifamiliales de catégorie H4, dont fait partie l’immeuble de M. Zahouani, en adoptant l’art. 3.30(1º)c) du Règlement numéro RCA08–08–0001 (Règlement 0001)[5].
- À l’été 2008, M. Zahouani a subdivisé l’appartement du sous-sol en deux[6]. Il avait été loué continument depuis que M. Zahouani était propriétaire de l’immeuble; après les travaux, qui ont duré entre un et deux mois, les deux appartements l’ont été également[7]. Ils l’étaient toujours au moment où la Cour municipale a rendu jugement. La surface totale du sous-sol n’a pas changé.
- Le 5 novembre 2018 et le 12 mars 2000, l’arrondissement a délivré un avis de non-conformité quant aux appartements du sous-sol. Au mois de juillet 2000, les avis ont été suivis de deux constats d’infraction — un par logement — réclamant chacun une amende de 325 $ et des frais de 149 $. Monsieur Zahouani a plaidé non coupable.
- Au procès, il a invoqué la doctrine des droits acquis et le caractère discriminatoire de l’art. 3.30(1º)c) du Règlement 0001. La Cour municipale n’a pas retenu ses moyens de défense. Monsieur Zahouani en appelle uniquement sur la question de droits acquis.
1. Quelle est la norme de révision en appel sur une question de droit et le rôle d’une cour d’appel lorsque les faits ne sont pas contestés?
- En appel, le Tribunal doit déterminer si « le jugement rendu en première instance est déraisonnable eu égard à la preuve, […] une erreur de droit a été commise ou […] justice n’a pas été rendue »[8]. Le verdict raisonnable est de ceux qu’un jury correctement instruit aurait pu raisonnablement rendre[9], un critère qui s’applique également à l’appel d’une déclaration de culpabilité prononcée par un juge siégeant seul[10].
- Les erreurs de droit soulevées dans le cadre de cet examen doivent être révisées selon la norme de la décision correcte; les erreurs de fait, comme l’évaluation de la preuve et la crédibilité des témoins, et les erreurs mixtes de fait et de droit sont susceptibles d’intervention seulement si elles sont manifestes et dominantes[11].
- S’il accueille l’appel, le Tribunal annule le jugement de première instance en tout ou en partie; il peut rendre le jugement qui aurait dû être rendu ou renvoyer l’affaire en première instance pour instruction par un autre juge[12]. Cependant, lorsque les faits ne sont pas contestés, le Tribunal n’ordonne pas de nouveau procès, applique les principes juridiques appropriés et rend jugement en conséquence[13].
- S’il rejette l’appel, le Tribunal peut condamner l’appelant aux frais prescrits en première instance et en appel[14].
2. La Cour municipale a-t-elle confondu le type d’usage et son intensification?
- Contrairement au cadre juridique que la Cour municipale a suivi, la jurisprudence établit une distinction nette entre le type d’usage et son intensification. L’usage du même type donne généralement ouverture à l’exercice d’un droit acquis; exceptionnellement, le droit acquis cesse lorsque les conséquences de l’usage accru sont indues.
- La question de savoir si le critère fixé par la loi est rempli — ou si la subdivision du logement au sous-sol fait cesser un droit acquis — est une question de droit qui justifie de revoir son application aux faits[15]. En l’espèce, elle justifie le prononcé de verdicts d’acquittement; M. Zahouani n’a pas fait un usage différent de son immeuble et ne l’a pas intensifié indûment.
2.1. L’intensification d’un usage fait perdre un droit acquis lorsque ses conséquences sont indues
- La doctrine des droits acquis crée un équilibre entre le droit d’une administration publique d’administrer l’aménagement de son territoire[16] et le droit de tout propriétaire de jouir de son immeuble sous réserve du tort qu’il cause à ses voisins[17]. Sauf disposition législative expresse, elle protège l’usage par ailleurs légal qui était en cours au moment où son interdiction est entrée en vigueur[18]. D’origine jurisprudentielle, le droit acquis est également protégé par l’art. 113 al. 2(18º) de la L.a.u.
- Il ressort de l’art. 113 al. 2(18º) et des arrêts Olivier[19] et Huot c. L’Ange-Gardien (Municipalité de)[20] qu’un usage dérogatoire est protégé par un droit acquis s’il rencontre six critères : (1) il était légal avant qu’il ne soit formellement interdit; (2) il était exercé, l’intention de l’exercer étant insuffisant; (3) il n’a pas été interrompu pendant au moins six mois et existe toujours au moment où les faits générateurs du litige ont pris naissance; (4) il est demeuré de même nature, qu’il se soit intensifié ou non; (5) aucun règlement municipal n’interdit son remplacement par un autre usage dérogatoire, étendu ou modifié; et (6) il est rattaché à l’immeuble plutôt qu’à son propriétaire.
- Dans la présente affaire, seul le critère (4) est en jeu. Il distingue le type d’usage de son intensité[21].
- L’usage change de nature si le propriétaire exerce un type d’activités différent, ajoute de nouvelles activités ou modifie les activités existantes de telle sorte qu’elles sont dissociées des activités existantes[22]. Le critère est souple et permet à l’usage d’évoluer, p. ex. pour s’adapter aux exigences du marché ou de la technologie[23].
- Le propriétaire peut également étendre un usage à moins que son intensité soit telle qu’elle modifie la nature de l’activité[24]. Alors, la cessation du droit acquis se justifie par les effets de l’usage accru sur la collectivité, qui sont complètement différents bien que l’usage soit le même[25], par les problèmes démesurés découlant de l’intensification de l’usage ou par leur aggravation.
- Le fardeau de prouver l’existence d’un droit acquis repose sur celui qui l’invoque[26]. Le critère encadrant la perte d’un droit acquis est exigeant[27]. L’examen est objectif et fondé sur des faits prouvés à moins qu’ils ne soient évidents. Il n’est pas guidé par un jugement de valeur[28].
2.2. La Cour municipale a appliqué un critère confondant le type d’usage et son intensité
- Compte tenu des faits de la présente affaire, la Cour municipale devait d’abord se demander si l’usage était du même type et, dans l’affirmative, si l’intensification de l’usage entraînait des conséquences indues. Il ressort de ses motifs qu’elle a plutôt appliqué un critère qui confond le type et l’intensité de l’usage :
- L’article 5.9a)iii) du Règlement de 1990 était inopposable à M. Zahouani; il interdisait un usage en sous-sol sur tout le territoire de la municipalité alors que la loi ne le lui permettait pas; ainsi, l’usage d’un logement en sous-sol était légal[29];
- À l’entrée en vigueur de l’art. 3.30(1º)c) du Règlement 0001, M. Zahaouni avait un droit acquis à l’usage dérogatoire d’un logement en sous-sol[30];
- Lorsque M. Zahouani a subdivisé le logement du sous-sol, il a perdu son droit acquis; en augmentant le nombre de logements au sous-sol, il en a modifié l’usage; il ne l’a pas simplement intensifié[31].
- Il est vrai que la Cour municipale renvoie à trois jugements de la Cour et un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario qui semblent appuyer son énoncé du droit[32]. Mais elle n’aurait pas dû s’y appuyer :
- Ville de Rivière-du-Loup c. Simard[33] et Terrebonne (Ville de) c. Dubé[34] s’appuient sur un raisonnement — toute intensification serait permise si elle n’était pas considérée comme un changement d’usage — dont l’arrêt Olivier[35] s’est écarté explicitement en encadrant l’accroissement de l’usage;
- Koulouris c. Québec (Ville de)[36] a conclu à l’absence de droit acquis en raison d’une disposition réglementaire qui exigeait le remplacement d’un usage dérogatoire par un usage conforme à la réglementation, une disposition absente dans la présente affaire;
- L’issue de l’arrêt R. c. Grant[37] a expressément été désavouée dans l’arrêt Olivier[38].
2.3. Monsieur Zahouani a un droit acquis à l’usage d’un logement en sous-sol et doit être acquitté
- Puisque l’art. 5.9a)iii) du Règlement de 1990 était invalide, il faut tenir pour acquis que le logement en sous-sol était permis à Ville de Saint-Laurent jusqu’à ce qu’il soit interdit par l’arrondissement au mois d’avril 2008. À ce moment, M. Zahouani louait déjà un logement au sous-sol.
- Le droit acquis n’était pas limité à un seul logement, mais à l’usage du logement en sous-sol, peu importe le nombre. Il revient aux municipalités de restreindre un usage ou de lui imposer des modalités. En restreignant le droit acquis de M. Zahouani à un seul logement, la Cour municipale a réécrit le règlement qu’elle avait par ailleurs jugé invalide.
- Suite à l’entrée en vigueur de l’art. 3.30(1º)c) du Règlement 0001, l’usage a cessé quelques semaines seulement. Bien que la durée des travaux ait été présentée comme approximative, aucune preuve n’établit que la cessation ait duré au moins six mois. Les deux logements ont été loués par la suite et l’étaient toujours au moment du jugement de la Cour municipale.
- L’usage de l’immeuble n’a pas changé; il s’est légèrement intensifié par l’ajout d’un seul logement au sous-sol. Avant comme après la subdivision, l’immeuble était composé de logements à tous les étages. Devant la Cour municipale, la Ville n’a administré aucune preuve tendant à établir que l’usage s’est intensifié à un point tel que ses conséquences sont indues. Certes, le nombre de logements a augmenté de 100 %. Mais la superficie respective de chaque logement représente environ la moitié du logement initial; le sous-sol n’a pas été agrandi. Rien n’indique que les deux nouveaux logements (quatre pièces et demie et trois pièces et demie) provoquent une augmentation de la densité de la population telle qu’elle ébranle le voisinage. Les effets de l’usage demeurent les mêmes également : il s’agit de permettre à des résidents d’occuper un logement avec tout ce que la présence de voisins comporte.
- Enfin, le droit acquis invoqué est rattaché à l’immeuble de M. Zahouani et aucune disposition réglementaire n’encadre l’exercice du droit acquis à un logement en sous-sol. Les six critères de reconnaissance d’un droit acquis sont satisfaits.
CONCLUSION
- Pour ces motifs, le Tribunal :
- ACCUEILLE l’appel;
- ANNULE les constats d’infraction 306–220–902 et 306–221–112 reprochant à Kamel Zahouani d’avoir contrevenu à l’art. 3.30(1º)c) du Règlement numéro RCA08–08–0001 quant à l’immeuble situé au [...], à Montréal, dans l’arrondissement de Saint-Laurent;
- PRONONCE des verdicts d’acquittement à l’égard de Kamel Zahouani.
IAN DEMERS, J.C.S.
Me Mario Paul-Hus
Municonseil avocats
Avocats de l’appelant
Me France Larochelle
Ville de Montréal — Direction des poursuites pénales et criminelles
Avocats de l’intimée
Date de l’audience : 18 novembre 2024
[1] Ville de Montréal c. Zahouani, 2023 QCCM 76 (motifs de la Cour municipale), par. 3.
[2] Motifs de la Cour municipale, par. 4.
[3] Loi portant réforme de l’organisation territoriale municipale des régions métropolitaines de Montréal, de Québec et de l’Outaouais, L.Q. 2000, ch. 56 (Loi 170), art. 1, 260, annexe I, art. 3, 5, 10, annexes I–A et I–B.
[4] Loi 170, annexe I, art. 6.
[5] Motifs de la Cour municipale, par. 5–6.
[6] Motifs de la Cour municipale, par. 7.
[7] Motifs de la Cour municipale, par. 10, 26–28.
[8] Code de procédure pénale, RLRQ, ch. C–25.1 (C.p.p.), art. 286 al. 1.
[9] Corbett c. La Reine, [1975] 2 R.C.S. 275, 282.
[10] R. c. Biniaris, 2000 CSC 15, [2000] 1 R.C.S. 381, 405, par. 36; voir également, Natale c. Autorité des marchés financiers, 2016 QCCA 944, par. 19–25.
[11] Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 1 R.C.S. 235, 247–263, par. 8–14, 19–37; voir aussi R. c. G.F., 2021 CSC 20, [2021] 1 R.C.S. 801, 836, par. 81.
[13] R. c. J.M.H., 2011 CSC 45, [2011] 3 R.C.S. 197, 209–210, par. 28.
[15] R. c. Le, 2019 CSC 34, [2019] 2 R.C.S. 692, 718, par. 23.
[16] Voir p. ex., Loi sur l’aménagement et l’urbanisme, RLRQ, ch. A–19.1, art. 113 (L.a.u.).
[17] C.c.Q., art. 947 al. 1; Saint-Romuald (Ville) c. Olivier, 2001 CSC 57, [2001] 2 R.C.S. 898, 907–908, par. 9 (Olivier).
[18] Olivier, [2001] 2 R.C.S. 898, 907–911, par. 10–13, 15, 19.
[19] [2001] 2 R.C.S. 898, 910–911, par. 15, 19.
[20] [1992] R.J.Q. 2404, 2410 (C.A.), autor. ref. [1993] 1 R.C.S. viii, repris notamment dans Transport Touchette inc. c. Ville de Granby, 2021 QCCA 746, par. 7; Marcoux c. Ville de Notre-Dame-des-Prairies, 2018 QCCA 201, par. 4; Duchesne c. Jocelyn Harvey Entrepreneur Inc., 2005 QCCA 24, par. 31; Gatineau (Ville) c. Demers, 2000 CanLII 6298, par. 24–25 (C.A. Qué.).
[21] Olivier, [2001] 2 R.C.S. 898, 912, par. 21.
[22] Olivier, [2001] 2 R.C.S. 898, 916–918, par. 34–35.
[23] Olivier, [2001] 2 R.C.S. 898, 911, par. 19.
[24] Olivier, [2001] 2 R.C.S. 898, 912–913, par. 21–25, 34.
[25] Olivier, [2001] 2 R.C.S. 898, 913, 916–917, par. 25, 34.
[26] Pépin c. Brissette, 2008 QCCA 829, par. 33.
[27] Olivier, [2001] 2 R.C.S. 898, 914, par. 28.
[28] Olivier, [2001] 2 R.C.S. 898, 920–922, par. 39.
[29] Motifs de la Cour municipale, par. 37–40.
[30] Motifs de la Cour municipale, par. 52.
[31] Motifs de la Cour municipale, par. 53–54, 57–58.
[32] Motifs de la Cour municipale, par. 53–54.
[35] [2001] 2 R.C.S. 898, 913, par. 25.
[36] 2012 QCCS 1644, perm. ref. 2012 QCCA 1068, autor. ref. [2013] 2 R.C.S. ix.
[37] (1983), 23 M.P.L.R. 89 (C.A. Ont.).
[38] Olivier, [2001] 2 R.C.S. 898, 913, par. 24.