Protection de la jeunesse — 247646 | 2024 QCCQ 8653 |
COUR DU QUÉBEC |
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CANADA |
PROVINCE DE QUÉBEC |
DISTRICT | |
«Chambre de la jeunesse» |
N° : | 505-41-011976-240 505-41-011977-248 |
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DATE : | 28 octobre 2024 |
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE : | MONSIEUR LE JUGE MARIO GERVAIS |
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[INTERVENANTE 1], en sa qualité de personne autorisée par la Directrice de la protection de la jeunesse A |
Demanderesse -et- X, née le [...] 2020 Y, né le [...] 2022 Enfants-intimés -et- A Mère-intimée -et- B Père-intimé |
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J U G E M E N T
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Article 38 de la Loi sur la protection de la jeunesse ______________________________________________________________________ |
MISE EN GARDE : La Loi sur la protection de la jeunesse interdit la publication ou la diffusion de toute information permettant d'identifier un enfant ou ses parents. Quiconque contrevient à cette disposition est passible d'une amende. (articles 9.2 et 9.3 et 135 L.P.J.) |
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- La Directrice de la protection de la jeunesse (Directrice) présente une demande en protection concernant les enfants X, âgée de 4 ans et Y, âgé de 2 ans.
- La Directrice allègue que la sécurité et le développement des enfants sont compromis pour les motifs suivants :
38(b)iii) : Négligence sur le plan éducatif;
38(c) : Mauvais traitements psychologiques, les enfants étant exposés à la violence familiale.
- La Directrice recommande, à titre de mesures principales, de confier les enfants à une personne significative, Mme C, avec un suivi social pour une période de six mois.
Position des parties et Litige
- Les parents reconnaissent les motifs de compromission soulevés par la Directrice. Le père est en accord avec les conclusions de la demande alors que la mère souhaite reprendre immédiatement la charge de ses enfants.
- L’avocate des enfants œuvre dans le cadre d’un mandat légal. Au terme de l’enquête, elle conclut au fondement des allégations de négligence parentale et souscrit aux mesures recherchées par la Directrice. En revanche, elle considère que la preuve de la violence exercée réciproquement par les parents, devant les enfants, constitue non pas de mauvais traitements psychologiques, mais de l’exposition à la violence conjugale selon l’article 38 c.1) de la Loi sur la protection de la jeunesse (LPJ).
- La Directrice rétorque que la notion de violence conjugale au sens de la LPJ requiert l’identification de l’auteur de la violence et de la victime dans une dynamique de domination. En l’occurrence, la violence physique étant réciproque et ne s’inscrivant pas dans ce contexte, la Directrice plaide que les enfants subissent de mauvais traitements psychologiques en étant exposés à la violence familiale.
- Les parents s’en remettent au Tribunal sur cette question.
Description de la situation familiale
- Les parents entretiennent une relation instable, conflictuelle et toxique, ponctuée de séparations et de reprises de la vie commune. Leur dernière séparation est survenue en avril 2024 dans un contexte de crise et serait, semble-t-il, définitive.
- De nombreuses interventions policières ont eu lieu à domicile lorsque les parents faisaient vie commune pour des motifs allant de chicanes de couple à des agressions physiques et des menaces entre les parents. De récentes plaintes croisées sont pendantes devant la Cour du Québec, Chambre criminelle.
- Au terme de son enquête, la Directrice retient de cette trame factuelle que les enfants sont exposés à la violence entre les parents à laquelle les deux participent tout autant, ce que les parents confirment à l’audience.
- Les enfants sont exposés aux fréquents conflits parentaux et à la violence verbale et physique exercée de part et d’autre. Les parents ne parviennent pas à gérer leurs émotions de telle sorte que leurs conflits dégénèrent jusqu’au recours à la violence.
- Les parents ont reçu de nombreux services au cours des années, sans qu’une amélioration significative de leur situation personnelle ou de couple n’en découle, notamment en raison d’une faible mobilisation.
- Par ailleurs, les enfants subissent de la négligence sur le plan éducatif. Les parents éprouvent des difficultés personnelles ayant un impact sur leur capacité à répondre aux besoins fondamentaux des enfants.
- La mère a de nombreux diagnostics de santé mentale qui exacerbent sa difficulté à contrôler son impulsivité et son agressivité. Elle peut entretenir des idéations suicidaires, incluant des tentatives de suicide à la maison alors que les enfants y étaient présents.
- La mère bénéfice actuellement d’un suivi offert par le CLSC dans le cadre du programme Santé mentale adulte.
- De son côté, le père reconnaît avoir des problèmes d’instabilité de l’humeur, d’anxiété, d’impulsivité et de comportements violents. Il exprime l’intention de les régler et a fait une demande de suivi psychosocial au CLSC, en toxicomanie à [l’Organisme A] et pour hommes violents à [l’Organisme B].
- Par ailleurs, les deux parents ont un historique de consommation abusive de drogue, incluant de la cocaïne, ce qui a contribué au caractère chaotique de leur relation et à leurs difficultés financières déjà importantes.
- Le père est le principal donneur de soins, la mère ayant un mode de vie plus désorganisé. Le père est toutefois dépassé par l’ampleur de la tâche. Les enfants n’ont pas de routine de vie adaptée à leur âge.
- Les enfants subissent un préjudice en raison des conditions de vie auxquelles ils sont exposés dans leur milieu familial. Y présente des comportements agressifs et d’automutilation alors que X démontre de l’opposition et de l’agressivité.
- Le 10 juin 2024, les enfants sont confiés à leur gardienne, Mme C, d’abord selon entente entre les parties, puis en exécution d’une ordonnance provisoire demeurant en vigueur à ce jour.
- Les enfants sont bien intégrés dans leur nouveau milieu de vie auprès de Mme C et de son conjoint. Ils se déposent et s’apaisent. Une nette amélioration de leur comportement est observée.
- Le Tribunal conclut que la sécurité et le développement des enfants sont compromis au motif qu’ils subissent de la négligence sur le plan éducatif. Quant au deuxième motif de compromission en cause, il sera déclaré au terme de l’analyse de la question en litige à ce sujet.
Première question en litige : La sécurité et le développement des enfants sont-ils compromis au motif qu’ils sont exposés à la violence conjugale ou en raison de leur exposition à la violence familiale?
Notion de violence conjugale
- L’exposition à la violence conjugale constituait auparavant un motif de compromission inclus dans la définition de « mauvais traitements psychologiques » prévue à l’article 38 (c) LPJ:
38 (c) Mauvais traitements psychologiques: lorsque l’enfant subit, de façon grave ou continue, des comportements de nature à lui causer un préjudice de la part de ses parents ou d’une autre personne et que ses parents ne prennent pas les moyens nécessaires pour mettre fin à la situation. Ces comportements se traduisent notamment par de l’indifférence, du dénigrement, du rejet affectif, du contrôle excessif, de l’isolement, des menaces, de l’exploitation, entre autres si l’enfant est forcé à faire un travail disproportionné par rapport à ses capacités, ou par l’exposition à la violence conjugale ou familiale.
- Depuis les modifications à la LPJ du 26 avril 2023, l’exposition à la violence conjugale constitue un motif de compromission distinct comportant sa propre définition :
38 c.1) exposition à la violence conjugale: lorsque l’enfant est exposé, directement ou indirectement, à de la violence entre ses parents ou entre l’un de ses parents et une personne avec qui il a une relation intime, incluant en contexte post-séparation, notamment lorsque l’enfant en est témoin ou lorsqu’il évolue dans un climat de peur ou de tension, et que cette exposition est de nature à lui causer un préjudice;
- La reconnaissance législative du motif d’exposition à la violence conjugale comme une forme de maltraitance distincte, au même titre que les autres formes énumérées dans la LPJ[1], reflète l’importance accordée par le législateur, d’une part, à la lutte contre ce fléau social[2], et, d’autre part, à la protection des enfants contre les effets néfastes qui en découlent sur leur santé physique, psychologique, leur développement et leur fonctionnement social[3].
- À cet égard, le rapport de la Commission Laurent[4] met en évidence que « l’exposition à la violence conjugale fait partie des catégories les plus fréquentes d’incidents fondés en protection de la jeunesse […] [et] a des répercussions immenses sur le développement et le bien-être des enfants ».
- Comme l’observe Mme la juge Lisa Leroux, dans Protection de la jeunesse — 233435[5], les préoccupations précitées du législateur se traduisent également dans les modifications apportées simultanément aux articles 33 et 599 du Code civil du Québec :
33. Les décisions concernant l’enfant doivent être prises dans son intérêt et dans le respect de ses droits. Sont pris en considération, outre les besoins moraux, intellectuels, affectifs et physiques de l’enfant, son âge, sa santé, son caractère, son milieu familial, incluant la présence de violence familiale, y compris conjugale, ainsi que les autres aspects de sa situation.
599. Les père et mère ou les parents ont, à l’égard de leur enfant, le droit et le devoir de garde, de surveillance et d’éducation. Ils doivent nourrir et entretenir leur enfant. Ils exercent leur autorité sans violence aucune.
- Pour déterminer si un enfant est exposé à la violence conjugale, la LPJ énonce à l’article 38.2.2 les critères à prendre en considération :
38.2.2. Pour l’application de l’article 38.2, toute décision visant un signalement pour une situation d’exposition à la violence conjugale doit notamment prendre en considération les facteurs suivants:
a) les conséquences de l’exposition à cette violence sur l’enfant;
b) la reconnaissance de ces conséquences sur l’enfant par l’auteur de cette violence et les moyens pris par ce dernier pour prévenir d’autres situations d’exposition à la violence, le cas échéant;
c) les actions prises par le parent qui n’est pas l’auteur de cette violence pour protéger l’enfant de l’exposition à cette violence ainsi que les entraves à ces actions posées par l’auteur de cette violence, le cas échéant;
d) la capacité des ressources du milieu à soutenir les parents dans l’exercice de leurs responsabilités;
e) l’ordonnance, la condition ou la mesure, de nature civile ou criminelle, concernant la sécurité ou le développement de l’enfant.
- Dans Protection de la jeunesse — 233545[6], la juge Luce Kennedy décrit la violence conjugale de la manière suivante :
[15] La violence conjugale s’exerce dans le cadre d’une relation amoureuse, qu’elle soit actuelle ou passée. Elle peut survenir dans tout type de relation intime, peu importe sa durée. Ce type de violence peut se manifester à n’importe quel âge et entraîne souvent un déséquilibre de pouvoir au sein de la relation. Pour contrôler la victime, la personne violente utilise de multiples stratégies comme les insultes, les menaces ou encore l’intimidation.
[16] La violence conjugale comprend également les actes violents commis envers les proches, les biens ou même les animaux de compagnie de la victime. Elle peut aussi viser le nouveau conjoint ou la nouvelle conjointe de cette dernière. La violence conjugale ne se limite pas aux coups et aux blessures. Elle couvre un large éventail de comportements et peut se manifester sous différentes formes […]
[17] Bien qu’elle soit de plus en plus évoquée dans les médias, la violence conjugale demeure extrêmement difficile à voir. Même pour les victimes, la violence est difficile à cerner, puisqu’elle s’installe en douce, de manière plutôt hypocrite et progresse tranquillement en intensité. L’agresseur utilise généralement plusieurs moyens différents pour maintenir son emprise sur la victime.
- La violence conjugale peut donc prendre de nombreuses formes, plusieurs d’entre elles pouvant exister simultanément. À cet égard, bien qu’elle ne fasse pas l’objet d’une définition précise dans la LPJ ou unique dans la littérature scientifique, le Tribunal retient également la définition mise de l’avant par l’Institut national de santé publique du Québec, soit la violence conjugale comme une prise de contrôle et la violence conjugale situationnelle[7] :
La violence conjugale comme une prise de contrôle implique une dynamique dans laquelle l’un des partenaires utilise diverses stratégies pour obtenir ou maintenir un contrôle général sur l’autre. Ce type de violence conjugale se caractérise surtout par un contrôle coercitif exercé dans différentes sphères, mais aussi par la fréquence et la gravité des comportements violents. […].
La violence conjugale situationnelle survient lors de conflits ou de différends ponctuels entre deux partenaires et résulterait d’une réponse inadaptée au stress, à l’exaspération et à la colère issus de conflits dans le couple. Sans présenter un schéma général de contrôle, cette violence s’inscrit plutôt dans une dynamique violente de gestion des conflits. La violence situationnelle peut être mineure ou sévère, fréquente ou isolée. […].
- Cette définition concilie à la fois le sens usuel de la violence conjugale tout en reconnaissant sa complexité « en tenant compte du contexte, des motivations sous-jacentes et de la dynamique du couple »[8].
- Soulignons que la violence conjugale touche de nombreuses personnes dans tous les types de relations amoureuses ou intimes, quels que soient leur sexe, identité ou expression de genre, orientation sexuelle, origine ethnique, origine sociale, âge, religion ou classe socio-économique.
- Cela étant, dans une vaste majorité de situations, la violence conjugale est un phénomène genré où l’homme est l’agresseur et la femme en est la victime. Les statistiques les plus récentes étudiées par la Commission Laurent[9] révèlent que les femmes représentent 78% des victimes, alors que, selon l’Institut national de santé publique du Québec, « les conséquences de ces gestes sont en général plus sérieuses pour les victimes féminines que pour les victimes masculines »[10].
Notion de violence familiale
- La violence familiale au sens de la LPJ est un concept plus large que la violence conjugale qui comprend les autres formes de violence qui se produisent entre les membres d’une famille.
- À titre d’illustrations, la juge Luce Kennedy, dans Protection de la jeunesse – 233545[11], indique qu’« il peut s’agir, entre autres, de violence envers les aînés commise par un membre de la famille, de violence exercée par des parents sur leurs enfants, de violence entre frère et sœur, de violence exercée par des enfants ou adolescents sur leurs parents. La violence familiale peut prendre différentes formes, notamment de la maltraitance physique, psychologique ou sexuelle, de la négligence ou de l’exploitation financière ».
- L’exposition d’un enfant à la violence familiale demeure un motif de compromission prévu à l’article 38 (c) en tant que mauvais traitements psychologiques.
Qu’en est-il alors de la présente situation où la violence physique est exercée par les deux parents, l’un envers l’autre, sans qu’une responsabilité principale n’incombe à l’un d’entre eux? Du point de vue de l’enfant, est-il exposé à la violence familiale constituant de mauvais traitements psychologiques ou à la violence conjugale?
- Cette question ne soulève pas qu’un simple débat de sémantique. Au-delà du pouvoir des mots et de l’importance de bien « nommer » la situation qui compromet la sécurité ou le développement d’un enfant, les conséquences légales de la distinction entre la violence conjugale et la violence familiale sont tangibles sur plusieurs aspects, notamment sur le plan de la preuve. Nous y reviendrons.
- La résolution du présent débat fait appel à quelques principes d’interprétation de la LPJ, en l’occurrence, la méthode téléologique et la recherche de l’intérêt supérieur de l’enfant qui est la pierre d’assise de cette loi.
- Les autrices Mélanie Samson et Catherine Bélanger définissent la méthode d’interprétation téléologique comme consistant « à interpréter la loi en fonction de son but, son objet ou sa finalité. Dans un premier temps, l’interprète doit identifier l’objet ou la finalité de la loi, et ce, à la lumière de son texte et du contexte global. Dans un deuxième temps, il lui faut interpréter la loi de façon à permettre la pleine réalisation de cet objet »[12].
- Ces mêmes autrices font valoir que la méthode téléologique est consacrée par les lois d’interprétation québécoise et fédérale qui l’associent à une interprétation large et libérale. Il en découle que « l’interprétation de la loi doit être généreuse et souple de façon à permettre la réalisation de son objet, sans toutefois en excéder la portée »[13].
- À cet égard, les articles 41 et 41.1 de la Loi d’interprétation[14] édictée par le législateur québécois prévoient :
41. Toute disposition d’une loi est réputée avoir pour objet de reconnaître des droits, d’imposer des obligations ou de favoriser l’exercice des droits, ou encore de remédier à quelque abus ou de procurer quelque avantage.
Une telle loi reçoit une interprétation large, libérale, qui assure l’accomplissement de son objet et l’exécution de ses prescriptions suivant leurs véritables sens, esprit et fin.
41.1. Les dispositions d’une loi s’interprètent les unes par les autres en donnant à chacune le sens qui résulte de l’ensemble et qui lui donne effet.
- En ce qui concerne l’interprétation de la LPJ, le recours à la méthode téléologique est reconnu et bien établi, notamment par la Cour d’appel dans Protection de la jeunesse — 10174[15].
- L’objet, le but et la finalité de la LPJ sont énoncés à l’article 2 :
2. La présente loi a pour objet la protection de l’enfant dont la sécurité ou le développement est ou peut être considéré comme compromis. Elle a aussi pour objet de mettre fin à la situation qui compromet la sécurité ou le développement de l’enfant et d’éviter qu’elle ne se reproduise.
- L’interprétation large et libérale de l’objet, du but et de la finalité de la LPJ, explicitement exprimés à l’article 2, doit aussi s’effectuer en corrélation avec la règle cardinale exprimée au préambule et consacrée à l’article 3 selon laquelle l’intérêt de l’enfant est la considération primordiale dans l’application de cette loi et la prise de toute décision le concernant.
- Outre ces principes, dans Protection de la jeunesse — 233435[16], la juge Lisa Leroux prône une interprétation large et libérale de la notion de violence conjugale inscrite à l’article 38 c.1) en prenant appui sur les propos exprimés à ce sujet par le ministre Lionel Carmant devant la Commission sur la santé et des services sociaux lors de l’étude du Projet de loi – 15 relativement aux dernières modifications à la LPJ[17].
M. Carmant : Bien, on voulait vraiment garder la loi la plus ouverte possible pour inclure le plus de cas de figure possible et être le moins restrictif possible. […] c'était une des demandes qu'on avait, c'était vraiment de garder la définition quand même la plus large possible.
[…]
M. Carmant on ne veut pas donner d'exemples précis pour garder la définition la plus large possible de ce qu'est-ce que c'est, la violence conjugale.
- Bref, il appert des travaux de la Commission et des différents intervenants entendus à cette occasion l’intention manifeste du législateur d’octroyer un sens des plus larges au concept de l’exposition d’un enfant à violence conjugale.
- Or, suivant les représentations de la Directrice, la preuve de la violence conjugale ne peut être concluante que dans les circonstances suivantes :
Premièrement, l’agresseur doit être identifié, ce qui serait une condition requise par l’article 38.2.2(b);
Deuxièmement, la victime doit être dentifiée, ce qui serait une condition requise cette fois par l’article 38.2.2(c);
Troisièmement, une dynamique de domination ou de contrôle coercitif doit avoir été instaurée par l’agresseur sur sa victime, élément sur lequel la LPJ est muette.
- À défaut de satisfaire ces conditions, l’enfant serait plutôt exposé à de la violence familiale et non à de la violence conjugale.
- Ces représentations constituent une position de principe de la Directrice [dans la Région A]. Elles ont été accueillies par la juge Nancy Moreau dans Protection de la jeunesse — 242745[18], décision toutefois portée en appel devant la Cour supérieure et en attente d’instruction[19]. La Directrice est également en attente de jugement sur le même sujet dans une autre affaire devant la juge Pascale Boucher[20] de même qu’en l’espèce.
- Au départ, force est de constater que la position de la Directrice ajoute des éléments constitutifs devant être démontrés pour fonder une conclusion d’exposition d’un enfant à la violence conjugale.
- Avec déférence, cette interprétation apparaît restrictive et diminue la portée de ce nouveau motif de compromission, contrairement à ce que recherche le législateur. Soulignons, à plus forte raison à ce titre, que ces trois critères n’apparaissent pas à la définition de la violence conjugale à l’article 38 c.1) qui fait simplement référence à la notion de « violence conjugale entre les parents », laissant ainsi le soin au Tribunal d’apprécier chaque situation, sans automatisme ou limitations indues.
- De surcroît, cette interprétation, dans son troisième segment, va à l’encontre des propos tenus par le ministre Lionel Carmant devant la Commission sur la santé et les services sociaux. Il y déclare, outre l’extrait précité, que le contrôle coercitif « est dans le spectre de la violence conjugale »[21], constituant ainsi une forme de violence conjugale au même titre que plusieurs autres, sans plus.
- Dans le même sens, les propos tenus devant cette Commission par Mme Catherine Lemay, en sa qualité de sous-ministre adjointe au ministère de la Santé et des Services sociaux et Directrice nationale de la protection de la jeunesse, sont sans équivoque[22] :
Mme Lemay (Catherine) : C'est sûr que, dans la situation de la violence conjugale, peut exister, à différents degrés, du contrôle ou pas, dépendamment de chacune des situations. Chaque cas est unique, et on se rappelle que l'exposition à la violence conjugale, du point de vue de l'enfant, on doit s'assurer d'analyser chacun des cas de figure en regard de la situation spécifique.
- Ces propos signalent qu’en matière de violence conjugale au sens de l’article 38 c.1, le contrôle coercitif peut exister à différents degrés ou tout simplement ne pas être présent. Dans ce dernier cas, la violence conjugale prendra une autre forme.
- Rappelons également les extraits précités de la décision de la juge Luce Kennedy dans Protection de la jeunesse – 233545[23], où elle écrit que la violence conjugale « entraîne souvent un déséquilibre de pouvoir au sein de la relation ». La juge laisse donc clairement entrevoir la possibilité, certes plus rarissime, de la prévalence d’une situation de violence conjugale sans déséquilibre du pouvoir. Notons au passage que dans cette décision, toutes les illustrations susdites mentionnées de la violence familiale ne mettent en cause que des membres de la famille autres que les parents.
- De surcroît, il ne s’agit pas du seul impact que la position de la Directrice ajoute à la charge de la preuve en restreignant la notion de violence conjugale.
- En effet, une situation de mauvais traitements psychologiques selon l’article 38 c), telle que l’exposition à la violence familiale, requiert la preuve que « l’enfant subit, de façon grave ou continue, des comportements de nature à lui causer un préjudice »[24].
- Or, l’exposition à la violence conjugale, en tant que motif de compromission distinct prévu à l’article 38 c.1), ne reprend pas cette exigence de gravité ou de continuité des attitudes ou comportements parentaux subis par l’enfant. Exempté de cette exigence, « il suffit que l’enfant ait été exposé directement ou indirectement à la violence entre ses parents et que cette exposition soit de nature à lui causer un préjudice »[25]. Il en résulte que l’exposition de l’enfant à la violence conjugale en tant que motif de compromission comporte un fardeau de preuve moins lourd qu’en matière d’exposition à la violence familiale.
- Quant à l’exigence alléguée d’une relation agresseur/victime pour conclure à une situation de violence conjugale, certes, les articles 38.2.2(b) et 38.2.2(c) énoncent comme critères à prendre en considération « la reconnaissance des conséquences sur l’enfant de l’auteur de la violence […] » et « les actions prises par le parent qui n’est pas l’auteur de cette violence […] ». Cela signifie qu’il incombe au Tribunal de désigner dans son jugement, si la preuve soutient une telle conclusion, qui est l’auteur[26] de la violence conjugale et qui en est la victime afin que l’intervention sociale soit adaptée en conséquence.
- Cela étant, lorsqu’il y a oscillation paritaire du recours à la violence entre les parents protagonistes ou lorsque la preuve ne permet pas de faire ressortir qui en est l’auteur principal et qui en est la victime, les critères des articles 38.2.2(b) et 38.2.2(c) sont applicables tant à l’égard du père qu’envers la mère. L’intervention de la Directrice qui en suivra ne sera donc pas entièrement axée dans une dimension d’agresseur pour l’un et de victime pour l’autre, mais les deux à la fois pour chaque parent.
- Ainsi, en application de l’article 38.2.2(b), le Tribunal doit prendre en compte la reconnaissance pour chacun des parents, lorsqu’il est l’auteur de la violence envers l’autre parent, des impacts néfastes sur le développement et le bien-être des enfants, qui, en l’espèce, sont si jeunes et totalement vulnérables.
- Dans un second temps, les différents moyens pris par chacun des parents, lorsqu’il est l’auteur de la violence envers l’autre parent, pour en prévenir la répétition doivent également être considérés. Il s’agira, par exemple, de l’ouverture au suivi social de la Directrice, d’avoir entrepris ou d’être véritablement disposé à entreprendre un cheminement personnel à l’occasion d’un suivi thérapeutique approprié en vue d’offrir un milieu de vie exempt de toute violence.
- Cette approche privilégiée par le législateur se situe donc en continuité avec les enseignements de la Cour suprême, dans Barendregt c. Grebliunas[27], qui établit un lien étroit entre les capacités parentales d’un parent et le fait qu’il expose son enfant à la violence qu’il exerce à l’encontre de l’autre parent.
- Ensuite, à l’article 38.2.2(c), le Tribunal doit prendre en considération les actions prises par chacun des parents, lorsqu’il n’est pas l’auteur de cette violence, pour protéger l'enfant de l'exposition à la violence, ainsi que les obstacles à ces actions imposés par l’autre parent qui, à cette même occasion, est l’auteur de la violence.
- En terminant, il importe de mettre en lumière l’emphase mise par la LPJ à la perspective de l’enfant ou de son point de vue dans l’appréciation d’une situation qui compromet sa sécurité et son développement :
Protection de la jeunesse — 22549[28], juge Pierre Hamel :
[102] L’objectif de la LPJ d’identifier une situation qui met ou pourrait mettre en péril la sécurité ou le développement d’un enfant et éviter qu’elle ne se répète. À cette fin l’analyse que doit mener le Tribunal doit l’être du point de vue de l’enfant et de sa protection.
Protection de la jeunesse — 241569[29], exposition à la violence conjugale, juge Annick Bergeron :
[23] La pierre angulaire de ce motif est l’enfant et les impacts de l’exposition.
Protection de la jeunesse — 233435[30], exposition à la violence conjugale, juge Lisa Leroux :
[68] De l’avis du Tribunal, lorsque l’on se place du point de vue de l’enfant et que l’on analyse la situation en fonction de son intérêt, il se retrouve bel et bien dans un contexte d’exposition à de la violence conjugale conformément aux intentions du législateur malgré que le Tribunal ne puisse en imputer la responsabilité plus à l’un qu’à l’autre.
Protection de la jeunesse — 174289[31], abus sexuels, juge Claude Lamoureux :
[81] C’est du point de vue de l’enfant et en regard de son intégrité sexuelle que la question doit être analysée.
Protection de la jeunesse — 192898[32], abus sexuels, juge Pascale Berardino :
[189] Pour analyser si un geste constitue un abus sexuel au sens de la loi, il faut que l’analyse se fasse du point de vue de l’enfant.
Protection de la jeunesse — 202409[33], risque sérieux de négligence, risque sérieux d’abus sexuels [notion similaire pour risque sérieux d’abus physiques], juge Michel Yergeau, J.C.S. :
[49] [...] protéger l’enfant doit demeurer l’étoile Polaire qui nous guide dans la recherche du sens à donner aux mots du législateur.
- En l’occurrence, du point de vue et dans la recherche de l’intérêt supérieur des enfants Y et X, respectivement âgés de deux et quatre ans, la preuve démontre qu’ils ont été exposés à la violence physique et verbale « entre les parents », ce qui est l’essence de la définition de la violence conjugale prévue à la LPJ et ce qui correspond à leur vécu.
- Que l’exercice de la violence conjugale soit attribuable à un parent alors que l’autre parent en est victime, ou que la responsabilité de la violence conjugale soit similaire ou ne puisse être départagée entre les parents, ces éléments ont bien peu à voir avec la perspective ou le point de vue des enfants qui y sont exposés et qui en subissent un préjudice, tel qu’exprimé dans l’extrait précité de Protection de la jeunesse — 233435[34].
- Il est indéniable que cette exposition est non seulement de nature à causer préjudice à ces deux enfants, mais a déjà eu des répercussions néfastes perceptibles sur leur développement et dans leur comportement.
- Le Tribunal conclut que la sécurité et le développement des enfants sont compromis en raison de leur exposition à la violence conjugale.
Deuxième question en litige : La mère peut-elle reprendre immédiatement la charge de ses enfants ou ceux-ci doivent-ils être maintenus auprès de Mme C pour une période de six mois?
- En témoignage, la mère déclare que sa condition psychologique est stable, qu’elle a cessé de consommer, qu’elle dispose d’un emploi et de son propre logement.
- Le Tribunal ne peut que féliciter la mère de ces accomplissements et l’encourager à maintenir ses suivis personnels afin de poursuivre sa reprise en main.
- En revanche, compte tenu du bas âge des enfants et de leur forte vulnérabilité, la mère doit consolider ses acquis et développer ses habiletés parentales pour être en mesure d’offrir un milieu de vie sain, paisible et répondre à leurs besoins fondamentaux. Dans ce contexte, une réinsertion immédiate des enfants chez la mère apparaît prématurée et contre-indiquée.
- La situation requiert que les enfants demeurent confiés à Mme C qui, avec le soutien de son conjoint, en assume la charge avec affection et bienveillance.
- Quant au suivi social de la DPJ, le Tribunal entend l’ordonner pour une période de six mois afin de soutenir les parents dans leurs efforts en vue d’assumer un rôle significatif auprès de leurs enfants.
- Après avoir reçu les admissions, pris en considération les rapports produits et les témoignages entendus, le Tribunal considère que la situation mise en preuve donne ouverture aux mesures recherchées.
- POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL:
- ACCUEILLE la demande;
- DÉCLARE la sécurité et le développement des enfants toujours compromis pour les motifs suivants :
38 b) 1) iii) : négligence sur le plan éducatif;
38 c.1) : exposition à la violence conjugale;
- ORDONNE que les enfants soient confiés à madame C;
- ORDONNE que les contacts entre les enfants et leurs parents s’effectuent selon entente entre les parties;
- ORDONNE que les enfants et les parents participent activement à l’application des mesures;
- RECOMMANDE aux parents de mener à terme les différents suivis entrepris;
- ORDONNE qu'une personne qui travaille pour un établissement ou un organisme apporte aide, conseil et assistance aux enfants et à la famille;
- CONFIE la situation des enfants à la Directrice de la protection de la jeunesse A pour l'exécution des mesures.
- LE TOUT, pour une période de six mois.
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| ________________________________ Mario Gervais, J.C.Q. |
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Joannie Lafasanella |
Avocate de la Directrice |
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Me Marianne Galipeau-Théroux |
Avocate de l’enfant |
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Me Alissa Provost |
Avocate de la mère |
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