Décision

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Procureur général du Québec c. Pryde

2025 QCCA 736

COUR D'APPEL

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

SIÈGE DE MONTRÉAL

 

No : 

500-09-031063-241

        (500-01-230925-221)

 

 

PROCÈS-VERBAL D'AUDIENCE

 

 

DATE : Le 27 mai 2025

 

 

 

FORMATION : LES HONORABLES

YVES-MARIE MORISSETTE, J.C.A.

 

PATRICK HEALY, J.C.A.

 

LORI RENÉE WEITZMAN, J.C.A.

 

 

PARTIE APPELANTE

AVOCAT

 

PROCUREUR GÉNÉRAL DU QUÉBEC

 

Me Michel Déom

(Bernard, Roy (Justice-Québec))

 

 

PARTIE INTIMÉE

AVOCAT

 

Christine Pryde

 

Me jessy Bourassa Héroux

(Battista Turcot Israel)

 

 

PARTIES MISES EN CAUSE

AVOCAT

 

DIRECTEUR DES POURSUITES CRIMINELLES ET PÉNALES

 

 

Me NICOLAS ABRAN

(Directeur des poursuites criminelles et pénales)

 

 

Dennis Galiatsatos, en sa qualité de juge de la Cour du Québec

COUR DU QUÉBEC

 

 

ABSENTS ET NON REPRÉSENTÉs

 

 

 

 

En appel d’un jugement rendu le 17 mai 2024 par l’honorable Dennis Galiatsatos de la Cour du Québec, chambre criminelle et pénale, district de Montréal.

 

NATURE DE L’APPEL :

Jugement rendu en cours d’instance – Constitutionnel – Droits linguistiques – Anglais – Article 530 C.cr. – Procédure criminelle – Incompatibilité d’application de l’article 10 de la Charte de la langue française – Modification législative – Traduction française du jugement original en anglais – Prononcé du verdict – Délais administratifs – Droit d’être jugé dans un délai raisonnable – Demande de bene esse pour permission d’appeler du PGQ déférée (articles 31 et 357 C.p.c.)

 

Greffière-audiencière : Sarah-Maude Lalande

Salle : Pierre-Basile-Mignault

 


AUDITION

 

9 h 32

Début de l’audience. Identification du dossier et des avocats.

Remarques préliminaires de la Cour.

9 h 35

Argumentation de Me Déom concernant la question du droit d’appel de plein droit.

9 h 39

Argumentation de Me Déom concernant la question de la compétence du juge de première instance pour rendre le jugement entrepris du 17 mai 2024.

9 h 40

Intervention de la Cour.

Me Déom poursuit son argumentation.

9 h 43

Questions de la Cour et réponses de Me Déom.

9 h 56

Me Déom poursuit son argumentation.

10 h 00

Questions de la Cour et réponses de Me Déom.

10 h 13

Me Déom poursuit son argumentation.

10 h 15

Question de la Cour et réponse de Me Déom.

10 h 21

Me Déom poursuit son argumentation.

10 h 25

Question de la Cour et réponse de Me Déom.

10 h 27

Argumentation de Me Bourassa Héroux concernant la question du droit d’appel de plein droit.

10 h 30

Question de la Cour et réponse de Me Bourassa Héroux.

10 h 31

Argumentation de Me Bourassa Héroux concernant la question de la compétence du juge de première instance pour rendre le jugement entrepris du 17 mai 2024.

10 h 34

Questions de la Cour et réponses de Me Bourassa Héroux.

10 h 40

Me Bourassa Héroux poursuit son argumentation.

10 h 46

Argumentation de Me Abran concernant les deux questions soulevées.

10 h 50

Question de la Cour et réponse de Me Abran.

10 h 52

Suspension de l’audience.

11 h 15

Reprise de l’audience.

11 h 16

Questions de la Cour et réponses de Me Déom.

11 h 19

Réplique de Me Déom.

11 h 21

Suspension de l’audience.

11 h 25

Reprise de l’audience.

PAR LA COUR : Arrêt rendu séance tenante – voir page 5.

11 h 26

Fin de l’audience.

 

 

 

 

Sarah-Maude Lalande, Greffière-audiencière

 


ARRÊT

 

 

POUR LES MOTIFS À ÊTRE DÉPOSÉS ULTÉRIEUREMENT, LA COUR :

[1]                DÉCLARE sans objet la requête de bene esse pour permission d’appeler;

[2]                ACCUEILLE l’appel;

[3]                INFIRME le jugement de première instance;

[4]                DÉCLARE que le juge de première instance n’avait pas la compétence pour prononcer les conclusions du jugement dont appel;

[5]                CONSIDÉRANT la conclusion précédente, il n’est pas nécessaire que la Cour se prononce sur la question de savoir si l’expression « immédiatement et sans délai » contenue à l’article 10 de la Charte de la langue française est inopérante ou non;

[6]                LE TOUT sans frais.

 

YVES-MARIE MORISSETTE, J.C.A.

 

 

 

PATRICK HEALY, J.C.A.

 

 

 

LORI RENÉE WEITZMAN, J.C.A.

 

 

 

 

 

 


Procureur général du Québec c. Pryde

2025 QCCA 736

COUR D’APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

SIÈGE DE

 

MONTRÉAL

 :

500-09-031063-241

(500-01-230925-221)

 

DATE :

8 août 2025

 

 

FORMATION :

LES HONORABLES

YVES-MARIE MORISSETTE, J.C.A.

PATRICK HEALY, J.C.A.

LORI RENÉE WEITZMAN, J.C.A.

 

 

PROCUREUR GÉNÉRAL DU QUÉBEC

APPELANT – mis en cause

c.

 

CHRISTINE PRYDE

INTIMÉE – accusée

et

DENNIS GALIATSATOS, en sa qualité de

juge de la Cour du Québec

MIS EN CAUSE

et

DIRECTEUR DES POURSUITES CRIMINELLES ET PÉNALES

MIS EN CAUSE – poursuivant

 

 

Motifs de l’arrêt prononcé séance tenante le 27 mai 2025

 

 

  1.             Le procureur général du Québec (« PGQ ») se pourvoit contre un jugement rendu le 17 mai 2024 par l’honorable Dennis Galiatsatos de la Cour du Québec[1]. Ce jugement s’inscrit dans le cadre d’une poursuite criminelle sur diverses accusations portées contre l’intimée en vertu des articles 320.13(3), 320.14(3) et 220(a) C.cr. La poursuite en question s’est instruite en Cour du Québec dans le dossier 500-01-230925-221. L’affaire a pour origine une collision mortelle entre le véhicule automobile conduit par l’intimée et une cycliste, la victime de l’accident.

[2]                Soulignons d’emblée qu’à ce stade, l’appel dans ce dossier 500-01-230925-221 ne porte que sur la compétence de la Cour du Québec pour procéder et se prononcer comme elle le fit sur la constitutionnalité d’une disposition de la Charte de la langue française[2]  CLF »).

[3]                Le 27 mai 2025, date de l’audience en appel, le pourvoi du PGQ fut accueilli séance tenante en ces termes :

POUR LES MOTIFS À ÊTRE DÉPOSÉS ULTÉRIEUREMENT, LA COUR :

[1] DÉCLARE sans objet la requête de bene esse pour permission d’appeler;

[2] ACCUEILLE l’appel;

[3] INFIRME le jugement de première instance;

[4] DÉCLARE que le juge de première instance n’avait pas la compétence pour prononcer les conclusions du jugement dont appel;

[5] CONSIDÉRANT la conclusion précédente, il n’est pas nécessaire que la Cour se prononce sur la question de savoir si l’expression « immédiatement et sans délai » contenue à l’article 10 de la Charte de la langue française est inopérante ou non;

[6] LE TOUT sans frais.

Voici en quoi consistent les motifs annoncés dans ce dispositif[3].


TABLE DES MATIÈRES

I. DÉROULEMENT DE L’AFFAIRE [4]

A. Les communications avant l’audience du 1er mai 2024 [4]

B. L’audience du 1er mai 2024 [24]

C. Le jugement du 1er mai 2024 [30]

D. Le pourvoi en contrôle judiciaire [39]

E. L’audience du 16 mai 2024 [43]

F. Le jugement entrepris du 17 mai 2024 [48]

II. FOND DU POURVOI [59]

A. Le Juge pouvait-il soulever d’office la question de constitutionnalité? [60]

B. Le Juge pouvait-il statuer comme il l’a fait? [73]

1. La compétence restreinte d’un juge de la Cour du Québec [74]

2. Autres lacunes dans la procédure suivie par le Juge [88]

III. CONCLUSION [101]


I. DÉROULEMENT DE L’AFFAIRE

[4]                Bien que cela puisse sembler fastidieux, il paraît nécessaire pour bien saisir l’enjeu actuel du pourvoi de présenter un compte rendu chronologique détaillé des circonstances qui ont mené au jugement entrepris.

A. Les communications avant l’audience du 1er mai 2024

[5]                L’intimée Christine Pryde fit l’objet le 15 mars 2022 des accusations déjà énumérées au paragraphe [1]. Celles-ci résultaient d’un évènement datant du 18 mai 2021. Le 29 avril suivant, l’intimée comparaissait, plaidait non coupable aux accusations portées contre elle et exprimait le désir d’avoir un procès en anglais.

[6]                Par ailleurs, le 1er juin 2022, la Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français[4]  Loi 96 ») recevait la sanction royale. Cette loi modifiait l’article 10 CLF, modification qui entrerait en vigueur le 1er juin 2024. Pour une bonne intelligence de la suite des choses dans le dossier en cours, il convient dès à présent de citer intégralement cette disposition dans sa version modifiée :

10. Une version française doit être jointe immédiatement et sans délai à tout jugement rendu par écrit en anglais par un tribunal judiciaire lorsqu’il met fin à une instance ou prés­ente un intérêt pour le public.

 

Tout autre jugement rendu par écrit en anglais est traduit en français à la demande de toute personne; celui rendu par écrit en français est traduit en anglais à la demande d’une partie.

 

 

Les frais de la traduction effec­tuée en application du présent article sont assumés par le ministère ou par l’organisme qui l’effectue ou qui assume les coûts nécessaires à l’exercice des fonctions du tribunal qui a rendu le jugement.

10. A French version shall be attached immediately and with­out delay to any judgment rendered in writing in English by a court of justice where the judgment terminates a procee­ding or is of public interest.

 

Any other judgement   rendered in writing in English shall be translated into French at the request of any person; a judgment rendered in writing in French shall be translated into English at the request of a party.

 

The costs for a translation made under this section are borne by the government department or the body that makes it or bears the costs necessary for the exercise of the functions of the court that rendered the judg­ment.

[7]                Le 6 novembre 2023, le mis en cause, l’honorable Dennis Galiatsatos (le « Juge »), se voyait confier la gestion de l’instance dans le dossier criminel de l’intimée.

[8]                Entre novembre 2023 et janvier 2024 se tenait un voir-dire sur la recevabilité de déclarations extrajudiciaires de l’intimée. Cette procédure se solderait par une décision du Juge déposée en langue anglaise le 20 février 2024[5]. Ce même jour, le Juge informait les parties qu’il était désigné pour présider le procès.

[9]                À compter de la mi-avril qui suit, apparaissent au dossier une série de contacts par correspondance entre le Juge et les avocats en vue de planifier une conférence de gestion fixée pour le 1er mai. Il est utile de citer cette correspondance au texte, afin de bien mettre en évidence l’évolution du dossier. Il importe aussi de garder à l’esprit les dates et même les heures auxquelles se déroulent ces contacts.

[10]           Le 17 avril 2024, le Juge communiquait par courriel avec l’avocat de l’intimée (« Me Héroux ») et ceux du mis en cause, le Directeur des poursuites criminelles et pénales (« DPCP »). À cette occasion, le Juge leur disait vouloir s’enquérir de leurs intentions quant à la question de la portée et de la validité constitutionnelle en matière criminelle du nouvel article 10 CLF. Le message décrit son objet en ces termes : « issue of language – submissions re 10 C.F.L. ». Rappelons que cette disposition n’était pas encore en vigueur. Rien au dossier n’indique qu’elle avait été évoquée de quelque façon par qui que ce soit avant le 17 avril.

[11]           Le Juge mentionne que, lorsqu’un jugement est écrit en langue anglaise, un effet possible de la disposition en question sera qu’une accusée comme l’intimée, ou toute partie intéressée, « would all have to wait several additional weeks or months (the latter being more likely than the former) to receive the final judgment, even though it will be ready long before that ».

[12]           À l’instar de ce premier envoi, les échanges ultérieurs relatés ci-dessous se feront tous par courriel.

[13]           Plusieurs d’entre eux datent du 19 avril, un vendredi. Ils se succèdent dans l’ordre suivant.

[14]           À 7 h 37, Me Héroux s’adresse au Juge, avec copie au DPCP. Souhaitant consulter sa cliente sur une nouvelle orientation possible de son mandat à la suite du courriel du 17 avril, il demande au Juge de lui fournir des précisions sur le fondement de l’observation reproduite au paragraphe [11] ci-dessus et tirée de ce dernier courriel.

[15]           Le même jour à 8 h 36, le Juge répond : « [y]our question is an excellent one ». Il ajoute :

Perhaps answering the question might require, in and of itself, the involvement of the Attorney General's Office. In the interest of fairness, I assume this email (and the last) will also be disclosed to them at some point.

Suivent divers commentaires du Juge. Il y explicite sa pensée avec des exemples concrets mais hypothétiques des délais qui pourraient s’accumuler en raison de la charge de travail normale dans la magistrature et du temps requis pour traduire un jugement. Sa démarche, écrit-il en conclusion, s’appuie sur la jurisprudence. Nous y reviendrons. Il écrit :

To be sure, I realize that the Court has raised this concern on its own motion. I do this pursuant to the following authorities: Re Therrien, [2001] 2 S.C.R. 3 at para. 108; Ville de Montréal c. Derradji, 2021 QCCA 1434 at para. 6; R. v. FrailIon (1990), 62 C.C.C. (3d) 474 (Que.C.A.) at para. 7; R. c. Boire (1991), 66 C.C.C » (3d) 216 (Que.C.A.) at para. 23; R. v. Arbour (1990), 4 C.R.R. (2d) 369 (Ont.C.A.) at para. 11; R. v. Richards (2017), 349 C.C.C. {3d) 284 (Ont.C.A.) at para. 113; R. v. Bialski (2018), 364 C.C.C. (3d) 485 (Sask.C.A.) at paras. 66-73, leave to appeal denied, [2018] S.C.C.A. No. 442; R. v. Wesaquate (2022), 418 C.C.C. (3d) 225 (Sask.C.A.) at para. 90; R. v. Travers (2001), 44 C.R. (5th) 201 (N.S.C.A.) at para. 40.

[16]           À 13 h 46, le Juge écrit de nouveau à Me Héroux, mais aussi au DPCP, pour apporter d’autres précisions sur la procédure qu’il anticipe. Il souhaite entendre le DPCP sur l’interprétation que devrait recevoir le nouvel article 10 CLF. Et il explique en ces termes la raison de cette demande :

As an independent body, I understand that the DPCP may not take position on the validity of the statute. However, in its capacity as an independent body, the DPCP may still present its interpretation of how the new statute is to apply. In the event that said interpretation is different from that espoused by the Attorney-Generals’ Offices (Que, Can or both), the Attorney-General will still need to be heard.

[soulignement tiré de l’original]

[17]           Dix minutes plus tard, à 13 h 56, Me Archambault, une procureure du DPCP, répond au Juge en ces termes :

Me Chabot [une collègue de Me Archambault] and I are deeply concerned by the question you raised pertaining to the new disposition (sic) of the C.F.L. For your information, we have submitted the question to our superiors, and we are awaiting their position on the subject. We will get back to you and Me Héroux as soon as possible. Be reassured that we will do anything in our power to have a firm position on the question latest (sic) May 1st.

[18]           À 14 h 29, le Juge répond à ce dernier courriel, avec copie à Me Héroux. Il est préoccupé, et il ne le cache pas, par l’imminence du procès :

Due to the quickly approaching trial dates [la date du 3 juin était fixée pour le procès], in the interest of ensuring that the trial on the merits proceeds as scheduled, at least provisionally, I ask that you give notice to the Offices of the Attorney-General of Quebec and the Attorney-General of Canada of the issues mentioned in these emails and request their presence before me on May 1st 2024, 9:30 am in a room to be determined. At the very least, this provision and its impact will inevitably be discussed on that date.

Should a debate be required, I would like for it to be held on May 1st, or at the very least, schedule one with everyone’s schedules on hand.

[19]           Le mardi suivant, 23 avril, à 10 h 10, Me Héroux informe le Juge qu’il n’a pas reçu mandat de sa cliente pour contester la constitutionnalité de l’article 10 CLF. Il s’explique comme suit :

ln response to your emails, it is the Defence position that the new section 10 applies to criminal law. The judgment will have to be rendered in writing in English, will terminate the proceedings on guilt, and most certainly is of public interest. The Court of Québec, Criminal and Penal Division is a Court of Justice.

I do not however, have the mandate to file a constitutional challenge in this file.

Filing such challenge would generate more delays than the delays resulting from the additional deliberation period. It would not be practical and would involve significant costs on the part of my Client.

More importantly, a constitutional challenge would take months to be completed. It would involve a hearing with expert witnesses, and potentially the participation of numerous interveners. It would unduly complexify the proceedings.

Even if the Defence was to prevail with a constitutional challenge, the delays we would gain by having section 10 declared inoperable would be cancelled out by the delays generated by the constitutional debate itself.

[soulignement tiré de l’original]

Le même courriel annonce cependant l’intention de Me Héroux de présenter une requête de type Jordan au nom de la cliente. Il écrit plus loin[6] :

We were not aware before your email dated April 14, 2024 of the significance and extent of the delays that would be generated by Bill 96.

These additional delays are an important change.

[20]           À 11 h 28, le Juge répond avec copie au DPCP. Selon l’entête de ce courriel, ni le procureur général du Canada (« PGC »), ni celui du Québec, ne figurent encore parmi les destinataires du message.

[21]           Le Juge prend note du refus de l’intimée de contester la constitutionnalité de l’article 10 CLF. Néanmoins, il requiert (il écrit « I request ») la présence des deux procureurs généraux lors de l’audience du 1er mai. Annonçant le déroulement de la conférence de gestion et les préparatifs en vue de celle-ci, il explique ce qui suit :

As you mention, the s. 10 issue has an impact on other possible motions. I agree that it should be dealt with first.

To be clear, for the purpose of the Notice of a constitutional question, it should be made clear that Ms. Pryde is not raising the issue. The notice can be sent by the defence or by the DPCP, as long as it is clear that the question was raised by the judge. ln any event, all these emails will eventually be filed in the record.

Le Juge poursuit en indiquant pour la commodité des procureurs généraux que les questions à débattre devraient être les suivantes :

-Since criminal law is a federal jurisdiction, which includes criminal procedure, does s. 10 C.F.L. apply to criminal proceedings?

-If so, given the additional delay caused by the translation, does s. 10 C.F.L. interfere with the operation of the criminal law and/or the language rights provided by ss. 530-530.1 of the Criminal Code?

-If so, does the doctrine of federal paramountcy apply, rendering inoperable in criminal prosecutions the requirement that the translation be immediate and simultaneous?

[22]           Le 24 avril, Me Héroux signifie au PGQ et au PGC un acte de procédure intitulé « notice of a constitutional question (Ss. 76 and 77 of the Code of Civil procedure, s. 52 of the Constitution Act, 1982) ». Cette procédure reprend mot à mot les questions formulées par le Juge dans son courriel du 23 avril.

[23]           Enfin, le 29 avril, à 16 h 25, par l’entremise d’une avocate qui le représente, le PGQ fait savoir au Juge qu’il n’entend pas répondre aux questions reprises dans l’avis daté du 24 avril. Elle demande 15 minutes lors de l’audience du 1er mai pour faire valoir que (i) le Tribunal ne peut soulever d’office une question constitutionnelle comme il prétend le faire ici, (ii) le PGQ n’a pas à défendre la constitutionnalité de l’article 10 CLF alors que les parties s’abstiennent ou refusent de soulever cette question, (iii) l’avis au procureur général ne respecte pas les conditions et le délai de rigueur de l’article 77 C.p.c. et (iv) le ministère de la Justice se chargera de mettre en œuvre les mesures rendues nécessaires pour l’application de l’article10 CLF.

B. L’audience du 1er mai 2024

[24]           Le dossier contient le procès-verbal ainsi que la transcription intégrale de l’audience. Celle-ci s’étend, en tout et pour tout, sur 84 pages. Cela démontre que, sur la question de fond qui nous intéresse ici (la faculté pour le Juge de soulever d’office la question de constitutionnalité), l’audience fut d’assez courte durée[7], car jugement est rendu sur celle-ci à la page 60 et le reste de l’audience porte sur de pures considérations de gestion et d’intendance, sans égard à la question de fond. Nous y reviendrons. Pourtant, outre le Juge, quatre avocats prirent la parole à tour de rôle lors de cette audience pour s’exprimer sur la question de fond. Donnons ici un bref aperçu de ces échanges, sans toutefois insister sur la position de la défense annoncée par son avocat dans ses courriels.

[25]           Le Juge considère que la première chose à trancher est celle de savoir s’il pouvait soulever d’office la constitutionnalité de l’article 10 CLF. Le PGQ soutient qu’il peut être approprié pour un juge de soulever d’office une question constitutionnelle mais qu’en l’espèce, en débattre et la trancher devrait être exclu. Selon le PGQ, cette question de constitutionnalité telle que la formule l’avis du 24 avril précédent ne fut pas circonscrite avec la précision nécessaire, en particulier parce qu’aucune conclusion explicite n’est recherchée par son auteur. Le Juge n’est manifestement pas de cet avis et il le fait voir en demandant : « Unless I were to draw a picture for the Attorney-General of Quebec, how can I be more precise? ». Et, ajoute-t-il quelques instants plus tard, « How is that difficult to understand? ». L’audience se poursuit sur le même ton.

[26]           L’avocate du PGQ reprend et souligne que la question identifiée par le Juge l’a été en l’absence de toute donnée de fait : « … there needs to be a factual context to address a constitutional question ». Qui plus est, aucune partie au dossier ne souhaite débattre de la constitutionnalité de l’article 10 CLF. Or, souligne l’avocate du PGQ, des procédures sont déjà en cours ailleurs pour statuer sur la constitutionnalité de diverses dispositions de la Loi 96. Le Juge informe les avocats qu’il ignorait cela.

[27]           L’avocate du PGC prend la parole dans le sillage de celle du PGQ. Elle précise tout d’abord que, sur l’essentiel[8], le PGC partage le point de vue du PGQ. Mais il appert rapidement que le Juge et elle sont en net désaccord sur un aspect précis des choses, soit l’effet que pourraient avoir les articles 530 et 530.1 C.cr. une fois la Loi 96 entrée en vigueur. Selon l’avocate du PGC, les exigences linguistiques de la Loi 96 pourraient permettre d’appliquer ces dispositions du Code criminel comme elles le sont déjà, ou comme elles pourraient l’être, ailleurs au Canada. D’où l’importance d’un contexte factuel complet pour répondre aux questions du Juge. Clairement, ce dernier ne partage pas cet avis. Dans son jugement écrit daté du 1er mai, il écartera l’argument du PGC en ces termes[9] :

[14] At the hearing, the Attorney-General of Canada joins its Quebec counterpart and argues that I cannot raise the issue proprio motu. Besides, counsel argues that there is lacking context, a lacking factual record and no real need to address anything. Implicitly in counsel’s arguments, the Attorney-General of Canada considers that this is simply a non-existent problem that the Court has imagined out of thin air. With great respect, these arguments stem from a severe lack of understanding of how criminal trials proceed and how a judge exercises his duties. These arguments may also result from not having read the seminal Supreme Court case of R. v. Beaulac.

Fait alors l’objet de divers commentaires la validité constitutionnelle de l’article 10 CLF envisagée sous l’angle des articles 133 et 91 paragr. 27 de la Loi constitutionnelle de 1867 LC 1867 »).

[28]           Le Juge se tourne maintenant vers l’avocate du DPCP et il lui dit : « Do you think there's anything you can contribute to the debate and if so, I'll hear you. », ce à quoi elle répond : « No, I have no comments. ». Néanmoins, plus tard au cours de l’audience, le Juge s’adresse de nouveau à l’avocate du DPCP. Il lui demande avec une certaine insistance s’il est concevable que, dans le meilleur des cas, un jugement de 40 pages en langue anglaise soit rapidement traduit en langue française. Puisqu’elle ignore quelles mesures auront été mises en place au moment de l’entrée en vigueur de la Loi 96, elle lui dit par deux fois ne pas pouvoir répondre à la question.

[29]           L’audience, qui avait débuté à 9 h 39, est alors suspendue. Selon le procès-verbal, cette suspension dure de 10 h 47 à 11 h 43. Lorsque l’audience reprend, le Juge prononce son jugement (l’extrait qui suit reproduit textuellement la transcription) :

For reasons that will be filed in the Court record, the Court concludes that it will hear a question on the constitutional validity of Section 10 of the Charter of French Language and the Court invites written submissions from the Attorney General of Quebec and the Attorney General of Canada to be filed no later than May 14th, 2024, and forwarded to all the parties and to the Court by email.

Madame la Greffière, je vous remets un original et une copie pour le dossier de Cour et j'ai huit copies, j'espère qu'il y en a assez, vous pouvez les distribuer à toutes les parties concernées. I will clearly need to review that for some holes and whatnot, but it gives an idea of where we're heading on the procedural issue, so the debate. And both Attorneys General are free to express whatever argument or fact that they wish, according to the formalities set out in the judgment.

À cette fin, une audience est fixée pour le 16 mai suivant. Le dialogue suivant s’engage entre l’avocate du PGC et le Juge :

ME CAROLINE LAVERDIÈRE :

Merci. Et on comprend qu'il n'y aura pas de débat…

COURT :

Il y aura un débat entier par écrit et je vous invite à être le plus exhaustives possible de part et d'autre. Prenez toutes les pages et toute l'énergie que vous croyez utiles. J'aimerais recevoir de façon exhaustive vos positions respectives.

Ainsi se termine l’audience du 1er mai.


C. Le jugement du 1er mai 2024

[30]           Un jugement est déposé le même jour[10]. Il est titré REASONS FOR THE COURT RAISING A CONSTITUTIONAL ISSUE ON ITS OWN INITIATIVE. D’une longueur de 17 pages, son texte s’accompagne de 46 notes de bas de page. Le dossier ne permet pas de déterminer avec certitude si ce texte est bien celui qui, selon la transcription précitée, fut remis aux parties à l’audience. C’est néanmoins ce que soutient l’intimée dans son mémoire, en ajoutant le commentaire : « The content of the Decision suggests that most of it had already been written before the Hearing of May 1st, 2024. ».

[31]           Quoi qu’il en soit, le jugement débute avec une mise en situation et un résumé sommaire des positions prises par les parties, par le PGQ et le PGC. Après quoi le Juge mentionne que l’intimée ne s’oppose pas à ce que soit soulevée d’office par lui une question constitutionnelle. Et il procède à une analyse du problème qui fut discuté lors de l’audience du même jour.

[32]           Le Juge se dit très conscient que les circonstances au cours desquelles un juge peut procéder comme il le fait sont l’exception. Puis, il passe en revue la jurisprudence dont il avait rappelé l’existence à Me Héroux dans son courriel du 19 avril précédent[11]. Il estime que cette jurisprudence appuie sa position. Aussi rejette-t-il avec fermeté toute prétention selon laquelle un juge dans sa situation se heurte à « an absolute bar to judges raising constitutional questions proprio motu ».

[33]           Il expose ensuite ses raisons pour remettre en question la validité de l’article 10 CLF. Après avoir résumé le contenu des courriels échangés entre les 17 et 29 avril, il s’arrête sur ce qu’il pense être le contexte particulier et inhabituel de l’espèce. À son avis, on se trouve ici en présence d’une violation prima facie de l’article 91 paragr. 27 de la LC 1867. Il est acquis que le procès, qui est imminent, se tiendra en anglais. Un jugement écrit et substantiel à l’issue d’un délibéré qui risque d’être long est lui aussi une certitude et, conformément aux articles 530 et 530.1 C.cr., ce jugement devra être rédigé en anglais. Or, l’article 10 CLF empêchera le Juge de rendre un tel jugement, comme il le ferait normalement, dès qu’il est complété. Le Juge se verra contraint d’attendre la remise d’une traduction française, ce qui selon toute probabilité ne peut se faire qu’après un délai, vraisemblablement long plutôt que court. Cela touche à quelque chose qui « goes to one of the judge’s core functions », alors que le Code criminel prescrit déjà, et de manière incompatible avec ce qui précède, la marche à suivre dans un tel cas.

[34]           Poussant plus loin l’analyse, le Juge rapproche ses préoccupations de celles qui motivent une requête Jordan de la part de l’intimée. Celle-ci attaque sous un angle légèrement différent les mêmes anomalies et les mêmes déficiences au sujet desquelles le Juge souhaite entendre un débat sur la validité de l’article 10 CLF. Il note que l’arrêt Jordan lui impose d’ailleurs, en sa qualité de juge, une obligation de veiller à ce que le procès procède sans délai.

[35]           Au terme de cette première analyse, le Juge se penche sur les notions voisines de « ripeness » – notion que la Cour suprême du Canada (« Cour suprême ») traduit par le caractère « de la question mûre pour décision » –- et d’absence de contexte factuel invoquées par le PGQ et le PGC. Leur argumentation sur ce sujet ne trouve guère faveur aux yeux du Juge qui remarque : « This was repeated like a slogan, even though it is patently incorrect. ». Revenant sur le scénario qu’il avait avancé dans un courriel, le Juge maintient que tous les éléments existent déjà pour apprécier ce en quoi l’article 10 CLF contrevient à la Constitution. Il rappelle qu’en cours d’audience il a demandé des procureurs généraux une réponse sur l’impact anticipé de l’article 10 CLF dans un contexte où, par hypothèse, 500 traducteurs de profession seraient disponibles à compter du 1er juin pour traduire des jugements[12]. L’un et l’autre ont refusé de se prêter à cet exercice.

[36]           Plus loin, le Juge étudie et écarte l’argument, en quelque sorte sous-jacent, selon lequel l’article 10 CLF n’étant pas en vigueur, il est vain à ce stade d’en scruter la validité constitutionnelle. Comme la date d’entrée en vigueur de cet article est connue, qu’elle est certaine et prochaine, le Juge estime que tout est déjà en place pour trancher – il paraît animé par l’idée, louable par ailleurs, que mieux vaut prévenir que guérir.

[37]           Enfin, le Juge apporte certaines précisions sur l’échéancier et la procédure appropriés en vue de l’audience prévue pour le 16 mai suivant. Il invite le PGQ et le PGC à déposer toute la documentation qu’ils jugeraient utile pour débattre de la question constitutionnelle. Au passage, il rejette toute suggestion que le délai imposé au PGQ est trop court et que celui-ci serait pris par surprise. Entre autres motifs sur le sujet, on relève les observations suivantes :

[74] … the amendment was enacted in 2022. As such, the provincial government has had almost two years to reflect on its eventual impact, operation and validity upon coming into force. It cannot seriously be contended that it was taken by surprise.

[…]

[87] Great care must be taken to prevent undue prejudice to the Attorney-General. Luckily, by way of his reference to Paul c. D.P.C.P., he has expressed that the issue raised is patently unfounded and bound to fail. As mentioned above, since the issue is an easy one to address, the Attorney-General of Quebec has implicitly recognized that he will be in a position to make submissions within a shorter time-frame.

[88] Moreover, the issue is not obscure or difficult to research. There aren’t 400 leading cases dealing with ss. 530-530.1 Cr.C.; there are approximately 15 of them and they all stem from the Supreme Court of Canada, the Quebec Court of Appeal and the Ontario Court of Appeal.

[89] I have full confidence in the ability of both Attorney-Generals’ Offices to provide fulsome, compelling and well-reasoned arguments in writing, within the next 14 days. This would make its total notice 20 days, just shy of the statutory 30. In fact, it will have been advised 25 days prior, based on the correspondence by the DPCP.

[caractères gras tirés de l’original]

[38]           Par le dispositif de son jugement, la Cour du Québec conclut ce premier volet de la procédure en ces termes :

FOR THESE REASONS, the Court:

CONCLUDES that it will decide the question of the constitutional validity of s. 10 C.F.L.

INVITES written submissions from the Attorney-General of Quebec and the Attorney-General of Canada, to be filed no later than May 14th 2024 and forwarded to all parties and to the Court by email.

Le dossier révèle que le PGQ obtiendra la permission de déposer ses représentations jusqu’au 16 mai. L’intimée, de son côté, sollicitera et obtiendra par courriel la même permission. Le PGC ne se manifestera pas.

D. Le pourvoi en contrôle judiciaire

[39]           Le 7 mai 2024, le PGQ introduisait en Cour supérieure un pourvoi en contrôle judiciaire du jugement du 1er mai. Il demandait aussi un sursis d’exécution de ce dernier jugement jusqu’à l’issue de la procédure de contrôle.

[40]           Statuant le 17 mai sur cette demande de sursis, le juge St-Pierre de la Cour supérieure la rejettera dans un jugement[13] par la suite rectifié. On y lit notamment ceci :

[6] Le Procureur général du Québec plaide que le juge de la Cour du Québec ne pouvait pas se saisir proprio motu de la question; il croit qu’en plus, ce faisant, combiné à d’autres facteurs, le juge manifeste un parti pris mettant en cause son impartialité.

[7]  Le procureur général invoque aussi que le contexte factuel dans lequel le juge de la Cour du Québec situe le débat est erroné en ce que le juge évalue le délai additionnel déterminé par la traduction en fonction de son expérience personnelle.

[41]           Ce rejet, qui avait pour assise l’absence de préjudice sérieux, repose essentiellement sur les considérations suivantes :

[20] … ce n’est pas parce que le juge de la Cour du Québec dans ce dossier en particulier déciderait de la question que ça changerait l’état du droit.

[21] Ça implique qu’il n’y a pas véritablement de préjudice eu égard à l’intérêt public par le fait que le juge se prononce; n’oublions pas que le P.G.Q. aura un recours à l’encontre d’un éventuel jugement déclarant inconstitutionnel l’ajout à l’article 10 CLF dans lequel il pourra aussi invoquer la partialité du juge et le contexte factuel erroné.

[42]           Cette procédure de pourvoi en contrôle judiciaire demeurera sans suite.

E. L’audience du 16 mai 2024

[43]           Une première chose attire l’attention ici. Cette audience du 16 mai, à laquelle assistent Me Héroux et les avocats du DPCP et du PGQ, mais dont le PGC demeure absent, dure moins longtemps que celle du 1er mai précédent. Selon le procès-verbal d’audience, elle débute à 9 h 33. Elle est suspendue à 10 h 28 pour permettre au Juge de régler une question dans un dossier sans lien avec celui de l’intimée. À la reprise à 11 h 20, le Juge et les avocats reprennent leur discussion sur certains aspects de la gestion du dossier. L’audience se termine à 11 h 43. Pour la majeure partie de sa durée, il s’agit véritablement d’une conférence de gestion et de rien d’autre. Elle porte surtout sur des questions étrangères à celles que soulève le pourvoi actuellement devant la Cour. Il y est longuement question, par exemple, du moment le plus opportun pour entendre la requête Jordan récemment produite par la défense. On discute également de l’incidence que pourrait avoir sur la requête Jordan la question de la constitutionnalité de l’article 10 CLF.

[44]           Le PGQ informe aussi le Juge du pourvoi en contrôle judiciaire pendant devant la Cour supérieure. Cela fait l’objet de divers commentaires du Juge et des avocats, le Juge indiquant qu’il ne rendra pas son jugement sur la question constitutionnelle avant que la Cour supérieure ne se soit prononcée sur l’allégation de partialité élevée contre lui par le PGQ. Le jugement du juge St-Pierre, on l’a déjà vu, tombera le lendemain 17 mai.

[45]           Le PGQ annonce également le dépôt « at the end of the day, today » de son argumentation écrite, pour la production de laquelle, on l’a vu, il avait préalablement obtenu du Juge une extension du 14 au 16 mai.

[46]           On comprend aussi d’une remarque du Juge que la question de l’effet de l’article 10 CLF n’a rien de nouveau pour lui. Il note :

… with great respect, the questions raised by section 10 of the Quebec language Charter have existed for the last two years.

And every judge of the Criminal Division of this Court has already thoroughly thought about these issues, unlike an 11(b) motion that was argued —So, I mean, don't be fooled — and I say this to everyone in the room, including the Attorney General of Quebec — the fact that I raised these concerns and that I've obviously put a great deal of thought into these issues, you know, it's because these issues kind of didn't come out of left field either.

[47]           L’argumentation écrite du PGQ déposé après l’audience est substantielle. Elle est transmise le jour même, soit le 16 mai, à 18 h 30. Celle de l’intimée sera transmise au Juge le même jour et par courriel à 23 h 44; sur les questions étudiées ici, elle se rallie à quelques nuances prêt à la position du PGQ[14]. Le document du PGQ comprend 27 pages et 111 paragraphes. Il renvoie à une abondante jurisprudence. Outre une introduction sur la méthode d’analyse relative au partage des compétences constitutionnelles, le mémiore se développe sur trois grands axes :

  1. suivant la doctrine du caractère véritable, l’article 10 de la CLF est constitutionnellement valide
  2. suivant la doctrine de l’exclusivité des compétences, l’article 10 de la CLF est applicable
  3. suivant la doctrine de la prépondérance fédérale, l’article 10 de la CLF est constitutionnellement opérant

Rien au dossier n’indique qu’une argumentation écrite d’égale envergure fut présentée contre celle du PGQ et donc au soutien d’une déclaration d’inconstitutionnalité ou d’inopérabilité. Aussi peut-on se demander s’il n’y a pas une réelle exagération dans le fait de parler ici d’un « débat entier par écrit », comme le fit le Juge lors de l’audience du 1er mai précédent[15]. Ce qui ne peut faire de doute, c’est que, s’il y eut un débat contradictoire sur le sujet, celui-ci fut radicalement tronqué. Mis à part certaines interventions du Juge lors de l’audience du 1er mai, on peut affirmer que la thèse sur l’inconstitutionnalité ou l’inopérabilité de l’article 10 CLF ne fut pas plaidée oralement en salle d’audience, pas plus d’ailleurs qu’elle ne le fut par écrit entre les parties.

F. Le jugement entrepris du 17 mai 2024

[48]           Le 17 mai, lendemain de l’audience ci-dessus décrite, le Juge dépose à 14 h 53 un jugement dont les motifs s’étendent sur 33 pages et 177 paragraphes, rassemblant 116 notes de bas de page (dont certaines copieuses)[16].

[49]           Ce jugement, rendu dans les conditions déjà décrites, est titré judgment on the applicability in criminal matters and the constitutional validty of s. 10 of the charter of the french language. Après avoir exposé méticuleusement les positions respectives de l’intimée, du DPCP, du PGC et du PGQ, le Juge entreprend l’analyse des questions sur lesquelles il croit devoir se prononcer.

[50]           S’arrêtant d’abord sur le sens à donner aux mots « immédiatement et sans délai » qui apparaissent dans le premier alinéa de l’article 10 CLF, le Juge constate en premier lieu que l’intimée, le DPCP et le PGQ s’entendent sur ce point. Il partage leur avis : ce sens est clair et la modification apportée par la Loi 96 aurait été inutile si une traduction du jugement rendu par écrit en langue anglaise n’avait pas à être déposée simultanément avec lui. Il s’ensuit donc que, sauf un cas où un juge s’imposerait à lui-même de rédiger ces deux versions simultanément, un délai s’écoulera nécessairement entre le moment où le jugement est complété en anglais et le moment où il peut être déposé avec sa version française.

[51]           Le Juge considère ensuite la preuve que le PGQ déposa avec son argumentation écrite du 16 mai précédent. Celle-ci comprend principalement deux déclarations assermentées, l’une d’une cadre de la Société québécoise d’information juridique et l’autre de la conseillère d’une sous-ministre associée au ministère de la Justice. Ces déclarations détaillent les mesures prises ou à prendre pour assurer que le travail de traduction sera effectué avec toute la diligence nécessaire. Le Juge relève que la première ne mentionne pas « how long it would take for one given judgment to be translated and returned to the trial judge ». Quant à la seconde, elle se contente de commenter : « … sauf circonstances exceptionnelles pour des jugements très longs, la capacité de traduire s’évalue selon une perspective de jours ou de semaines. ».

[52]           Plusieurs paragraphes du jugement traitent de l’apparence de partialité dont le PGQ faisait reproche au Juge dans le cadre du pourvoi en contrôle judiciaire du 7 mai précédent. Le Juge observe que, malgré cela, le PGQ ne lui a jamais demandé de se récuser et que l’intimée, de son côté, a pris la position qu’il n’y avait en jeu ici aucune apparence de partialité. Une jurisprudence que cite le Juge le conforte dans cette opinion.

[53]           Puis, le Juge se tourne vers la question au centre de sa réflexion, celle de la constitutionnalité de l’article 10 CLF. Elle doit être abordée, non pas sous l’angle de la Charte canadienne des droits et libertés la CCDL ») mais sous celui de la LC 1867 et de la compétence du Parlement en vertu de son paragraphe 91 (27). Si la clause dérogatoire de l’article 33 CCDL peut soustraire la CLF à l’application de certaines dispositions de la CCDL, il en va autrement des dispositions de la LC 1867. Se référant entre autres aux arrêts ou avis Jones c. P.G. du Nouveau Brunswick[17], Renvoi relatif à la Loi sur la non-discrimination génétique[18], R. c. Beaulac[19] et R. c. Tayo Tomboupa[20], le Juge trace le cadre qui lui permettra de trancher la question centrale. Sont aussi évoquées la doctrine de la prépondérance fédérale et l’incidence que celle-ci peut avoir sur les compétences concurrentes en matière de langue ou de droit criminel. Mettant ces notions en application, le Juge conclut au paragraphe [135] qu’il existe une incompatibilité entre l’article 10 CLF et les articles 530 et 530.1 C.cr.

[54]           Enfin, le Juge traite de trois questions connexes. Rendre des jugements oralement en salle d’audience, « motifs à suivre », ne peut résoudre cette incompatibilité. Il en va de même pour le recours à l’Intelligence Artificielle dans le but d’accélérer les travaux de traduction – l’incompatibilité demeure. Et, sur l’objection selon laquelle il serait prématuré de statuer sur la constitutionnalité de l’article 10 CLF parce qu’il n’est pas encore en vigueur, le Juge l’écarte et renvoie le lecteur à son analyse dans le jugement du 1er mai : selon lui, tout est déjà en place pour se prononcer.

[55]           En découle un dispositif formulé comme suit :

FOR THESE REASONS, the Court:

CONCLUDES that the words “immediately and without delay” in s. 10 C.F.L. are incompatible with the operation of criminal procedure, which is a federal jurisdiction;

CONCLUDES that the words “immediately and without delay” in s. 10 C.F.L. are incompatible with the absolute language rights provided in Part XVII of the Criminal Code;

CONCLUDES that the doctrine of federal paramountcy is engaged, such that the immediacy and simultaneousness requirements for the French translation cannot apply to criminal proceedings;

and

DECLARES INOPERABLE in criminal proceedings the words “immediately and without delay”.

[56]           Il y a certes un recoupement, mais très partiel, entre les motifs livrés le 1er mai précédent et ceux désormais mis à la disposition des parties. Aussi ne peut-on s’empêcher de noter, et avec étonnement, la célérité avec laquelle ces choses se sont faites, en moins de 24 heures si l’on tient compte du moment où toutes les argumentations écrites des parties avaient été versées au dossier. À la décharge du Juge, il tenait visiblement à vider la question avant le début du procès, qui devait commencer le 3 juin suivant. Mais cela était-il nécessaire? Était-ce même simplement opportun de soulever cette question d’une manière qu’il faut bien qualifier, ici, d’artificielle? Les problèmes abordés de la sorte, y compris au premier chef l’argument d’inconstitutionnalité de l’article 10 CLF en raison d’un possible empiètement sur l’article 91, paragr. 27, sont délicats. Ils demandent des solutions nuancées, qui ne vont pas de soi. Est-il souhaitable, dans un cas de ce genre, de procéder tambour battant, d’une manière qui selon toute apparence confond précipitation et promptitude? La question se pose. Elle est d’autant plus sérieuse que ce pan central du litige, l’inconstitutionnalité de l’article 10 CLF, n'est plaidé par personne, le PGC s’étant retiré du dossier après le 1er mai. Ne pèsent donc en faveur de cette thèse que les considérations évoquées par le Juge avant et pendant l’audience, suivies des motifs sur lesquels il se fonde dans sa décision.

[57]           Dans la foulée de ce jugement, le PGQ déposait en temps utile une déclaration d’appel ainsi qu’une demande de permission d’appeler de bene esse. Un juge de la Cour devait par la suite déférer cette dernière demande à la formation qui serait saisie de l’appel. L’accusée Pryde figure en qualité d’intimée dans ces procédures. Le Juge et le DPCP y sont identifiés comme mis en cause.

[58]           Or, seules trois parties se firent entendre devant le Juge le 16 mai, et la participation du DPCP se limita à fort peu de chose. Cela étant, et vu la position prise par ces trois parties, la façon dont le dossier évolua jusqu’à la Cour d’appel ne pouvait que susciter certaines inquiétudes. Elles étaient partagées, semble-t-il, par le Juge. La page frontispice de son jugement du 17 mai est ainsi revêtue du paragraphe suivant :

Note to the reviewing or appellate court: due to the nature of these proceedings, evidently, it is anticipated that neither party will attempt to defend this decision on appeal or on review. Given the procedural history, the evolving positions and certain strategic choices made by the Quebec Attorney-General, as well as the allegation of bias regarding this Court, I kindly ask that any appellate court insist on receiving a full record of the proceedings, including transcripts of all hearings and copies of all documents referred to herein. This is to ensure that the appellate court has the benefit of an accurate depiction of what occurred in the Provincial Court.

Fournir un compte rendu complet (« a full record ») de plaidoiries et de débats déjà largement tronqués, car amputés d’une partie importante de ce qui était en jeu, n’est pas de nature à remédier à une telle carence. En revanche, le dossier du pourvoi fait bien voir, comme on l’aura constaté dans les pages qui précèdent, que la procédure suivie en Cour du Québec était, pour dire le moins, fort inusitée. L’est tout autant la note reproduite ci-dessus.

II. FOND DU POURVOI

[59]           Voici les raisons qui ont motivé l’arrêt prononcé séance tenante le 27 mai dernier[21] :

  1. Le Juge pouvait-il soulever d’office la question de la constitutionnalité de l’article 10 CLF?
  2. Le Juge pouvait-il statuer comme il l’a fait?
  1. Le Juge pouvait-il soulever d’office la question de constitutionnalité?

[60]           Rappelons que la question qui préoccupe le Juge trouve sa première expression dans le courriel que le Juge transmet à Me Héroux le 19 avril 2024 à 8 h 36[22]. En voici la teneur :

… if the effect of the amendment is to systematically delay the rendering of all judgments for English-speaking accused (perhaps for very long periods), is there any concern about the C.F.L.’s impact on the operation of the criminal law, which is a federal jurisdiction?

Suit en note infrapaginale la liste de jugements déjà reproduite ci-dessus[23] et qui, selon le Juge, identifie la jurisprudence qui l’autorise à soulever unilatéralement une question à débattre.

[61]           Une lecture attentive de ces jugements fait plutôt voir qu’aucun d’entre eux ne traite de la prétendue faculté d’un juge d’une cour provinciale d’identifier de sa propre initiative, et de résoudre, une question portant sur la validité d’une disposition d’une loi au regard du partage des compétences législatives prévu dans la LC 1867.

[62]           Trois sous-questions se profilent ici et concernent les pouvoirs d’un membre d’une cour provinciale dans la même situation que le Juge. (i) Peut-il soulever d’office une question relative à une possible violation par un gouvernement de la CCDL, violation susceptible d’entraîner un redressement en vertu de l’article 24 de cette charte? (ii) Peutil soulever d’office une question relative à une possible violation de l’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982[24], violation susceptible d’entraîner une déclaration d’invalidité d’un texte de loi? (iii) Peutil soulever d’office une question relative à la validité d’un texte de loi au regard du partage des compétences législatives prévu dans la LC 1867? La dernière de ces questions est celle qui, de façon précise, se pose en l’occurrence.

[63]           Que peut-on tirer de la jurisprudence citée par le Juge?

[64]           Arrêtons-nous en premier lieu sur l’arrêt Therrien. Le passage auquel renvoie le juge énonce ce qui suit[25] :

[108] La fonction judiciaire est tout à fait unique. Notre société confie d’importants pouvoirs et responsabilités aux membres de sa magistrature. Mis à part l’exercice de ce rôle traditionnel d’arbitre chargé de trancher les litiges et de départager les droits de chacune des parties, le juge est aussi responsable de protéger l’équilibre des compétences constitutionnelles entre les deux paliers de gouvernement, propres à notre État fédéral. En outre, depuis l’adoption de la Charte canadienne, il est devenu un défenseur de premier plan des libertés individuelles et des droits de la personne et le gardien des valeurs qui y sont enchâssées : Beauregard, précité, p. 70, et Renvoi sur la rémunération des juges de cours provinciales, précité, par. 123. En ce sens, aux yeux du justiciable qui se présente devant lui, le juge est d’abord celui qui dit la loi, qui lui reconnaît des droits ou lui impose des obligations.

Ce passage apparaît dans une partie des motifs où il est question en termes génériques de la place et du rôle du juge dans la société actuelle. Il décrit en quoi consiste sa fonction lorsqu’il est saisi d’une question litigieuse par la voie normale, c’est-à-dire par une partie. Il n’est nullement question ici de la compétence d’un juge, au sens de vires, et rien ici n’a valeur d’extension, ni a fortiori de création, d’une telle compétence. Il ne s’agit pas non plus de reconnaître de quelque façon le pouvoir ou l’autorité d’un juge pour se saisir par lui-même et pour trancher unilatéralement une question de constitutionnalité d’une disposition législative au regard du partage des compétences législatives prévu dans la LC 1867.

[65]           On peut observer au passage que la Cour d’appel de l’Alberta, elle aussi, dans l’arrêt Youngpine[26], replace en contexte le même passage de l’arrêt Therrien, là où la question en jeu concernait le pouvoir d’un juge de se saisir unilatéralement d’une question dont les parties devant lui ne souhaitaient pas débattre[27].

[66]           Le Juge, dans ses motifs du 1er mai 2024, cite l’arrêt Therrien et écrit : « judges are also responsible for preserving the balance of constitutional powers between the two levels of government in our federal state »[28]. Ce faisant, il cite hors contexte des termes descriptifs plutôt que normatifs, puis il les transforme en leur conférant une signification attributive de compétence. Mais un juge ne peut pas trancher une question qui concerne la validité constitutionnelle d’une disposition légale sans s’être vu attribuer la compétence pour le faire, et il ne peut s’arroger un telle compétence en insistant auprès d’une partie pour qu’elle donne avis au procureur général qu’il prévoit devoir se pencher sur cette question. Les termes génériques de l’arrêt Therrien ne sont pas un thème dont il serait permis de tirer telle ou telle variation.

[67]           Le Juge renvoie également à l’arrêt Fraillon[29]. Le ministère public avait porté en appel un jugement prononçant un arrêt des procédures. La Cour, unanime, fit droit à l’appel, l’appelant ayant par ailleurs concédé qu’un verdict d’acquittement s’imposait dans les circonstances. La pertinence de cet arrêt pour nos fins actuelles tient à ce qui suit, sous la plume du juge Vallerand :

C'est tout d'abord à tort que le premier juge a statué comme il l'a fait sans donner le loisir aux parties de plaider sur le sujet. Il est, en thèse générale, loisible au juge de signaler aux parties que, dans sa mission de rendre justice, il est troublé par un point de faits ou de droit que ni l'une ni l'autre n'a soulevé. Et cela surtout lorsqu'il s'agit d'un droit reconnu par la Charte. Mais encore faut-il qu'il le signale aux parties et leur donne tout le loisir de vider la question avant qu'il ne statue en conséquence. Or ici, les parties ont, à leur grand étonnement, appris au prononcé du jugement que celui-ci était fondé et uniquement fondé sur une question que le juge n'avait qu'alors soulevée et résolue proprio motu. Le procédé est inadmissible et suffirait à lui seul à soutenir le pourvoi.

N'est en cause ici qu’une seule chose : lorsqu’un juge envisage de remettre en question la légalité d’une action gouvernementale en raison d’une disposition de la CCDL, il ne peut le faire sans inviter les parties à se faire entendre sur ce sujet. En d’autres termes, l’arrêt concerne le pouvoir d’un juge d’introduire dans le débat une question pouvant mener à un redressement en vertu de l’article 24 de cette charte. Rien ne touche ici à la validité d’une législation selon la CCDL ou la LC 1867.

[68]           Venons-en à l’arrêt R. c. Boire, lui aussi de la Cour d’appel du Québec. Le juge Brossard est l’auteur des motifs de la Cour, unanimes sur la question qui nous intéresse. Sur le principe en cause, il s’exprime ainsi[30] :

Ceci dit, considérant que la Charte canadienne des droits, partie intégrante de la constitution du pays, constitue la loi la plus fondamentale en ce qui concerne les droits des individus et, en particulier, des accusés en matière pénale, je vois difficilement comment on peut prétendre qu'un tribunal n'aurait pas le droit, en certaines circonstances, et évidemment sous réserve de certaines conditions, de soulever d'office les dispositions de cette charte lorsque confronté à une situation qui, de toute évidence, lui paraîtrait en constituer une violation flagrante.

S’agissant ici encore de violations possibles de la CCDL et susceptibles de justifier un redressement en vertu de l’article 24, la Cour confirme la Cour supérieure qui avait accueilli deux requêtes fondées sur l’article 7 et les alinéas 11b) et 11d) et qui pour cette raison avait ordonné un arrêt des procédures. À cause de délais anormalement longs[31] dans le cheminement des dossiers des sept accusés, c’est la Cour d’appel, cette fois, qui introduisit en début d’audience la question sur l’application de l’alinéa 11b) à la procédure d’appel elle-même – tout en donnant aux parties un délai pour déposer un mémoire ampliatif sur le sujet. Le ministère public fit valoir dans son mémoire que la Cour ne pouvait soulever cette question d’office, argument plus tard rejeté par la Cour qui s’appuie notamment sur l’arrêt Fraillon.

[69]           Il importe tout particulièrement d’accorder aux termes dans lesquels la Cour s’exprime la pleine attention qu’ils méritent : « en certaines circonstances, et évidemment sous réserve de certaines conditions », une cour peut soulever une question proprio motu « lorsque confronté à une situation qui, de toute évidence, lui paraîtrait en constituer une violation flagrante ». Dans l’état du droit tel qu’il était en 1991, il ne peut faire le moindre doute qu’on était ici en présence de la possibilité d’une violation flagrante d’un droit protégé par la CCDL, le droit d’être jugé dans un délai raisonnable.

[70]           Rien dans les arrêts Arbour[32], Richards[33], Bialski[34] et Travers[35] auxquels se réfère le Juge aux paragraphes [24] et [25] de son jugement du 1er mai 2024 n’atténue de quelque façon le sens et la portée limitative des propos du juge Brossard dans l’arrêt Boire. De la jurisprudence en question et de celle passée en revue dans les paragraphes qui précèdent se dégage un message clair et en tout point conforme à celui exprimé par le juge Brossard dans l’arrêt Boire. Tout au plus peut-on en tirer également une nuance plus permissive, ou en tout cas moins limitative, que les précédentes, soit qu’en présence d’un accusé non représenté les juges doivent se montrer particulièrement vigilants sur de possibles atteintes aux droits fondamentaux de la défense.

[71]           En outre, lorsqu’il note au paragraphe [26] des mêmes motifs du 1er mai que « most of these cases dealt with judges raising constitutional issues pertaining to the Charter », le Juge fait erreur. Ce ne sont pas « la plupart » de ces jugements qui partagent cette caractéristique mais tous les jugements en question. Aucun d’entre eux ne concernait la validité d’un texte de loi, tous visaient la légalité (ou, si l’on préfère, la constitutionnalité) d’une action gouvernementale. On peut bien sûr concevoir que, donnant effet à l’article 52 de de la Loi constitutionnelle de 1982, un juge conclue qu’une disposition législative applicable dans une affaire instruite devant lui contrevient à la CCDL et est de ce fait inopérante dans cette affaire. Mais il faut distinguer une telle situation de celle que les commentaires et la démarche unilatérale du Juge ont engendrée ici : il s’est prononcé de manière déclaratoire sur la constitutionnalité d’un texte de loi en fonction du partage des compétences découlant des articles 91 et 92 de la LC 1867.

[72]           Une question de ce genre, tout spécialement lorsqu’elle est résolue au moyen d’une « déclaration formelle » (notion sur laquelle nous reviendrons), relève de la compétence des tribunaux supérieurs. Il n’existe aucun précédent connu qui fasse entorse à cette proposition. L’interprétation que semble adopter le Juge dans son jugement du 1er mai comporte une erreur sur laquelle nous reviendrons et qui consiste a donner préséance à la forme sur le fond[36] : si toutes les « déclarations » sont admises, qu’elles soient « formelles » ou non, toutes se valent. Ce n’est pas l’état actuel du droit : un jugement « déclaratoire » qui parait avoir tous les attributs d’une déclaration « formelle » relève d’une cour supérieure.

B. Le juge pouvait-il statuer comme il l’a fait?

[73]           Plusieurs raisons convergent pour conclure qu’en l’occurrence le Juge ne pouvait soulever d’office la question constitutionnelle et que, même si elle avait été invoquée par une partie, il ne pouvait en décider comme il l’a fait. Celles énumérées jusqu’ici suffiraient à elles seules pour accueillir l’appel[37], mais comme on le verra, il y a plus.

1. La compétence restreinte d’un juge de la Cour du Québec

[74]           Sans doute est-il pertinent de situer le point de départ d’une réflexion sur cette question dans la loi en vertu de laquelle un juge de la chambre criminelle et pénale de la Cour du Québec est habilité à agir. C’est la Loi sur les tribunaux judiciaires[38]  LTJ ») qui y pourvoit. L’une de ses dispositions fournit le socle de cette compétence d’attribution :

82. En matière criminelle et pénale, la Cour a compétence, dans les limites prévues par la loi, à l’égard des poursuites prises en vertu du Code crimi­nel (Lois révisées du Canada (1985), chapitre C-46), du Code de procédure pénale (chapitre C25.1) ou de toute autre loi.

 

 

Cette compétence est exercée notamment par les juges affec­tés à la chambre criminelle et pénale.

82. In criminal and penal matters, the Court has juris­diction within the limits provided for by law in respect of pro­ceedings brought under the Criminal Code (Revised Sta­tutes of Canada, 1985, chapter C-46), the Code of Penal Procedure (chapter C-25.1) or any other Act.

 

Such jurisdiction shall be exercised, in particular, by the judges assigned to the Criminal and Penal Division.

[75]           Quelques citations de doctrine permettent ici de mieux circonscrire ce qu’il faut déduire de ce texte et de la place qu’il occupe dans le cadre des dispositions constitutionnelles pertinentes.

[76]           De manière générale et à titre introductif, on peut observer ce qui suit[39]:

La compétence de créer des tribunaux de juridiction criminelle, qui a été conférée aux provinces par la Constitution, ne permet cependant pas à celles-ci de déterminer l’étendue des pouvoirs détenus par ces tribunaux en matière criminelle. Cette prérogative appartient au législateur fédéral en vertu de sa compétence sur la « procédure criminelle ».

[77]           Plus spécifiquement, et ailleurs dans la même source, les observations ci-dessous font pendant aux précédentes et apportent plusieurs précisions utiles pour nos fins actuelles[40]:

… la Cour suprême a nuancé de façon importante sa position dans le cas où le tribunal appelé à trancher la constitutionnalité d’une loi n’est pas une cour supérieure ou une cour investie du pouvoir de contrôler la constitutionnalité des lois. Elle a réitéré le principe que nul ne puisse être déclaré coupable d’une infraction sous le régime d’une loi invalide ou se voir infliger une peine sur le fondement d’une telle loi. Elle rappelle cependant que seule une cour supérieure a la compétence inhérente, tout comme un tribunal qui en est investi par la loi, de rendre une déclaration formelle d’inconstitutionnalité en application de l’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 ayant pour effet de déclarer une loi inopérante à l’égard de tous. Un juge d’une cour provinciale ou un tribunal administratif n’ont pas en principe cette compétence. L’article 52 impose néanmoins de refuser de donner effet à une loi qu’un juge considère comme inconstitutionnelle. Le juge d’une cour provinciale peut éviter de trancher la question constitutionnelle dans le cas où sa conclusion n’aurait pas d’impact sur la décision à rendre, comme dans le cas d’une peine minimale prévue par la loi. Contrairement à un juge de la Cour supérieure qui peut, et doit s’il en est convaincu, déclarer une loi inconstitutionnelle à l’égard de tous les justiciables, le juge de la cour provinciale peut faire l’économie du débat constitutionnel si la peine minimale, ou une peine supérieure, est appropriée pour le délinquant qui soulève la question constitutionnelle puisque s’y pencher serait, dans son cas, un exercice théorique. Il peut néanmoins choisir de trancher le débat constitutionnel, mais sa conclusion ne vaut alors que pour l’affaire dont il est saisi, sous réserve du précédent créé pour les juges de sa juridiction, en application de la règle du stare decisis.

[soulignements ajoutés]

La citation qui précède résume bien ce qui découle de l’arrêt R. c. Lloyd[41], celui qui doit ici nous guider vers une solution. À cela s’ajoute l’arrêt Denis c. R.[42], postérieur à la citation qui précède, et qui comme on le verra apporte des précisions utiles sur le sujet.

[78]           Il convient d’abord de revenir brièvement sur l’arrêt Lloyd afin de dissiper toute divergence de vue sur sa portée véritable. La Cour provinciale de Colombie-Britannique avait prononcé contre l’accusé Lloyd un verdict de culpabilité sur trois accusations de possession d’une drogue prohibée en vue d’en faire le trafic. La disposition applicable, l’article 5(3)a)(i) de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances[43] l’article 5(3) »), prévoyait notamment qu’une personne qui avait antérieurement été reconnue coupable de la même infraction devait se voir infliger un peine d’au moins un an d’emprisonnement. Invoquant l’article 12 CCDL, l’accusé contestait la constitutionnalité de cette peine minimale. Or, après étude des facteurs pertinents, le juge avait d’abord conclu qu’une peine appropriée dans ce cas-ci se situerait dans une échelle de 12 à 18 mois et il prononça une peine de 12 mois d’emprisonnement. On se trouvait donc dans une situation où une conclusion sur la question de constitutionnalité, pour reprendre les termes de l’extrait de doctrine cité plus haut, « n’aurait pas d’impact sur la décision à rendre ». À la lumière de l’arrêt R. v. Nur[44] de la Cour d’appel de l’Ontario et de la notion de « potential inflationary effect of mandatory minimums » étudiée dans cet arrêt, le juge décida néanmoins de se prononcer et conclut que la disposition contrevenait à l’article 12 CCDL[45].

[79]           La Cour d’appel fit droit au pourvoi du ministère public[46], augmenta la durée de la peine de 12 à 18 mois et donna raison à l’appelante qui soutenait que le juge de première instance, ici, n’avait pas le pouvoir de déclarer l’article 5(3) « to be of no force and effect ».

[80]           La Cour suprême accueillit l’appel de Lloyd, rétablit la peine de 12 mois et écarta la prétention de la Couronne sur le pouvoir du juge de déclarer l’article 5(3) inopérant. Mais il faut lire attentivement sur ce point les propos de la juge en chef McLachlin, auteure des motifs majoritaires, pour bien en évaluer la portée. En voici le passage pertinent :

[15] Le droit applicable en la matière est clair. Un juge d’une cour provinciale n’est pas habilité à faire une déclaration formelle selon laquelle une règle de droit est inopérante en application du par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 . Seul possède ce pouvoir un juge d’une cour supérieure ayant une compétence inhérente ou d’un tribunal qui en est légalement investi. Le juge d’une cour provinciale a toutefois le pouvoir de statuer sur la constitutionnalité d’une règle de droit lorsque la question est soulevée dans une instance dont il est à juste titre saisi. Comme le dit la Cour dans l’arrêt R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, p. 316, « les cours provinciales ont toujours eu la possibilité de déclarer une loi invalide dans des affaires criminelles. Nul ne peut être reconnu coupable d’infraction à une loi invalide. » Voir aussi Cuddy Chicks Ltd. c. Ontario (Commission des relations de travail), [1991] 2 R.C.S. 5, p. 1417; Douglas/Kwantlen Faculty Assn. c. Douglas College, [1990] 3 R.C.S. 570, p. 592; Re Shewchuk and Ricard (1986), 28 D.L.R. (4th) 429 (C.A. C.-B.), p. 439440; K. Roach, Constitutional Remedies in Canada (2e éd. (feuilles mobiles)), p. 625.

[16] Nul ne pouvant être déclaré coupable d’une infraction sous le régime d’une loi invalide, nul ne peut non plus se voir infliger une peine sur le fondement d’une loi invalide. Un juge d’une cour provinciale doit pouvoir statuer sur la constitutionnalité d’une disposition prévoyant une peine minimale obligatoire lorsque la question est soulevée dans une affaire qu’il instruit. Ce pouvoir découle directement de celui, que lui confère la loi, de trancher les litiges dont il est saisi. La primauté du droit n’exige rien de moins.

[17] À mon avis, le juge de la cour provinciale ne fait rien de plus en l’espèce. M. Lloyd contestait la peine minimale obligatoire qui fait partie du régime de détermination de la peine auquel il est soumis. Comme le conclut la Cour d’appel, il était en droit de le faire. Le juge de la cour provinciale pouvait se pencher sur la constitutionnalité de la disposition prévoyant la peine minimale obligatoire. Il a finalement conclu que la peine minimale obligatoire n’est pas exagérément disproportionnée dans le cas de M. Lloyd. L’emploi du verbe [traduction] « déclarer » ne transforme pas sa conclusion en une déclaration formelle selon laquelle la règle de droit est inopérante suivant le par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982.

[81]           Le paragraphe [15] dans cette citation jouxte de près l’extrait de doctrine déjà reproduit ci-dessus au paragraphe [77]. Et le paragraphe [17] qui suit ne fait que préciser quelles sont les conséquences découlant des principes précédemment rappelés. La question dont le juge de la Cour provinciale était saisi dans l’affaire Lloyd était intrinsèquement liée à la peine qui, dans l’hypothèse d’un verdict de culpabilité, devrait être infligée à l’accusé.

[82]           Dans un dossier comme celui de l’affaire Lloyd, l’argument fondé sur l’article 12 CDLP avait le potentiel de transformer le déroulement et le résultat d’une partie de l’instance, soit dans ce cas-là, la phase consacrée à la détermination de la peine. Il est assez fréquent, et du reste normal, que des arguments de nature constitutionnelle gravitent autour d’une instance criminelle ou pénale et en réoriente une composante. Par le biais de dispositions comme les articles 8 et 24 CCDL, ce contrôle de la légalité s’étend à l’enquête antérieure au procès et qui aura mené au dépôt d’accusations. La chambre criminelle et pénale de la Cour du Québec entend quotidiennement des questions de ce genre et s’acquitte de cette responsabilité depuis des décennies.

[83]           En revanche, dans un dossier comme celui du pourvoi, on s’éloigne considérablement de ce qui constitue l’instance criminelle devant la Cour du Québec. Il est difficile de voir comment l’inconstitutionnalité de l’article 10 CLF pourrait avoir un quelconque impact sur le verdict ou sur la peine – et d’ailleurs, dans les faits, elle n’en eut aucun sur le verdict[47]. Un retard à rendre jugement, provoqué par une règle de droit provincial qu’on prétend discriminatoire, voire incompatible avec les articles 530 et 530.1 C.cr., pourrait avoir une incidence sur le cadre procédural de l’instance, mais rien de tel ne s’était encore produit en l’espèce. On peut se demander, du reste, si l’intimée aurait eu intérêt à soulever les questions qui figuraient dans l’envoi du 19 avril 2024, au moment où le Juge les porte à l’attention de Me Héroux. En tout état de cause, l’intimée elle-même, et son avocat, ont estimé qu’il n’était pas dans son intérêt de débattre de la question constitutionnelle en trois points identifiée par le Juge.

[84]           Qui plus est, on n’aurait tort de croire qu’il n’y a ici qu’une simple question de forme. Le jugement entrepris, on l’a vu, « declares inoperable in criminal proceedings the words “immediately and without delay” ». Est-ce une « déclaration formelle » au sens du paragraphe [15] précité de l’arrêt Lloyd[48], ou est-ce, au sens du paragraphe [17] précité du même arrêt, une déclaration autre qu’une « déclaration formelle » - faute de mieux, appelons la « informelle »? Peut-être serait-on mieux servi avec la distinction entre une « déclaration générale » et une « déclaration particulière ».

[85]           L’arrêt Lloyd confirme qu’un juge d’une cour provinciale peut déclarer une disposition d’une loi inopérante pour des raisons d’ordre constitutionnel – « dans une instance dont [le juge] est à juste titre saisi », précise la juge en chef McLachlin. Fort bien. Mais tirer de cette proposition l’argument que toute semblable déclaration par une cour provinciale est permise, quel qu’en soit le contexte, équivaut à donner à tort préséance à la forme sur le fond et à faire fi de ce qu’expliquait le passage de doctrine cité plus haut[49]. Seul le contexte permet de mesurer la portée d’une déclaration rédigée en ces termes. À la différence des motifs du jugement de première instance sur lesquels la Cour suprême se penche dans l’arrêt Lloyd, ceux dans lesquels le jugement du 17 mai 2024 sont couchés ne laissent guère de doute quant à la portée potentielle (et peut-être intentionnelle) des conclusions qui s’appuient sur eux. On peut y voir une tentative de démonstration « exhaustive », erga omnes, urbi et orbi, des raisons pour lesquelles seraient invalides et inopérants les mots « immédiatement et sans délai », pourtant désormais les plus conséquents dans l’article 10 CLF, tel que modifié le 22 juin 2021.

[86]           C’est ici que l’arrêt Denis[50] apporte une précision utile dans une affaire où se posait la question de savoir si une peine minimale constituait une « peine cruelle et inusitée » selon l’article 12 de la CCDL. Cet arrêt, rendu une semaine après le jugement entrepris du 17 mai 2024, est venu confirmer et expliciter quelles sont les limites inhérentes à un jugement de la Cour du Québec qui, pour une raison d’ordre constitutionnel, déclare inopérante dans un cas particulier une règle de droit tirée d’une loi. Voici le passage en question :

[61] En d’autres mots, un juge de la Cour du Québec peut et même doit refuser d’infliger à l’accusé dont il préside le procès une peine fondée sur une disposition contraire à la Charte. En revanche, il ne peut la déclarer inopérante de façon générale. Bref, sa décision ne s’applique qu’aux parties alors que celle d’une cour supérieure (ou d’une cour d’appel) s’applique à l’ensemble de la province, avec les règles du stare decisis. Par conséquent, les autres juges de la Cour du Québec devront, dans tous les autres cas, se pencher à nouveau sur la question afin de déterminer si la disposition doit être inopérante à l’égard de l’accusé, à moins que la Cour supérieure (ou encore la Cour d’appel ou la Cour suprême) n’ait, entretemps, déclaré la disposition inconstitutionnelle.

Cet arrêt, postérieur au jugement entrepris et à la citation de doctrine reproduite ci-dessus[51], fait donc voir que, s’il existe une règle de stare decisis horizontal[52], elle est sans application dans le cas de déclarations « informelles » ou particulières d’inopérabilité pour motif d’inconstitutionnalité.

[87]           Peut-être y avait-il ici matière à un débat constitutionnel en bonne et due forme sur l’applicabilité de l’article 10 CLF en matière criminelle. On peut légitimement se le demander. Mais amorcer, conduire et résoudre ce débat, unilatéralement et par anticipation, comme le Juge a tenté de le faire ici, outrepassait largement les limites de sa compétence.

2. Autres lacunes dans la procédure suivie par le Juge

[88]           S’ajoute à ce qui précède un autre aspect problématique du dossier de première instance. La procédure menant au jugement du 17 mai 2024 était déficiente à plusieurs égards et les trois parties qui ont comparu en appel le soulèvent sous divers angles.

[89]           Sans s’étendre sur cet aspect des choses, le DPCP soutient néanmoins que la procédure suivie par le Juge prête sérieusement le flanc à la critique. Selon lui, elle a engendré une situation malencontreuse qui, pour des raisons d’ordre institutionnel, devrait être dénoncée, afin qu’elle ne se reproduise plus à l’avenir[53].

[90]           Les critiques de l’appelant et de l’intimée sont plus ciblées. Elles concernent d’abord ce qui d’après eux créait une apparence raisonnable de partialité de la part du Juge. La procédure suivie entre le 17 avril et le 2 mai 2024 fait ensuite l’objet de quelques griefs distincts.

[91]           En ce qui concerne la question de l’apparence de partialité, on invoque deux arrêts, R. c. Mian[54] et R. v. Youngpine[55].

[92]           Le premier de ces arrêts contient un énoncé général et de principe dans une affaire où la critique visait la Cour d’appel de l’Alberta. Celle-ci avait infirmé un jugement après avoir entendu les réponses des parties à deux questions que la Cour leur avait transmises entre le dépôt des mémoires et avant l’audience. La Cour suprême, unanime sous la plume du juge Rothstein, accueille l’appel et rétablit un verdict d’acquittement. Tout en rejetant une prétention selon laquelle la Cour d’appel ne pouvait en aucun cas procéder comme elle l’avait fait, la Cour suprême précise les conditions limitatives auxquelles une question nouvelle introduite par une cour peut avoir sa place en appel ou en première instance. Elle conclut qu’en l’espèce l’une des deux questions n’aurait pas dû l’être. Mais, sur l’allégation de partialité, elle ajoute les commentaires suivants:

[60] Le procureur général de l’Alberta, intervenant, plaide que lorsqu’une nouvelle question est soulevée, le juge ou la formation qui l’a soulevée doit se récuser et que la formation doit être reconstituée au besoin. Je ne saurais être d’accord. Obliger un juge ou une formation à se récuser dans tous les cas serait une exigence procédurale onéreuse qui entraînerait des retards importants et qui ne serait économique ni pour les parties ni pour les tribunaux. La récusation n’est pas nécessaire dans tous les cas et le besoin d’un nouveau juge ou d’une formation reconstituée doit être déterminé au cas par cas. La récusation devrait être rare et elle doit être régie par la considération prépondérante de savoir si la nouvelle question ou la façon dont elle a été soulevée pourrait susciter une crainte raisonnable de partialité.

[93]           On voit donc qu’à partir de circonstances bien différentes des nôtres, la Cour réitère une exigence inhérente au droit judiciaire et, même au-delà de ce dernier, aux règles de justice naturelle. Est-on en présence ici d’un manquement de ce genre?

[94]           L’appelant et l’intimée s’appuient ensuite sur l’arrêt R. v. Youngpine. Le Juge en traite lui aussi dans ses motifs du 1er mai, mais seulement sous l’angle de son pouvoir de soulever une question proprio motu et il ne voit dans cette décision aucun motif de faire marche arrière. L’analyse qu’il en fait l’amène à écarter le reproche auquel il pourrait s’exposer d’avoir introduit dans le débat des concepts sans rapport avec la défense de l’intimée; au contraire, estime-t-il, la défense elle-même a annoncé son intention d’aborder les délais causés par l’article 10 CLF dans une requête de type Jordan. Cet argument ne convainc pas car une requête de type Jordan et une déclaration d’inopérabilité mènent à des résultats tout à fait différents.

[95]           L’arrêt Youngpine fait très bien ressortir la connexité entre la notion d’impartialité et la faculté pour un juge de soulever une question proprio motu.

[96]           Youngpine impliquait un juge de la Cour provinciale de l’Alberta qui, dans le cadre d’un procès criminel, avait soulevé de lui-même un problème au regard de l’alinéa 11 i) de la CCDL. Il ne tint pas compte du refus des parties d’en débattre et insista plutôt pour qu’un amicus curiae assume la responsabilité de le faire. Par la suite, il se prononça dans le sens de l’une de ses propres décisions antérieures[56] et refusa d’ordonner une inscription de l’accusé en vertu de la Loi sur l’enregistrement de renseignements sur les délinquants sexuels[57]. À son avis, une telle inscription constituait une « peine » au sens de l’alinéa 11 i), susceptible d’augmenter la sévérité de celle en vigueur au moment de la perpétration de l’infraction. Mais son jugement antérieur sur lequel il s’appuyait avait été infirmé par la Cour d’appel en raison de l’absence d’un avis valide aux procureurs généraux[58]. Qui plus est, ce jugement antérieur était incompatible avec un arrêt plus récent de la Cour d’appel[59] – le juge s’était cru autorisé à ne pas en tenir compte parce que, selon lui, cet arrêt avait été rendu per incuriam par la Cour d’appel[60]. Celle-ci considéra qu’il y avait apparence de partialité, d’autant que l’attitude du juge portait manifestement préjudice à la cause du poursuivant, l’une des parties immédiatement devant lui. La Cour d’appel s’exprime comme suit :

[14] We have concluded that the sentencing judge’s actions in this case demonstrate a reasonable apprehension of bias. He had previously raised the same SOIRA constitutional issue on his own motion in Aberdeen, supra. His conclusion in that case that the retroactive application of the legislation breached s. 11(i) of the Charter had been reversed on appeal to this Court on the basis that no notice of a constitutional challenge had been provided to the Federal and Provincial Attorneys-General as required by the Judicature Act, R.S.A. 2000, c. J-2, s. 24: R. v. Aberdeen, 2006 ABCA 164, 384 A.R. 395. Here again, in this case, the sentencing judge raised this issue on his own motion and when defence counsel and his client made it clear that they did not want to pursue it, the sentencing judge insisted on appointing an amicus curiae and required that the Crown address the issue.

[caractères gras tirés de l’original]

[97]           L’analogie avec l’arrêt Youngpine demeure imparfaite, car les faits qui y donnaient prise à une appréhension raisonnable de partialité étaient plus graves et sûrement plus compromettants pour le juge que les circonstances de la présente affaire. Pourtant, trois éléments parmi d’autres paraissent particulièrement préoccupants en l’espèce. Il est assez fréquent qu’un juge engage une discussion avec un avocat et se fasse l’avocat du diable pour bien mesurer la portée d’une prétention. Cela dit, un commentaire du Juge, déjà reproduit au paragraphe [46] ci-dessus, et qui survient au cours de l’audience du 16 mai, paraît bien imprudent et peut-être révélateur de quelque chose de suspect. Préoccupante aussi est l’insistance que met le Juge à procéder selon un échéancier accéléré. Ce que tout cela implique trouve une corroboration ailleurs. Lorsqu’on connaît le très court délai qui s’est écoulé, le 1er comme le 16 mai 2024, entre la fin de l’audience et le prononcé ou le dépôt de jugements très étoffés, il y a certainement matière à de sérieuses interrogations pour la partie qui voit ses prétentions écartées. À quoi bon avoir le droit d’être entendu en Cour du Québec si les jeux sont déjà faits?

[98]           Les observations qui précèdent devraient servir de mise en garde. Néanmoins, il est inutile d’aller plus loin et de vider la question d’une apparence raisonnable de partialité car les observations présentées sous la rubrique II. A. ci-dessus, aux paragraphes [60] et suivants, suffisent déjà pour régler le sort du pourvoi. 

[99]           Il en va de même, et de manière générale, pour la précipitation avec laquelle la procédure a suivi son cours. L’avis aux procureurs généraux était insuffisant, tant par son contenu que par le délai qu’il leur imposait pour se manifester. Et ne constitue pas une réponse acceptable le fait de souligner, à l’instar du Juge, que « [a]s any first-year law student quickly learns, the criminal law is notoriously known to be a federal head of jurisdiction » et que « … at the very least, the Attorney-General of Quebec must be assumed to have already given serious thought to this issue ». Dans une contestation de portée constitutionnelle, une chose s’impose d’emblée et par-dessus tout : le respect du contenu et des modalités de l’avis prescript par les articles 76 et 77 C.p.c. Les libertés que l’intimée a prises avec ces règles, contrainte qu’elle était de se plier aux demandes du Juge, ont provoqué ce que l’on peut décrire comme une dislocation majeure du débat qui a suivi. Dans ces conditions, trancher une question comme celle de l’interaction entre l’article 10 CLF et les articles 530 et 530.1 C.cr. devient trop hasardeux. C’est ce qui ressort du déroulement du dossier entre les 17 avril et 17 mai 2024. Vis-à-vis du PGQ, le problème est ailleurs et revêt plutôt la forme d’un excès de compétence caractérisé : les paragraphes [74] à [84] ci-dessus en font la démonstration.

[100]      Bien que partageant entre eux des points de vue très semblables sur le fond, les procureurs généraux ont réagi de manières nettement différentes, l’un offrant une argumentation aussi fournie qu’il le pouvait dans un délai trop court pour qu’il s’en satisfasse, et l’autre s’absentant tout simplement du débat. Quel que soit l’angle sous lequel on l’examine, on est forcé de conclure que le dossier souffre de carences de nature à entraver le débat et à empêcher qu’il soit résolu en pleine connaissance de cause. Ainsi, et pour ne mentionner qu’une chose parmi beaucoup d’autres, s’agissant de l’interaction évoquée plus haut au paragraphe [99], il aurait été utile de connaître de la part du PGC quelles sont les pratiques admises ailleurs au pays en vertu des articles 530 et 530.1 C.cr. Son avocate y a fait brièvement allusion dans sa plaidoirie du 1er mai, mais cela n’a pas semblé intéresser le Juge et le dossier tel qu’il est constitué ne nous apprend rien d’autre sur le sujet.

III. CONCLUSION

[101]      En procédant comme il l’a fait, le Juge a usurpé une prérogative des parties, leur a forcé la main et a imposé envers et contre tous un cadre inadéquat pour résoudre des questions dictées par lui, et potentiellement sérieuses, mais qu’il aurait fallu traiter tout autrement pour qu’elles le soient d’une manière convenable.

[102]      La Cour se serait vraisemblablement vue obligée d’intervenir même si une question de constitutionnalité avait été soulevée à l’initiative d’une partie qui avait intérêt pour le faire, selon une procédure en règle, et même si la décision du Juge sur une telle question constitutionnelle avait eu pour unique but, explicitement ou implicitement, de statuer sur le sort de l’intimée dans l’instance. La procédure suivie ici laissait trop à désirer. On ne tranche pas de cette façon, à partir de pures hypothèses, dans un cadre procédural déficient et sans l’éclairage d’un contexte bien documenté, une question comme celle sur laquelle le Juge s’est prononcé. Il s’ensuit que, sur le fond, tout devra être refait correctement, et ailleurs, si une partie conteste la constitutionnalité des mots « immédiatement et sans délai » dans l’art. 10 CLF.


[103]      Ce sont les raisons pour lesquelles la Cour a fait droit au pourvoi séance tenante lors de l’audience du 27 mai 2025.

 

 

 

 

YVES-MARIE MORISSETTE, J.C.A.

 

 

 

 

 

PATRICK HEALY, J.C.A.

 

 

 

 

 

LORI RENÉE WEITZMAN, J.C.A.

 

Me Michel Déom

BERNARD, ROY (JUSTICE-QUÉBEC)

Pour le procureur général du Québec

 

Me Jessy Bourassa Héroux

BATTISTA TURCOT ISRAEL

Pour Christine Pryde

 

Me Nicolas Abran

DIRECTEUR DES POURSUITES CRIMINELLES ET PÉNALES

Pour le Directeur des poursuites criminelles et pénales

 

 

Date d’audience :

27 mai 2025

 

 


[1]  R. c. Pryde, 2024 QCCQ 1794.

[2]  RLRQ, c. C-11.

[3]  Procureur général du Québec c. Pryde, 2025 QCCA 736.

[4]  L.Q. 2022, c. 14.

[5]  R. c. Pryde, 2024 QCCQ 483.

[6]  À la différence de ce qui est écrit ci-dessous, le dossier d’appel situe le 17 avril 2024, plutôt que le 14 avril, le début des échanges qui menèrent à ce que Me Héroux le 23 avril suivant précise qu’il n’avait pas reçu mandat de contester la constitutionnalité de l’article 10 CLF. Mais cela ne prête pas à conséquence ici.

[7]  Le procès-verbal d’audience fait voir que celle-ci débute à 9 h 39 et qu’elle est suspendue à 10 h 47 pour reprendre à 11 h 43. Il en sera question plus loin.

[8]  Peut-être le PGC et le PGQ divergeaient-ils sur une chose, comme semblait le penser l’avocate du PGC. Pour cette dernière, une question constitutionnelle soulevée d’office par un Juge doit susciter un débat contradictoire entre les parties, à défaut de quoi elle doit demeurer sans réponse. Sur ce point précis, l’avocate du PGQ semble avoir été moins catégorique, tout en déplorant l’absence ici de tout débat contradictoire sur la question constitutionnelle et en réitérant qu’il n’était donc pas opportun de la trancher. Mais il est possible que la position du PGQ rejoignait celle du PGC – du moins était-ce la perception du Juge : voir les paragraphes 28 à 30 des motifs du 1er mai : infra, note 10.

[9]  La mention ici de l’arrêt R. c. Beaulac, [1999] 1 R.C.S. 768, peut surprendre. L’arrêt Beaulac concernait les modalités d’exercice du droit d’un accusé de choisir la langue officielle dans laquelle se déroulera son procès. Il n’y est pas question de la langue des jugements, et donc du paragraphe 530.1(h) C.cr., qui prévoit simplement que « le tribunal assure la disponibilité » du jugement dans la langue officielle de l’accusé. Immédiateté ou simultanéité d’une traduction ne figurent nulle part dans cette disposition.

[10]  2024 QCCQ 1544.

[11]  Supra, paragr. [15].

[12]  Ce n’est pas à coup d’hypothèses saugrenues de ce genre qu’on peut suppléer aux carences évidentes du dossier sur un plan factuel.

[13]  Procureur général du Québec c. Pryde, 2024 QCCS 1852.

[14]  On sait par les remarques que le Juge inclura le lendemain aux paragraphes 14 et 15 de son jugement, quelle était la teneur de cette argumentation. Sur la position de l’intimée au sujet de l’article 10 CLF, il écrit : « … she does contend that its application is unfair and highly problematic, but she instead raises those problems in support of an application to stay the proceedings under s. 11(b) of the Charter ». Cela dit, pour l’intimée, l’article 10 demeurait constitutionnellement valide : « In additional written submissions on the division of powers issue, the defence adds that in its view, s. 10 C.F.L. is constitutionally valid under the doctrine of federal paramountcy and it creates no conflict in operation or in purpose with the Criminal Code, since s. 530 C.C. does not provide for equal treatment between anglophones and francophones. ».

[15]  Supra, paragr. [29].

[16]  Supra, note 1.

[17]  [1975] 2 R.C.S. 182.

[18]  2020 CSC 17.

[19]  [1999] 1 R.C.S. 768.

[20]  2024 CSC 16.

[21]  Supra, note 3.

[22]  Supra, paragr. [13] et suivants.

[23]  Supra, paragr. [15].

[24]  L.R.C. 1985, app. II, no 44, annexe B.

[25]  Therrien (Re), 2001 CSC 35. Les sources mentionnées dans cette citation sont l’arrêt Beauregard c. Canada, [1986] 2 R.C.S. 56 et le Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard, [1997] 3 R.C.S. 3.

[26]  2009 ABCA 89. Il sera plus amplement question de cet arrêt dans la suite de ces motifs.

[27]  La juge en chef Fraser tient la plume et écrit, id., paragr. 12 : « That said, there are limits as to how far a judge should go in raising, on his or her own motion, an issue potentially involving the defence of constitutional rights. Our system of law remains an adversarial one and where defence counsel advises that neither defence counsel nor the client wish to pursue a constitutional issue on which there is conflicting legal authority, it is not for a judge to impose on the offender his or her desire to address and determine that issue.».

[28]  Supra, note 10, paragr. 21.

[29]  J.E. 90-1686 (C.A.), (1990), 62 C.C.C. (3d) 474.

[30]  [1991] R.J.Q. 1258 (C.A.), p. 1263.

[31]  À partir d’infractions remontant à 1972 puis d’accusations portées en 1981, et en raison d’appels à la Cour suprême du Canada, il s’était écoulé plus de neuf ans entre l’inscription en appel en Cour d’appel et l’audition de cet appel. La Cour s’interrogeait notamment sur la question de savoir si un délai aussi long avant l’audition de l’appel pouvait déclencher le mécanisme d’application de l’alinéa 11b).

[32]  (1990) 4 C.R.R. (2d) 369 (Ont.CA).

[33]  2017 ONCA 424.

[34]  2018 SKCA 71.

[35]  2001 NSCA 71.

[36]  Voir infra, paragr. [85].

[37]  Supra, note 3.

[38]  RLRQ, c. T-16.

[39]  Vauclair, Martin, Desjardins, Tristan et Lachance, Pauline, Traité général de preuve et de procédure pénales, 31e éd., Montréal, Éditions Yvon Blais, 2024, p. 87, § 5.56 (renvois omis).

[40]  Id., p. 54, § 4.68 (renvois omis).

[41]  2016 CSC 13.

[42]  2024 QCCA 647. Requêtes pour autorisation de pourvoi à la Cour suprême rejetée quant à Mario Denis et accueillie quant au procureur général du Québec, 24 avril 2025, n° 41401.

[43]  L.C. 1996, c. 19.

[44]  2013 ONCA 677.

[45]  R. v. Lloyd, 2014 BCPC 11.

[46]  R. v. Lloyd, 2014 BCCA 224.

[47]  Voir R. c. Pryde, 2024 QCCQ 5548. En date du présent arrêt, la peine n’avait pas encore été prononcée.

[48]  Supra, paragr. [80].

[49]  Supra, paragr. [77].

[50]  Supra, note 42.

[51]  Supra, paragr. [77].

[52]  Il existe bien une règle du stare decisis horizontal: voir à ce sujet Vauclair, Desjardins et Lachance, op. cit., supra, note 39, p. 17, § 3.8. Mais, cette règle ne pourra avoir d’incidence sur des questions de nature constitutionnelle comme celles envisagées dans la citation reproduite au paragr. [92] cidessous. C’est en ce sens que le juge St-Pierre, dans le jugement cité au paragr. [41] ci-dessus, écrivait que le jugement du Juge, ici, ne changerait pas l’état du droit.

[53]  Le mémoire du DPCP exprime l’argument en ces termes : « En somme, il serait contraire à l’intérêt de la justice de permettre que se reproduise la situation qui est intervenue en première instance, notamment en raison des importantes ressources qui sont nécessaire pour l’examen d’une question constitutionnelle et la position dans laquelle le tribunal se place pour la suite du procès criminel, procédure qui ne devrait par ailleurs être scindée, sauf en cas véritablement exceptionnel. ».

[54]  2014 CSC 54.

[55]  2009 ABCA 89.

[56]  R. v. Aberdeen, 2005 ABPC 203.

[57]  L.C. 2004, c. 10.

[58]  R. v. Aberdeen, 2006 ABCA 164.

[59]  R. v. Owusu, 2007 ABCA 95.

[60]  Voir R. v. Youngpine, supra, note 55, paragr. 8.

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