Association des chirurgiens dentistes du Québec c. Ministre de la Santé et des Services sociaux | 2024 QCCS 241 | |||||
COUR SUPÉRIEURE | ||||||
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CANADA | ||||||
PROVINCE DE QUÉBEC | ||||||
DISTRICT DE | MONTRÉAL | |||||
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No : | 500-17-117260-219 | |||||
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DATE : | Le 5 janvier 2024 | |||||
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE | L’HONORABLE | ALEXANDER PLESS, J.C.S. | ||||
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ASSOCIATION DES CHIRGUGIENS DENTISTES DU QUÉBEC et DRE MARIE-CLAUDE DESJARDINS | ||||||
Demanderesses | ||||||
c. | ||||||
MINISTRE DE LA SANTÉ ET DES SERVICES SOCIAUX CHRISTIAN DUBÉ et LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU QUÉBEC | ||||||
Défendeurs | ||||||
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JUGEMENT | ||||||
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[1] L'Association des chirurgiens dentistes du Québec (ci-après « ACDQ ») demande au Tribunal de déclarer l'article
[2] Cette demande de jugement déclaratoire s'inscrit dans le cadre d'une longue négociation entre l’ACDQ et le ministre de la Santé et des Services sociaux (ci-après « le ministre ») au sujet d'une entente qui établit les tarifs auxquels le gouvernement rémunère les dentistes pour les travaux couverts par le système public et d'autres conditions dans lesquelles certains dentistes travaillent pour l'État.
[3] Bien que la demande vise à obtenir un certain nombre de déclarations, la question centrale exige que le Tribunal détermine l'étendue des droits des membres de l'ACDQ en vertu de l'alinéa 2d) de la Charte et des obligations correspondantes des gouvernements dans le contexte de la négociation des termes de l’entente en vertu de l’article 19 de la LAM qui établit la rémunération pour les services assurés (l’« Entente »).
[4] Le procureur général du Québec plaide que l’alinéa 2d) n’est pas engagé ou pas enfreint et, que, s'il l’est, que l'atteinte est justifiée en vertu de l'article premier de la Charte.
[5] Du point de vue de l'ACDQ, elle jouit de la liberté d'association, essentiellement de la même manière qu'un syndicat de travailleurs. Elle considère que l'entente qu'elle négocie s'apparente à une convention collective dans un contexte syndical et que l'activité qu'elle cherche à protéger, la non-participation coordonnée de ses membres, devrait être analysée comme une grève.
[6] En conséquence, soutient l’ACDQ, l'alinéa 2d) de la Charte exige que, suivant les enseignements de la Cour suprême dans Saskatchewan Federation of Labour[1], lorsque le gouvernement cherche à limiter le droit de grève de ses membres, il doit offrir un autre mécanisme pour résoudre une impasse de négociation.
[7] Afin de trancher la demande l’ACDQ propose que le Tribunal doit décider les questions suivantes:
7.1. Est-ce que que la non-participation exercée collectivement par les membres de l’ACDQ au régime public établi par la Loi sur l’assurance maladie constitue une grève? ;
7.2. Le droit de grève des dentistes peut-il être interdit, retiré, suspendu ou substantiellement entravé sans la mise en place d’un véritable mécanisme juste, efficace, équitable et obligatoire de règlement de différends;
7.3. Est-ce que l’article 30.1 de la LAM est inopérant et sans effet parce qu’il porte atteinte à la liberté d’association garantie par l’alinéa 2d) de la Charte et par l’article 3 de la Charte des droits et libertés de la personne[2] (ci-après la « Charte québécoise » dans la mesure où il entrave substantiellement le droit de grève des dentistes membres de l’ACDQ;
7.4. Est-ce que l’article
[8] Le procureur général du Québec a soulevé une question préliminaire et le Tribunal en a également soulevé une :
8.1. Est-ce que l’ACDQ peut soulever la constitutionnalité de l’article 30.1 dans le contexte où elle a déjà attaqué la légalité de l’Arrêté?
8.2. Est-ce que le Tribunal devrait refuser de répondre à la question constitutionnelle parce que le débat entre les parties est devenu théorique au moment où elles ont conclu une nouvelle entente ?
[9] La demanderesse, l’ACDQ, est un syndicat professionnel constitué en vertu de la Loi sur les syndicats professionnels[3].
[10] L’ACDQ représente 4 300 chirurgiens dentistes au Québec et elle a comme objectif « la défense et le développement des intérêts professionnels, économiques et sociaux de ses membres[4] ».
[11] L’article 19 de la LAM[5] prévoit que l’ACDQ représente l’ensemble des dentistes pratiquant dans la province. À ce titre, elle négocie avec le ministre de la Santé et des Services sociaux les ententes entre le ministre et les dentistes concernant l’application de la Loi sur l’assurance maladie. L’ACDQ et le ministre ont conclu une telle entente s’appliquant du 1er avril 2010 au 31 mars 2015. L’entente est expirée depuis 2015, mais ses dispositions continuent cependant d'avoir effet et elles subsistent jusqu'à l'entrée en vigueur d'une nouvelle entente négociée suivant l'article 20 de la LAM.
[12] Les conditions de tarification et les termes de l'Entente s'appliquent à tous les dentistes « participants » qui fournissent des services buccodentaires assurés par la RAMQ. Une fois couverts par l’Entente, tous les professionnels de la santé membres du syndicat sont liés par l’Entente. En revanche, la Loi sur l’assurance maladie accorde aux professionnels de la santé, à son article 26, le droit de ne pas être soumis à une entente conclue en vertu de cette loi et donc le droit de devenir « non participant ».
[13] Les quelque 200[6] dentistes qui exercent leur profession en établissement ne peuvent se prévaloir de la non-participation. En effet, pour cesser d’être visé par l’Entente, le dentiste en établissement n’a d’autre choix que de démissionner de son poste[7]. Le procureur général du Québec reconnaît qu’un régime distinct est prévu par l’Entente en ce qui concerne les chirurgiens dentistes en établissement et plaide qu’en conséquence ces derniers ne sont pas directement visés par le présent pourvoi.
[14] Les soins dentaires couverts par le régime public d'assurance maladie sont ceux offerts aux enfants de moins de 10 ans et aux personnes qui sont prestataires d’un programme d’assistance sociale.
[15] La dernière entente était en vigueur pour cinq ans à compter du 1er avril 2010[8]. Faute d’une nouvelle entente, les termes de l’entente échue ont été appliqués pendant plus de sept ans. Le 9 avril 2018, les négociations n’ayant toujours pas été concluantes, l’ACDQ lance une opération de non-participation au régime public via communiqué[9]. Des relances de cette opération seront faites par l’ACDQ auprès de ses membres[10]. Par cette opération, l’ACDQ invite ses membres à lui transmettre un formulaire de non-participation complété pour que celle-ci dépose, au moment qu’elle jugera opportun, les formulaires de non-participation reçus pour tenter de faire avancer les négociations. Mille huit cent quatre (1804) membres de l'ACDQ ont retiré leurs services du régime public à la suite de cet appel à l’action.
[16] L’ACDQ qualifie l’opération de « moyen de pression »[11], voire de « seul moyen de pression dont disposent les dentistes »[12] ce qui est nié par le procureur général du Québec[13].
[17] Le 26 juillet 2018, le ministre de la Santé et des Services sociaux a adopté l'Arrêté ministériel 2018-013 (« l’Arrêté ») en vertu de l'article
[18] L’Arrêté suspend pour deux ans la possibilité pour un chirurgien dentiste de se soustraire du régime public.
[19] Après l’adoption de l’Arrêté, et depuis le dépôt de la présente demande de pourvoi dont le Tribunal est saisi, les parties ont convenu d’une nouvelle entente visant à établir les conditions d’application et de tarification des services dentaires assurés dispensés aux personnes assurées[14].
[20] Avant d’amorcer l’analyse de la question constitutionnelle, il y a lieu d’examiner deux questions préliminaires, l’une soulevée par le procureur général du Québec, l’autre par le Tribunal :
20.1. Est-ce que l’ACDQ est forclos d’attaquer l’autorité du ministre d’émettre l’Arrêté ministériel, car elle a déjà soulevé la question de sa validité pour des motifs de droit administratif dans une autre instance et que sa demande a été rejetée.
20.2. Et, s’il n’y a pas chose jugée à propos de l’autorité du ministre d’adopter l’Arrêté, est-ce que le Tribunal devrait refuser de répondre aux questions soulevées, car elles sont devenues académiques considérant que les parties sont parvenues à une entente.
[21] Le procureur général du Québec plaide que l’ACDQ ne peut saisir les tribunaux d’une question relative à l’autorité du ministre d’adopter l’Arrêté ministériel, car elle a déjà attaqué sa validité dans une autre instance[15].
[22] Dans l’autre instance, devant l’honorable Yves Poirier, l’ACDQ a remis en question la validité de l’Arrêté en plaidant que l’article 30.1 de la LAM ne s’appliquait pas aux chirurgiens dentistes. Cet argument a été rejeté et ne peut évidemment être reconsidéré dans les présentes.
[23] Dans la présente affaire, l’ACDQ attaque non pas l’Arrêté ministériel directement, mais plutôt la constitutionnalité de l’article 30.1 de la LAM. Elle ne soulève pas un argument de droit administratif, mais plutôt un argument d’opérabilité constitutionnelle. Elle demande au Tribunal de déclarer invalide l’article 30.1 invoquant une entrave à la liberté d'association et la liberté d’expression protégées par les alinéas 2b) et 2d) de la Charte canadienne des droits et libertés[16] et l'article 3 de la Charte québécoise.
[24] Bien qu’il reconnaisse que les dossiers ne soulèvent pas les mêmes questions, le procureur général du Québec plaide que l’ACDQ ne peut soulever une nouvelle question dans les présentes reposant sur la même assise factuelle qu’elle aurait pu plaider dans l’autre dossier. Dans son mémoire déposé au soutien de sa défense, le procureur général du Québec s’exprime ainsi :
[63] Tant devant la Cour supérieure que devant la Cour d’appel dans cet autre litige, l’ACDQ a affirmé qu’elle ne contestait pas l’opportunité de l’Arrêté ministériel. Elle ne peut, dans la présente instance, remettre désormais en cause l’opportunité de cet Arrêté ministériel sous l’angle de la liberté d’association ou d’expression. Elle devait le faire dans le cadre de son premier pourvoi portant sur la validité de l’Arrêté ministériel.
[25] Selon la théorie du procureur général du Québec, cette conclusion découle des conséquences de la doctrine de la chose jugée. L’autorité de la chose jugée intervient lorsqu’il y a (1) identité des parties, (2) identité de la cause et (3) identité de l’objet (la chose demandée). Lorsque les conditions sont remplies, l’article 2848 du Code civil du Québec établit la présomption absolue de la chose jugée :
2848. L'autorité de la chose jugée est une présomption absolue; elle n'a lieu qu'à l'égard de ce qui a fait l'objet du jugement, lorsque la demande est fondée sur la même cause et mue entre les mêmes parties, agissant dans les mêmes qualités, et que la chose demandée est la même.
| 2848. The authority of a final judgment (res judicata) is an absolute presumption; it applies only to the object of the judgment when the demand is based on the same cause and is between the same parties acting in the same qualities and the thing applied for is the same. |
Cependant, le jugement qui dispose d'une action collective a l'autorité de la chose jugée à l'égard des parties et des membres du groupe qui ne s'en sont pas exclus. | However, a judgment deciding a class action has the authority of a final judgment with respect to the parties and the members of the group who have not excluded themselves therefrom. |
[26] Dans la présente affaire, le Tribunal ne peut retenir la conclusion que les critères d’application de l’article 2848 sont présents. En l’espèce, même s’il y a probablement identité des parties et de l’objet, il n’y a pas identité de la cause. Analysons les critères un par un.
[27] Quant au critère de l’identité des parties, les parties sont les mêmes dans le présent dossier à l’exception d’une nouvelle qui s’ajoute. Le fait qu’on ajoute à titre de demanderesse dans les présentes Dre Marie-Claude Desjardins, qui n’était pas partie devant le juge Poirier, n’a pas d’incidence sur l’analyse, car à titre de membre de l’ACDQ[17], elle est liée par le jugement[18].
[28] Quant à l’identité d’objet, même s’il n’y a pas formellement identité d’objet puisque les conclusions recherchées ici sont différentes que celles recherchées devant le juge Poirier, la Cour d’appel enseigne que la nature fondamentale du droit recherché doit être examinée[19]. À cet égard, il y a lieu de reconnaître que le but recherché dans les deux dossiers est le même. Devant le juge Poirier, l’ACDQ cherchait une déclaration voulant que l’Arrêté ministériel soit inapplicable, invalide et inopérant principalement pour le motif que le pouvoir octroyé au ministre en vertu de l'article ne pouvait être exercé à l'égard des dentistes. Ici, on demande l’invalidité de l’article 30.1 de la LAM pour des motifs constitutionnels. Dans les deux cas, l’ACDQ cherche à se mettre à l’abri des pouvoirs du ministre en vertu de l’article 30.1. Évidemment, si l’article 30.1 avait été déclaré inconstitutionnel dans l’autre affaire, l’Arrêté serait également invalide. L’objectif ultime des deux recours est le même, même si le chemin poursuivi ne l’est pas.
[29] La difficulté qu’éprouve le Tribunal avec l’argument du procureur général du Québec est que la cause d’action dans les deux dossiers n’est pas la même. Bien que la trame factuelle donnant naissance au litige soit la même ici et devant le juge Poirier, leurs qualifications juridiques ne sont pas les mêmes. Il n’y a pas identité de la cause lorsque deux qualifications juridiques différentes sont appliquées à la même trame factuelle[20]. En fait, dans le dossier devant le juge Poirier, il n’était pas nécessaire de trancher une qualification juridique des faits. La question à trancher n’était qu’une question d’interprétation statutaire : est-ce que l’article 30.1 de la LAM s’applique aux chirurgiens dentistes ou non ?
[30] Dans la présente affaire, les conclusions recherchées reposent sur un argument constitutionnel – une cause qui n’a aucunement été soulevée devant le juge Poirier. Le Tribunal note également que si la présente demande est accueillie, il n’y aura aucune contradiction avec le jugement du juge Poirier. Au contraire, il faut que l’article 30.1 de la LAM s’applique aux dentistes avant de pouvoir conclure qu’il porte ou non atteinte à leur droit protégé par la Charte.
[31] L’absence d’identité de cause devrait être suffisante pour rejeter l’argument du procureur général du Québec voulant qu’à la suite de la décision du juge Poirier, l’ACDQ ne peut remettre en cause l’autorité du ministre d’émettre un arrêté à son égard. Cependant, le procureur général du Québec plaide plusieurs autorités qui appuient la thèse qu’une partie peut être forclose par la chose jugée à l’égard d’arguments qu’on aurait pu plaider. Il est donc nécessaire de concilier cette jurisprudence avec les exigences de l’article 2848 du Code civil du Québec.
[32] Le procureur général du Québec a raison d’avancer que dans plus d’une affaire, la Cour d’appel du Québec a confirmé le principe voulant que la présomption de la chose jugée empêche qu’une partie soulève « de nouveaux arguments qui auraient pu ou dû l’être lors de l’audience ayant mené au premier jugement[21]».
[33] De l’avis du Tribunal, cette jurisprudence doit être lue en conjonction avec les exigences de l’article 2848 du C.c.Q. Si l’argument « qui aurait pu ou dû [être soulevé] lors de l’audience ayant mené au premier jugement » constitue une nouvelle cause d’action, les exigences de l’article 2848 ne sont pas rencontrées et on ne peut faire appel aux principes de la chose jugée. Il serait plutôt nécessaire de considérer la question sous l’angle d’abus de procédure.
[34] Par exemple, dans Messier c. 2623-4617 Québec Inc.[22], la Cour d’appel accepte qu’un litige décidé sur une base contractuelle n’empêche pas une autre demande en justice sur une base extracontractuelle. La cause n’étant pas la même, la doctrine de la chose jugée ne s’applique pas. Donc, il s’ensuit que la jurisprudence qui empêche de soulever des arguments « qui auraient pu ou dû [être soulevés] » s’applique uniquement lorsque la cause est la même (et que les deux autres critères existent également).
[35] Lorsque la chose jugée ne s’appliquera pas, il y aura clairement des occasions où il sera permis d’aborder un litige d’une nouvelle perspective ou en soulevant un nouvel argument. Par exemple, lorsqu’un argument constitutionnel est soulevé pour la première fois en appel, l’instance d’appel doit déterminer si elle peut l’entendre. Il y a diverses considérations qui doivent être prises en compte, mais lorsqu’il est démontré qu’une preuve aurait pu être administrée en première instance, la Cour d’appel refusera normalement d’entendre la question pour la première fois en appel. Dans une telle situation, il arrive qu’une partie soit autorisée à soulever l’argument constitutionnel dans une autre instance si elle est autrement valable devant le Tribunal[23].
[36] Un dernier commentaire s’impose. Le Tribunal est conscient que des concepts semblables sont traités dans la common law sous une vaste gamme de doctrines d’estoppels. Par exemple, il existe une règle incluse dans la doctrine de la « préclusion découlant d’une question déjà tranchée » (« issue estoppel » en anglais) qui oblige les parties à un litige à présenter la totalité de leur cause dans un seul dossier. C’est la règle connue sous le nom de la « préclusion d’Henderson[24] ».
[37] À plusieurs égards, cette règle est la même que l’application par la Cour d’appel de la chose jugée à l’égard des arguments qui aurait pu être plaidés. Ce n’est pas étonnant que la common law et le droit civil aient des approches similaires, car elles découlent des pouvoirs inhérents d’une Cour supérieure de contrôler l’abus de procédure. Cependant, les doctrines ne sont pas toujours identiques et les différences sont parfois très importantes[25].
[38] Les différences entre le droit civil et la common law à l’égard de la doctrine de la chose jugée est un exemple pertinent aux présentes. En droit civil, la codification de la chose jugée à l’article 2848 du C.c.Q. établit une présomption absolue. En common law, même quand les trois identités sont établies, les tribunaux jouissent d’une discrétion de réentendre les questions déjà tranchées[26]. Cette différence fait en sorte que les enseignements de la common law ne peuvent être appliqués aisément en droit civil. Parce qu’au Québec, le Tribunal n'a pas de discrétion d’entendre l’affaire déjà tranchée, il est nécessaire d’appliquer les conditions de l’article 2848 de manière rigoureuse pour ne pas empêcher à une partie l’accès au tribunal de manière indue.
[39] En droit public, et surtout en matière constitutionnelle, lorsqu’une partie a l’intérêt juridique pour soulever la question[27] et que l’assise factuelle est adéquate pour trancher la question[28], il me semble que le Tribunal doive faire preuve de prudence avant de conclure qu’elle est forclose de soulever une question constitutionnelle. L’article
[40] En revanche, une partie qui se trouve poursuivie une deuxième fois pour une cause découlant de la même trame factuelle, mais pour une cause distincte, n’est pas entièrement à la merci de la partie « qui aurait pu ou dû » soulever l’argument la première fois. Même si la doctrine de la chose jugée ne s’applique pas strictement parlant, la Cour supérieure jouit des pouvoirs inhérents, largement codifiés aux articles 51 et 168 du Code de procédure civile, pour contrôler des abus de procédures. La Cour supérieure pourrait toujours rejeter une demande lorsqu’elle considère que l’omission d’avoir plaidé l’ensemble du dossier la première fois constitue un abus.
[41] Dans la présente affaire, le Tribunal ne peut retenir l’argument du procureur général du Québec voulant que l’ACDQ est forclose de mettre en question la constitutionnalité de l’article 30.1 parce qu’elle ne l’a pas soulevée dans l’instance devant l’honorable Yves Poirier.
[42] Le Tribunal a demandé aux parties s’il ne devrait pas exercer sa discrétion pour ne pas répondre à la question soulevée par le litige considérant qu’elles sont parvenues à une entente. Un dossier constitutionnel nécessite une assise factuelle pour nourrir l’analyse. Les questions en litige ne peuvent être évaluées dans un vacuum et ce sont donc les négociations de 2018 qui doivent servir à l’analyse constitutionnelle.
[43] Dans le jugement de la Cour d’appel impliquant les mêmes parties, le procureur général du Québec avait allégué que le pourvoi était devenu théorique puisque l’Arrêté du 26 juillet 2018 avait une durée de deux ans et n’a pas été renouvelé. Il n’était donc plus en vigueur devant la Cour d’appel. Écrivant pour la Cour, l’honorable juge Julie Dutil fait une étude détaillée dans ses motifs sur le caractère théorique d’un litige à la lumière des enseignements de l’arrêt de principe Borowski c. Canada (Procureur général)[30]. Elle conclut qu’il est approprié d’exercer son pouvoir discrétionnaire de trancher le litige, et ce, malgré que la question soit devenue théorique[31].
[44] De plus, dans une affaire semblable aux présentes, la Cour d’appel énonce que « le recours en jugement déclaratoire dans le cadre du droit public reçoit généralement une ouverture large et libérale »[32]. Elle renverse un jugement de la Cour supérieure ayant conclu au caractère théorique du litige devant elle, mais qui cherchait une déclaration d’inconstitutionnalité d’une disposition applicable dans les relations entre un syndicat et l’employeur. La Cour d’appel enseigne qu’un recours contestant la constitutionnalité d’une loi n’est pas théorique dans la mesure où la partie qui l’institue a la qualité pour agir dans l’intérêt public[33].
[45] Tant dans l’arrêt de la Cour d’appel dans Centrale des Syndicats du Québec[34] que dans l’arrêt de la Cour suprême dans Conseil du Patronat[35], des entités contestent la constitutionnalité des dispositions d’une loi qui trouvent application dans le contexte d’une négociation collective active alors qu’elles ne se situent pas dans ce contexte au moment de déposer leur recours. Dans les deux cas, les cours sont intervenues pour qu’un jugement soit rendu au fond, à savoir que la Cour se prononce sur la constitutionnalité des articles de loi attaqués.
[46] Dans les circonstances, le Tribunal estime approprié d’exercer sa discrétion pour répondre aux questions constitutionnelles soulevées même si le litige initial entre les parties est devenu théorique. Suivant les enseignements de la Cour suprême dans Borowski[36] ainsi que dans Doucet-Boudreau[37], le Tribunal considère : (1) l’existence d’un débat contradictoire; (2) le souci d’économie des ressources judiciaires; (3) la nécessité pour les tribunaux d’être conscients de leur fonction juridictionnelle dans notre structure politique.
[47] Le débat contradictoire existe toujours et le dossier a été plaidé au fond. Considérant le rôle que l’article 30.1 de la LAM a joué dans les négociations entre les parties, il est possible que la question se pose à nouveau et il est possible que cela soit difficile pour l’ACDQ de faire trancher la question en temps opportun. La question est importante et une réponse serait utile pour la continuation des relations entre les parties.
[48] Dans Borowski, la Cour suprême rappelle que pour décider s’il convient d’entendre une affaire théorique, les tribunaux doivent soupeser les ressources judiciaires limitées en fonction du « coût social de l’incertitude du droit ». Le coût de l’incertitude quant à la constitutionnalité de l’article 30.1 de la LAM n’est pas semblable à l’incertitude dans Borowski ou Doucet-Bourdreau, mais est néanmoins réel et pèse en faveur que la question soit tranchée.
[49] Finalement, dans les présentes, il n’y a pas d’enjeu que le Tribunal s’écarte de sa fonction juridictionnelle. En répondant à une question constitutionnelle, le Tribunal agit pleinement à l’intérieur de ses fonctions traditionnelles et n’empiète aucunement sur la fonction législative ou exécutive.
[51] Dans les sections qui suivent cette première section, le Tribunal examinera l’argument fondé sur l’article 2b) et les exigences de l’article premier de la Charte dans l’exercice des pouvoirs de l’article 30.1 de la LAM.
[52] Malgré le fait que le Tribunal arrive à la conclusion que, dans le contexte des négociations entre l’ACDQ et le Gouvernement qui ont eu lieu en 2018, l’Arrêté constitue une limite substantielle à la capacité de l’ACDQ de négocier avec le gouvernement, le Tribunal ne peut assumer les conclusions recherchées.
[53] D’abord, ce n’est pas l’article 30.1 de la LAM qui est la source de la limite au droit protégé par la Charte, c’est plutôt l’Arrêté qui n’est pas remis en question dans les présentes. Le Tribunal ne peut pas non plus souscrire à la conclusion voulant que le retrait de service en vertu de l’article 26 de la LAM soit une grève au sens de l’arrêt Saskatchewan Federation of Labour et donc protégée par l’alinéa 2d). L’article 30.1 de la LAM ne fait pas partie d’un régime de négociation collective. En fait, la Loi sur l’assurance maladie n’offre pas à l’ACDQ un régime complet pour encadrer leurs négociations avec le gouvernement. Il se peut que l’ACDQ ait droit à un tel régime, mais le Tribunal ne peut déclarer un droit de grève dans l’abstrait.
[54] L’ACDQ plaide que l’article 30.1 de la LAM a pour effet d’entraver substantiellement la liberté d’association des dentistes en permettant au ministre de suspendre unilatéralement leur droit d’avoir recours de façon concertée à la non-participation en vertu de l’article 26 de la LAM dans le cadre de négociations collectives d’une entente.
[55] L’article 30.1 de la LAM autorise le ministre à adopter un arrêté afin de suspendre la possibilité pour les professionnels soumis à l’application d’une entente de devenir des professionnels non participants :
30.1. Lorsque le ministre estime que la qualité ou la suffisance des services médicaux offerts dans l’ensemble du Québec ou dans une de ses régions par les professionnels soumis à l’application d’une entente serait affectée par une augmentation du nombre de professionnels non participants exerçant un même genre d’activité, il peut, par arrêté, suspendre la possibilité pour les professionnels soumis à l’application d’une entente de devenir des professionnels non participants et d’exercer ce même genre d’activité dans l’ensemble du Québec ou dans une de ses régions.
| 30.1. If the Minister considers that the quality or adequate supply of medical services offered in Québec or in a particular region of Québec by professionals subject to the application of an agreement would be affected by an increase in the number of non-participating professionals engaged in the same kind of activities, the Minister may make an order suspending the possibility for professionals subject to the application of an agreement to become non-participating professionals and engage in the same kind of activities in Québec or in a particular region of Québec. | |
L’arrêté du ministre indique la durée de la suspension, le genre d’activité et la région visés ainsi que la date d’entrée en vigueur de la suspension, laquelle peut être antérieure à la date de la prise de l’arrêté pour une période maximale de 30 jours. Le ministre rend public immédiatement cet arrêté, lequel doit en outre être publié à la Gazette officielle du Québec.
| The Minister’s order shall state the duration of the suspension, the type of activities and the region concerned, and the date on which the suspension comes into force, which may not be more than 30 days earlier than the date of the order. The order shall be made public by the Minister immediately and must be published in the Gazette officielle du Québec. | |
La période de suspension ne peut excéder deux ans. Si le ministre l’estime nécessaire, il peut la prolonger suivant les mêmes modalités, pourvu que la durée de chaque prolongation n’excède pas deux ans.
| The suspension period may not exceed two years. If the Minister considers it necessary, the Minister may extend the suspension period in the same manner, provided each extension does not exceed two years. | |
Est nul tout avis de non-participation qui prendrait effet durant la période de suspension. | Any notice of non-participation that would take effect during the suspension period is null. | |
[56] L’ACDQ demande quatre déclarations qui amènent, selon elle, à cette conclusion.
DÉCLARER que la non-participation au régime public exercée collectivement est une grève dans un cadre du régime particulier de relations de travail établi par la Loi sur l’assurance maladie;
DÉCLARER que le droit de grève des dentistes ne peut être interdit, retiré, suspendu ou substantiellement entravé sans la mise en place d’un véritable mécanisme juste, efficace, équitable et obligatoire de règlement de différends;
DÉCLARER que l’article
DÉCLARER que la Loi sur l’assurance maladie ne contient aucun mécanisme de contrôle approprié et indépendant pour l’application de son article 30.1 en ce qui a trait à la détermination des « services essentiels » permettant de justifier la limitation du droit de grève des dentistes.
[57] L’interprétation de la Charte commence avec le texte. Au-delà du texte, le principe fondamental d'interprétation de la Charte est qu'elle doit être interprétée en fonction de son objet. Cela signifie qu'il faut donner une interprétation téléologique, généreuse et libérale visant à atteindre l'objectif pour lequel un droit donné est protégé[38]. Pour comprendre l'objectif des droits garantis par la Charte, il faut prendre en considération le langage de la Charte, les fondements philosophiques du droit et le contexte historique dans lequel le droit a évolué. De plus, depuis presque cent ans maintenant, nous interprétons notre constitution comme un arbre vivant[39], ferme dans ses racines, mais toujours en croissance et évolution pour tenir compte des valeurs et des problèmes contemporains. Le but de cette approche est d'assurer la réalisation et le respect des valeurs qui sous-tendent la Charte (valeurs que notre constitution vise à promouvoir dans la société canadienne) tout en tenant compte des valeurs et mœurs de la société contemporaine.
[58] La jurisprudence relative à la Charte enseigne également que l'application d'un droit est un exercice hautement contextuel. Les droits garantis par la Charte n'existent pas dans un vide factuel. L'analyse de la Charte est spécifique aux faits d’un litige et ne devrait jamais être effectuée en dehors d'un contexte factuel testé de façon rigoureuse[40]. L'une des justifications importantes de cette restriction est qu'une analyse qui n'est pas fondée sur un contexte factuel minutieusement testé risque de limiter de manière inappropriée les droits garantis par la Charte, car le tribunal ne peut pas apprécier pleinement l'impact qu'une situation hypothétique peut avoir lorsqu’elle se concrétise en réalité[41].
[59] Le contexte dans lequel un droit est revendiqué a donc une influence significative sur l'étendue de la protection dans un cas donné. Il est important que le contexte social, politique et juridique dans lequel un droit est revendiqué soit pris en considération.
[60] Cette considération est d'autant plus importante dans des cas comme les présentes, où le Tribunal est appelé à statuer sur l’exercice potentiel du pouvoir gouvernemental dans des circonstances futures et en partie incertaines. Ces incertitudes limitent nécessairement la portée de ce que le Tribunal peut décider.
[61] Le point de départ de tout exercice d'interprétation constitutionnel est le texte.
[62] L’alinéa 2d) de la Charte prévoit que :
Everyone has the following fundamental freedoms:
[…]
(d) freedom of association. | 2. Chacun a les libertés fondamentales suivantes :
[…]
d) liberté d'association. |
[63] L’alinéa 2d) prévoit que la liberté d’association appartient à « chacun » ou « everyone » en anglais. Cette liberté n’est pas limitée aux travailleurs syndiqués ou à un contexte particulier comme la négociation de convention collective. Comme le souligne justement le professeur émérite Pierre Verge :
Générale, cette liberté ne distingue pas au départ selon le statut de ses titulaires ou, encore, en fonction du domaine de l’activité ainsi poursuivie en commun ; si générale soit-elle, sa portée précise devra néanmoins se dégager en tenant compte concrètement de son contexte d’application[42].
[64] L’interprétation du mot « association » dans l’alinéa 2d) est influencée par deux des trois autres libertés protégées par l’article 2 : la liberté d’expression et la liberté d’assemblée, avec lesquelles elle doit être lue. Il faut donc comprendre que la liberté d’association vise plus que de se réunir et de s’exprimer. La liberté d’association protège une liberté de s’organiser et d’agir de concert avec d’autres personnes. Mais quelles activités sont protégées? La jurisprudence de la Cour suprême s'appuie sur d'autres principes d'interprétation pour développer le sens de la liberté d’association.
[65] Les droits protégés par l’alinéa 2d) ont leurs racines historiques dans les relations de travail. Cependant, la Cour suprême a toujours reconnu une perspective plus large des intérêts protégés. La jurisprudence qui interprète l’alinéa 2d) reconnaît que la liberté d’association vise à reconnaître « la nature sociale profonde des entreprises humaines et à protéger l’individu contre tout isolement imposé par l’état dans la poursuite de ses fins » [43]. L’alinéa 2d) vise à protéger l'action collective de personnes en vue de réaliser des objectifs communs[44].
[66] Depuis Dunmore[45], l'évolution de l'alinéa 2d) s'est fortement appuyée sur ces principes d’interprétation pour justifier l'élargissement de son champ d'application. Ce sont les perspectives téléologiques, historiques et philosophiques qui ont conduit la Cour à conclure qu'il était nécessaire que l'alinéa 2d) protège plus que le simple droit de former des associations. Trois types d'activités sont protégées par la liberté d'association[46]:
- le droit « constitutif » de s'unir avec d'autres personnes et de former une association ;
- le droit « déductif » d'exercer une activité associative qui concerne expressément ou soutient d'autres droits constitutionnels ;
- le droit « téléologique » d'exercer une activité associative pour faire face à des entités plus puissantes à armes plus égales.
[67] Les premières décisions interprétant la portée de l'alinéa 2d) offraient une protection limitée[47]. Seulement le droit de former une association était protégé, mais les activités associatives, même exclusivement associatives ne l'étaient pas. Par exemple, dans le domaine des relations de travail, ni la négociation collective ni le droit de grève n'étaient protégés par l'alinéa 2d) de la Charte.
[68] Dans une série de décisions commençant par Dunmore, la Cour suprême a renversé sa jurisprudence antérieure et a adopté une interprétation téléologique de l'alinéa 2d)[48]. Dans l'affaire Health Services and Support - Facilities Subsector Bargaining Assn. c. Colombie-Britannique[49], la Cour suprême a reconnu que la négociation collective était protégée par l'alinéa 2d) de la Charte. D’autres décisions ont suivi, affinant l'analyse et apportant des précisions sur la portée de la protection de la liberté d'association. Dans la dernière de ces affaires élargissant la portée de l'alinéa 2d), Saskatchewan Federation of Labour, la Cour suprême a reconnu que, dans certains contextes, le droit de grève était protégé par l'alinéa 2d) de la Charte[50].
[69] La jurisprudence de la Cour suprême qualifie la protection offerte par l’alinéa 2d) comme étant de nature procédurale[51]. L’alinéa 2d) garantit l’accès à une procédure de négociations, mais « il ne garantit pas l’atteinte de résultats quant au fond de la négociation ou à ses effets économiques »[52]. Ce droit procédural ne confère pas non plus le droit « de revendiquer un modèle particulier de relations du travail ou une méthode particulière de négociation »[53]. Aucun type de négociation n’est non plus protégé[54]. La Cour suprême reconnaît d’ailleurs que les conditions requises pour qu’il y ait une véritable négociation collective « varient en fonction de la culture du secteur d’activités et du milieu de travail en question »[55]. Il appartient au législateur de choisir un modèle de négociation collective qu’il juge approprié selon la nature de la négociation et l’association[56]. Aucun modèle n’est constitutionnalisé[57]. La jurisprudence exige seulement que le modèle permette une véritable négociation efficace[58].
[70] Le procureur général du Québec affirme que les différences entre le présent dossier et le cadre traditionnel de l’application de l’alinéa 2d) sont déterminantes pour l’ACDQ et que leur demande de jugement déclaratoire doit être rejetée parce que l’ACDQ ne peut tout simplement pas se prévaloir des protections de l'alinéa 2d) de la Charte dans la négociation de l'entente en question. Selon le procureur général du Québec, les facteurs contextuels amènent à la conclusion que l'activité en question est tout simplement trop éloignée du noyau protégé des valeurs que l'alinéa 2d) vise à promouvoir.
[71] En particulier, le procureur général du Québec souligne que la présente affaire diffère d'une négociation syndicale traditionnelle pour plusieurs raisons. L’Entente au cœur du débat n'est pas une convention collective. Elle ne régit pas des conditions de travail pour la grande majorité des membres de l'association[59], car la grande majorité des membres de l'association n'ont pas de relation de travail avec le gouvernement.
[72] Dans ce contexte, les membres de l'ACDQ ne sont pas vulnérables au même titre que les employés qui négocient avec leur employeur. La grande majorité des membres de l’ACDQ sont des dentistes travaillant dans des cliniques privées et les honoraires en question ne représentent qu’une fraction de leurs revenus. L'Entente couvre certaines conditions de travail, mais pour la plupart d'entre elles, seuls quelques aspects sont abordés par l'Entente.
[73] Le procureur général du Québec souligne que la jurisprudence qui a défini l’évolution récente de l’alinéa 2 d) de la Charte est ancré dans la perspective que l’objet de l’alinéa 2 d) est la protection de la dignité qui exige une certaine autonomie à l’égard des conditions des travailleurs. Il plaide que parce que les conditions en jeu sont marginales ou moins importantes dans la vie des dentistes exerçant en cabinet privé comparé à des travailleurs traditionnels, la protection de 2 d) ne s’applique pas.
[74] Les arguments du procureur général du Québec sont légitimes, mais ils vont trop loin. Le contexte dans lequel s'inscrit la demande de l’ACDQ est pertinent, mais avec égards, le Tribunal ne peut endosser la conclusion voulant que l'ACDQ n'ait aucun intérêt associatif protégé par l’alinéa 2d) de la Charte lorsqu’elle essaie de coordonner les activités de ses membres pour faire pression sur le gouvernement. Le fait que les dentistes sont peut-être moins vulnérables et que les enjeux négociés sont moins importants dans leur quotidien doit être pris en considération lorsque le Tribunal définit la protection de l’article 2 d), mais il s'agit d'une question de degré de protection, et non de l'applicabilité de 2d). L’analyse de l’alinéa 2d) tient compte déjà, par exemple, de l’importance des questions négociées. Face au gouvernement, un dentiste seul est vulnérable est impuissant. L’alinéa 2 d) protège l’effort des dentistes de réunir leurs forces pour faire pression sur le gouvernement.
[75] Le champ d'application de l'alinéa 2d) a été défini par des litiges survenant dans le contexte du modèle Wagner, modèle traditionnel de négociation collective dans les relations de travail. Mais il n'y a aucune raison de conclure que les protections de l'alinéa 2d) n'existent que dans le modèle Wagner, ou même uniquement dans le contexte des négociations de travail. En fait, la Cour suprême a dit le contraire[60].
[76] La liberté d'association est garantie à chacun. Cela signifie que chacun est protégé contre un isolement imposé par le gouvernement. Chacun a le droit de travailler avec d'autres pour atteindre des objectifs collectifs sans contrainte imposée par le gouvernement. Donc, même acceptant que les dentistes jouissent d'une position relativement privilégiée dans la société, il demeure qu’il existe un déséquilibre de pouvoir dans leurs efforts pour négocier des objectifs collectifs avec le gouvernement. Si les facteurs contextuels soulignent que la situation des dentistes est plus éloignée des objectifs et valeurs fondamentaux de l’alinéa 2d), cela signifie principalement que l'intensité ou le poids de leurs droits dans le cadre d'une analyse de l’article premier est diminué ou au moins modulé pour tenir compte de ce contexte[61].
[77] La Cour suprême a déjà reconnu la protection de la liberté d’association à l’extérieur du cadre traditionnel de négociation entre employeur et employés syndiqués. Dans l’APMO, par exemple, la Cour suprême élabore les protections des membres de la GRC qui ne sont pas des employés et qui n’ont pas le droit de se syndiquer[62].
[78] Dans cette affaire, la Cour suprême enseigne que l’ultime question est de savoir si les mesures en question perturbent l’équilibre des rapports de force entre les parties dans une négociation sur un sujet d’importance.
[72] L’équilibre nécessaire à la poursuite véritable d’objectifs relatifs au travail peut être rompu de maintes façons. Des lois et des règlements peuvent restreindre les sujets susceptibles de faire l’objet de négociation ou imposer des résultats arbitraires. Ils peuvent interdire l’action collective des employés sans offrir de mesures de protection adéquate en compensation et réduire ainsi leur pouvoir de négociation. Ils peuvent rendre impossible la réalisation des objectifs des employés relatifs aux conditions de travail. Ou encore, des lois et des règlements pourraient établir un processus que les employés seraient incapables de contrôler ou d’influencer. Quelle que soit la nature de la restriction, il faut essentiellement déterminer si les mesures en question perturbent l’équilibre des rapports de force entre les employés et l’employeur que l’al. 2d) vise à établir, de telle sorte qu’elles interfèrent de façon substantielle avec un processus véritable de négociation collective[63].
[79] Dans APMO la Cour suprême invalide le régime applicable aux membres de la GRC, mais n’exige pas qu’il soit remplacé par un syndicat; elle établit plutôt les composantes qui doivent être incluses dans un nouveau régime.
[93] La Cour a constamment affirmé que la liberté d’association n’imposait pas un modèle particulier de relations de travail (Delisle, par. 33; Health Services, par. 91; Fraser, par. 42). Aucun modèle particulier n’est requis; seulement un régime qui n’entrave pas substantiellement la tenue d’une véritable négociation collective et qui respecte donc les exigences de l’al. 2d) (Health Services, par. 94; Fraser, par. 40). En revanche, les conditions nécessaires pour permettre une véritable négociation collective varient en fonction de la culture du secteur d’activité et du milieu de travail en question. Comme pour tous les examens fondés sur l’al. 2d), l’analyse requise est contextuelle[64]. (Le Tribunal souligne)
[80] Dans l’affaire Centrale des Syndicats démocratiques (CSD) c. Procureur général du Québec, l’honorable juge Éric Harvey (alors juge à la Cour supérieure) a conclu qu’une association de personnes qui ne sont pas des salariés, mais plutôt des prestataires de services au sens de l’article 2098 du C.c.Q., peuvent bénéficier des protections de l’alinéa 2d) dans leurs négociations avec le gouvernement[65].
[81] D’autres tribunaux à travers le Canada sont aisément arrivés à la conclusion que l’alinéa 2d) de la Charte s’applique aux professionnels qui négocient leur rémunération avec le gouvernement à l’extérieur du cadre traditionnel de relations de travail. Par exemple, la Cour suprême de la Colombie-Britannique dans Matthias v. British Columbia Medical Association[66] citant avec approbation un jugement du Banc de la Reine du Manitoba confirmé en appel[67] arrive à la conclusion que les enseignements que la Cour suprême du Canada a développés dans un contexte employeur/employé sont « indifférenciables[68]» dans un contexte où les médecins sont sous une association qui négocie avec le gouvernement. L’analyse considère un régime en tout point similaire à celui de la RAMQ. Matthias a été repris avec approbation dans un jugement de la Cour Suprême de Nouvelle-Écosse également[69].
[82] Pour ces motifs, le Tribunal arrive à la conclusion que les membres de l’ACDQ bénéficient de la protection de l’alinéa 2d) de la Charte lorsqu’ils négocient avec le gouvernement pour conclure une entente à l’égard des tarifs auxquels le gouvernement rémunère les dentistes pour les soins dentaires couverts par la LAM.
[83] Ce ne sont pas toutes les limites aux activités visées par l’alinéa 2d) qui constituent une atteinte à la liberté d’association.
[84] Afin d’évaluer si le gouvernement porte atteinte aux droits des membres de l’ACDQ à la négociation collective, le Tribunal doit déterminer si la mesure en question porte « substantiellement atteinte » à l’équilibre des pouvoirs entre les membres de l’ACDQ et le gouvernement[70]. Une mesure constitue une « entrave substantielle » lorsqu’elle limite les dentistes à s’engager dans de véritables négociations.
[68] Tout comme l’interdiction pour des employés de s’associer, le modèle de relations de travail qui entrave substantiellement la possibilité d’engager de véritables négociations collectives sur des questions relatives au travail porte atteinte à la liberté d’association. Les employés privés du droit de poursuivre collectivement des objectifs relatifs aux conditions de travail pourraient se retrouver essentiellement impuissants dans leurs échanges avec leur employeur ou pour influencer leurs conditions d’emploi
[85] Comme l’explique la Cour suprême dans APMO, « [q]uelle que soit la nature de la restriction, il faut essentiellement déterminer si les mesures en question perturbent l’équilibre des rapports de force[71]» entre les parties à la négociation. Afin d’évaluer si le fait de limiter la capacité des membres de devenir non-participants constitue une entrave substantielle, il est nécessaire de considérer l’importance des sujets affectés ainsi que la capacité de l’association de faire pression sur le gouvernement pour faire avancer leurs objectifs.
[86] Dans le contexte des négociations en 2018, la décision du gouvernement d'interdire aux membres de l'ACDQ d'exercer leurs droits de non-participation constituait une entrave substantielle à leur liberté d'association. Dans son essence même, les dentistes ont cherché à agir de concert pour forcer le gouvernement à revenir à la table des négociations et pour l'inciter à régler l'affaire. Le droit à la non-participation prévu à l'article 26 de la LAM est un droit détenu par chaque dentiste. Ils ont choisi d'agir de concert pour atteindre un objectif collectif. Bien que Québec le nie, le Tribunal estime que la preuve démontre que cette mesure était un moyen efficace de résoudre l'impasse dans laquelle se trouvaient les négociations. En ce sens, elle s'apparentait fonctionnellement au retrait des services de travail tel qu'il est compris dans Saskatchewan Federation of Labour. Le Tribunal ne voit aucun motif pour exiger que le moyen de pression soit de la nature d'un retrait des services de main-d'œuvre. Ce qui est essentiel, c'est que l'action soit collective et qu'elle vise à promouvoir un objectif collectif d’importance pour une association.
[87] Dans l’arrêt Saskatchewan Federation of Labour, l’honorable juge Abella écrivant pour la majorité résume la portée de la liberté d'association en expliquant qu’elle « empêche l’État d’entraver substantiellement la faculté des travailleurs d’agir de manière concertée par l’entremise de leur syndicat afin d’exercer une influence véritable sur leurs conditions de travail dans le cadre d’un processus de négociation collective »[72].
[88] Le procureur général du Québec a raison de souligner que les chirurgiens dentistes pratiquant en cabinet privé exploitent souvent leur propre entreprise, et dans ce sens, ils contrôlent plusieurs aspects de leur pratique professionnelle. Il est également vrai que la rémunération que la plupart des chirurgiens dentistes tirent des services assurés n'est qu'une partie de leur rémunération globale, l’autre partie provenant des honoraires perçus en vertu des ententes conclues avec les patients, ce qui leur assure également un degré important d'indépendance et d'autonomie.
[89] Cependant, le présent dossier démontre qu’à certains égards il serait faux de prétendre que les dentistes pratiquant en cabinet privé sont entièrement indépendants. En leur interdisant de se retirer du système public et en leur imposant des tarifs qu’ils n’acceptent pas, le gouvernement contrôle un aspect de leur travail d’une manière qui est qualitativement semblable à l’impact d’une interdiction de grève. Le gouvernement enlève un levier de négociation et oblige les dentistes à travailler dans des conditions qu’ils n’acceptent pas.
[90] Le procureur général du Québec demande également au Tribunal de considérer le fait que le point d’achoppement dans les négociations était la part des frais d’exploitation des cabinets privés que les chirurgiens dentistes souhaitaient faire assumer par le gouvernement. Cette perspective ne change pas qu’ultimement le débat concerne la rémunération pour des services, ce qui est manifestement une question d’importance dans le contexte de la négociation de l’Entente.
[91] Finalement, il y a lieu de considérer un dernier point soulevé par le procureur général du Québec. Il plaide que depuis l'adoption de l'Arrêté ministériel, les négociations se sont poursuivies et que les parties se sont même engagées dans un processus de médiation. Selon le procureur général du Québec, cela démontre que l'Arrêté ministériel ne constitue pas une entrave substantielle à la liberté d'association puisque le processus de négociation n'a pas été interrompu[73]. Avec égard, il n’est pas suffisant de démontrer que le processus de négociations s’est poursuivi. Saskatchewan Federation of Labour protège le droit de participer à une véritable négociation qui, selon cette même décision, nécessite que les parties soient à armes égales. Le fait qu’une partie affaiblie par des mesures prises par le gouvernement continue de négocier pour obtenir ce qu’elle peut dans les circonstances ne démontre pas que le processus était légitime. Dans l’affaire Meredith[74], la Cour suprême réitère que même devant une preuve que le processus a mené à des avantages importants « [l]es résultats concrets ne sont pas déterminants dans une analyse relative à l’alinéa 2d) ». La non-participation collective était le seul levier qu’avait l’ACDQ dans les négociations; en l’enlevant, la négociation ne pouvait être menée à armes égales et donc ne pouvait être considérée comme une véritable négociation.
[92] Pour ces motifs, le Tribunal considère que l’adoption de l’Arrêté ministériel a eu l’effet de rompre l’équilibre des forces entre l’ACDQ et le Gouvernement et constitue alors une entrave substantielle à une véritable négociation.
[93] L’ACDQ demande au Tribunal de déclarer l’article 30.1 inopérant, car il autorise le gouvernement à émettre un arrêté qui porte atteinte aux droits protégés par l’alinéa 2d) de la Charte de manière qui ne peut être justifiée en vertu de l’article premier de la Charte.
[94] Selon l’ACDQ, l’article 30.1 est inconstitutionnel, car il ne peut être exercé de manière qui respecte l’alinéa 2d) sans que le gouvernement offre un autre outil ou moyen pour résoudre une impasse aux tables de négociations en conformité avec les enseignements de la Cour suprême dans Saskatchewan Federation of Labour. Avec égards, même si l’arrêté adopté en vertu de l’article 30.1 peut entraîner une violation de la liberté d’association, le Tribunal ne peut retenir l’argument que l’article 30.1 est la source de cette violation. Ce n’est pas l’article 30.1 qui est la source de la violation de l’alinéa 2d), mais plutôt l’arrêté ministériel. L’article 30.1 peut être exercé d’une manière qui respecte la Charte.
[95] Dans l’affaire Little Sisters, le juge Binnie écrivant pour la majorité rappelle que tout pouvoir discrétionnaire doit être exercé conformément à la Charte[75]. Même face à une preuve accablante qui démontre que le pouvoir sous étude a été exercé d’une manière portant atteinte à la Charte[76], il n’était pas possible de conclure que la disposition qui autorise l’action gouvernementale était inconstitutionnelle. Écrivant pour la majorité, le juge Binne enseigne que lorsqu’il est possible qu’un pouvoir d’être exercé de manière qui respecte les droits protégés par la Charte, la disposition ne peut être déclarée invalide. Ou, dit autrement, à moins que le Tribunal arrive à la conclusion qu’il est impossible de mettre en œuvre la disposition sans porter atteinte aux droits protégés par la Charte[77], elle ne peut être déclarée invalide. Little Sisters repose sur la prémisse que le Parlement a le droit d’adopter un cadre législatif flexible et de s’attendre à ce que cela soit exercé d’une manière qui respecte la Charte.
[96] Dans PHS Community Services, la Cour suprême rappelle que lorsque l’atteinte découle d’une décision et non de la loi, il n’y a pas lieu de déclarer invalide la source du pouvoir, mais plutôt la décision[78].
[97] La Cour suprême a récemment discuté de cette approche dans Conseil canadien pour les réfugiés c. Canada (Citoyenneté et Immigration)[79]. Dans cette affaire, la Cour suprême confirme l’importance d’identifier la source réelle de l’atteinte alléguée et du rôle qu’un pouvoir discrétionnaire d’offrir une exemption à une mesure peut jouer dans l’analyse constitutionnelle.
[98] La différence entre l’article 30.1 de la LAM et le pouvoir de désignation dans la Public Service Essential Services Act[80] (« PSESA »), analysé dans Saskatchewan Federation of Labour est le contexte statutaire. Dans le PSESA le pouvoir de désigner des services essentiels de manière unilatérale n’avait que pour objet de répondre à des situations de grève. La Cour suprême arrive à la conclusion que le pouvoir de désignation ne pouvait pas s’exercer de manière à respecter l’alinéa 2d) sans mesure de rechange.
[99] Comme démontre l’analyse qui suit, l’article 30.1 de la LAM ne fait pas partie du régime de négociation collective et n’a pas comme objet de limiter un droit de grève.
[100] Pour ces motifs, le Tribunal arrive à la conclusion que l’article 30.1 de la LAM ne limite pas la liberté d’association des membres de l’ACDQ.
[101] Malgré que le Tribunal arrive à la conclusion que, dans le contexte où l’Arrêté était adopté, l’article 30.1 a permis au gouvernement de limiter la liberté d’association des membres de l’ACDQ, le Tribunal ne peut donner droit à la demande d’une déclaration voulant que l’exercice collectif des droits des membres en vertu de l’article 26 de la LAM constitue une grève dans le sens de Saskatchewan Federation of Labour. Bien que la liberté d’association protège le droit d’un groupe de personnes d’unir leurs forces et d’agir de manière collective pour faire avancer un projet commun face au gouvernement, il y a lieu de faire attention avant de parler d’un droit de grève à l’extérieur d’un régime qui réglemente les relations de travail dans lequel il sert comme une composante pour équilibrer les forces[81]. La société connait diverses notions de grèves, par exemple, des grèves de loyer ou des grèves d’étudiants – ce sont des activités collectives légitimes, mais leur protection constitutionnelle n’est pas nécessairement la même que le droit de grève d’employés syndiqués qui agissent dans le contexte d’un régime statutaire encadrant la négociation collective. Plus on s’éloigne des modèles de négociations collectives traditionnels qu’on connait pour des travailleurs syndiqués, moins il devient possible de greffer des composantes d’un régime traditionnel à un autre modèle.
[102] Cela ne veut pas dire que l’ACDQ ne peut réclamer un droit de grève, mais une telle demande doit faire partie d’une demande globale pour obtenir un régime complet encadrant ses négociations. Il est possible que l’alinéa 2d) exige que le gouvernement soit obligé d’offrir à l’ACDQ un cadre statutaire complet pour négocier collectivement son entente avec le gouvernement[82] et il est possible que ce cadre doive inclure un droit pour les membres de l’ACDQ de retirer de manière collective leurs services au gouvernement – ou une autre mesure pour résoudre des impasses.
[103] De tels arguments s’insèrent aisément dans la logique des décisions de la Cour suprême qui ont développé l’étendue de l’alinéa 2d), notamment l’arrêt Dunmore qui déclare inconstitutionnel le fait que le pouvoir législatif ontarien n’ait pas offert un régime statutaire adéquat pour faciliter les négociations avec les travailleurs agricoles et leurs employeurs. On peut penser aussi à l’arrêt APMO qui confirme que les membres de la GRC qui n’ont pas le droit de se syndiquer doivent au moins avoir une liberté de choix et une indépendance suffisante pour leur permettre de décider de leurs intérêts collectifs et de véritablement les réaliser[83]. Et finalement, Saskatchewan Federation of Labour qui conclut qu’un régime statutaire ayant comme but de permettre la négociation collective doit inclure un mécanisme de résolutions d’impasses, soit la grève, soit un substitut qui maintient l’équilibre dans le rapport de force entre les parties.
[104] Cependant, lorsque la question se pose à l’extérieur d’un régime de relations de travail de type Wagner il n’est pas possible de s’appuyer sur Saskatchewan Federation pour déclarer qu’il existe un droit de grève dans l’abstrait. Bien que le terme « grève » décrive de manière générale un geste collectif qui vise à faire pression sur une partie adverse, ce ne sont pas toutes les grèves qui sont des grèves dans le sens d’une grève prévue comme composante d’un régime de relations de travail. Le droit de grève, lorsqu’il est établi par une loi qui réglemente les négociations collectives, est un droit encadré.
[105] Au Canada, les travailleurs syndiqués ont normalement un droit de grève, mais ce droit est soumis à certaines conditions et réglementations, qui varient en fonction de la juridiction (fédérale ou provinciale) et des circonstances spécifiques. Bien qu’il y ait des différences entre différents régimes, il y a certains éléments qui existent dans plusieurs régimes. Par exemple :
105.1. Reconnaissance statutaire du syndicat[84] : Les travailleurs doivent faire partie d'un syndicat légalement reconnu pour pouvoir faire grève.
105.2. Expiration de la convention collective[85] : En règle générale, les grèves ont lieu après l'expiration d'une convention collective. Faire grève alors qu'une convention collective est encore en vigueur est généralement illégal.
105.3. Tentative de négociation collective : Avant qu'une grève puisse avoir lieu, il est souvent nécessaire qu’il y ait eu une tentative de bonne foi de négociation collective entre le syndicat représentant les employés et l'employeur.
105.4. Impasse : Une grève survient généralement après que les parties concernées soient parvenues à une impasse dans les négociations.
105.5. Médiation ou conciliation[86] : Dans de nombreux cas, lorsque les négociations sont dans l'impasse, un médiateur ou un conciliateur peut être appelé pour aider à résoudre le conflit. Dans certaines juridictions, il s'agit d'une obligation avant qu'une grève puisse être légalement déclenchée.
105.6. Vote de grève[87] : le syndicat doit organiser un vote de grève parmi ses membres. Il s'agit généralement d'un vote à bulletin secret au cours duquel les membres du syndicat se prononcent sur la poursuite ou non de la grève. Un vote à la majorité (souvent un seuil spécifique, comme 50 % + 1 ou plus) est nécessaire pour autoriser une grève.
Soulignons que dans la présente affaire 1804 dentistes ont déposé des avis en vertu de l’article 26. C’est moins que 50% des membres de l’ACDQ[88], mais peut-être plus que 50% des dentistes qui participaient à ce moment au régime public. Comment déterminer s’il y a quelque chose qui ressemble à un vote majoritaire pour une grève?
105.7. Période de préavis[89] : Si le vote de grève est adopté, le syndicat doit alors envoyer à l'employeur un préavis de grève. Le délai de préavis varie d'une juridiction à l'autre, mais il est généralement compris entre 24 et 72 heures.
[106] Considérant cet encadrement habituel du droit de grève, il semble qu’avant de parler d’un « droit de grève » dans le sens de Saskatchewan Federation of Labour, il soit nécessaire que la personne qui réclame le droit se trouve dans le contexte d’un régime statutaire de négociations collectives ou qu’il soit en mesure de démontrer le droit d’avoir accès à un tel régime. Certaines des conditions mentionnées ci-dessus existent dans les présentes, mais pas toutes et bien que le régime de négociation conçu en vertu de la LAM ait certaines composantes d’un régime de négociations collectives[90], certaines composantes qui semblent essentielles, comme une manière de déterminer qu’il y a eu un vote légitime, sont absentes.
[107] Le Tribunal souligne que l’article 26 de la LAM ne fait pas partie d’un « mécanisme de négociation collective ». Les articles 26 et 30.1 existent à d’autres fins qui n’ont rien à voir avec le cadre de négociations collectives.
[108] Dans Saskatchewan Federation of Labour, la Cour suprême rappelle que le droit qu’il reconnaît est hautement contextuel. Le droit de grève est protégé dans le contexte devant elle, mais il n’est pas évident que d’autres formes d’arrêts collectifs du travail soient protégées par l’alinéa 2d).
[2] La question en litige est celle de savoir si l’interdiction faite aux salariés désignés de prendre part à une grève aux fins de la négociation de leurs conditions de travail entrave substantiellement leur droit à un processus véritable de négociation collective et, de ce fait, porte atteinte aux droits que leur garantit l’alinéa 2d) de la Charte. La question de savoir si d’autres formes d’arrêt collectif du travail sont protégées ou non par cette disposition n’a pas à être tranchée en l’espèce. (Le Tribunal souligne)
[109] Le Tribunal croit qu’il faille interpréter Saskatchewan Federation of Labour comme garantissant le droit de grève légale dans un régime de relations de travail qui encadre des négociations collectives, ce qui implique un encadrement statutaire particulier.
[110] Et, parce que la Cour suprême a affirmé à maintes reprises que l’alinéa 2d) ne garantit pas l’accès à un régime particulier de négociations collectives[91], le Tribunal voit difficilement comment on peut prétendre à l’existence d’un droit de grève à l’extérieur d’un régime de relations de travail particulier. Ce droit existe lorsque la grève a une fonction précise dans le contexte du modèle établi par le gouvernement.
[111] Le Tribunal est conscient que cette conclusion peut paraître circulaire : les membres de l’ACDQ n’ont pas le droit de grève parce que le gouvernement ne leur a pas donné un régime complet de négociation collective. Évidemment, cela serait insoutenable.
[112] Le droit de grève existe dans différents régimes de relations de travail[92]. Cependant le droit de grève existe lorsqu’il est nécessaire pour le maintien des rapports de force dans un régime de négociation et que ce droit est encadré dans ce régime. Dans ce sens, le droit de grève est tributaire du régime applicable.
[113] Chacun a une liberté d’association et la jurisprudence reconnaît que le gouvernement doit justifier des mesures qui limitent la capacité d’un groupe de personnes à faire avancer les objectifs collectifs, mais dès qu’on sort d’un régime de travail en particulier, on ne puisse conclure qu’une composante de ce modèle subsiste dans toutes les circonstances[93]. Les arrêts Fraser[94] et APMO démontrent que même dans des situations qui ressemblent beaucoup au contexte d’emploi, les exigences de l’alinéa 2d) peuvent varier.
[114] La situation des dentistes illustre ce point. La Loi sur l’assurance maladie n’est pas une loi qui a comme objet primaire d’encadrer les négociations des ententes conclues entre le gouvernement et des prestataires de services et encore moins des relations de travail. Les dispositions de la LAM concernant la négociation collective sont minimales comparées aux régimes traditionnels de relations de travail[95]. Plus important encore, ni l’article 26 ni l’article 30.1 ne font partie du mécanisme de négociation collective. Ils ont comme objet la mise en œuvre de la LAM. L’article 26 a comme objet de permettre aux professionnels de participer ou non dans le régime public et l’article 30.1 de suspendre cette possibilité dans des circonstances où les services offerts au public sont en péril.
[115] C’est parce que les dentistes n’ont pas d’autres moyens de pression qu’ils sont forcés d’improviser avec les moyens à leur disposition. Le fait qu’en absence d’un régime de négociations traditionnel ou plus complet, l’article 26 soit utilisé pour faire une « grève » et que l’article 30.1 ait comme fonction une détermination de « services essentiels » ne fait pas de la Loi sur l’assurance maladie dans son ensemble un régime de relations de travail.
[116] Cette réalité fait en sorte qu’il n’est pas possible de parler de « mesure de rechange » exigée par l’alinéa 2 d) de la Charte lorsque le gouvernement limite les droits prévus à l’article 26 avec le pouvoir prévu à l’article 30.1. Ces droits et le pouvoir de les limiter ne sont pas des mesures conçues pour encadrer les négociations d’une entente. Ce sont des dispositions qui ont servi ad hoc aux fins de l’ACDQ et du gouvernement dans leur conflit. C’est pour cette raison que le Tribunal ne peut accepter l’argument voulant que le gouvernement doive prévoir une mesure de rechange dans la loi lorsqu’elle permet de limiter un droit qui n’a rien à voir avec la négociation collective au cas où il sert de moyen de pression.
[117] En conséquence, il semble que le vrai problème de l’ACDQ ne soit pas l’absence de droit de grève ou d’une mesure de rechange, mais peut-être plutôt l’absence d’un régime adéquat qui permette un véritable mécanisme de négociation collective avec le gouvernement à l’égard des sujets d’importance concernant la réglementation de la profession et la rémunération que ses membres reçoivent du gouvernement. Le droit à l’action concertée dans un contexte impliquant des professionnels ou des travailleurs autonomes est reconnu dans plusieurs lois québécoises[96]. Ce n’est pas impossible que l’alinéa 2d) l’exige, mais ce n’est pas la question dont le Tribunal est saisi. Le Tribunal ne peut que constater que s’il y a un problème, il ne se situe pas au niveau des articles 26 et 30.1 de la LAM.
[118] L’ACDQ demande au Tribunal de déclarer que la liberté d’expression de ses membres est violée dans le contexte où le ministre les a empêchés de se servir de la non-participation pour exprimer leur désaccord avec l’état de leurs négociations avec le gouvernement. Elle plaide :
L'article 30.1 de la LAM prive les dentistes québécois d'avoir recours, de façon concertée, à la non-participation dans le cadre de négociations collectives portant sur leur rémunération au sein du régime public et porte donc atteinte à leur liberté d'expression.
[119] La Cour suprême a développé un test à trois étapes afin d’évaluer s’il y a une atteinte à la liberté d’expression[97].
[120] Dans le contexte dans lequel la non-participation était effectuée, le Tribunal accepte que ce soit une activité « qui transmet ou tente de transmettre une ‘signification’ [98]». L’activité a le contenu expressif nécessaire pour attirer la protection de l’alinéa 2b) de la Charte.
[121] La Cour suprême a déjà reconnu l'importance de la liberté d'expression dans les relations de travail comme un autre outil permettant de redresser le déséquilibre inhérent à la relation employeur-employé[99].
[122] Surtout dans le contexte où un employeur peut limiter les autres activités associatives, les activités expressives permettent aux employés d'articuler et de promouvoir leurs intérêts communs et, en cas de conflit de travail avec le gouvernement, de tenter de persuader le public[100]. La première étape du test est rencontrée.
[123] Quant au deuxième critère, il n’y a rien du lieu ou du mode de cette activité expressive qui écarte la protection. Il est vrai que la non-participation d’un grand nombre de dentistes peut causer des torts à des personnes assurées, mais la nature du geste n’est pas assimilable à de la violence qui est, par sa nature, contraire aux valeurs de la Charte. S’il y a lieu de tenir compte de l’impact néfaste de l’activité, c’est dans l’analyse de l’article premier.
[124] À la troisième étape de l’analyse, il est nécessaire d’évaluer si la mesure gouvernementale, de par son objet ou son effet, porte atteinte à la liberté d’expression des membres de l’ACDQ.
[125] Comme avec l’analyse de l’atteinte à l’alinéa 2d), le Tribunal ne peut endosser la conclusion que c’est l’article 30.1 de la LAM qui limite la liberté d’expression des membres de l’ACCQ. C’est plutôt l’Arrêté qui est la source de la limite.
[126] À cet égard, bien que l’Arrêté ministériel n’ait pas pour objet de limiter la possibilité pour l’ACDQ et ses membres de s’exprimer sur leurs revendications dans le contexte, il faut reconnaître qu’il a eu cet effet.
[127] En conclusion, bien que la liberté d’expression des membres de l’ACDQ ait été limitée, l’article 30.1 n’en est pas la source. Comme dans Little Sisters, la loi est une source de pouvoir qui peut être exercée de manière à limiter la liberté d’expression, mais ce n’est pas tous les exercices de l’article 30.1 qui ont cet effet. Dans son application usuelle, un arrêté adopté en vertu de 30.1 n’aurait aucun impact sur la liberté d’expression parce qu’en temps normal, les gestes de non-participation ne sont pas une tentative d’expression au le sens de l’alinéa 2b). C’est seulement dans les circonstances de cette affaire que l’exercice des pouvoirs en vertu de l’article 30.1 attire la protection de l’alinéa 2b) de la Charte. Les décisions prises en vertu de 30.1 peuvent porter atteinte à l’alinéa 2b), mais ce sont les décisions qui doivent être justifiées en vertu de l’article premier et non l’article 30.1.
[128] Comme discuté ci-haut, le Tribunal n’arrive pas à la conclusion que l’article 30.1 de la LAM porte atteinte aux alinéas 2b) ou 2d) de la Charte, car il est possible d’exercer le pouvoir discrétionnaire prévu à l’article 30.1 tout en respectant les exigences de la Charte. C’est l’Arrêté qui limite le droit et non la loi.
[129] Toutefois, la trame factuelle menant les parties au présent litige démontre que l’article 30.1 de la LAM peut être utilisé d’une manière qui limite de manière substantielle la capacité de l’ACDQ de poursuivre ses objectifs collectifs et donc porter atteinte aux alinéas 2b) et 2d) de la Charte. Pour cette raison, le Tribunal considère utile d’analyser les contraintes qu’impose l’article premier de la Charte sur l’exercice du pouvoir prévu à l’article 30.1 de la LAM.
[130] Rappelons que l’ACDQ n’a pas demandé au Tribunal l’annulation de l’Arrêté dans ce dossier, ni de déclaration que l’Arrêté comme tel portait atteinte à ses droits. Elle a choisi d’attaquer uniquement l’article 30.1. Cette approche limite l’analyse que peut faire le Tribunal.
[131] Normalement, un contrôle judiciaire se décide au regard du dossier factuel devant le décideur avec une attention particulière pour les motifs du décideur ainsi que le processus suivi pour arriver à la décision contestée[101]. Considérant que la présente affaire n’est pas un pourvoi en contrôle judiciaire de la décision d’adopter l’Arrêté, le Tribunal ne peut évaluer si l’Arrêté respecte les exigences de l’article premier. Le Tribunal ne peut aller plus loin que de tracer les traits généraux des exigences de l’article premier dans l’exercice de l’article 30.1 de la LAM.
[132] L’article premier de la Charte permet à une partie, normalement le gouvernement, de justifier une limite à un droit protégé par la Charte en démontrant que la limite respecte les valeurs d’une société libre et démocratique.
[133] La Cour suprême a développé deux approches distinctes pour évaluer si des limites à un droit protégé par la Charte répondent aux exigences de l’article premier. Lorsqu’une limite découle d’une loi ou une règle quelconque, la limite doit être justifiée en suivant le cadre analytique développé dans l’arrêt Oakes[102]. Lorsque l’atteinte découle d’une décision discrétionnaire, c’est l’approche énoncée dans l’arrêt Doré c. Barreau du Québec[103] et raffinée dans Loyola[104] et Trinity Western[105] qui s’applique. Évidemment, peu importe le cadre analytique, les exigences de l’article premier doivent être respectées. L’approche de Doré se veut plus flexible et mieux adaptée au contexte administratif, mais aussi robuste[106]. Au cœur des deux approches est l’exigence que les droits qui sont protégés par la Charte soient limités aussi peu que possible quant à l’objectif recherché.
[134] Dans les présentes, puisque le Tribunal est arrivé à la conclusion que ce n’est pas l’article 30.1 de la LAM qui limite les droits des membres de l’ACDQ, mais plutôt la décision d’adopter l’Arrêté et plus spécifiquement les termes de l’Arrêté, ce sont ces limites qui doivent être justifiées suivant le cadre analytique de Doré/Loyola.
[135] L’approche Doré/Loyola exige que la Cour qui siège en contrôle judiciaire d’une décision administrative qui limite un droit protégé par la Charte évalue la décision avec une certaine déférence quant au rôle du décideur tout en assurant que les valeurs de la Charte soient respectées. La question fondamentale que le Tribunal doit se poser est : « est-ce que la décision est le fruit d’une mise en balance proportionnée des protections en jeu conférées par la Charte, d’une part, et du mandat pertinent conféré par la loi, d’autre part[107]. La Cour suprême nous rappelle dans Loyola que « [p]our être défendable, une décision mettant en cause la Charte doit être conforme aux valeurs fondamentales garanties par ce texte[108] ».
[136] L’évaluation doit commencer en identifiant le mandat conféré au ministre par l’article 30.1 de la LAM. Dans l’analyse de Doré/Loyola, cette première étape encadre l’analyse d’une manière semblable à l’identification de l’objectif suffisamment important dans Oakes, mais la Cour suprême n’exige pas que le Tribunal considère si le mandat est d’une importance suffisante pour limiter un droit protégé par la Charte[109].
[137] De toute façon, le mandat conféré au ministre par l’article 30.1 est manifestement d’une grande importance. L’article 30.1 ne permet au ministre d’agir que lorsqu’il estime que la qualité ou la suffisance des services médicaux offerts serait affectée par une augmentation du nombre de professionnels non participants. Considérant que le lien entre la qualité et la suffisance des services médicaux et la sécurité de la population est évident, ce mandat revêt une importance capitale. En protégeant la sécurité des personnes, il fait appel également aux valeurs de la Charte qui sont consacrées à l’article 7, entre autres.
[138] À cet égard, il y a lieu de se rappeler qui sont les personnes protégées par l’article 30.1. L’article 30.1 vise la participation d’un professionnel de la santé à une entente pour couvrir les coûts de personnes assurées. Les dentistes au Québec ne sont pas obligés de participer à l’entente et donc ne sont pas obligés d’offrir des services aux personnes assurées. Un dentiste qui ne souhaite pas participer se retire en vertu de l’article 26. Le Règlement d’application de la Loi sur l’assurance maladie[110] (« Règlement ») établit les soins dentaires couverts pour deux groupes de personnes assurées : (i) les personnes bénéficiant de l’aide financière du ministre de l’Emploi et de la Solidarité sociale détentrices d’un carnet de réclamation délivré conformément à la Loi sur l’assurance maladie ainsi que (ii) les personnes de moins de dix ans[111].
[139] Au moins à l’égard du premier groupe, les personnes bénéficiant de l’aide financière du ministre de l’Emploi et de la Solidarité, il est incontestable qu’il s’agit d’une population vulnérable. Si elles ne reçoivent pas de services publics en vertu de la Loi sur l’assurance maladie, il n’est pas réaliste de croire qu’elles peuvent payer les soins nécessaires de leur poche. Donc, la conséquence du geste posé par les membres de l’ACDQ a été de priver les personnes parmi les plus vulnérables de la société québécoise de soins dentaires. Parmi le deuxième groupe, des enfants de moins de dix ans, il y a également des personnes vulnérables. Tous les enfants dont les parents n’ont pas les moyens financiers de payer pour des soins dentaires se retrouveront sans accès à des soins.
[140] L’ACDQ a elle-même souligné dans son communiqué de presse du 24 juillet 2018[112], que le geste de ses membres de se retirer du système public « aura des conséquences non négligeables pour les plus vulnérables de notre société[113]. » [Le Tribunal souligne].
[141] Dans de telles circonstances, le mandat du ministre est grave et dans l’exercice de pondération, les lourdes conséquences pour la sécurité des personnes assurées pèsent dans la balance. Lorsqu’il prend une décision en vertu de l’article 30.1 de la LAM, le ministre doit se demander si les limites qu’il impose à la liberté d’association ou d’expression sont proportionnelles aux intérêts protégés par l’article 30.1.
[142] C’est un exercice qui partage certains des traits de la pondération dans BC Health Services ou Saskatchewan Federation of Labour. Dans les deux cas, la Cour suprême est arrivée à la conclusion que les limites à la liberté d’association n’étaient pas justifiées, car il était possible de protéger la population vulnérable par des mesures qui portent moins atteinte à la liberté d’association.
[143] La distinction fondamentale dans ces dossiers est que la loi elle-même portait atteinte en limitant la liberté d’association. Dans BC Health la loi effaçait des conventions collectives déjà signées et enlevait toute possibilité de négociations futures sur certains sujets. Dans Saskatchewan Federation of Labour, le droit de grève était supprimé de façon unilatérale pour certains travailleurs.
[144] En l’espèce, l’ACDQ plaide que le Tribunal doit analyser 30.1 comme la Cour suprême a examiné la Public Service Essential Services Act[114] et conclure que sans offrir un autre moyen de résoudre une impasse dans les négociations, priver les dentistes de leur pouvoir de non-participation ne peut être justifié. Or, l’Arrêté n’étant pas attaqué, et le Tribunal ne bénéficiant pas du dossier du décideur, ni des arguments des parties spécifiquement eut égard à la constitutionnalité de l’Arrêté, le Tribunal ne peut aller aussi loin que le demande l’ACDQ.
[145] Le plus que le Tribunal puisse dire, c’est que dans les circonstances de la négociation en 2018, l’exercice du pouvoir de l’article 30.1 a porté atteinte aux libertés d’association et d’expression des membres de l’ACDQ. Pour être justifié en vertu de l’article premier, l’exercice doit être le fruit d’une mise en balance proportionnée des droits limités par l’Arrêté et des objectifs de la LAM. Offrir une autre mesure pour résoudre l’impasse pourrait être une manière de justifier la limite que l’Arrêté impose. La durée de l’Arrêté, ainsi que le nombre de dentistes visés pourraient en être d’autres. Plusieurs lois incluent des mécanismes indépendants qui évaluent les services essentiels. Un mécanisme indépendant pourrait également justifier l’exercice[115]. Bref, il y a plusieurs façons d’assurer le respect des droits protégés par la Charte en poursuivant les objectifs de la LAM et il n’appartient pas au Tribunal d’en choisir une, du moins pas dans le contexte de la demande d’inconstitutionnalité de l’article 30.1 de la LAM telle que constituée dans la présente affaire.
[146] ACCUEILLE en partie le pourvoi en contrôle judiciaire;
[147] DÉCLARE que la non-participation au régime public exercée collectivement est une mesure efficace dans le cadre du régime particulier de négociation avec le gouvernement établi par la Loi sur l’assurance maladie;
[148] DÉCLARE que dans le contexte d’une négociation d’entente, lorsque le ministre limite le droit des dentistes en vertu de l’article
[149] REJETTE la demande de déclarer que l’article
[150] REJETTE la demande de déclarer que l’article
[151] LE TOUT sans frais de justice vu le résultat partagé.
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| __________________________________ALEXANDER PLESS, j.c.s. | |
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Me Chantal Poirier | ||
Matteau Poirier avocats inc. Me Simon Roux | ||
Avocats des Demanderesses | ||
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Me Michel Déom et Me Isabelle Brunet | ||
Bernard, Roy (Justice-Québec) | ||
Avocats des Défendeurs | ||
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Dates d’audience : | 13 et 14 avril 2023 | |
[1] Saskatchewan Federation of Labour c. Saskatchewan (« SFL »),
[2] Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ c C-12 (la «Charte québécoise ») . L’ACDQ n’a soulevé aucun argument distinct à l’égard de la protection de la liberté d’association de l’article 3 de la Charte québécoise. Le Tribunal ne fera donc aucune analyse distincte.
[3] Loi sur les syndicats professionnels, RLRQ, c S-40.
[4] Loi sur les syndicats professionnels, RLRQ c S-40, art. 6.
[5] Loi sur l’assurance maladie , RLRQ, c A-29.
[6] Le procureur général du Québec mentionne dans sa plaidoirie écrite qu’en 2018-2019, il y avait 67 chirurgiens dentistes à tarif horaire ou à honoraires fixes pratiquant en établissement et 194 à temps partiel ou occasionnels (para. 20). L’ACDQ mentionne dans sa plaidoirie écrite un total de 4300 chirurgiens dentistes (para. 1).
[7] Loi sur les services de santé et les services sociaux, RLRQ c S-4.2, art 254.
[8] Pièce P-1 : Entente relative à l'assurance maladie entre le ministre de la Santé et des Services sociaux du Québec et l'Association des chirurgiens dentistes du Québec (2010-2015).
[9] Pièces P-2 : Communiqué 443 de l'ACDQ.
[10] Pièces P-3 : Communiqué 444 de l'ACDQ, P-4: Communiqué 447 de l'ACDQ et P-8 : Communiqué 453 de l'ACDQ.
[11] Pourvoi en contrôle judiciaire de l’ACDQ, para. 23.
[12] Pourvoi en contrôle judiciaire de l’ACDQ, para. 33.
[13] Défense du PGQ, para. 22.
[14] P-11 : Résumés des rencontres de négociation avec le MSSS et Autres. « Le 15 juillet 2022 L’ACDQ accepte l’offre en principe du MSSS »
[15] Association des chirurgiens dentistes du Québec c. ministre de la Santé et des Services Sociaux,
[16] Loi constitutionnelle de 1982, Annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c 11.
[17] Dre Marie-Claude Desjardins est membre de l’ACDQ et a signé le formulaire de non-participation tel qu’il appert de la liste des dentistes soumise par l’ACDQ (voir P-9 En liasse : Liste des noms des 1804 dentistes ayant transmis, le 26 juillet 2018, un avis de non-participation à la Régie de l’assurance maladie du Québec et preuve de réception à la RAMQ des avis de non-participation, p. 12).
[18] Roberge c. Bolduc,
[19] Gowling Lafleur Henderson, s.e.n.c.r.l., srl c. Lixo Investments Ltd.,
[20] Rocois Construction inc. c. Québec Ready Mix inc.,
[21] Meubles Léon ltée c. Option consommateurs,
[22]
[23] Bell ExpressVu Limited Partnership v. Rex,
[24] Henderson v. Henderson (1843), 3 Hare 100, 67 ER 313 (Ch); Reliable Mortgages Investment Corp. v. Chan,
[25] Voir par exemple National Bank c. Soucisse et al.,
[26] Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc.,
[27] Canada (Procureur général) c. Downtown Eastside Sex Workers United Against Violence Society,
[28] Hy and Zel's Inc. c. Ontario (Procureur général); Paul Magder Furs Ltd. c. Ontario (Porcureur général),
[29] R. c. Sullivan,
[30] Borowski c. Canada (Procureur général),
[31] Association des chirurgiens dentistes du Québec c. ministre de la Santé et des Services sociaux,
[32] Centrale des syndicats du Québec c. Procureure générale du Québec,
[33] Centrale des syndicats du Québec c. Procureure générale du Québec,
[34] Centrale des syndicats du Québec c. Procureure générale du Québec,
[35] Conseil du Patronat du Québec inc. c. Québec (Procureur général),
[36] Borowski c. Canada (Procureur général),
[37] Doucet-Boudreau c. Nouvelle-Écosse (Ministre de l’éducation),
[38] Association de la police montée de l’Ontario c. Canada (Procureur général)(« APMO »),
[39] Edwards c. Canada (Attorney General), 1929 CanLII 438 (UK JCPC), [1930] AC 124; Renvoi relatif au mariage entre personnes du même sexe,
[40] Hy and Zel's Inc. c. Ontario (Procureur général); Paul Magder Furs Ltd. c. Ontario (Porcureur général),
[41] Danson c. Ontario (Procureur général),
[42] Pierre VERGE, « Inclusion du droit de grève dans la liberté générale et constitutionnelle d’association: justification et effets », 2009 50-2, Les Cahiers de droit 267, p. 271.
[43] APMO,
[44] Lavigne c. Syndicat des employés de la fonction publique de l'Ontario,
[45] Dunmore c. Ontario,
[46] APMO ,
[47] Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.),
[48] Cette approche trouve ses origines dans les dissidences des juges Dickson et Wilson dans une trilogie de décision: Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.),
[49]
[50] SFL,
[51] Health Services and Support - Facilities Subsector Bargaining Assn. c. Colombie-Britannique (« Health Services »)
[52] Health Services,
[53] Health Services,
[54] Ontario (Procureur général) c. Fraser, para. 46.
[55] APMO,
[56] APMO,
[57] Procureur général du Québec c. Les avocats et notaires de l'État québécois (LANEQ),
[58] Procureur général du Québec c. Les avocats et notaires de l'État québécois (LANEQ),
[59] Un faible pourcentage des membres de l'ACDQ entretient une relation semblable à un emploi avec le gouvernement. Il s'agit d'environ deux cents (200) dentistes sur les plus de 4300 concernés par les négociations. Les revendications de ces personnes sont plus fortes et pourraient mériter une analyse distincte si elles négociaient leurs préoccupations en tant que groupe distinct, mais elles sont trop peu nombreuses dans le groupe global pour que leurs intérêts déterminent les droits de l'association dans son ensemble. Il y a également des dentistes qui travaillent dans des cliniques privées et dont on peut raisonnablement penser qu'ils tirent la majorité de leurs revenus des honoraires fixés par l’Entente. Les dentistes ayant des cabinets pédiatriques et les dentistes qui servent principalement des personnes bénéficiant de l'aide sociale seront plus fortement touchés par les termes de l'Entente que la plupart des autres dentistes. Aucune preuve n'a été apportée qui permettrait au Tribunal de déterminer combien de dentistes sont dans cette situation, mais vraisemblablement il s'agirait toujours d'une minorité des membres de l’ACDQ.
[60] SFL,
[61] C’est l’approche préconisée par la Cour suprême pour l’article 2d) de la Charte. La jurisprudence interprétant la liberté d'expression a reconnu qu’une activité expressive se rapprochant le plus des objectifs et valeurs fondamentales de la liberté d'expression bénéficie d'une protection plus solide, tandis que l'expression de faible valeur peut être plus facilement limitée par d'autres objectifs gouvernementaux. Voir : Thomson Newspapers Co. c. Canada (Procureur général),
[62] APMO,
[63] APMO,
[64] APMO,
[65] Centrale des Syndicats démocratiques (CSD) c. Procureur général du Québec,
[66] 2013 BCSC 251.
[67] Merry v. The Manitoba Medical Association, [1989] 2 W.W.R. 526 (Q.B.), aff'd [1989] M.J. No. 469 (C.A.)).
[68] Le Tribunal traduit « indistinguishable ».
[69] George v. Nova Scotia (Minister of Health and Wellness), [2014] N.S.J. No. 256, paras 78 et 79.
[70] APMO,
[71] APMO,
[72] SFL,
[73] APMO,
[74] Meredith c. Canada (Procureur général),
[75] Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (ministre de la Justice),
[76] Little Sisters,
[77] Little Sisters,
[78] PHS Community Services,
[79]
[80] SS 2008, c P-42.2.
[81] SFL,
[82] Dunmore c. Ontario (Procureur général),
[83] APMO,
[84] Voir par exemple : Code du travail, RLRQ c C-27, art. 20.2.
[85] Voir par exemple : Code du travail, RLRQ c C-27, art. 52 et 107; Loi sur les relations du travail, la formation professionnelle et la gestion de la main-d'oeuvre dans l'industrie de la construction, RLRQ c R-20, art. 56 et 57.
[86] Voir par exemple : Loi sur les relations du travail, la formation professionnelle et la gestion de la main-d'oeuvre dans l'industrie de la construction, RLRQ c R-20, art. 45.4.
[87] Voir par exemple : Code du travail, RLRQ c C-27, art. 20.2.
[88] Au paragraphe 51 de son Mémoire, l’ACDQ plaide qu’elle représente 4300 chirurgiens dentistes membres.
[89] Voir par exemple : Code du travail, RLRQ c C-27, art. 58 et 58.1.
[90] Carrier c. Québec (Ministre de la santé et des services sociaux),
[91] APMO,
[92] SFL,
[93] SFL,
[94] Le Tribunal soulève de forts doutes que Fraser demeure une décision qui reflète l’état du droit au Canada à l’égard des exigences de l’alinéa 2d) compte tenu du raisonnement de la Cour suprême dans Saskatchewan Federation of Labour. Les travailleurs agricoles sont un groupe très vulnérable et il n’y a rien dans la loi analysée dans cette décision qui garantisse un équilibre dans les rapports de force entre eux et leurs employeurs ni même un mécanisme pour résoudre des impasses. Néanmoins, leur situation (incluant les nombreux employeurs et les risques pour la production agricole d’un arrêt de travail) démontre une nécessité d’encadrer leurs négociations dans un modèle adapté aux réalités de l’industrie.
[95] Carrier c. Québec (Ministre de la santé et des services sociaux),
[96] Loi sur les syndicats professionnels, L.R.Q., c. S-40. L’ACDQ, l’Association des cadres de la Société des casinos du Québec, les associations de médecins et les cadres de la fonction publique, par exemple, sont incorporés en vertu de cette loi; Loi sur le processus de détermination de la rémunération des procureurs aux poursuites criminelles et pénales et sur leur régime de négociation collective, L.R.Q., c. P-27.1; Art.
[97] Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général),
[98] Thomson Newspapers Co. c. Canada (Procureur général),
[99] Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. United Food and Commercial Workers, Local 401, 2013 RCS 62, paras 31 et 32.
[100] AMPO , 2015 RCS 1, para. 69.
[101] Doré c. Barreau du Québec ,
[102] R. c. Oakes,
[103] Doré,
[104] École secondaire Loyola c. Québec (Procureur général) (« Loyola »),
[105] Law Society of British Columbia c. Trinity Western University,
[106] Doré,
[107] Doré,
[108] Loyola,
[109] Doré,
[110] Articles
[111] Suivant l’article
[112] Pièce P-7 : Communiqué de presse de l'ACDQ du 24 juillet 2018.
[113] Pièce P-7 : Communiqué de presse de l’ACDQ du 24 juillet 2018, para. 2.
[114] S.S. 2008, c. P-42.2 (PSESA).
[115] SFL,
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