Décision

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Baillargeon Bouchard c. Autorité des marchés financiers

2025 QCCS 3206

COUR SUPÉRIEURE

(Chambre civile)

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

 

QUÉBEC

 :

200-17-036977-247

 

DATE :

 12 juin 2025

________________________________________________________________________

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE : L’HONORABLE MARIE-HÉLÈNE MONTMINY, j.c.s.

________________________________________________________________________

 

FRANÇOIS BAILLARGEON BOUCHARD

Demandeur

c.

 

AUTORITÉ DES MARCHÉS FINANCIERS

Défenderesse

 

JUGEMENT

(sur une demande de contrôle judiciaire)

 

 

  1.                 Le demandeur François Baillargeon Bouchard est représentant en assurance de personnes. Il se pourvoit en contrôle judiciaire contre une décision rendue par la défenderesse (l’« AMF ») le 15 novembre 2024 suspendant son certificat de représentant dans la discipline de l’assurance de personnes jusqu’au dénouement de son dossier criminel[1].
  2.                 Les accusations criminelles portées contre le demandeur sont liées à la fuite massive de renseignements personnels appartenant à des clients de la Fédération des Caisses Desjardins du Québec (« Desjardins »).

LE CONTEXTE

  1.                 Le 28 janvier 2021, le Tribunal administratif des marchés financiers (« TMF ») suspend les certificats d’exercice du demandeur lui permettant d’agir à titre de représentant en assurance de personnes et en épargne collective. Le TMF résume ainsi le contexte et les motifs étayant sa décision[2] :

[1] Des millions de Québécois, clients de la Fédération des Caisses Desjardins du Québec (« Desjardins ») ont été victimes d’une fuite de leurs renseignements personnels. Cette fuite de renseignements personnels aurait été commise par un employé de Desjardins qui aurait communiqué les données à des tiers.

[2] L’intimé, M. François Baillargeon Bouchard (« M. Baillargeon Bouchard »), représentant en assurance de personnes et en épargne collective, a admis avoir acheté en 2017 des listes contenant des renseignements sur des clients de Desjardins et de les avoir utilisées jusqu’en septembre 2019 afin de solliciter les personnes mentionnées aux listes dans le but de leur vendre des produits d’assurance.

[3] Puisque les listes contenant des renseignements personnels de clients de Desjardins achetées et utilisées par M. Baillargeon Bouchard ont possiblement été confectionnées avec des renseignements illégalement obtenus auprès de Desjardins, l’Autorité des marchés financiers (l’« Autorité ») a institué une enquête afin de faire la lumière sur cette affaire.

[4] Avant même de conclure son enquête, l’Autorité demande au Tribunal administratif des marchés financiers (« Tribunal ») d’empêcher de façon provisoire, M. François Baillargeon Bouchard d’exercer sa profession en tant que représentant en assurance de personnes et en épargne collective. Selon l’Autorité, il existe des motifs raisonnables et probables de croire que M. Baillargeon Bouchard aurait commis des manquements aux lois et qu’il n’aurait plus la probité ni les compétences requises pour continuer d’exercer sa profession sans compromettre la protection du public.

[5] Même si M. Baillargeon Bouchard a admis avoir acheté et utilisé les listes contenant des renseignements sur des clients de Desjardins, il prétend que les circonstances entourant leur achat ne laissaient rien présager de suspect ou d’anormal. Il n’avait aucune raison de se méfier du caractère illégal de la provenance des renseignements contenus aux listes.

[6] D’après M. Baillargeon Bouchard, puisqu’il a cessé d’utiliser les listes en question, la protection du public n’exige pas la suspension de ses droits d’exercice, qui serait une sanction déraisonnable et excessive.

[7] Le Tribunal devra répondre à la question en litige suivante :

La protection du public exige-t-elle une suspension provisoire des droits d’exercice de M. Baillargeon Bouchard en tant que représentant en assurance de personnes et en épargne collective et le cas échéant, quelles autres mesures sont nécessaires dans les circonstances ?

[8] Selon le Tribunal, la protection du public exige que, pendant la durée de l’enquête de l’Autorité ou jusqu’à une décision à être rendue soit par le Tribunal et/ou par le Comité de discipline de la Chambre de la sécurité financière (« CSF »), M. Baillargeon Bouchard ne devrait pas être autorisé à agir comme représentant en assurance de personnes et en épargne collective. D’autres mesures provisoires qui découlent de la suspension sont également requises afin d’assurer la protection du public.

[9] Pour conclure que la protection du public exige une suspension immédiate au droit de M. Baillargeon Bouchard d’exercer ses activités en assurance de personnes et en épargne collective, le Tribunal a tenu compte des éléments suivants :

a)  Les circonstances entourant l’achat des listes contenant des renseignements personnels sur des clients de Desjardins;

b)  Les circonstances entourant l’utilisation de ces listes par M. Baillargeon Bouchard, et ce, même après l’annonce de Desjardins sur la fuite des renseignements personnels de ses clients; et

c)  Les circonstances entourant les informations données aux enquêteurs de l’Autorité et de la CSF en ce qui concerne les dates auxquelles M. Baillargeon Bouchard a acheté les listes et les mises à jour des listes.

[10] D’après la preuve présentée devant le Tribunal, M. Baillargeon Bouchard apparaît ne plus posséder les qualités essentielles requises pour exercer des fonctions de représentant dans le secteur financier. De plus, la probité de M. Baillargeon Bouchard apparaît sérieusement affectée, justifiant, dans l’intérêt public, le prononcé des ordonnances demandées par l’Autorité.

  [Renvois omis; soulignements ajoutés; caractères gras dans l’original]

  1.                 Le demandeur se pourvoit en contrôle judiciaire contre cette décision et y greffe une demande de sursis.
  2.                 Le 18 février 2021, le demandeur obtient le sursis d’exécution de la décision du TMF rendue le 28 janvier 2021, et ce, pour valoir jusqu’au 2 juin 2021, date d’audition de sa demande de pourvoi en contrôle judiciaire[3]. Or, le 2 juin 2021, le demandeur se désiste de son pourvoi[4].
  3.                 Entretemps, le 29 avril 2021, le demandeur plaide coupable à tous les chefs de la plainte disciplinaire déposée par le syndic de la Chambre de la sécurité financière (« CSF »), dont celui d’avoir été insouciant ou négligeant quant à la protection des renseignements personnels contenus dans les listes de clients de Desjardins acquises de JeanLoup LeullierMasse entre 2017 et septembre 2019[5].
  4.                 Au soutien du plaidoyer de culpabilité du demandeur pour chacun des huit chefs, ce dernier et le syndic de la CSF déposent un énoncé conjoint des faits dont il est utile de reproduire certains extraits[6] :
  1.     L’intimé était en tout temps pertinent aux périodes mentionnées aux chefs de la plainte disciplinaire conseiller en sécurité financière et représentant de courtier en épargne collective;
  2.     Comme le démontre la pièce P-1, l’intimé opérait par l’entremise de diverses sociétés par action, principalement quant à la période pertinente par l’entremise de son cabinet Groupe financier Bouchard, et il est notamment un des actionnaires de Groupe Financier Maestro inc. (« Maestro »), agissant comme agent général;

[…]

6. Durant la période sise entre février 2017 et jusqu’au mois de décembre 2017, l’intimé a acheté de l’entreprise de Masse des listes de clients, contenant environ 40 000 noms de clients, leurs adresses, villes, numéros de téléphone, âges, montant des hypothèques, montants des primes, et les ratios des primes d’assurance invalidité et vie sur l’hypothèque (%), ainsi que le ratio des primes globales sur l’hypothèque;

7. Le coût d’achat de ces listes, P-2, en liasse  Listes ») a été d’environ 40 000$, payé par chèques du cabinet de l’intimé et sur réception de factures de l’entreprise de Masse;

[…]

9. Préalablement et au moment de l’achat des Listes, l’intimé n’a pas fait de vérification, ni posé de questions afin de s’assurer que les clients mentionnés sur les Listes avaient consenti à l’utilisation et la transmission de leurs informations personnelles et confidentielles;

10. L’utilisation des Listes a notamment permis à l’intimé d’obtenir pour son bénéfice plus de 50% de la commission que généraient les ventes faites à partir de celles-ci, notamment dans le but d’alimenter Maestro;

11. De février 2017 au mois de septembre 2019, l’intimé a utilisé et permis que soient utilisés les Listes, notamment en les confiant à des téléphonistes/recruteurs pour fins de recrutement et de vente de produits d’assurances, en négligeant de protéger les renseignements personnels contenues dans celles-ci;

12. L’intimé a cessé en septembre 2019, à la suite d’une perquisition policière de son téléphone cellulaire, d’utiliser les Listes acquises de Masse;

   [Transcription textuelle; soulignements ajoutés; caractères gras dans l’original]

  1.                 Pour l’ensemble des chefs de la plainte disciplinaire, une radiation temporaire de six mois est imposée au demandeur et il est condamné au paiement d’une amende de 30 000 $[7]. Le Comité de discipline de la CSF retient notamment que le demandeur « n’a rien à voir » avec le vol de données chez Desjardins[8], comme l’a conclu le TMF dans la décision rendue le 28 janvier 2021[9].
  2.                 Le 18 novembre 2021, le demandeur reconnaît sa culpabilité à l’égard d’un constat d’infraction émis par l’AMF pour avoir entravé les fonctions de l’un de ses représentants en donnant des informations fausses ou incomplètes quant à la date de la vente ou de la remise des listes de clients visées par la fuite de données chez Desjardins[10].
  3.            Une proposition commune de peine est soumise à la Cour du Québec, chambre criminelle et pénale, suivant laquelle le demandeur accepte de payer une amende de 10 000 $. Les parties y conviennent également que la découverte de faits nouveaux pourrait justifier un refus de l’AMF de remettre en vigueur le certificat du demandeur si elle conclut que la protection du public serait mise en péril ou que la probité du demandeur ne lui permettait pas d’avoir le privilège d’exercer la profession de représentant en assurance de personnes[11].
  4.            La proposition commune de peine est entérinée le même jour et le demandeur est condamné à payer l’amende convenue[12].
  5.            Le 21 décembre 2021, le TMF accepte de lever certaines ordonnances provisoires rendues le 28 janvier 2021, et ce, pour les motifs suivants[13] :

[1] Les intimés François Baillargeon Bouchard et 9347-6760 Québec inc., faisant affaire sous la raison sociale « Groupe financier Bouchard » (le « Groupe financier Bouchard ») demandent au Tribunal administratif des marchés financiers (le « Tribunal ») de lever certaines ordonnances provisoires que ce dernier a prononcées le 28 janvier 2021 à leur égard.

[2] Plus particulièrement, ils demandent la levée des ordonnances provisoires relatives à la suspension immédiate des certificats d’exercice de François Baillargeon Bouchard, à l’interdiction d’opérations sur valeurs pour le compte d’autrui toujours à l’égard de François Baillargeon Bouchard et à la nomination d’un nouveau dirigeant responsable pour le Groupe financier Bouchard.

[…]

[6] Le Tribunal accepte de lever les ordonnances demandées par François Baillargeon Bouchard et Groupe financier Bouchard. La situation qui prévalait au moment où le Tribunal a prononcé les ordonnances a changé.

[7] L’enquête de l’Autorité qui portait sur les faits et circonstances qui ont justifié le prononcé des ordonnances est terminée. L’Autorité n’a institué aucune autre procédure à l’égard de François Baillargeon Bouchard ou de Groupe financier Bouchard.

[8] Les ordonnances prononcées par le Tribunal pouvaient être révisées notamment suivant une décision finale du Comité de discipline de la Chambre de la sécurité financière (« CSF »). Or celui-ci a rendu une décision qui est considérée finale. François Baillargeon Bouchard a purgé la peine imposée par le Comité de discipline de la CSF.

[9] De plus, les procédures pénales instituées par l’Autorité contre François Baillargeon Bouchard dans lesquelles l’Autorité lui reproche d’avoir tenté d’entraver les fonctions d’un représentant de l’Autorité dans le cours d’une enquête sont terminées. François Baillargeon Bouchard a accepté de payer l’amende imposée par la Cour du Québec.

[10] La protection du public ne nécessite plus le maintien des ordonnances dont François Baillargeon Bouchard et Groupe financier Bouchard souhaitent la levée.

    [Renvois omis; soulignements ajoutés]

  1.            Le 21 avril 2022, l’AMF informe le demandeur de son intention d’assortir son certificat de conditions de rattachement à un cabinet dont il n’est pas le dirigeant responsable et de supervision de ses activités de représentant en assurance de personnes, et ce, pour une période de cinq ans[14]. En ce qui concerne la supervision de ses activités, une supervision stricte est imposée pour les deux premières années, suivie d’une supervision rapprochée pour les trois années suivantes[15].
  2.            Le 30 avril 2022, le demandeur confirme à l’AMF qu’il accepte ces conditions et le 9 juin 2022, cette dernière délivre un certificat comportant ces modalités[16].
  3.            En février 2023 et 2024, le certificat du demandeur est renouvelé aux mêmes conditions[17]. À compter du 10 juin 2024, la supervision par le cabinet auquel le demandeur est rattaché passe de « stricte » à « rapprochée ».
  4.            Le 11 juin 2024, une poursuite criminelle est déposée contre le demandeur par le Directeur des poursuites criminelles et pénales (« DPCP ») dans le dossier 200-01-263687-240. Il s’agit d’accusations de méfait, de vol d’identité, de trafic de renseignements et de fraude liées à la fuite de renseignements personnels appartenant aux clients de Desjardins. Les chefs d’accusation visant le demandeur et trois coaccusés, dont Jean-Loup LeullierMasse, sont les suivants[18] :

Méfait à l'égard de données informatiques

(…)  Entre le 1 octobre 2016 et le 27 mai 2019, à Lévis, district de Québec, et ailleurs au Québec, ont commis un méfait à l'égard de données informatiques, soit: en dépouillant des données informatiques de leur sens, les rendant inutiles ou inopérantes et/ou en empêchant, interrompant ou gênant l'emploi légitime des données informatiques, commettant ainsi l'acte criminel prévu à l'article 430(1.1) a) du Code criminel.

Vol d'identité

(…)  Entre le 1 octobre 2016 et le 27 mai 2019, à Lévis, district de Québec, et ailleurs au Québec, ont sciemment obtenu et/ou eu en leur possession des renseignements sur une autre personne, dans des circonstances qui permettaient de conclure qu'ils seraient utilisés dans l'intention de commettre un acte criminel dont l'un des éléments constitutifs est la fraude, la supercherie ou le mensonge, commettant ainsi l'acte criminel prévu à l'article 402.2(1) (5) a) du Code criminel.

Trafic de renseignements identificateurs

(…)  Entre le 1 octobre 2016 et le 27 mai 2019, à Lévis, district de Québec, et ailleurs au Québec, ont transmis, rendu accessible, distribué, vendu ou offert en vente, ou ont eu en leur possession à une telle fin, des renseignements identificateurs sur une autre personne, sachant qu'ils seraient utilisés pour commettre un acte criminel dont l'un des éléments constitutifs est la fraude, la supercherie ou le mensonge ou ne se souciant pas de savoir si tel est le cas, commettant ainsi l'acte criminel prévu à l'article 402.2(2) (5) a) du Code criminel.

Fraude

(…)  Entre le 1 octobre 2016 et le 27 mai 2019, à Lévis, district de Québec, et ailleurs au Québec, par la supercherie, le mensonge ou autre moyen dolosif, ont frustré la Fédération des Caisses Desjardins, le Mouvement Desjardins et leurs entités affiliées, de leur clientèle, d'une valeur dépassant 5 000 $, commettant ainsi l'acte criminel prévu à l'article 380(1) a) du Code criminel.

     [Soulignements dans l’original]

  1.            Le 17 juillet 2024, l’AMF transmet un préavis au demandeur l’informant de son intention de suspendre son certificat de représentant en assurance de personnes jusqu’au dénouement de son dossier criminel[19], conformément à l’article 5 de la Loi sur la justice administrative[20].
  2.            Le préavis contient un rappel des faits et du dossier disciplinaire du demandeur depuis la fuite de données, puis une analyse de la situation actuelle à la suite de la découverte d’un fait nouveau, en l’occurrence le dépôt de la poursuite criminelle par le DPCP. L’AMF écrit notamment à ce sujet[21] :

(…) vous êtes accusé d’avoir commis les infractions prévues aux articles 402.2 (1), (2) et 380 (1) a) du Code criminel, à savoir des infractions de fraude, de vol d’identité et fraude à l’identité et trafic de renseignements.

À la simple lecture des infractions reprochées, il appert qu’il s’agit d’accusations objectivement graves qui peuvent mener à une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à 14 ans.

Ces infractions, à leur face même, sont directement liées à l’exercice de la profession de représentant et sont de nature à mettre en péril la protection du public que l’Autorité se doit de protéger. Au surplus, les données volées à Desjardins ont servi, dans votre cas, à offrir des assurances-vie accessoires à des prêts hypothécaires.

Plus encore, ces infractions soulèvent un doute sérieux quant à votre probité puisque les éléments constitutifs que sont la fraude, le mensonge ou la supercherie nécessitent tous une démonstration de malhonnêteté.

L’Autorité a noté votre volonté de transmettre toutes les informations qui seraient utiles pour apprécier le contexte global de cette poursuite et a pris acte que vous devez obtenir le consentement du DPCP ou une autorisation de la Cour du Québec pour ce faire.

L’Autorité vous rappelle cependant qu’il vous appartient de démontrer que vous possédez toujours la probité requise pour exercer vos activités.

Il n’appartient pas à l’Autorité de faire enquête pour confirmer ou écarter les doutes soulevés par cette poursuite quant à votre probité.

En l’absence des renseignements demandés ou de toute version des faits que vous pourriez communiquer, l’Autorité devra tenir compte de l’impact de la poursuite déposée contre vous, considérant la gravité des infractions déposées, sur votre probité. L’Autorité considèrera aussi les devoirs et responsabilités des procureurs du DPCP qui ne peuvent porter des accusations criminelles sans être objectivement convaincus que la preuve recueillie leur permettra de démontrer votre culpabilité au tribunal.

Au surplus, eu égard aux informations dont nous disposons actuellement, l’Autorité considère que les versions des faits que vous avez soumises en 2021 sont incompatibles avec les éléments constitutifs des infractions criminelles portées contre vous (…).

Ces éléments qui permettent actuellement de douter de votre probité sont notamment :

i. Vous avez affirmé à plusieurs reprises votre ignorance quant à la provenance de la liste de clients acquise en 2017, et utilisée jusqu’en septembre 2019. Or, les accusations portées contre vous reposent notamment sur la connaissance des éléments constitutifs des infractions de fraude, supercherie ou mensonge ou sur votre participation délibérée à de telles infractions;

ii. Vous avez affirmé avoir découvert ce vol de données par l’entremise des médias en juin 2019, alors que les accusations portées contre vous permettent de croire que vous auriez eu cette connaissance bien avant cette date;

iii. Vous avez nié à plusieurs reprises avoir eu délibérément en votre possession des données volées aux clients de Desjardins, ce que les accusations portées contre vous remettent en question;

iv. Les profits tirés de l’utilisation des données acquises apparaissent, dans ce contexte, avoir été obtenus illégalement;

v. La période visée par les infractions criminelles portées contre vous ne correspond pas à la trame factuelle que vous avez admise à plusieurs reprises.

Selon l’autorité, toutes ces constatations sont de nature à soulever un doute dans l’esprit du public quant à votre probité.

(…)

   [Soulignements ajoutés]

  1.            Quant à la décision projetée, l’AMF mentionne[22] :

En conséquence, l’Autorité considère, pour les motifs ci-haut discutés, que l’étude de votre dossier dans son état actuel démontre que vous ne possédez plus la probité requise, ou du moins qu’un doute sérieux affecte votre probité en raison des infractions criminelles qui ont été portées contre vous le 11 juin 2024.

Étant donné que la probité d’un représentant est essentielle au maintien de son droit de pratique, l’Autorité entend suspendre votre certificat jusqu’au dénouement de votre dossier criminel en vertu des articles 16, 184 et 218 (4) de la LDPSF.

Cette décision sera rendue sous réserve des observations et des éléments de preuve que nous vous invitons à nous faire parvenir, conformément à l’article 5 de la Loi sur la justice administrative (…) d’ici le 31 juillet 2024.

   [Caractères gras dans l’original]

  1.            Le 25 juillet 2024, le demandeur demande une prolongation du délai pour transmettre ses observations et les éléments de preuve pertinents. Le même jour, l’AMF acquiesce à sa demande et lui octroie un délai supplémentaire jusqu’au 2 septembre 2024[23]..
  2.            Dans une lettre du 2 septembre 2024, le demandeur transmet ses observations à l’AMF par l’entremise de son avocat. Il présente six arguments afin de s’opposer à la décision envisagée, à savoir[24] :

-          la personne qui le supervise depuis l’émission de son permis, monsieur Denis Lanouette, fournira d’ici 48 heures, une déclaration assermentée établissant sa probité, son honnêteté, sa rigueur et son intégrité;

-          avant d’entreprendre une poursuite, le DPCP n’a qu’à être convaincu qu’un juge ou un jury impartial pourrait raisonnablement conclure à la culpabilité de l’accusé à l’égard de l’infraction reprochée. Aussi, l’AMF aurait accordé un poids injustifié au fait que des accusations ont été portées contre le demandeur;

-          la trame factuelle sur laquelle les accusations sont basées est exactement la même qu’en 2022, alors que l’AMF avait accepté d’émettre un certificat au demandeur, de sorte qu’il y aurait absence de faits nouveaux;

-          le DPCP refuse que le demandeur communique la preuve pertinente à l’AMF, celui-ci est donc privé de la possibilité de se défendre;

-          On ne peut rien conclure des périodes visées par les chefs d’accusation puisque le DPCP a pris la décision d’accuser conjointement les coaccusés alors que sa théorie de cause ne repose pas sur une aventure commune;

-          les articles 402.2 et 430 du Code criminel n’impliquent pas un élément de malhonnêteté. Quant à l’article 380 du même code, le demandeur est accusé d’avoir privé Desjardins d’une clientèle et non d’avoir fraudé un particulier de sorte que « prétendre que [le demandeur] a menti à Desjardins et a usé de supercherie envers Desjardins est tout simplement impossible ».

  1.            Enfin, le demandeur rappelle qu’il bénéficie de la présomption d’innocence de sorte qu’aucune inférence ne peut être tirée des accusations portées contre lui[25].
  2.            Le 15 novembre 2024, l’AMF rend sa décision. Après analyse des arguments du demandeur, elle conclut qu’il n’a pas satisfait au fardeau de preuve lui incombant de démontrer que les doutes affectant sa probité n’étaient pas fondés et suspend son certificat de représentant en assurance de personnes en vertu des articles 218(4) et 220 de la Loi sur la distribution des produits et services financiers[26] L.d.p.s.f. »).
  3.            Le 17 décembre 2024, le demandeur dépose une demande de contrôle judiciaire à laquelle il joint une demande visant à suspendre la décision du 15 novembre 2024 jusqu’à ce que jugement soit rendu sur le fond.
  4.            Le 28 janvier 2025, le Tribunal rejette la demande de sursis[27].

LA POSITION DES PARTIES

  1.                     Le demandeur
  1.            Les reproches à l’encontre de la décision de l’AMF sont nombreux et essentiellement liés à son appréciation des faits. 
  2.            Le demandeur prétend que l’AMF a rendu une décision déraisonnable en concluant que les accusations criminelles portées contre lui constituent un fait nouveau. Comme elle le savait visé par une enquête, elle ne pouvait ignorer, selon lui, la forte probabilité que cette enquête conduise au dépôt d’accusations criminelles. Le demandeur estime ainsi que ces accusations ne peuvent constituer un fait nouveau justifiant une suspension de son certificat. En concluant de la sorte, l’AMF viole son devoir d’agir équitablement et enfreint les principes de justice naturelle, ajoute-t-il[28].
  3.            Le demandeur avance également que sa situation juridique est la même que celle qui prévalait en avril 2022, de sorte que la conclusion de l’AMF selon laquelle il représente dorénavant un risque pour la protection du public est infondée[29]. À cet égard, le demandeur allègue que l’AMF s’appuie sur une conception erronée du processus d’autorisation du DPCP[30], ce qui affecterait irrémédiablement la raisonnabilité de sa décision et enfreindrait les principes de justice naturelle[31]. Faisant un parallèle avec la présomption d’innocence, il ajoute que l’AMF a omis de considérer l’équité, la justice sociale ainsi que le droit à la liberté fondamentale et à la dignité humaine[32]. 
  4.            Quant à la démonstration de probité requise, il estime avoir fourni toutes les informations qu’il pouvait légalement obtenir et allègue avoir effectué des démarches auprès du DPCP, mais en vain. Il reproche à l’AMF son inaction devant le refus du DPCP de lever l’engagement de confidentialité qu’il a souscrit[33].
  5.            Le demandeur cible aussi d’autres erreurs, qu’il qualifie de déraisonnables, que l’AMF aurait commises dans l’appréciation des faits, à savoir[34] :

- Elle aurait erronément considéré qu’il n’avait accompli aucune démarche visant à faire réviser la position du DPCP afin de transmettre une preuve qu'il aurait pu estimer pertinente au soutien du processus administratif;

- Il est faux d’affirmer que les rapports soumis par le superviseur du demandeur font état de lacunes dans l’exercice de sa profession;

- Il y a absence de preuve permettant de supporter la conclusion de l’AMF selon laquelle les accusations de méfait, de trafic de renseignements, de vol d’identité et de fraude portées contre le demandeur présentent un risque apparent pour la protection du public en raison du doute sérieux qu’elles soulèvent quant à sa probité.

  1.            Enfin, le demandeur fait valoir que la décision de l’AMF a et aura des effets dévastateurs et irrémédiables sur sa carrière et que ceux-ci seront d’autant plus grands s’il est acquitté des accusations criminelles portées contre lui. Il allègue même que la décision de l’AMF apparaît stratégique et semble viser à affaiblir sa capacité à se défendre des accusations portées contre lui[35].
  1.                  L’AMF
  1.            L’AMF oppose essentiellement ce qui suit aux prétentions du demandeur :

-          Elle n’avait aucun moyen de connaître ce que l’enquête policière a découvert entre 2019 et 2024;

-          Les arguments liés à la connaissance d’office de l’AMF sont infondés;

-          Les accusations criminelles portées contre le demandeur sont des faits nouveaux qui remettent en question la probité, l’honnêteté et la droiture d’une personne;

-          L’AMF pouvait raisonnablement considérer que ces accusations étaient de nature à soulever un doute quant à la probité du demandeur en plus d’être susceptibles de miner la confiance du public envers les représentants qui œuvrent dans le secteur financier;

-          Il appartenait au demandeur d’écarter les doutes pesant sur lui et de faire la preuve de sa probité, ce qu’il a omis de faire, et il n’appartenait pas à l’AMF de combler le défaut du demandeur à cet égard;

-          La conclusion de l’AMF selon laquelle elle devait suspendre le droit d’exercice du demandeur le temps des procédures criminelles afin de maintenir la confiance du public envers les intervenants du secteur financier fait manifestement partie des issues possibles acceptables.

L’ANALYSE

  1. La fin de non-recevoir invoquée
  1.            S’appuyant sur la théorie des mains propres, l’AMF invoque une fin de nonrecevoir à l’encontre du recours du demandeur. Bien qu’elle n’insiste pas sur ce premier motif, s’attardant plutôt au fond du pourvoi, elle considère tout de même opportun que le Tribunal s’y penche.
  2.            Ainsi, l’AMF avance que le Tribunal devrait user de son pouvoir discrétionnaire pour refuser de se saisir du recours du demandeur en raison du comportement déloyal de ce dernier dans l’exercice de son droit d’ester en justice et de son laxisme « et/ou son manque de collaboration dans le processus administratif »[36].

Le comportement déloyal allégué

  1.            Le demandeur allègue que la décision de l’AMF équivaut à la fin de sa carrière « en tant que représentant en assurance de personnes et en épargne collective »[37] et qu’elle entraînera la « la fermeture de son cabinet de courtage et la mise à pied des employés qui y travaille (sic) »[38].
  2.            L’AMF soutient que le demandeur allègue de faux préjudices, ce qui déconsidère l’administration de la justice et justifie le rejet de son recours. À cet égard, elle fait valoir que le demandeur ne peut ignorer l’impossibilité que ces préjudices se réalisent principalement pour les raisons suivantes[39] :

-          Depuis le 1er avril 2022, le demandeur est uniquement rattaché au cabinet OptiFinance. De plus, Denis Lanouette, son superviseur, en est le seul et unique actionnaire de sorte que la décision de l’AMF ne peut entraîner la fermeture de « son » cabinet, comme il le soutient;

-          Ce n’est qu’avant sa suspension en janvier 2021 que le demandeur exerçait ses activités au sein de son cabinet, lequel a cessé ses activités depuis plus de trois ans;

-          Le demandeur exerce ses activités uniquement dans le domaine de l’assurance de personnes, car il ne détient plus l’inscription l’autorisant à exercer en tant que représentant en épargne collective depuis 2021.

  1.            L’AMF décèle dans ces allégations inexactes du demandeur une tentative d’induire la Cour supérieure en erreur.
  2.            L’avocat du demandeur invite plutôt le Tribunal à ne pas pénaliser son client pour des erreurs qu’il aurait commises dans la rédaction d’une procédure qui comporte plus de 64 pages et 400 paragraphes.
  3.            La procédure du demandeur n’est pas exempte d’enflure. Toutefois, ces inexactitudes dans les allégations ciblées ne s’approchent pas du « comportement blâmable » décrit par la Cour d’appel dans l’arrêt ElHachem c. Décary[40], sur lequel s’appuie l’AMF, et ne justifient pas, de l’avis du Tribunal, le rejet sommaire du recours du demandeur.

Le laxisme ou le manque de collaboration du demandeur dans le processus administratif

  1.            L’AMF plaide également que le demandeur dispose d’un autre recours préalable ou, du moins, disponible, afin d’obtenir la révision de la décision attaquée.
  2.            Ainsi, de l’avis de l’AMF, le demandeur néglige de demander à un juge de réviser la décision du DPCP de refuser de lever la confidentialité de la preuve, alors qu’un tel recours lui serait permis conformément à l’arrêt Stinchcombe[41]. Elle ajoute que cette négligence est d’autant plus répréhensible « puisque lorsqu’un accusé se voit refuser la permission de partager la preuve communiquée à un régulateur par le DPCP, il se doit de demander la révision de cette décision à un juge, sans quoi, l’Autorité ne pourra utiliser cette preuve dans le cadre de son processus »[42].
  3.            Selon l’AMF, un juge aurait aussi pu réviser la raisonnabilité de l’engagement de confidentialité que le DPCP a imposé au demandeur.
  4.            L’AMF précise qu’il est encore loisible au demandeur de s’adresser à un juge pour demander la révision de la décision du DPCP. S’il a gain de cause, elle révisera sa décision à la lumière des faits qu’il lui soumettra, ajoute-t-elle[43].
  5.            En somme, l’AMF plaide que le manque de proactivité du demandeur devrait être sanctionné par le rejet de son recours.
  6.            Le Tribunal ne partage pas le point de vue de l’AMF. Certes, le demandeur n’a pas tenté d’obtenir la révision de la décision du DPCP ou de l’engagement de confidentialité qui lui a été imposé. Toutefois, il ne s’agit pas du fondement de la décision de l’AMF. Celle-ci conclut plutôt que le demandeur n’a pas démontré, par une preuve prépondérante, que les doutes affectant sa probité et découlant des accusations criminelles portées contre lui n’étaient pas fondés[44]. Elle considère également que le refus du DPCP de permettre au demandeur de lui transmettre le « précis des faits » et la preuve pertinente lui ayant été communiqués ne porte pas atteinte à sa capacité de répondre au préavis reçu[45].
  7.            Par ailleurs, le demandeur ne peut être privé de la possibilité de se pourvoir en contrôle judiciaire sur la base de « l’épuisement des recours », comme le laisse entendre l’AMF. Le recours potentiel allégué ne permet pas de contester le fond de la décision attaquée, mais plutôt de remettre en cause une autre décision, soit celle du DPCP.
  8.            Pour ces motifs, le Tribunal est d’avis que les arguments avancés par l’AMF ne justifient pas que le recours du demandeur soit rejeté sommairement.
  1. Le caractère potentiellement théorique de la demande de contrôle judiciaire
  1.            Entre l’introduction de la demande de contrôle judiciaire et la date d’audience, le certificat de représentant du demandeur dans la discipline de l’assurance de personnes est arrivé à échéance et n’a pas été renouvelé.
  2.            Néanmoins, le Tribunal estime, comme les parties d’ailleurs, que la question n’est pas devenue purement théorique pour autant.
  3.            En effet, malgré l’expiration du certificat de représentant du demandeur, la décision de l’AMF et, surtout, les motifs qui la soustendent demeurent susceptibles d’avoir un effet pratique sur les droits du demandeur à l’obtention d’un nouveau certificat, comme l’illustre le paragraphe 58 de la décision[46] :

58. À la lumière des éléments à son dossier, l’Autorité estime que le Représentant ne respecte plus l’une des obligations de délivrance d’un certificat prévue à l’article 218 (4) de la LDPSF, soit de posséder la probité nécessaire à l’exercice des activités de représentant et ce, minimalement pendant la durée de l’instance criminelle.

   [Soulignements ajoutés]

  1.            L’affaire répond ainsi au critère du « litige actuel », tel que précisé par la Cour suprême dans l’arrêt Borowski[47].
  2.            Il y a donc lieu de statuer sur le fond du pourvoi.
  1. La norme de contrôle applicable
  1.            L’AMF a comme mission de veiller à la protection du public dans le domaine des produits et des services financiers[48]. À cet égard, elle est notamment chargée d’exercer les fonctions et pouvoirs qui lui sont attribués par sa loi constitutive, soit la Loi sur l’encadrement du secteur financier[49], et par la L.d.p.s.f .
  2.            La Loi sur l’encadrement du secteur financier contient une clause privative prévoyant qu’aucun pourvoi en contrôle judiciaire ne peut être exercé contre l’AMF, sauf sur une question de compétence[50]. Au sujet de la norme de contrôle applicable, la Cour d’appel écrit[51] :

[36] La Cour a statué, dans l'arrêt Bruni, que lorsque l'AMF refuse de délivrer un certificat de courtage en épargne collective à un administré parce qu'il ne possède pas la probité nécessaire, la norme de contrôle de la décision raisonnable est applicable :

L'intimée [l'Autorité des marchés financiers], en effet, est un organisme multifonctionnel et polycentrique, hautement spécialisé, chargé d'une mission et de fonctions que lui confient, en exclusivité, les articles 4, 7 et 8 L.A.m.f. et protégé de surcroît par une clause privative complète (art. 18 L.A.m.f.). La question sur laquelle elle a statué (celle de l'interprétation et de l'application de l'art. 220 L.d.p.s.f.) est au cœur de cette mission spécialisée et comporte par ailleurs clairement une dose importante d'appréciation discrétionnaire. Sa décision, tant en droit qu'en fait, appelle donc en principe le plus haut degré de déférence. Si, toutefois, dans l'exercice de sa compétence, l'intimée se trouvait à statuer sur une question de droit d'importance capitale pour le système juridique, mais étrangère à son domaine d'expertise, la norme de la décision correcte serait alors applicable, par exception à ce principe. 

                   [Renvoi omis; soulignements dans l’original]

  1.            Le demandeur se plaint essentiellement de la façon dont l’AMF a interprété et appliqué la L.d.p.s.f.[52] et le Règlement relatif à la délivrance et au renouvellement du certificat de représentant[53], notamment en lien avec sa conclusion selon laquelle il ne possède plus la probité nécessaire à l’exercice des activités de représentant[54]. Il attaque le raisonnement de l’AMF pour en arriver à cette décision[55].
  2.            Aussi, bien que le demandeur invoque des violations aux principes de justice naturelle, à ses droits fondamentaux et à l’équité procédurale, il s’en prend plutôt à la légalité interne de la décision puisqu’il reproche principalement à l’AMF, sous ce volet, d’avoir conclu que « sa mise en accusation est un fait nouveau qui justifie la révision de la décision d’avril 2022 et la suspension de son permis »[56]. Ce faisant, l’AMF aurait rendu une décision sans motif suffisant, « en se basant sur de la pure spéculation » et aurait agi de façon arbitraire[57]. En d’autres mots, cette conclusion de l’AMF quant à l’existence d’un fait nouveau serait déraisonnable et basée sur une prémisse fondamentalement fausse[58].
  3.            Ainsi, malgré le vocabulaire utilisé, il n’est pas ici question d’équité procédurale ou de violation des règles de justice naturelle. Le demandeur invoque plutôt des erreurs qu’il considère déraisonnables dans l'appréciation des faits ou dans l'application du droit aux faits. C’est sans doute pour cette raison qu’il affirme dans son pourvoi, dans le document commun de gestion signé par les parties et à l’audience, que la norme applicable est celle de la décision raisonnable[59].
  4.            De fait, l’affaire ne relève pas de l’une des six catégories reconnues comme appelant une dérogation à la présomption de contrôle selon la norme de la décision raisonnable établie par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Vavilov[60]. Cette dernière doit donc trouver application.
  5.            La raisonnabilité tient principalement à la justification de la décision au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti ainsi qu’à la cohérence et à la rationalité du processus décisionnel[61]. Le Tribunal doit s’assurer de bien comprendre le raisonnement suivi par le décideur afin de déterminer si la décision, dans son ensemble, est raisonnable.
  6.            La Cour suprême du Canada souligne que le contrôle selon cette norme a pour point de départ la retenue judiciaire et le respect du rôle distinct des décideurs administratifs[62].
  7.            Dans l'arrêt M.O. c. Société de l'assurance automobile du Québec, l’honorable Simon Ruel, j.c.a., résume ainsi l'état du droit à cet égard[63] :

[21] Le contrôle judiciaire vise à réviser la légalité de la décision administrative, non son opportunité.

[22] Il n'appartient pas à la Cour supérieure, siégeant en révision judiciaire et appliquant la norme de la décision raisonnable, de trancher elle-même la question en litige soulevée devant le tribunal administratif. Elle n'agit pas à ce titre comme tribunal d'appel, encore moins comme palier de novo.

[23] Plus largement, « [l]e contrôle selon la norme de la décision raisonnable vise à donner effet à l'intention du législateur de confier certaines décisions à un organisme administratif, tout en exerçant la fonction constitutionnelle du contrôle judiciaire qui vise à s'assurer que l'exercice du pouvoir étatique est assujetti à la primauté du droit ».

[24] L'analyse de la raisonnabilité selon le cadre établi dans l'arrêt Vavilov s'effectue en deux étapes : (1) une décision raisonnable est fondée sur un raisonnement intrinsèquement cohérent; et, (2) une décision raisonnable est justifiée au regard des contraintes juridiques ou factuelles qui ont une incidence sur la décision.

[25] Sur ce dernier point, il s'agit pour la cour de révision de délimiter le périmètre décisionnel administratif, c'est-à-dire « les limites et les contours de l'espace à l'intérieur duquel le décideur peut agir, ainsi que les types de solution qu'il peut retenir », et d'évaluer si la décision administrative s'inscrit à l'intérieur de ce périmètre.

[26] En délimitant le périmètre décisionnel administratif, il faut tenir compte du contexte dans lequel le tribunal opère et des circonstances du cas particulier sous étude, de manière à circonscrire « la latitude du décideur administratif en matière de décision raisonnable dans un cas donné ».

[27] De manière similaire, sous l'arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, la décision raisonnable était celle qui appartenait « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ». L'arrêt Vavilov n'écarte pas ce concept en traitant de la considération des contraintes juridiques et factuelles ayant « pour effet de circonscrire l'éventail des issues raisonnables ».

           [Renvois omis; soulignements ajoutés]

  1. La décision de l’AMF est-elle déraisonnable?
  1.            Comme mentionné d’emblée, l’AMF a notamment pour mission d’assurer l’encadrement des activités de distribution de produits et services financiers en administrant en outre les règles d’admissibilité et d’exercice de ces activités et en prenant toute mesure prévue à la loi à ces fins[64].
  2.            L’AMF exerce ses pouvoirs de manière à favoriser la confiance des personnes et des entreprises à l’égard des intervenants du secteur financier et à l’égard de la compétence des agents, des conseillers, des courtiers, des représentants et des autres intervenants qui œuvrent dans le secteur financier[65].
  3.            La L.d.p.s.f. prévoit qu’un certificat émis par l’AMF est requis afin d’exercer les activités qu’elle régit, notamment en matière d’assurance de personnes[66].
  4.            Parmi les conditions d’admissibilité à la délivrance du certificat, figure l’obligation pour le représentant de joindre, à la demande de l’AMF, les documents confirmant qu’il possède la probité nécessaire à l’exercice des activités de représentant[67]. Ce certificat est renouvelable annuellement[68].
  5.            Dans le cadre de sa mission, l’AMF peut révoquer un certificat, le suspendre ou l’assortir de restrictions ou de conditions, entre autres, lorsque son titulaire ne respecte plus une obligation relative à la délivrance ou au renouvellement de ce certificat[69].
  6.            Pour les motifs ci-après, le Tribunal conclut que les arguments du demandeur quant au caractère déraisonnable de la décision rendue ne peuvent être retenus.
  7.            D’abord, le demandeur ne démontre pas en quoi la conclusion de l’AMF, selon laquelle les accusations criminelles déposées le 11 juin 2024 constituent des faits nouveaux justifiant son intervention préventive, est déraisonnable et qu’elle ne se justifie pas en regard des faits et du droit.
  8.            À cet égard, le demandeur se limite à passer en revue les évènements passés en rappelant leur notoriété publique, afin de convaincre le Tribunal, dans le cadre d’un contrôle judiciaire, que l’AMF ne pouvait ignorer, dès 2022, que des accusations criminelles pourraient être éventuellement déposées. Il en infère que sa situation est demeurée la même.
  9.            Or, pour l’AMF, la nature même des accusations portées contre le demandeur soulève un « doute sérieux quant à [s]a probité » puisqu’elles dénotent un « mépris ou insouciance envers la loi », ce qui est loin, de l’avis de l’AMF, « de l’honnêteté et du professionnalisme exigés de tout représentant par l’article 16 L.d.p.s.f »[70]. Selon l’AMF, ces accusations suggèrent l’existence de faits et de comportements de la part du demandeur allant à l’encontre de la preuve dont elle disposait en 2022 lorsqu’elle lui a délivré un certificat de représentant en assurance de personnes avec conditions.
  10.            De fait, selon les accusations criminelles portées contre le demandeur, il lui est notamment reproché d’avoir :

-          commis un méfait à l’égard des données informatiques de Desjardins entre le 1er octobre 2016 et le 27 mai 2019;

-          sciemment obtenu et/ou eu en sa possession des renseignements sur une autre personne, dans des circonstances qui permettaient de conclure qu'ils seraient utilisés dans l'intention de commettre un acte criminel, dont l'un des éléments constitutifs est la fraude, la supercherie ou le mensonge;

-          par la supercherie, le mensonge ou autre moyen dolosif, frustré Desjardins de sa clientèle pour une valeur dépassant 5 000 $.

  1.            Or, le 30 décembre 2021, dans le cadre de sa demande de remise en vigueur de son certificat de représentant en assurance de personnes, le demandeur transmet une lettre à l’AMF dans laquelle il affirme[71] :

Lorsqu’il m’a vendu les listes, JLLM [Jean-Loup Leullier-Masse] ne m’a absolument pas informé de la provenance des renseignements ou sur la façon dont il les avait acquis. Toutefois, je n’ai pas fait de vérification ni posé de question afin de m’assurer que les personnes mentionnées sur les listes avaient consenti à l’utilisation et la transmission de leurs informations personnelles et confidentielles.

(…)

En juin 2019, j’ai appris par les médias que Desjardins avait été l’objet d’un vol massif de données. Je n’ai pas alors fait le lien avec les listes que j’avais acheté en 2017.

(…)

En lien avec ces données, il est important d’énoncer très clairement que je n’ai pas participé ni été associé d’aucune manière au vol des données de Desjardins.

(…)

Ce faisant, je n’ai pas détourné de fonds, je ne me suis pas approprié des sommes d’argent auxquelles je n’avais pas droit, je n’ai floué personne, je n’ai volé personne et aucune des personnes qui ont été contactées n’a été lésée de quelque façon que ce soit.

           [Transcription textuelle; soulignements et caractères gras dans l’original]

  1.            Il s’agit là de contraintes factuelles qui s’imposaient à l’AMF et au vu desquelles elle pouvait raisonnablement conclure que les accusations criminelles portées contre le demandeur en juin 2024 constituaient des faits nouveaux.
  2.            Par ailleurs, il est difficile de suivre le demandeur lorsqu’il prétend que « [c]oncrètement [s]es situations civile, juridique et judiciaire […] sont exactement les mêmes que celles qui prévalaient en avril 2022 »[72], alors qu’il fait dorénavant face à des accusations criminelles.
  3.            Le demandeur attaque également le raisonnement de l’AMF selon lequel « l’inculpation d’un individu ne [peut] être entamée à la légère sur la base de simples soupçons » [73]. Il affirme que tel n’est pas le critère applicable au processus d’autorisation[74].
  4.            D’abord, les références proposées par le demandeur au paragraphe 276 de sa demande en contrôle judiciaire suggèrent aussi que la décision de porter des accusations criminelles contre un individu n’est pas prise à la légère[75] :

[L]e procureur doit être convaincu, sur le fondement de son analyse objective de la preuve, qu’un juge ou un jury impartial et bien instruit en droit pourrait raisonnablement conclure à la culpabilité du suspect

[…]

  [Transcription textuelle; italiques dans l’original]

  1.            De plus, contrairement à ce qu’allègue le demandeur, l’AMF ne s’en remet pas au processus d’autorisation du DPCP pour conclure que les accusations soulèvent un doute quant à sa probité. Il s’agit plutôt d’un « élément pertinent devant être considéré » écritelle[76].
  2.            Enfin, comme le souligne la Cour d’appel dans l’arrêt Bruni, l’AMF n’a pas à attendre l’issue de l’instance criminelle pour sanctionner la conduite d’un administré qui, à son avis, « signale un manque de probité »[77] :

[97] Tout cela étant considéré, il va de soi que la mission de protection confiée à l'intimée comporte un volet préventif, qui s'incarne pour partie dans l'article 220 L.d.p.s.f. : si, de l'avis de l'intimée, un représentant ne possède pas — ou ne possède plus — la probité nécessaire à l'exercice de ses fonctions ou présente un risque à cet égard, elle peut refuser de délivrer ou de renouveler un certificat. Cette fonction préventive est essentielle et on ne peut certes pas imposer à l'intimée de n'agir qu'après le fait, c'est-à-dire après un verdict ou un plaidoyer de culpabilité.

      [Renvoi omis; soulignements ajoutés]

  1.            La Cour d’appel ajoute[78] :

[100] Enfin, compte tenu des faits que l'intimée avait en main, sa décision de considérer que l'appelant manquait de probité n'était pas déraisonnable. Du moins n'était-il pas déraisonnable de conclure qu'on pouvait avoir un doute sur cette probité, ce qui justifiait de refuser le certificat demandé par l'appelant.

[101] Voici en effet un individu accusé d'infractions (vente illégale de valeurs mises en marché sans prospectus et exercice de l'activité de courtier sans le certificat requis) qui, au contraire de ce qu'il prétend, ne sont pas techniques, mais vont au cœur du système de régulation élaboré par les lois dont l'intimée a mandat d'assurer la mise en œuvre (régulation stricte de l'information, obligation de divulgation, réglementation des intermédiaires de marché). Il s'agit là d'infractions dénotant mépris ou insouciance envers la loi, ce qui est bien loin de l'honnêteté et du professionnalisme exigés de tout représentant par l'article 16 L.d.p.s.f., dans un contexte où la protection du public est un des objectifs primordiaux de la législation. Aux fins de l'article 220 L.d.p.s.f., l'intimée pouvait donc raisonnablement conclure que les faits ayant donné lieu à cette poursuite suffisaient à faire douter de la probité de l'appelant et démontraient que ce dernier avait manqué à cette « [v]ertu qui consiste à observer scrupuleusement les règles de la morale sociale, les devoirs imposés par l'honnêteté et la justice » et, pourrait-on ajouter, par la loi.

    [Renvois omis; soulignements ajoutés]

  1.            Ces propos de la Cour d’appel s’appliquent avec tout autant de justesse au cas qui nous occupe. Le demandeur est accusé de fraude, soit d’avoir « par la supercherie, le mensonge ou autre moyen dolosif », frustré Desjardins de sa clientèle, d'une valeur dépassant 5 000 $, commettant ainsi l'acte criminel prévu à l'article 380(1) a) du Code criminel[79]. On lui reproche des comportements malhonnêtes.
  2.            Ainsi, dans les circonstances propres à cette affaire, la conclusion de l’AMF selon laquelle les accusations de méfait, de trafic de renseignements, de vol d’identité et de fraude portées contre le demandeur présentent un risque apparent pour la protection du public, car elles soulèvent un doute sérieux sur sa probité n’apparaît pas déraisonnable.
  3.            Mais il y a plus.
  4.            L’AMF conclut que le demandeur n’a pas réussi à dissiper ce doute par une preuve prépondérante[80]. Elle écrit à ce sujet[81] :

52. En l’espèce, la seule preuve transmise par le Représentant pour écarter les doutes de l’Autorité à l’égard de sa probité repose sur son seul témoignage, via son procureur, et celui de son superviseur, lequel affirme dans sa déclaration assermentée que le Représentant a fait preuve de rigueur dans la tenue de ses dossiers, de discipline, de professionnalisme, d’honnêteté et de probité.

53. Or, l’analyse des 23 rapports de supervision transmis par M. Lanouette, le superviseur du Représentant, à l’Autorité entre juin 2022 et mai 2024 a permis de constater des lacunes dans la pratique de ce dernier.

54. En effet, les 6 premiers rapports transmis, soit de juin à décembre 2022, ne font état d’aucune activité professionnelle de la part du Représentant. Quant aux 17 rapports de supervision subséquents, l’Autorité constate que dans 13 d’entre eux, le superviseur du Représentant a consigné un total de 35 commentaires négatifs lié à la rigueur, la discipline, la tenue de dossiers et/ou aux compétences professionnelles de ce dernier.

55. Ces commentaires divergents font en sorte que l’Autorité ne peut accorder une grande crédibilité à la déclaration assermentée de M. Lanouette et, de ce fait, ne représentent pas une preuve prépondérante de la probité du Représentant.

56. Au surplus, il n’appartient pas à M. Lanouette de se prononcer sur l’évaluation de la probité du Représentant pour les fins de la détention de son certificat, cette analyse étant de la compétence de l’Autorité.

        [Transcription textuelle; soulignements ajoutés]

  1.            Le demandeur oppose qu’il est « faux d’affirmer que les rapports soumis par son superviseur contiennent la preuve de « lacune » dans l’exercice de sa profession »[82]. Il concède que ces rapports font état d’erreurs qu’il a commises, mais soutient qu’elles ne démontrent pas un « manque de rigueur, de connaissance ou une défaillance pouvant mettre en cause la capacité du demandeur d’exercer la fonction de courtier »[83]. Il en conclut que l’AMF exige ni plus ni moins que la perfection[84]. 
  2.            Le demandeur fait fausse route. L’AMF conclut plutôt que la déclaration sous serment de son superviseur, selon laquelle le demandeur est discipliné, respectueux des règles applicables et rigoureux dans la tenue de ses dossiers, est incompatible avec les commentaires négatifs liés à la rigueur, la discipline, la tenue de dossiers et/ou aux compétences professionnelles du demandeur, consignés à ses rapports entre juin 2022 et mai 2024. On comprend de la décision de l’AMF que l’absence de toute nuance ou pondération du superviseur dans sa déclaration sous serment, vu la teneur de ses propres rapports, a entaché sa crédibilité et, conséquemment, la valeur probante de cette preuve.
  3.            Enfin, le demandeur reproche à l’AMF de ne pas avoir fait de démarches auprès du DPCP afin de « pouvoir entrer en possession d’élément de preuve, chose que le demandeur ne pouvait tout simplement pas faire »[85] en raison du refus du DPCP. Il ajoute que les procureurs du DPCP ont mentionné qu’une démarche serait proposée à l’AMF afin qu’elle puisse entrer en possession d’éléments de preuve et lui reproche son inaction[86]. À son avis, le raisonnement de l’AMF ayant conduit au constat qu’il n’a pas satisfait au fardeau de preuve lui incombant est « totalement déraisonnable » vu son omission de donner suite à l’offre du DPCP.
  4.            Ce reproche n’est pas fondé. L’AMF n’avait aucune obligation de faire enquête. D’ailleurs, le demandeur reconnaît que le fardeau de preuve lui incombait[87] :

45. L'Autorité considère également que le refus du DPCP de permettre au Représentant de lui transmettre le précis des faits et la preuve pertinente lui ayant été communiqués ne porte pas atteinte à sa capacité de répondre au Préavis, le Représentant n'ayant au surplus accompli aucune démarche visant à faire réviser cette position du DPCP afin de transmettre une preuve qu'il aurait pu estimer pertinente au soutien du présent processus administratif.

[…]

47. L'Autorité est d'avis qu'elle applique le bon fardeau de preuve puisque la poursuite entreprise par le DPCP soulève un doute sérieux quant à la probité du Représentant. L'Autorité n'a pas à démontrer hors de tout doute raisonnable que le Représentant n'a plus cette qualité essentielle au maintien de son droit de pratique.

[…]

51. Il appartenait au Représentant de démontrer à l’Autorité, par prépondérance, que les doutes affectant sa probité n’étaient pas fondés. Le Représentant a d’ailleurs reconnu que ce fardeau lui incombait à même ses Observations.

[…]

57. […] en l’absence d’une telle preuve prépondérante, l’Autorité est d’avis que les accusations de méfaits, de trafic de renseignements, de vol d’identité et de fraude qui ont été portées contre le Représentant présentent un risque apparent pour la protection du public puisqu’elles soulèvent un doute sérieux quant à sa probité.

      [Soulignements ajoutés]

  1.            En somme, le demandeur ne cible aucune lacune grave dans le raisonnement de l’AMF qui entacherait sa décision[88].
  2.            Il revenait à l’AMF d’apprécier la preuve soumise et de déterminer si celle-ci démontrait, de façon prépondérante, que le demandeur avait toujours la probité requise afin d’exercer à titre de représentant en assurance de personnes. L’AMF s’est livrée à cet exercice en s’appuyant sur un raisonnement cohérent et sa décision s’inscrit dans l'éventail des issues raisonnables possibles pouvant se justifier au regard des contraintes juridiques et factuelles applicables.
  3.            Comme mentionné précédemment, la seule preuve offerte par le demandeur pour écarter les doutes sur sa probité repose sur son témoignage et la déclaration sous serment de son superviseur à laquelle l’AMF a accordé peu de valeur probante.
  4.            Or, le rôle de la Cour supérieure n’est pas de « décider si l’AMF en a fait suffisamment, mais plutôt de décider si, en statuant sur le dossier tel que constitué, elle a rendu une décision déraisonnable »[89]. En l’espèce, une réponse négative s’impose.

Les effets de la décision sur le demandeur

  1.            Le demandeur fait valoir que la décision de l’AMF a des effets dévastateurs et irrémédiables sur sa carrière, d’autant plus s’il est acquitté des accusations criminelles portées contre lui.
  2.            Il ajoute même que la position de l’AMF semble stratégique et viser à affaiblir sa capacité à se défendre « au niveau criminel »[90].
  3.            Cet argument est sans fondement et ne repose sur aucune preuve.
  4.            Le point de vue de l'individu sur lequel l'autorité est exercée est au cœur de la nécessité d'une justification adéquate, nous rappelle la Cour suprême dans l’arrêt Vavilov[91]. Aussi, lorsque la décision a des répercussions sévères sur les droits et intérêts de l'individu visé, les motifs fournis à ce dernier doivent refléter ces enjeux et le décideur doit expliquer pourquoi sa décision reflète le mieux l'intention du législateur, malgré les conséquences particulièrement graves pour l'individu concerné[92]. 
  5.            La décision de l’AMF démontre qu’elle était bien consciente des conséquences de celle-ci pour le demandeur. Elle a pondéré les intérêts en cause et conclu que la protection du public, mission que le législateur a confiée à l’AMF, commandait, dans les circonstances et en l’absence de preuve prépondérante de la probité du demandeur, que son certificat d’exercice soit suspendu, dans l’attente de l’issue du processus criminel.
  6.            À cet égard, l’AMF écrit notamment[93] :

38. L’article 218 (4) de la LDPSF prévoit que : « L’Autorité peut révoquer un certificat, le suspendre ou l’assortir de restrictions ou de conditions lorsque son titulaire : (…)

 4o ne respecte plus une obligation relative à la délivrance ou au renouvellement du certificat prévue par la présente loi ou ses règlements. (…) »

39. À cet effet, l’une des obligations relatives à la délivrance du certificat du représentant est sa capacité à démontrer en tout temps à l’Autorité qu’il possède la probité requise pour exercer cette fonction.

40. La probité est cette qualité morale de droiture, de bonne foi et d’honnêteté qui se manifeste par l’observation rigoureuse des règles prescrites par la morale, par la loi et par la justice fondamentale.

41. L’Autorité est d’avis que les infractions reprochées au Représentant, à savoir méfait, vol d’identité, trafic de renseignements identificateurs et fraude, sont graves et soulèvent un doute sérieux quant à la probité de ce dernier, pour les motifs ci-après énoncés.

42. En effet, ces infractions dénotent un « mépris ou insouciance envers la loi, ce qui est bien loin de l’honnêteté et du professionnalisme exigés de tout représentant par l’article 16 L.d.p.s.f., dans un contexte où la protection du public est un des objectifs primordiaux de la législation. »

[…]

47. L’Autorité est d’avis qu’elle applique le bon fardeau de preuve puisque la poursuite entreprise par le DPCP soulève un doute sérieux quant à la probité du Représentant. L’Autorité n’a pas à démontrer hors de tout doute raisonnable que le Représentant n’a plus cette qualité essentielle au maintien de son droit de pratique.

[…]

51. Il appartenait au Représentant de démontrer à l’Autorité, par prépondérance, que les doutes affectant sa probité n’étaient pas fondés. Le Représentant a d’ailleurs reconnu que ce fardeau lui incombait à même ses Observations.

[…]

57. […] en l’absence d’une telle preuve prépondérante, l’Autorité est d’avis que les accusations de méfaits, de trafic de renseignements, de vol d’identité et de fraude qui ont été portées contre le Représentant présentent un risque apparent pour la protection du public puisqu’elles soulèvent un doute sérieux quant à sa probité.

         [Transcription textuelle; renvois omis; soulignement dans l’original]

CONCLUSION

  1.            Par sa demande, le demandeur requiert de la Cour supérieure de réévaluer l’ensemble de la preuve soumise dans le cadre du processus administratif et de substituer son appréciation à celle de l’AMF. Tel n’est pas le rôle d’une cour de révision. Elle doit plutôt s’assurer de bien comprendre le raisonnement suivi par le décideur afin de déterminer si la décision est raisonnable dans son ensemble.
  2.            À cette fin, elle doit vérifier si la décision comporte les caractéristiques d’une décision raisonnable, c’est-à-dire la justification, la transparence et l’intelligibilité, et se demander si la décision est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles ayant une incidence sur celle-ci[94].
  3.       C’est le cas ici.
  4.       En effet, l’AMF a analysé chacun des arguments soumis par le demandeur et y a répondu de façon claire et cohérente, à la lumière du droit applicable et des faits. L’AMF a expliqué le processus suivi et les motifs étayant sa décision. Le processus décisionnel est intelligible et transparent. La décision de l’AMF repose sur un raisonnement rationnel et logique dont le résultat appartient aux issues possibles acceptables au regard des faits et du droit applicable. Elle mérite donc déférence.

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

  1.       REJETTE la demande de contrôle judiciaire du demandeur;
  2.       AVEC FRAIS DE JUSTICE.

 

 

 

 

MARIE-HÉLÈNE MONTMINY, j.c.s.

 

 

 

Me Charles Levasseur

Levasseur & Associés Avocats

Pour le demandeur

 

 

Me Éric Blais

Contentieux de l’autorité des marchés financiers

Pour la défenderesse

 

 

Date d’audience: :

  27 février 2025

 

 

 

 


[1]  Pièce D-16. Bien qu’il soit demandeur, les pièces sont cotées sous la lettre D plutôt que sous la lettre P.

[2]  Autorité des marchés financiers c. Baillargeon Bouchard, 2021 QCTMF 3, par. 1-10.

[3]  Baillargeon Bouchard c. Tribunal administratif des marchés financiers, 2021 QCCS 467, requête pour permission d’appeler rejetée, 2021 QCCA 438. Une conclusion de la décision du TMF échappe toutefois au sursis, soit celle de remettre les listes de clients contenant des informations personnelles des clients de Desjardins.

[4]  Pièce D-10, p. 8.

[5]  Demande de contrôle judiciaire, par. 112.

[6]  Pièce D-8.

[7]  Pièce D-9.

[8]  Id., par. 41.

[9]  Autorité des marchés financiers c. Baillargeon Bouchard, préc., note 2, par. 54. Le TMF conclut qu’aucune preuve ne démontre que le demandeur a participé au vol de données.

[10]  Pièce D-14, p. 3. Voir également la pièce D-10 et la demande de contrôle judiciaire, par. 119.

[11]  Pièce D-10, par. 14.

[12]  Pièces D-14, p. 3 et D-16, par. 16.

[13]  Autorité des marchés financiers c. Baillargeon Bouchard, 2021 QCTMF 73, par. 1-2 et 6-10.

[14]  Pièce D-13.

[15]  Id., p. 4.

[16]  Pièce D-16, par. 19. À la pièce D-14, p. 4, il est écrit que c’est plutôt le 7 juin 2022 que l’AMF a délivré le certificat avec conditions au demandeur.

[17]  Pièce D-16, par. 19.

[18]  Id., par. 3.

[19]  Pièce D-14, p. 6.

[20]  RLRQ, c. J-3. Cet article prévoit : L’autorité administrative ne peut prendre une ordonnance de faire ou de ne pas faire ou une décision défavorable portant sur un permis ou une autre autorisation de même nature, sans au préalable:

1°avoir informé l’administré de son intention ainsi que des motifs sur lesquels celle-ci est fondée;

2°avoir informé celui-ci, le cas échéant, de la teneur des plaintes et oppositions qui le concernent;

3°lui avoir donné l’occasion de présenter ses observations et, s’il y a lieu, de produire des documents pour compléter son dossier.

(…)

[21]  Pièce D-14, p. 6-7.

[22]  Id., p. 7.

[23]  Pièce D-16, par. 22-23.

[24]  Pièce D-15.

[25]  Id., p. 6.

[26]  RLRQ, c. D-9.2.

[27]  Baillargeon Bouchard c. Autorité des marchés financiers, C.S. Québec, no 200-17-036977-247, 28 janvier 2025, j. Paradis.

[28]  Demande de contrôle judiciaire, par. 255-260.

[29]  Id., par. 267-270 et 288; représentations du demandeur à l’audience.

[30]  Demande de contrôle judiciaire, par. 271 et ss.

[31]  Id., par. 283-284.

[32]  Id., par. 285-296.

[33]  Id., par. 297-320.

[34]  Id., par. 322 et ss.

[35]  Id., par. 381-391.

[36]  Plan d’argumentation de l’AMF sur la demande en contrôle judiciaire, par. 48-49.

[37]  Demande de contrôle judiciaire, par. 386.

[38]  Id., par. 387.

[39]  Plan d’argumentation de l’AMF sur la demande en contrôle judiciaire, par. 57-68; pièces D-13, I-1, I-3 et I4.

[40]  2012 QCCA 2071.

[41]  [1991] 3 RCS 326.

[42]  Plan d’argumentation de l’AMF sur la demande en contrôle judiciaire, par. 71. L’AMF réfère à la décision Chevrier c. Drouin, 2023 QCCS 4044, par. 80-82.

[43]  Voir, à cet égard, le plan d’argumentation de l’AMF sur la demande en contrôle judiciaire, par. 81.

[44]  Pièce D-16, par. 50-52 et 57.

[45]  Id., par. 45.

[46]  Id., par. 58.

[47]  Borowski c. Canada (procureur général), [1989] 1 R.C.S., 342.

[48]  Loi sur l’encadrement du secteur financier, RLRQ, c. D-9.2, art. 4; Marston c. Autorité des marchés financiers, 2009 QCCA 2178, par. 46, 48 et 52.

[49]  RLRQ, c. E-6.1, art. 7.

[50]  Id., art. 34.1

[51]  Autorité des marchés financiers c. 9192-6899 Québec inc., 2020 QCCA 664, par. 36. Voir également : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, par. 65 et 68.

[52]  Demande de contrôle judiciaire, par. 167-168, 215 et 260-320.

[53]  RLRQ, c. D-9.2, r. 7.

[54]  Pièce D-16, par. 58.

[55]  Voir, par exemple : demande de contrôle judiciaire, par. 313.

[56]  Id., par. 217.

[57]  Id., par. 216.

[58]  Id., par. 219.

[59]  Id., par. 174; Document commun de gestion signé par les avocats des parties les 13 et 14 janvier 2025; représentations de l’avocat du demandeur à l’audience, notamment lorsque questionné à ce sujet par le Tribunal.

[60]  Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, préc., note 51; Mason c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 21, par. 43.

[61]  Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, préc., note 51, par. 85; M.O. c. Société de l’assurance automobile du Québec, 2021 QCCA 177, par. 24.

[62]  Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, préc., note 51, par. 75.

[63]  M.O. c. Société de l’assurance automobile du Québec, préc., note 61, par. 21-27.

[64]  Loi sur l’encadrement du secteur financier, préc., note 49, par. 4(1).

[65]  Id., art. 8(1).

[66]  Loi sur la distribution de produits et services financiers, préc., note 26, art. 12-13.

[67]  Règlement relatif à la délivrance et au renouvellement du certificat de représentant, RLRQ, D-9.2, r. 7, art. 13 et 55.0.1.

[68]  Id., art. 61.

[69]  Loi sur la distribution de produits et services financiers, préc., note 26, art. 218(4).

[70]  Pièce D-16, par. 41-42. Voir également le paragraphe 43.

[71]  Pièce D-14, p. 4.

[72]  Demande de pourvoi en contrôle judiciaire, par. 267.

[73]  Id., par. 272-273; pièce D-16, par. 48.

[74]  Demande de pourvoi en contrôle judiciaire, par. 273.

[75]  Id., par. 276.

[76]  Pièce D-16, par. 48.

[77]  Bruni c. Québec (Autorité des marchés financiers), 2011 QCCA 994, par. 92 et 97.

[78]  Id., par. 100-101.

[79]  L.R.C. 1985, c. C-46.

[80]  Pièce D-16, par. 57.

[81]  Id., par. 52-56.

[82]  Demande de contrôle judiciaire, par. 333 (transcription textuelle).

[83]  Id., par. 335.

[84]  Id., par. 336.

[85]  Id., par. 316 (transcription textuelle). Voir également les paragraphes 297 à 325.

[86]  Id., par. 316-319.

[87]  Pièce D-16, par. 45, 47, 51 et 57. Voir également : Autorité des marchés financiers c. 9192-6899 Québec inc., préc., note 51, par. 34 et 51.

[88]  Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, préc., note 51, par. 100-101.

[89]  Autorité des marchés financiers c. 9192-6899 Québec inc., préc., note 51, par. 23. Voir également le paragraphe 51 de cet arrêt quant au fardeau incombant au demandeur.

[90]  Demande de contrôle judiciaire, par. 391.

[91]  Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, préc., note 51, par. 133.

[92]  Id.

[93]  Pièce D-16, par. 38-42, 47, 51 et 57.

[94]  Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, préc., note 51, par. 99.

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