Centre de services scolaires de Montréal c. Solidarité Ahuntsic | 2025 QCCS 1835 |
COUR SUPÉRIEURE |
Division de pratique |
CANADA |
PROVINCE DE QUÉBEC |
DISTRICT DE | MONTRÉAL |
|
N° : | 500-17-131437-249 |
| |
|
DATE : | Le 4 juin 2025 |
______________________________________________________________________ |
|
SOUS LA PRÉSIDENCE DE | L’HONORABLE | ELENI YIANNAKIS, J.C.S. |
______________________________________________________________________ |
|
|
CENTRE DE SERVICES SCOLAIRES DE MONTRÉAL |
Demanderesse |
c. |
SOLIDARITÉ AHUNTSIC |
Et |
LES ASSOCIÉES BÉNÉVOLES QUALIFIÉES AU SERVICE DES JEUNES A.B.Q.S.J. INC. |
Et |
CARREFOUR D’AIDE AUX NOUVEAUX ARRIVANTS |
Et |
COMITÉ LOGEMENT AHUNTSIC-CARTIERVILLE |
Et |
ENTRAIDE AHUNTSIC-NORD |
Et |
L’ARC-EN-CIEL, CENTRE DE RÉALISATION DE SOI |
Et |
L’ARCHIPEL DE L’AVENIR |
Et |
PAUSE-FAMILLE INC. |
Et |
RUE ACTION PRÉVENTION JEUNESSE |
Et |
RELAX-ACTION MONTRÉAL |
Et |
LE SERVICE DE NUTRITION ET D’ACTION COMMUNAUTAIRE (SNAC) |
Et |
CORPORATION DU CAMP LITTÉRAIRE FÉLIX |
Et |
FONDATION MINORITÉ INVISIBLE |
Défenderesses |
|
______________________________________________________________________ |
|
JUGEMENT
|
______________________________________________________________________ |
|
| | | | | | |
- Le Centre de services scolaires de Montréal (le « CSSM ») recherche au stade interlocutoire l’éviction de Solidarité Ahuntsic (« SA ») et des autres défenderesses de l’immeuble hébergeant le centre communautaire du quartier.
- Les critères devant guider le Tribunal sont bien connus : la forte apparence de droit, le préjudice sérieux ou irréparable et la prépondérance des inconvénients.
- En l’espèce, le critère déterminant est celui de la prépondérance des inconvénients. Suivant cet exercice de pondération, où le Tribunal tient compte de la force relative des droits respectifs des parties, de leur préjudice respectif et de l’intérêt public, il conclut au rejet de l’injonction en éviction sollicitée.
- Au final, le Tribunal fait face à un choix déchirant entre deux missions sociales tout aussi importantes l’une que l’autre. L’un des facteurs qui fait pencher la balance des inconvénients en faveur de SA réside dans le fait que le projet de déménagement des cours de francisation du CSSM vers l’immeuble occupé par les défenderesses n’est toujours pas ficelé.
- L’autre facteur déterminant se situe au niveau de l’imminence du préjudice et de l’interruption certaine de la mission sociale de SA si l’éviction devait être ordonnée alors que le CSSM invoque un préjudice sérieux, mais qui à ce stade n’est que potentiel, l’interruption crainte de la mission scolaire du CSSM étant plus hypothétique.
CONTEXTE
- Le CSSM est propriétaire de l’immeuble sis au 10 780 rue Laverdure à Montréal anciennement connu comme l’école Madame-de-La-Peltrie (« l’Immeuble Peltrie »). Sa mission consiste à organiser les services éducatifs offerts à la population montréalaise.
- SA est la locatrice de l’Immeuble Peltrie et les douze autres défenderesses sont des sous-locataires.
- SA est un organisme à but non lucratif ayant pour but de regrouper des organismes communautaires afin de venir en aide à la population dans l’arrondissement d’Ahuntsic-Cartierville. Elle joue le rôle de plaque-tournante communautaire en contribuant notamment au développement social et s’investissant dans la lutte contre la pauvreté.
- Elle regroupe des organismes qui offrent d’une variété de services comme le transport, l’accompagnement et la livraison de repas chauds aux personnes aînées en perte d’autonomie, du soutien aux jeunes familles vivant dans des conditions socioéconomiques difficiles, de l’aide aux locataires et la promotion du logement social, des services auprès de jeunes en difficulté et d’adultes autistes ainsi que des services de dépannage alimentaire.
- Le 13 juin 2000, un premier bail est conclu entre les parties pour une période de 15 ans[1]. Un deuxième[2] et dernier bail[3] est signé pour des durées respectives de deux ans et d’un an. Ainsi, le dernier bail expire le 30 juin 2018.
- Au fil des ans, SA sous-loue des locaux dans l’Immeuble Peltrie aux défenderesses, d’autres organismes communautaires qui offrent des services complémentaires en vue de soutenir les factions les plus vulnérables de la population.
- SA et les autres défenderesses occupent l’Immeuble Peltrie au complet, une superficie d’environ 30 000 pieds carrés. Cependant, selon le dernier bail, SA ne paye un loyer que sur une superficie d’environ 19 000 pieds carrés. Le loyer est de 4,50 $/pi², loyer qui est nettement en-deçà de la valeur locative moyenne de la région. Après la fin du dernier bail, le CSSM entreprend des discussions en vue d’augmenter le loyer en conformité avec une nouvelle grille tarifaire adoptée en 2017[4] et d’ajuster la superficie afin de refléter la superficie réellement occupée[5].
- Ces discussions n’aboutissent pas à la conclusion d’un nouveau bail. Dès octobre 2018, SA ne cache pas qu’elle n’a pas les moyens financiers de payer le loyer bonifié demandé par le CSSM[6]. Elle demande l’aide du CSSM afin de trouver une solution viable et d’assurer sa survie ainsi que celles des autres défenderesses en attendant le redéveloppement du site Louvain, où selon les assurances données par les autorités municipales, un nouveau centre communautaire y sera construit pouvant les accommoder[7].
- S’ensuivent de 2021 à 2023 des discussions entre les parties afin de permettre potentiellement à SA ou une société qu’elle contrôle d’acheter l’Immeuble Peltrie[8].
- En février 2024, le conseil d’administration du CSSM suspend le processus d’aliénation de l’Immeuble Peltrie[9]. Le CSSM confirme alors à SA son intention de reprendre possession complète de l’immeuble à des fins scolaires pour répondre à des besoins scolaires en croissance dans le secteur, en particulier pour les programmes de francisation offerts aux adultes[10]. Le délai indiqué pour la reprise est de 18 mois, soit jusqu’au 31 août 2025[11].
- Le 25 juin 2024, une nouvelle lettre est transmise à SA afin de régulariser le bail jusqu’au 31 août 2025, soit jusqu’à la reprise de l’Immeuble Peltrie[12]. Le CSSM mentionne aussi les arrérages de loyer accumulés depuis la fin du dernier bail en 2018 et l’institution potentielle de procédures[13].
- Malgré des discussions, les parties n’arrivent pas à s’entendre et le 19 septembre 2024, le CSSM entreprend des procédures réclamant des arrérages de loyers et demandant l’éviction des défenderesses[14]. Il présente aussi une demande de sauvegarde. Il soutient que les parties sont liées par un bail par tolérance et sur la base de l’article 1853 alinéa 2 C.c.Q.[15], réclame au stade de la sauvegarde le paiement d’un loyer mensuel qui correspond à la valeur locative réelle, soit 24 438,37 $ au lieu du montant de 7 205,25 $ payé. L’ordonnance de sauvegarde est rejetée en raison de l’absence d’urgence[16].
- Le 27 novembre 2024, le CSSM transmet un avis de résiliation du bail à SA. Invoquant un bail par tolérance, conformément aux articles 1877 et 1882 C.c.Q., elle indique que le bail sera résilié à l’expiration d’un délai de 30 jours, soit en date du 27 décembre 2024[17].
- SA refuse toujours de quitter les lieux. Depuis la fin du dernier bail, elle paye le même loyer mensuel de 7 205,25 $.
- Le 30 janvier 2025, le CSSM modifie sa demande introductive d’instance et demande une injonction interlocutoire en éviction[18].
- Il précise alors que le CSSM doit reprendre l’Immeuble Peltrie immédiatement afin de relocaliser une partie des activités de son centre de francisation situé dans le complexe William-Hingston vers l’Immeuble Peltrie, et ce, en raison de travaux majeurs de rénovations requis au complexe. Les systèmes de ventilation, de chauffage et de refroidissement du complexe William-Hingston auraient largement dépassé leur vie utile et seraient à risque d’un bris mécanique[19].
- Le CSSM recherche l’éviction, au stade interlocutoire de SA et des autres sous‑locataires. Il admet que puisqu’il s’agit d’une demande visant à évincer les défenderesses, elle constitue une injonction de type « mandatoire » qui impose aux défenderesses de faire quelque chose[20].
- La seule question en litige est donc de déterminer si le CSSM satisfait aux critères requis pour l’émission d’une injonction interlocutoire mandatoire.
- Les critères de l’injonction interlocutoire sont bien connus, mais il convient de souligner que le CSSM a le fardeau de prouver :
- Une forte apparence de droit qu’il obtiendra gain de cause au procès[21];
- Un préjudice sérieux ou irréparable si la demande d’injonction est rejetée;
- La prépondérance des inconvénients le favorise, soit qu’il subira un plus grand préjudice que le défendeur si l’injonction n’était pas émise en attendant une décision au mérite.[22]
- Il est de jurisprudence constante que ces trois critères doivent être tous satisfaits pour émettre l’injonction interlocutoire. La Cour suprême du Canada a affirmé à maintes reprises[23] que les demandes d’injonction interlocutoires devraient normalement satisfaire chacun des trois volets du test qui tire son origine de la décision de la Chambre des Lords dans American Cyanamide Co. c. Ethicon Ltd.[24]. C’est aussi le cas au Québec[25].
- En principe, même lorsque le demandeur réussit à établir une forte apparence de droit – comme cela doit d’ailleurs être le cas lorsqu’il s’agit d’une demande d’injonction mandatoire – et un préjudice sérieux, le Tribunal doit néanmoins procéder à l’évaluation comparative des inconvénients[26]. Comme nous l’enseigne la Cour d’appel dans l’arrêt HRM Projet Children, le Tribunal ne devrait émettre l’injonction interlocutoire que si celui qui la requiert satisfait également ce dernier critère[27].
- Cela ne signifie pas que l’apparence forte de droit ne joue aucun rôle dans l’analyse de la prépondérance des inconvénients, bien au contraire. Lorsqu’une apparence forte de droit est établie, celle-ci peut faire pencher la prépondérance des inconvénients dans le cadre de la pondération requise selon ce critère[28].
- Ainsi, une forte apparence de droit combinée à un préjudice sérieux ne permettent pas d’écarter en soi le critère de la prépondérance des inconvénients, mais tendent plutôt à en déterminer le sort en fonction de l’intérêt que le droit vise à protéger[29]. Il s’agit là d’une distinction importante qui est malheureusement quelquefois occultée[30].
- En somme, dans l’analyse de la prépondérance des inconvénients, le juge peut pondérer non seulement les préjudices respectifs des parties, mais aussi la force relative de leurs droits respectifs[31].
- S’imbrique à ces considérations celui de l’intérêt public qui lorsque les circonstances s’y prêtent fait partie intégrante de l’analyse de pondération selon le critère de la prépondérance des inconvénients[32].
- Enfin, le Tribunal conserve un large pouvoir discrétionnaire pour déterminer si les critères de l’injonction interlocutoire sont satisfaits[33].
1. LA FORTE APPARENCE DE DROIT
- Le CSSM présente une forte apparence de droit à l’injonction demandée.
- Le dernier bail a pris fin le 30 juin 2018. Conformément à la clause 22 de ce bail, aucune reconduction tacite du bail n’est possible[34]. Lors de l’audience du 23 octobre 2024 sur la demande d’ordonnance de sauvegarde, l’avocat des défenderesses convient que le cadre juridique qui s’applique est celui du bail par tolérance et qu’il n’y a pas eu de tacite reconduction[35].
- Selon l’article 1853 al. 2 C.c.Q., le bail par tolérance se présume lorsqu’une personne occupe les lieux avec la tolérance du propriétaire. Il est à durée indéterminée[36]. Il peut être résilié par l’une ou l’autre des parties sur un avis donné dans le même délai que le terme fixé pour le paiement du loyer[37].
- En l’espèce, le CSSM a transmis un avis de résiliation du bail par tolérance le 27 novembre 2024. Puisque le délai fixé pour le paiement du loyer est de 30 jours, le bail serait résilié à compter du 27 décembre 2024. Depuis cette date, SA et les autres défenderesses occuperaient l’Immeuble Peltrie sans droit.
2. LE PRÉJUDICE SÉRIEUX OU IRRÉPARABLE
- Quant au préjudice sérieux ou irréparable, le CSSM convainc le Tribunal qu’il subirait un préjudice sérieux si l’injonction n’était pas émise.
- De façon évidente, l’occupation de l’Immeuble Peltrie par les défenderesses prive le CSSM de sa libre jouissance de son bien et porte atteinte à son droit de propriété[38]. Dans la mesure où le CSSM présente une forte apparence de droit quant à la résiliation du bail liant les parties, il s’ensuit que les défenderesses occupent alors illégalement les lieux.
- Ce faisant, le CSSM est privé d’utiliser l’Immeuble Peltrie pour ses propres besoins scolaires.
- Le CSSM est investi d’une mission éducative à la population conformément à la Loi sur l’instruction publique[39]. Le droit à l’instruction publique gratuite est d’ailleurs prévu à l’article 40 de la Charte des droits et libertés de la personne[40].
- Le CSSM est aussi l’intermédiaire entre le ministère de l’Éducation (MEQ) et les établissements scolaires. Il gère par ailleurs un parc immobilier qui comprend des immeubles désignés comme « excédentaires » qui ne sont pas utilisés pour des fins scolaires. L’Immeuble Peltrie est un de ces immeubles excédentaires.
- Le CSSM désire déplacer une partie des classes de francisation (14 sur 25[41]) situées dans le complexe William-Hingston à l’Immeuble Peltrie. Actuellement, les systèmes mécaniques du complexe sont vétustes et sont de plus en plus susceptibles de subir des pannes fréquentes. Advenant un bris de ces systèmes qui ne peut être réparé, il est à craindre que les cours de francisation actuellement dispensés dans ce complexe soient interrompus, puisque la sécurité des élèves pourrait alors être compromise[42].
- Bref, le Tribunal est d’avis que le préjudice que le CSSM subirait advenant le refus d’émettre l’injonction interlocutoire est sérieux, tant parce qu’il serait empêché d’exercer son droit légitime de propriété que parce qu’il serait entravé dans l’accomplissement de sa mission éducative.
3. LA PRÉPONDÉRANCE DES INCONVÉNIENTS
- Reste donc le volet de la prépondérance des inconvénients. Il s’agit du critère déterminant en l’espèce.
- Le CSSM plaide que non seulement son droit à l’injonction est fort, mais en plus SA et des autres défenderesses ne présente absolument aucun fondement juridique qui pourrait être retenu afin de justifier son occupation des lieux. Ce faisant, il soutient que dans l’analyse de la prépondérance des inconvénients, celui-ci penchera assurément en faveur du CSSM puisque la position des défenderesses est intenable en droit.
- Le Tribunal est d’avis que la prépondérance des inconvénients penche en faveur des défenderesses. Voici pourquoi.
- Comme nous l’enseigne la Cour d’appel dans l’arrêt HRM Projet Children, dans l’analyse de la prépondérance des inconvénients, le juge peut pondérer la force relative des droits respectifs des parties ainsi que leurs préjudices respectifs[43]. Enfin, l’intérêt public qui est invoqué des deux côtés doit aussi être analysé dans le cadre de ce volet[44].
3.1 La force relative des droits des parties
- Débutons par la force relative des droits respectifs des parties. Le Tribunal a déjà déterminé que le CSSM présente une forte apparence de droit qu’elle aura gain de cause sur le fond quant à sa demande d’évincer SA et les autres défenderesses.
- Quant à la position juridique en défense justifiant son occupation des lieux, elle est diffuse. En plaidoirie, les défenderesses plaident finalement qu’une entente verbale aurait été conclue en 2018 afin qu’elle puisse continuer d’occuper l’Immeuble jusqu’à la construction du nouveau centre communautaire sur le site Louvain. Cette entente aurait été maintenue au fil des ans.
- Elles soutiennent que les parties possèdent des synergies naturelles, SA offrant des services afin de combler des besoins de base de la communauté, qui permettent ultimement à cette population vulnérable de souscrire aux services éducatifs éventuellement offerts par le CSSM. Cette volonté de vouloir travailler ensemble pour doter le quartier d’Ahuntsic d’un centre communautaire transparait d’une lettre datée du 1er juin 1999 adressée aux commissaires scolaires de l’époque[45].
- Pour éduquer quelqu’un, encore faut-il qu’il puisse se nourrir, se vêtir et se loger. Leurs missions sont donc complémentaires et même interreliées, et c’est dans cet esprit d’entraide que l’entente verbale ou tacite serait intervenue. La volte-face qui a eu lieu en 2023 lorsqu’on informe SA de la reprise des lieux, et plus tard en novembre 2024, lorsqu’on expédie l’avis de résiliation n’est pas conforme à l’entente entre les parties. Il n’est pas possible pour un organisme comme SA qui n’a jamais caché ses moyens financiers limités de se revirer et trouver des locaux adéquats pour offrir ses services.
- Les défenderesses soutiennent que la preuve complète au soutien de cet argument sera présentée au procès. Bien que cet argument demeure ténu et est en cours de gestation, le Tribunal ne peut conclure à la lumière de la trame factuelle qu’il est complètement dénué de tout fondement.
- Dans ces motifs sommaires de défense, SA énonce que malgré la clause de non‑renonciation (clause 22) contenue au dernier bail, « il est évident que les faits témoignent d’une acceptation manifeste de la CSSM quant à l’occupation des Lieux loués et des loyers payés par SA durant plusieurs années »[46]. De plus, dans la déclaration sous serment de Rémy Robitaille, le directeur de SA depuis 2017, il produit un courriel du 9 juin 2022 dans lequel le CSSM indique qu’il « prolonge le délai pour la régularisation du bail à une date indéterminée »[47]. M. Robitaille conclut que le CSSM a acquiescé à un statu quo relativement à l’occupation des lieux par SA[48].
- Certes, l’entente verbale n’est pas alléguée comme tel dans les moyens de défense et aucune déclaration sous serment produite en fait clairement état. Cependant, le Tribunal est d’avis qu’à la lumière des faits invoqués soit – une acceptation manifeste à travers le temps du CSSM de l’occupation des lieux par les défenderesses, la qualification juridique de celle-ci comme étant initialement une entente verbale qui a tacitement été renouvelée peut en découler[49].
- Néanmoins, les embûches à surmonter pour obtenir gain de cause sur un tel argument sont nombreuses. Partant, la preuve d’une entente verbale doit surmonter les défis de preuve à la règle édictée par l’article 2863 C.c.Q. qui interdit de contredire un écrit par témoignage et à la règle de l’article 2862 C.c.Q. qui empêche la preuve par témoignage d’un acte juridique dont la valeur du litige excède 1 500 $[50]. Ensuite, il y a aussi les admissions faites par la défense au stade de la demande de sauvegarde quant au fait que le cadre juridique régissant les parties est le bail par tolérance et qu’il n’y a pas eu reconduction tacite[51]. Enfin, il y a la clause 22 du dernier bail qui prévoit qu’aucune reconduction tacite n’est possible.
- Le juge du fond devra effectivement déterminer si la preuve d’une entente verbale ou tacite est possible, et si oui, est-elle convaincante, le tout à la lumière notamment de l’article 22 du dernier bail liant les parties et de leurs agissements depuis 2018. Il devra aussi décider si l’admission qui a été faite par la défense quant à l’existence d’un bail par tolérance constitue un aveu judiciaire qui va au-delà d’une admission en droit[52].
- SA et les autres défenderesses devront se présenter au fond avec un dossier qui reflète une position juridique claire et des arguments soignés. Cela dit, au stade de l’injonction interlocutoire, bien que le CSSM ait établi une forte apparence de droit, le Tribunal ne peut conclure sur la base d’un dossier toujours incomplet, que la défense ne présente aucune base juridique tenable.
- Ainsi, bien que pour cet aspect, la balance penche en faveur du CSSM, le Tribunal retient néanmoins que le droit à l’occupation des lieux invoqué par les défenderesses n’est pas complètement inexistant.
3.2 La pondération des préjudices respectifs des parties
- Passons maintenant à la pondération des préjudices respectifs des parties.
- Le Tribunal a déjà conclu au caractère sérieux du préjudice que subirait le CSSM si l’injonction était refusée.
- De l’autre côté cependant, le préjudice que subirait SA et les autres défenderesses est tout aussi sérieux et de l’avis du Tribunal plus concret et imminent advenant l’émission de l’injonction.
- L’éviction des défenderesses impliquerait un bris immédiat des services indispensables dispensés à une clientèle vulnérable de l’arrondissement Ahuntsic. Puisque le CSSM demande leur éviction dans les cinq jours du prononcé du présent jugement ou à défaut de leur expulsion[53], la fermeture du centre communautaire serait alors inévitable.
- Selon la preuve administrée, cela entraînerait les conséquences immédiates suivantes :
- Près de 25 000 personnes perdront leurs ressources communautaires;
- 2 000 ménages perdront l’accès aux services de la banque alimentaire;
- 500 familles seront privées de l’aide aux familles vulnérables, tels visites de naissances et comptoir vestimentaire;
- 1 650 personnes aînées vulnérables n’auront plus accès à la popote roulante qui livre près de 17 000 repas par année;
- 4 500 locataires seront abandonnés durant la grave crise du logement;
- 200 adultes autistes devront mettre une croix sur leur programme de développement de l’autonomie et d’inclusion communautaire[54].
- Ainsi, alors que le bris de services invoqué par les défenderesses est certain si l’injonction est émise, celui invoqué par le CSSM si l’injonction était refusée revêt un caractère plus hypothétique. Sans remettre en question la vétusté des systèmes mécaniques du complexe William-Hingston et la nécessité de déplacer 14 des 25 classes de francisation, le bris de services des cours de francisation invoqué par le CSSM n’est qu’une possibilité. Il pourrait survenir si les systèmes tombaient en panne et qu’ils ne pouvaient être réparés[55].
- De plus, le projet de déménagement de ces classes de francisation n’est toujours pas clairement précisé et encadré. Le CSSM plaide que pour entreprendre et bien planifier le projet de déménagement, l’éviction des défenderesses doit avoir lieu en premier. Il en demeure que les professionnels requis pour planifier le déménagement et les travaux n’ont toujours pas été retenus[56], pas plus que les demandes de permis nécessaires pour entamer les travaux de délocalisation et de relocalisation n’ont été effectuées[57].
- En outre, dans la mesure où l’injonction était refusée, le plan « B » du CSSM serait de maintenir le statu quo et de laisser ces classes dans le complexe William-Hingston[58]. D’ailleurs, malgré la vétusté des systèmes, le complexe William-Hingston héberge également une école primaire, dont il n’est pas question de déménager[59]. Le Tribunal en déduit que puisque l’école demeure, des travaux d’entretien et de réparation des systèmes mécaniques devront nécessairement être effectués pour assurer la sécurité des élèves. Ainsi, le problème auquel est confronté le CSSM en regard de la précarité des systèmes demeure entier, peu importe que l’éviction des défenderesses soit ordonnée à ce stade.
- Les 11 classes restantes de francisation doivent également demeurer dans le complexe William-Hingston puisque l’Immeuble Peltrie n’a pas la capacité requise pour accueillir l’entièreté des 25 classes de francisation[60]. On serait toujours à la recherche d’un autre endroit adéquat pour héberger ces classes, dont l’état des recherches n’est pas connu[61]. Il est admis que même si l’éviction était ordonnée, les travaux de démolition au complexe William-Hingston ne peuvent débuter tant que toutes les classes de francisation n’ont pas été déménagées[62]. N’ayant toujours pas identifié un nouvel endroit pour héberger les 11 classes restantes, ces travaux ne pourraient pas débuter.
- Il en ressort que le projet de déménagement de certaines classes de francisation du complexe William-Hingston à l’Immeuble Peltrie demeure au mieux à ses débuts et que la problématique liée à la vétusté des systèmes du complexe devra être gérée peu importe l’issue de l’injonction.
- Dans ces circonstances, le projet de déménagement du CSSM n’étant toujours pas ficelé, combiné à l’imminence du bris de services offerts par les défenderesses si l’injonction était émise, ces facteurs l’emportent sur le bris potentiel de services de francisation offerts au complexe William-Hingston.
3.3 La pondération de l’intérêt public
- En l’espèce, l’intérêt public est en filigrane.
- Les deux parties se l’arrachent, chacune tentant de faire pencher la balance des inconvénients en sa faveur. Un jeu de tir à la corde — d’un côté le CSSM prônant une mission sociale d’éducation et de l’autre côté SA se consacrant à livrer des services indispensables aux plus vulnérables de notre société — chacune plaidant que sa mission doit prévaloir.
- Normalement, le facteur de l’intérêt public qui est compris dans le critère de la balance des inconvénients doit l’emporter[63]. Qu’en est-il comme en l’espèce lorsque ce facteur est invoqué de part et d’autre?
- Le Tribunal se trouve devant un choix déchirant, chacune de ces missions étant louable et nécessaire au maintien du tissu social.
- Or, le Tribunal est d’avis qu’il n’a pas à choisir entre les deux. Ici, comme pour le préjudice, le facteur décisif se situe au niveau du caractère imminent des conséquences. Émettre l’injonction sollicitée entrainerait nécessairement une fin immédiate aux services offerts par le centre communautaire et donc une fin prématurée à la mission des défenderesses. Alors que le refus d’accorder le remède recherché n’entravera pas dans l’immédiat la mission de scolarisation du CSSM.
- En arrivant à ce constat, le Tribunal ne minimise pas le risque invoqué par le CSSM par rapport à la vétusté des systèmes du complexe William-Hingston. Mais il s’agit tout simplement d’un risque qui ne s’est toujours pas matérialisé, et ce constat pèse dans la balance et la fait basculer en faveur de SA.
- Au final, pondérant les apparences de droit respectives des parties, les préjudices qui pourraient être subis et l’intérêt public invoqué, le Tribunal est d’avis que la balance des inconvénients penche en faveur de SA et des autres défenderesses.
3.4 L’auteur de son propre malheur
- Un dernier point. Chaque partie pointe l’autre du doigt comme étant l’auteur de la présente situation et plaide qu’elle devrait être forclose d’invoquer sa propre turpitude.
- Le CSSM soutient que les inconvénients invoqués par SA sont dus à sa propre faute puisqu’elle a laissé perdurer une situation pourtant prévisible. Il rappelle que SA a été avisée à plusieurs reprises de quitter les lieux et a eu des avis plus que raisonnables pour le faire – or, elle a choisi de rester. Ainsi, le CSSM plaide que le Tribunal ne devrait pas tenir compte des inconvénients qui découlent d’une situation créée uniquement par SA.
- Dans la même veine, SA et les défenderesses invoquent la théorie des mains propres, alléguant que le CSSM devrait être forclos de demander une injonction à cause de ses agissements. Elles soutiennent que le CSSM est l’auteur de son propre malheur et a agi de mauvaise foi puisqu’il a causé la situation dont il cherche maintenant un remède auprès du Tribunal.
- Ces arguments doivent être rejetés. Il est nettement insuffisant de tenter de faire porter le blâme de cette situation uniquement à l’une des parties, alors qu’elles doivent toutes assumer une part de responsabilité pour la problématique créée. Le Tribunal est d’avis que le CSSM a agi de façon diligente face à des enjeux complexes. Du même coup, SA a tenté et tente toujours de pérenniser le centre communautaire et assurer sa survie. Aucune des parties n’est seule responsable de la présente situation et ce genre d’argument ne fait que jeter de l’huile sur le feu.
- Le Tribunal est fort conscient que le présent jugement ne constitue pas le jugement final en la matière et que le juge au mérite en plus de devoir déterminer la question des arrérages de loyers aura à se prononcer sur le bien-fondé du droit du CSSM à l’éviction demandée.
- Selon la preuve administrée, la déconstruction du site Louvain aurait débuté et on prévoit que le nouveau centre communautaire pourrait être habitable en 2028 ou 2030[64]. Bien que le volet de la prépondérance des inconvénients ait été déterminant en l’espèce, il ne sera pas pertinent au stade du fond.
- La problématique demeurera entière.
- Dans ces circonstances, le Tribunal se désole que les parties ne puissent trouver sollicitude et finalité dans le présent jugement. Plutôt, le Tribunal se doit de souligner qu’il a été ici placé dans une situation fort inconfortable devant soupeser deux missions sociales parfaitement légitimes et qui méritent attention. Avec égard, il ne revient pas au pouvoir judiciaire de s’attribuer la difficile tâche d’identifier un ordre de collocation des priorités sociétales. Cette difficile tâche revient aux élus et le Tribunal pointe les parties vers cet acteur dans la recherche de cette résolution ultime.
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
- REJETTE la demande d’injonction interlocutoire en éviction;
- Le TOUT, frais à suivre.
|
| __________________________________ ELENI YIANNAKIS, J.C.S. |
|
Me Vincent Théorêt |
AGML conseillers juridiques inc. |
Avocat du demandeur |
|
Me Émilie Brosseau |
Centre de services scolaire de Montréal |
Avocate du demandeur |
|
Me Bertrand Delorme Larouche |
Chabot Delorme avocats |
Avocat des défenderesses Solidarité Ahuntsic, Carrefour d’aide aux nouveaux arrivants, Comité logement Ahuntsic-Cartierville, Rue Action Prévention Jeunesse, Relax-Action Montréal et Le service de nutrition et d’action communautaire (SNAC) |
|
Me Stella Prandekas |
Donati Maisonneuve, s.e.n.c.r.l. |
Avocate de la défenderesse Entraide Ahuntsic-Nord |
|
Me Suzie Cloutier |
Langlois Avocats, s.e.n.c.r.l. |
Avocate de la défenderesse Pause-Famille inc. |
|
Date d’audience : Représentations additionnelles reçues : | 8 mai 2025 16 mai et 2 juin 2025 |
| | |
[8] Pièces D-6, DRR-2, DRR-3, DRR-4, D-2 et D-7.
[10] Le CSSM avait déjà informé SA de son intention de reprendre possession de l’Immeuble Peltrie pour des fins scolaires lors d’une rencontre tenue le 23 octobre 2023 (voir DII, par. 43 et pièce P-29, p. 1).
[14] Demande introductive d’instance en éviction et pour remboursement d’arrérages de loyer du 19 septembre 2024.
[15] 1853. Le bail portant sur un bien meuble ne se présume pas; la personne qui utilise le bien, avec la tolérance du propriétaire, est présumée l’avoir emprunté en vertu d’un prêt à usage.
Le bail portant sur un bien immeuble est, pour sa part, présumé lorsqu’une personne occupe les lieux avec la tolérance du propriétaire. Ce bail est à durée indéterminée; il prend effet dès l’occupation et comporte un loyer correspondant à la valeur locative.
[16] Jugement de la juge Brochu du 25 octobre 2024.
[18] Demande introductive d’instance en éviction et pour remboursement d’arrérages de loyer modifiée et Demande d’injonction interlocutoire en éviction du 30 janvier 2025 (« DII modifiée »).
[19] DII modifiée, par. 119-121; Interrogatoire au préalable d’Anne-Marie Boucher (CSSM), pp. 22-24.
[20] R. c. Société Radio-Canada, 2018 CSC 5, par. 15-16.
[21] R. c. Société Radio-Canada, 2018 CSC 5, par. 15 et 18.
[22] Groupe CRH Canada inc. c. Beauregard, 2018 QCCA 1063, par. 26-83.
[23] HRM Projet Children inc. c. Devimco Immobilier inc., 2020 QCCA 1123 [« HRM Projet Children »], par. 13 citant les arrêts : Manitoba (Procureur général) c. Métropolitan Strores Ltd., [1987] 1 R.C.S. 110; RJR – MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311; Google Inc. c. Equustek Solutions Inc., 2017 CSC 34 et R. c. Société Radio-Canada, 2018 CSC 5.
[24] HRM Projet Children, par. 13 citant American Cyanamide Co. c. Ethicon Ltd., [1975] A.C. 396.
[26] HRM Projet Children, par. 15.
[29] HRM Projet Children, par. 19.
[30] HRM Projet Children, par. 19.
[32] HRM Projet Children, par. 22; Groupe CRH Canada inc. c. Beauregard, 2018 QCCA 1063, par. 34.
[33] Groupe CRH Canada inc. c. Beauregard, 2018 QCCA 1063, par. 25.
[34] Pièce P-18, clause 22.
[35] Pièce P-36, notes sténographiques de l’audience du 23 octobre 2024, p. 6.
[36] Article 1853 al. 2 C.c.Q.
[37] Articles 1877 et 1882 C.c.Q.
[38] Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ, c. C-12, article 6.
[39] Loi sur l’instruction publique, LRQ, c. I-13.3, articles 1 et 3.
[40] Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ, c. C-12.
[41] Dans l’interrogatoire au préalable de la représentante du CSSM, Anne-Marie Boucher, il est parfois question de 25 classes (pp. 23, 25) au total et ailleurs de 27 classes (pp. 41-43). Le Tribunal utilisera le total de 25 classes puisqu’il s’agit de la première réponse fournie par le témoin.
[42] DII modifiée, par. 119-121; Interrogatoire au préalable d’Anne-Marie Boucher (CSSM), pp. 22-24.
[43] HRM Projet Children, par. 19.
[44] HRM Projet Children, par. 22; Groupe CRH Canada inc. c. Beauregard, 2018 QCCA 1063, par. 34.
[46] Moyens sommaires de défense, par. 5; voir aussi Déclaration sous serment de Rémy Robitaille (SA) du 22 octobre 2024, par 16(a) et 17.
[47] Déclaration sous serment de Rémy Robitaille (SA) du 11 avril 2025, par. 8 et pièce DRR-2.
[48] Déclaration sous serment de Rémy Robitaille (SA) du 11 avril 2025, par. 9, 52.
[49] Les parties n’ont pas à alléguer le droit dans leur procédure : Desjardins Assurances générales inc. c. Immeubles Devler inc., 2025 QCCA 586, par. 18.
[50] Ces articles sont tempérés par l’exception prévue à l’article 2865 C.c.Q, soit l’existence d’un commencement de preuve.
[51] Voir aussi la déclaration sous serment de Rémy Robitaille (SA) du 22 octobre 2024, par. 12 d) et Jugement de la juge Brochu du 25 octobre 2024, par. 3.
[52] Article 2850 C.c.Q.; 9051-5909 Québec inc. c. Entreprises MTY Tiki Ming inc., 2019 QCCS 166, par. 107.
[53] DII modifiée, p. 22.
[54] Déclaration sous serment de Rémy Robitaille (SA) du 11 avril 2025, par. 72; Déclaration sous serment de Myriam George (Pause-Famille) du 6 mai 2025, par. 20-22; Déclaration sous serment de Roxanne Hamel (Entraide) du 2 mai 2025, par. 6-11.
[55] DII modifiée, par. 121; Interrogatoire au préalable d’Anne-Marie Boucher (CSSM), pp. 23-25 et 34.
[56] Interrogatoire au préalable d’Anne-Marie Boucher (CSSM), pp. 26-27.
[57] Interrogatoire au préalable d’Anne-Marie Boucher (CSSM), p. 44.
[58] Interrogatoire au préalable d’Anne-Marie Boucher (CSSM), p. 28.
[59] Interrogatoire au préalable d’Anne-Marie Boucher (CSSM), p. 24.
[60] Interrogatoire au préalable d’Anne-Marie Boucher (CSSM), pp. 25-26.
[61] Interrogatoire au préalable d’Anne-Marie Boucher (CSSM), pp. 40, 43.
[62] Interrogatoire au préalable d’Anne-Marie Boucher (CSSM), p. 43.
[63] Groupe CRH Canada inc. c. Beauregard, 2018 QCCA 1063, par. 62-63; HRM Projet Children, par. 14-17.
[64] Interrogatoire au préalable de Rémy Robitaille (SA) du 22 avril 2025, pp. 83-88. Il s’agit d’une « déconstruction » et non d’une démolition puisque les mêmes matériaux seront réutilisés pour la construction du nouveau centre communautaire.