Décision

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Commission municipale du Québec (Direction des enquêtes et des poursuites en intégrité municipale) c. Talbot

2023 QCCS 921

COUR SUPÉRIEURE

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE MONTMAGNY

 

 :

300-17-000022-226

 

DATE :

27 mars 2023

 

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE L’HONORABLE ÉRIC HARDY, j.c.s.

 

 

COMMISSION MUNICIPALE DU QUÉBEC
(Direction des enquêtes et des poursuites en intégrité municipale)

Demanderesse

c.

ALAIN TALBOT

Défendeur

 

 

JUGEMENT

(sur une demande en déclaration d’inhabilité)

 

 

 

L’aperçu

[1]                Alain Talbot (« Talbot ») est le maire de la petite municipalité de Saint-Paul-de-Montminy (« Municipalité »). La Commission municipale du Québec (« Commission ») demande qu’il soit déclaré inhabile à exercer sa fonction de membre du conseil municipal jusqu’à l’expiration d’une période de cinq ans à compter de la date à laquelle le présent jugement aura acquis la force de la chose jugée. Sa demande a pour assise l’article 304 de la Loi sur les élections et les référendums dans les municipalités Loi »)[1] qui indique qu’est inhabile à exercer la fonction de membre du conseil de toute municipalité la personne qui sciemment, pendant la durée de son mandat, a un intérêt direct ou indirect dans un contrat avec la municipalité.

[2]                Les contrats qui fondent le recours de la Commission sont les contrats de déneigement conclus entre Ferme du 5e Rang inc. (« Ferme du 5e Rang ») et la Municipalité. Selon la Commission, Talbot aurait un intérêt indirect dans l’un et l’autre. Il en serait ainsi pour deux raisons. D’une part, Talbot est le père de Ludger Blais-Talbot (« Ludger »), l’unique administrateur et actionnaire de Ferme du 5e Rang. D’autre part, les ententes qui unissent l’un à l’autre feraient naître cet intérêt.

[3]                La seule question en litige est donc celle-ci :

  • Talbot a-t-il sciemment, pendant la durée de son mandat de membre du conseil, eu un intérêt indirect dans un contrat ou des contrats avec la Municipalité?

L’ANALYSE et la décision

1.                  Les faits pertinents à la question en litige

[4]                Les faits de l’affaire ne sont pas contestés. La plupart font d’ailleurs l’objet d’admissions[2].

[5]                Talbot est l’unique actionnaire et administrateur de Ferme Al-Ger inc. (« Ferme AlGer »)[3].

[6]                Le 6 janvier 2014, Ferme Al-Ger cède les actifs de sa ferme laitière, à l’exclusion des immeubles, à Ferme du 5e Rang[4]. Le prix de vente est de 903 107 $[5].

[7]                Aux termes d’un bail  Bail ») d’une durée de 20 ans, Ferme Al-Ger loue à Ferme du 5e Rang les immeubles nécessaires à l’exploitation de cette ferme laitière. Le loyer est de 10 000 $ par année plus taxes[6]. Il est indexé de 2 % par année[7].

[8]                Le 13 février 2014, Talbot fait don à Ludger de la totalité de ses actions dans Ferme du 5e Rang[8]. Ce dernier en devient alors le seul actionnaire et administrateur[9].

[9]                En parallèle, Talbot et Ludger signent une convention  Convention ») dont les effets remontent au 1er janvier 2014[10]. Ludger souscrit de nombreux engagements envers Talbot. À titre d’exemple, il lui octroie une option d’achat au cas où il souhaiterait céder la totalité ou une partie de ses actions dans Ferme du 5e Rang[11]. Si Talbot désire l’exercer, son prix de levée est alors celui fixé par la Section 4 de la Convention. On y lit que ce prix est de 904 000 $ amputé d’un escompte dégressif calculé sur une période de 20 ans[12]. 

[10]           La Convention prévoit également le retrait forcé de Ludger des affaires de Ferme du 5e Rang si l’un ou l’autre d’une série de neuf événements devait survenir[13]. Figurent parmi ceux-ci la faillite de Ludger, son décès ou sa mise sous tutelle. En cas de retrait forcé de Ludger, Talbot dispose également de l’option de se porter acquéreur de la totalité de ses actions dans Ferme du 5e Rang selon les mêmes termes que ceux indiqués au paragraphe 9 ci-dessus[14].

[11]           La Convention prévoit aussi que certaines décisions du conseil d’administration de Ferme du 5e Rang nécessitent l’approbation de Talbot[15]. Notamment, tout emprunt pour un montant dépassant 400 000 $ doit être autorisé par Talbot[16]. La preuve démontre d’ailleurs qu’à une reprise, l’acquiescement de Talbot fut requis à cette fin.

[12]           Le 5 novembre 2017, Talbot est élu maire de la Municipalité.

[13]           La Municipalité se demande si le fait que Ferme du 5e Rang soit titulaire des contrats de déneigement des rues, stationnements et trottoirs de la Municipalité pour les années 2014 à 2019[17] pose problème. À cette fin, elle obtient une opinion juridique du cabinet Tremblay Bois[18]. On y lit que le fait que Ferme du 5e Rang soit la locataire de Ferme Al-Ger pourrait possiblement inciter un tribunal à conclure que Talbot a un intérêt indirect dans ces contrats de déneigement. Ces avocats ajoutent :

Seul un examen minutieux des faits et de la situation financière des deux entreprises permettrait de déterminer s’il existait une preuve d’un réel danger que monsieur le maire ait à choisir entre son intérêt et l’intérêt public de la Municipalité (dans le contexte où le prix soumis est avantageux et que peu d’entreprises ont soumissionné) lors de l’octroi du contrat.

[14]           Le 2 juillet 2019, la Municipalité octroie à Ferme du 5e Rang un contrat de déneigement de plus grande envergure que le précédent. Ainsi lui adjuge-t-on non seulement le Contrat B mais également le Contrat A[19].

[15]           Le Contrat A est d’une durée de trois ans et d’une valeur de totale de 724 342,59 $ alors que la durée du Contrat B est de cinq ans et sa valeur totale de 258 693,75 $.

[16]           Ferme du 5e Rang était la seule soumissionnaire pour ce qui est du Contrat A.

[17]           Quant au Contrat B, sa soumission était la plus basse des deux reçues par la Municipalité. De plus, Ferme du 5e Rang était la seule qui était prête à s’engager pour une durée de plus d’une année[20].

[18]           Il est admis que Talbot n’a pas participé à la préparation des devis d’appel d’offres ni à l’ouverture ou à la détermination de l’admissibilité des soumissions de l’un ou l’autre de ces Contrats A et B. Il est aussi admis qu’il s’est retiré des délibérations et du vote sur leur adjudication. Il n’a pas non plus participé à la négociation subséquente du Contrat A tenue en vertu de l’article 938.3 du Code municipal du Québec[21].

[19]           Le 15 février 2022, Ferme du 5e Rang transmet à la Municipalité un avis de résiliation du Contrat B[22]. Sa décision est motivée par l’augmentation du prix du carburant.

[20]           Aux termes des Contrats A et B, la Municipalité verse à Ferme du 5e Rang les sommes suivantes :

  • 2019 : 94 871,42 $;
  • 2020 : 254 999,97 $;
  • 2021 : 254 999,97 $; et
  • 2022 : 189 428,57 $[23].

[21]           En comparaison, les produits de Ferme du 5e Rang, pour les exercices financiers 2019 à 2021 sont les suivants :

  • l’exercice financier se terminant le 31 octobre 2019 : 446 930 $;
  • l’exercice financier se terminant le 31 octobre 2020 : 813 176 $;
  • l’exercice financier se terminant le 31 octobre 2021 : 913 717 $[24].

[22]           Talbot admet qu’il sait, alors qu’il est maire, que des contrats de déneigement lient la Municipalité à Ferme du 5e Rang[25].

[23]           La preuve révèle également que Talbot et son fils Ludger ne vivent pas sous le même toit.

[24]           Il est également en preuve que Talbot n’occupe aucune fonction au sein de Ferme du 5e Rang et qu’il ne retire de cette dernière aucun avantage pécuniaire.

[25]           Ludger n’est pas en défaut aux termes de la Convention[26] et du Bail[27]. Au surplus, rien ne laisse présager une déconfiture financière de Ferme du 5e Rang ou de Ludger.

[26]           Enfin, il est arrivé que Talbot prête main forte à Ludger pour des travaux de déneigement. Il l’a fait sans recevoir de contrepartie. Il lui est également arrivé de lui prêter un tracteur à cette même fin.

2.                  Les principes juridiques applicables à la question en litige

[27]           Ce sont les articles 308 de la Loi et 22 de la Loi sur l’éthique et la déontologie en matière municipale[28] qui permettent à la Commission d’intenter une action en déclaration d’inhabilité contre un membre du conseil d’une municipalité.

[28]           Tel que le Tribunal l’a déjà indiqué, la demande est fondée sur l’article 304 de la Loi :

304. Est inhabile à exercer la fonction de membre du conseil de toute municipalité la personne qui sciemment, pendant la durée de son mandat de membre du conseil d’une municipalité ou de membre d’un organisme municipal, a un intérêt direct ou indirect dans un contrat avec la municipalité ou l’organisme.

L’inhabilité subsiste jusqu’à l’expiration d’une période de cinq ans après le jour où le jugement qui déclare la personne inhabile est passé en force de chose jugée.

[29]           Afin d’en cerner la portée, il est pertinent de le lire en parallèle avec ces quatre autres dispositions de la Loi :

303. Est inhabile à exercer la fonction de membre du conseil de toute municipalité la personne qui :

 fait une déclaration écrite de ses intérêts pécuniaires, prévue à l’article 357 ou 358, en sachant qu’elle est incomplète ou qu’elle contient une mention ou un renseignement faux;

 en contravention de l’article 361 quant à une question devant être prise en considération par un conseil, un comité ou une commission dont elle est membre et dans laquelle elle sait avoir directement ou indirectement un intérêt pécuniaire particulier :

a) ne divulgue pas la nature générale de cet intérêt avant le début des délibérations sur cette question, lorsqu’elle est présente à la séance où celle-ci doit être prise en considération, ou, dans le cas contraire, dès la première séance du conseil, du comité ou de la commission où elle est présente après avoir pris connaissance du fait que la question a été prise en considération;

b) ne s’abstient pas de participer aux délibérations sur cette question et de voter ou de tenter d’influencer le vote sur celle-ci;

c) ne quitte pas la séance après avoir divulgué la nature générale de son intérêt, pendant toute la durée des délibérations et du vote sur cette question, lorsque la séance n’est pas publique.

L’inhabilité subsiste jusqu’à l’expiration d’une période de cinq ans après le jour où le jugement qui déclare la personne inhabile est passé en force de chose jugée.

305. L’article 304 ne s’applique pas dans les cas suivants :

 […]

 l’intérêt de la personne consiste dans la possession d’actions d’une société par actions qu’elle ne contrôle pas, dont elle n’est ni un administrateur ni un dirigeant et dont elle possède moins de 10% des actions émises donnant le droit de vote;

[…]

361. Le membre du conseil d’une municipalité qui est présent à une séance au moment où doit être prise en considération une question dans laquelle il a directement ou indirectement un intérêt pécuniaire particulier doit divulguer la nature générale de cet intérêt avant le début des délibérations sur cette question et s’abstenir de participer à celles-ci et de voter ou de tenter d’influencer le vote sur cette question.

Le premier alinéa s’applique également lors d’une séance de tout conseil, comité ou commission dont le membre fait partie au sein de la municipalité ou d’un organisme municipal.

Dans le cas où la séance n’est pas publique, le membre doit, outre les obligations imposées par le premier alinéa, quitter la séance après avoir divulgué la nature générale de son intérêt, pendant toute la durée des délibérations et du vote sur la question.

Lorsque la question est prise en considération lors d’une séance à laquelle le membre n’est pas présent, il doit divulguer la nature générale de son intérêt dès la première séance à laquelle il est présent après avoir pris connaissance de ce fait.

362. L’article 361 ne s’applique pas dans le cas où l’intérêt du membre consiste dans des rémunérations, des allocations, des remboursements de dépenses, des avantages sociaux ou d’autres conditions de travail attachés à ses fonctions de membre du conseil au sein de la municipalité ou de l’organisme municipal.

Il ne s’applique pas non plus dans le cas où l’intérêt est tellement minime que le membre ne peut raisonnablement être influencé par lui.

[30]           Le principe de l’inhabilité du membre d’un conseil municipal qui a un intérêt direct ou indirect dans un contrat avec la municipalité n’est pas nouveau. Il existait bien avant l’adoption de la Loi en 1987

[31]           Déjà, en 1914, le juge Brodeur de la Cour suprême du Canada écrivait dans Lapointe c. Messier[29] :

Les bonnes mœurs et l’ordre public requièrent que les municipalités soient administrées par des personnes désintéressées, que les membres du conseil n’aient pas d’intérêts ni directement ni indirectement dans aucun contrat municipal.

Ils sont les mandataires des municipes et l’intérêt public doit être leur seul guide. Même s’il n’y avait pas de disposition formelle dans nos lois statutaires contre la mauvaise foi du mandataire infidèle, sa responsabilité serait la même sous la loi commune.[30]

[32]           À l’occasion d’un pourvoi qui originait du Nouveau-Brunswick et qui portait sur une disposition semblable à l’article 304 de la Loi, le juge Estey écrivait ce qui suit sur sa raison d’être:

Comme je l’ai dit précédemment, les qualités requises pour être élu et pour occuper à tous les niveaux de gouvernement une fonction supérieure sont une question de très grande importance dans le fonctionnement de la collectivité démocratique. Il faut sauvegarder le caractère sacré de ces fonctions et le respect absolu des conditions requises pour les occuper si l’on veut que le gouvernement démocratique réponde à ce qu’on attend de lui. Donc, lorsqu’ils sont soumis à l’examen des cours à l’occasion de demandes de quo warranto ou autres, ces textes législatifs doivent être appliqués conformément au droit. Il doit en être ainsi, qu’il y ait eu ou non manquement à la morale, ou même si le dossier révèle, comme en l’espèce (j’insiste sur ce point) que l’affaire à l’étude qui, à mon avis, est en conflit avec les exigences de la loi, a été menée ouvertement par la divulgation au conseil des intérêts de l’intimé dans les compagnies contractantes. La divulgation aurait peut-être pu être plus complète, mais la preuve révèle que la divulgation a été ainsi rédigée sur les conseils de l’avocat de la ville. Il n’y a certainement aucune preuve que l’intimé a cherché à tromper par la forme et le mode de divulgation qu’il a choisis. Néanmoins il faut appliquer la loi quelle qu’en soit la rigueur.[31]

[33]           Le but de l’article 304 de la Loi est bien défini par le juge Pierre Boudreault dans l’affaire Bourdon c. St-Jacques[32] :

Ces articles ont pour but d'éviter que les conseillers soient en position de conflit d'intérêt, qu'ils aient à choisir entre leurs intérêts et ceux de la municipalité, qu'ils soient en position de pouvoir tirer un bénéfice, un avantage spécial ou un traitement particulier.

ainsi que par la juge Sandra Bouchard dans Procureur général du Québec c. Arnold[33] :

[33] Ce que la loi interdit, ce sont les contrats susceptibles de placer l’élu dans une situation de conflits d’intérêts. L’article 304 de la Loi sur LERM a pour but de prévenir les conflits d’intérêts et de faire en sorte que le conseiller municipal ne se trouve pas dans une situation où il risque d’avoir à choisir entre son intérêt personnel et celui de la municipalité.

[34]           La Cour d’appel enseigne dans Procureure générale du Québec c. Saucier[34] que l’article 304 de la Loi doit être appliqué rigoureusement.

[35]           L’intérêt dont il est question à l’article 304 de la Loi n’a pas à être de nature pécuniaire[35].

[36]           Il est acquis que le fait que la municipalité n’a subi aucun préjudice du fait qu’un élu ait un intérêt direct ou indirect dans un contrat n’est pas pertinent à l’analyse à laquelle le tribunal doit se livrer[36]. Le fait que l’élu ait agi avec la plus grande bonne foi ne l’est pas davantage[37].

[37]           La jurisprudence fournit plusieurs illustrations de cas où on a jugé qu’un élu avait un intérêt dans un contrat municipal. En voici une liste non exhaustive :

  • l’élu qui est administrateur d’une société qui est partie à un contrat municipal a minimalement un intérêt indirect dans ce contrat[38];
  • l’élue qui est employée d’une société et qui est co-actionnaire de cette dernière avec son conjoint a un intérêt indirect dans le contrat municipal auquel cette société est partie[39];
  • l’élu qui est administrateur d’une société ayant un contrat municipal et dont le fils est le principal dirigeant de celle-ci, a un intérêt indirect dans ce contrat étant donné que son poste d’administrateur lui permet de siéger à la Corporation des Maîtres Électriciens du Québec. Le tribunal prend aussi en considération le fait que le contrat municipal contribue à la santé financière de la société de son fils. Aussi, l’élu en profite puisque cette rentabilité le met à l’abri de certains recours fondés sur sa responsabilité en tant qu’administrateur[40];
  • l’élu qui joue un rôle actif dans l’administration de sociétés familiales qui sont partie à des contrat municipaux, sans en être administrateur ou actionnaire, a un intérêt direct ou à tout le moins indirect, dans ces contrats en raison du fait que son épouse et ses fils sont directement reliés à ces sociétés en tant qu’administrateurs et actionnaires[41];
  • l’élu qui cautionne les dettes d’une société qui est partie à un contrat municipal a un intérêt dans ce contrat[42];

[38]           À l’inverse, on a refusé, à quelques occasions, d’assimiler le conjoint à l’élu pour les fins de l’identification d’un intérêt dans un contrat municipal[43].

3.                  Discussion

[39]           Quatre conditions sont requises pour conclure à l’inhabilité d’un élu en vertu de l’article 304 de la Loi :

  1. l’élu;
  2. en cours de mandat;
  3. a sciemment;
  4. un intérêt direct ou indirect dans un contrat avec la municipalité.

[40]           Ici, la seule condition qui fait l’objet d’un débat est l’existence d’un intérêt indirect de la part de Talbot.

[41]           Qu’en est-il?

3.1              Le Bail

[42]           Comme premier argument, la Commission plaide que cet intérêt naît du fait que Ferme Al-Ger loue à Ferme du 5e Rang les immeubles nécessaires à son exploitation laitière en considération d’un loyer annuel de 10 000 $ indexé de 2 % chaque année.

[43]           La logique de la Commission est la suivante : Talbot aurait intérêt à ce que sa locataire dispose des sommes nécessaires pour payer le loyer dû à Ferme Al-Ger[44].

[44]           Ce premier argument ne convainc pas.

[45]           Pour l’année l’exercice financier ayant pris fin le 31 octobre 2019, le loyer de 10 000 $ correspond à 2,24 % des produits de Ferme du 5e Rang, pour celui se terminant le 31 octobre 2020, à 1,23 % et, pour celui prenant fin le 31 octobre 2021, à 1,09 %. Ces pourcentages sont très faibles voire négligeables.

[46]           Il est difficile de croire que cela puisse placer Talbot dans une situation de conflits d’intérêts.

[47]           Le Tribunal conclut que la Commission n’a pas démontré, selon la prépondérance des probabilités, l’existence d’un intérêt indirect de Talbot dans les contrats de déneigement, du fait de ce Bail.

3.2              Les restrictions aux pouvoirs du conseil d’administration de Ferme du 5e Rang contenues à la Section 7 de la Convention

[48]           Comme second argument, la Commission plaide que la Convention[45] ferait de Talbot un quasi-administrateur[46] de Ferme du 5e Rang. Il en serait ainsi puisque plusieurs décisions du conseil d’administration de Ferme du 5e rang requièrent l’accord préalable de Talbot.

[49]           L’argument de la Commission se fonde sur les articles 213 et 214 de la Loi sur les sociétés par actions[47] :

213. Que leurs actions comportent ou non le droit de vote, les actionnaires peuvent, si tous y consentent, conclure entre eux ou avec des tiers une convention écrite restreignant ou retirant les pouvoirs du conseil d’administration de gérer les activités et les affaires internes de la société ou d’en surveiller la gestion.

L’actionnaire unique peut également, au moyen d’une déclaration écrite, restreindre ou retirer les pouvoirs du conseil d’administration. Cette déclaration équivaut à une convention unanime des actionnaires.

214. Dans la mesure où la convention unanime des actionnaires restreint ou retire le pouvoir du conseil d’administration de gérer les activités et les affaires internes de la société ou d’en surveiller la gestion, les droits, pouvoirs, devoirs, obligations et responsabilités des administrateurs, notamment les moyens de défense dont ils peuvent se prévaloir, qui découlent d’une règle de droit, sont dévolus aux parties à la convention auxquelles est conféré ce pouvoir, et les administrateurs en sont déchargés dans la même mesure, notamment quant à leur responsabilité pour les salaires des employés de la société.

[50]           S’inspirant des enseignements de la Cour suprême du Canada dans La Reine c. Wheeler[48], la Commission plaide que Talbot serait inhabile du fait de son statut de quasi-administrateur.

[51]           Ce second argument ne convainc pas davantage.

[52]           Même en tenant pour acquis que la Convention équivaut à une déclaration écrite d’un actionnaire unique au sens du second alinéa de l’article 213 de la Loi sur les sociétés par actions, elle ne fait pas de Talbot un quasi-administrateur.

[53]           Le principe derrière Wheeler se résume ainsi : le devoir de loyauté d’un administrateur envers la société dont il sert les intérêts permet d’assimiler le premier à la deuxième pour les fins de l’identification d’un intérêt indirect dans un contrat municipal. Ici, le fait que certaines décisions du conseil de Ferme du 5e Rang soient assujetties à l’approbation de Talbot ne fait pas peser sur les épaules de ce dernier un tel devoir de loyauté.

[54]           De plus, ce pouvoir de Talbot de faire échec à certaines décisions du conseil de Ferme du 5e Rang ne crée pas l’intérêt indirect requis par l’article 304 de la Loi.

3.3              Option d’achat et indemnité compensatoire

[55]           La Section 5 de la Convention[49] prévoit que si Ludger vend, d’ici le 1er janvier 2034, ses actions à une personne autre que Talbot, il doit lui verser une indemnité égale à l’escompte qu’il aurait dû lui consentir s’il avait plutôt levé son option d’achat.

[56]           La Commission y voit là « un lien contractuel d’une valeur monétaire importante pour Talbot »[50]. Selon elle, Talbot ne peut prétendre, comme il le fait, être totalement désintéressé de Ferme du 5e rang[51].

[57]           Selon la Commission, la situation de Talbot serait assimilable à celle d’un actionnaire ou du moins d’un actionnaire potentiel[52].

[58]           Elle ajoute que la bonne santé financière de Ferme du 5e Rang lui évite de devoir exercer son option d’achat ou de réclamer le paiement d’une indemnité compensatoire[53].

[59]           Elle plaide que la situation de Talbot serait aussi comparable à celle d’une caution ou d’une créancière hypothécaire[54].

[60]           À nouveau, la Commission fait fausse route.

[61]           Le lien entre d’une part, l’hypothèse que Talbot doive exercer l’un ou l’autre de ses droits aux termes de la Convention et d’autre part, les contrats de déneigement est ténu.

[62]           La preuve ne démontre même pas quelle est la contribution des activités de déneigement aux bénéfices de Ferme du 5e Rang. Ces activités sont-elles rentables? On ne le sait pas davantage. Cependant, le fait que Ferme du 5e Rang ait résilié le Contrat B en février 2022 en raison de l’augmentation des coûts de carburant permet d’en douter.

[63]           Rien n’indique que sans contrat de déneigement, Ferme du 5e Rang serait incapable de payer son loyer.

[64]           La Commission plaide que Talbot a témoigné avoir voulu garder un droit sur l’entreprise laitière si Ludger faisait faillite ou vendrait celle-ci à un tiers[55]. En somme, il aurait voulu se protéger[56].

[65]           De l’avis du Tribunal, cette protection ne fait pas naître, du côté de Talbot, un intérêt dans les contrats de déneigement.

[66]           Enfin, l’analogie avec la caution est boiteuse. Le défaut du débiteur principal entraîne l’obligation de la caution de payer la dette à sa place. Aucune dynamique semblable n’est susceptible de se produire ici.

[67]           Encore une fois, la Commission fait défaut de démontrer un intérêt indirect de Talbot dans les contrats de déneigement.

3.4              L’implication de Talbot dans l’entretien des chemins

[68]           En guise de quatrième argument, la Commission plaide que Talbot a un intérêt du fait de son implication personnelle dans les opérations d’entretien des chemins.

[69]           La preuve administrée ne permet pas de tirer cette conclusion.

[70]           Les services qu’il a rendus à la société de son fils y compris le prêt du tracteur l’ont été à titre grâcieux. Peut-on sérieusement prétendre que Talbot a intérêt à prêter main forte gratuitement à son Ludger?

[71]           La démonstration d’un intérêt indirect sous cet autre volet n’a pas été faite.

3.5              L’intérêt dans l’entreprise familiale

[72]           Le cinquième argument de la Commission est celui selon lequel Talbot serait en conflit du simple fait que la société de son fils Ludger, Ferme du 5e Rang, a conclu des contrats de déneigement avec la Municipalité.

[73]           Les revenus que Ferme du 5e Rang tire du contrat de déneigement, en 2019, correspondent à 21,23 % de ses produits. En 2020, ce pourcentage grimpe à 31,36 %. En 2021, il fléchit à 27,91 %. En revanche, on ignore dans quelle proportion ils contribuent à ses bénéfices.

[74]           Peut-on conclure que Talbot a un intérêt indirect dans les contrats de déneigement de Ferme du 5e Rang du simple fait que Ludger est son fils?

[75]           Le Tribunal ne le croit pas.

[76]           Autrement, cela voudrait dire que le parent d’un entrepreneur faisant affaires avec une municipalité ne pourrait jamais être élu à son conseil quelle que soit les circonstances.

[77]           Le Tribunal ne croit pas que tel soit l’intention du législateur et doute même que la Commission en soit convaincue. Ses nombreuses tentatives pour démonter l’existence d’un intérêt pécuniaire de la part Talbot dans les contrats de déneigement de Ferme du 5e Rang suggèrent plutôt le contraire.

[78]           La preuve non contredite démontre que Talbot ne retire aucun bénéfice de l’exploitation de Ferme du 5e Rang, qu’il n’est aucunement impliqué dans son administration ou exploitation, à l’exception de l’aide sporadique apportée à son fils pour le déneigement des chemins et que rien ne laisse craindre que le paiement du loyer aux termes du Bail soit menacé. Au surplus, la preuve laisse planer un doute sur la rentabilité des contrats de déneigement. Il est bien difficile de conclure à l’existence d’un intérêt même indirect de la part de Talbot.

[79]           Mais il y a plus.

[80]           Comme nous l’avons vu plus haut, l’article 305, paragraphe 2, de la Loi fait exception au principe de l’inhabilité énoncé à l’article 304 lorsque l’intérêt d’un élu consiste dans la possession d’actions d’une société qu’il ne contrôle pas, dont il n’est ni un administrateur ni un dirigeant et dont il possède moins de 10 % des actions émises donnant le droit de vote. Il serait pour le moins incongru qu’un tel actionnaire ne soit pas inapte à exercer la fonction de membre d’un conseil municipal alors que le simple fait pour un élu d’être le parent d’un entrepreneur qui est partie à un contrat municipal suffirait à le disqualifier.

[81]           Pour convaincre du bien-fondé de sa position, la Commission insiste sur trois décisions rendues par des collègues de notre Cour depuis 2011.

[82]           Dans la première, Procureure générale du Québec c. Fortin[57], le juge Carl Lachance est d’avis qu’un élu possède un intérêt dans un contrat municipal conclu avec des sociétés appartenant à son épouse et à ses fils même s’il n’en est pas lui-même actionnaire ou administrateur. La preuve avait toutefois démontré que l’élu jouait un rôle actif dans l’administration de ces sociétés[58].

[83]           Dans la seconde, Lacroix c. Cyr[59], le juge Carl Lachance conclut à l’intérêt d’un élu dans un contrat municipal auquel la société de son fils est partie. Or, dans ce cas-ci, l’élu est administrateur de cette société[60].

[84]           Dans la troisième, Procureur général du Québec c. Arnold[61], la juge Sandra Bouchard écrit qu’une élue qui est actionnaire dans une proportion de 45 % d’une société partie à un contrat municipal est inhabile[62]. Dans cette affaire, l’élue était non seulement actionnaire de la société en question, mais également son employée. De plus, son co-actionnaire était son conjoint.

[85]           Les faits de notre dossier se distinguent aisément de ces trois décisions.

[86]           Pour tous ces motifs, le Tribunal conclut que la Commission ne s’est pas acquittée de son fardeau de démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que Talbot a un intérêt indirect dans les contrats de déneigement.

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[87]           REJETTE la demande en déclaration d’inhabilité modifiée;

[88]           AVEC FRAIS de justice.

 

 

 

ÉRIC HARDY, j.c.s. 

Me Caroline Roberge

Me Sarah Hébert

Commission municipale du Québec

Pour la demanderesse

 

Me Audrey-Anne Béland

BCF s.e.n.c.r.l.

Pour le défendeur

 

Dates d’audience :

Les 12 et 13 décembre 2022

 


[1]  RLRQ, c. E-2.2.

[2]  Voir le document intitulé Liste des admissions par les parties portant la date du 1er décembre 2022.

[3]  Pièce P-2.

[4]  Pièce P-3.

[5]  Id.

[6]  Pièce P-4.

[7]  Id., art. 3.1 et 3.2.

[8]  Pièce D-5.

[9]  Pièce P-5 et D-1.

[10]  Pièce P-6, Section 10, art. 10.3.

[11]  Id., Section 2.

[12]  Id., art. 4.1. et 4.2.

[13]  Id., art. 3.1.

[14]  Id., art. 3.2.

[15]  Id., Section 7.

[16]  Id., art. 7.1, par. h.

[17]  Pièce P-7. La Municipalité a levé la confidentialité de cette opinion le 13 juillet 2019 (voir pièce P-8).

[18]  Pièce P-7.

[19]  Pièce P-8.

[20]  Id.

[21]  Liste des admissions par les parties, par. 23 à 25.

[22]  Pièce P-9.

[23]  Liste des admissions par les parties, par. 28 et pièce P-10.

[24]  Id., par. 29.

[25]  Id., par. 30.

[26]  Pièce P-6.

[27]  Pièce P-4.

[28]  RLRQ, c. E-15.1.0.1.

[29]  49 R.C.S. 271.

[30]  Id., p. 302.

[31]  La Reine c. Wheeler, [1979] 2 R.C.S. 650, p. 666.

[32]  J.E. 95-704 (C.S.), p. 11, appel rejeté (C.A., 1999-02-03), 500-09-000305-953, requête pour autorisation de pourvoi rejetée (C.S. Can., 1999-11-10), 27232.

[33]  2015 QCCS 3369.

[34]  2016 QCCA 1462, par. 3.

[35]  Lacroix c. Cyr, 2013 QCCS 1859, par. 55 à 56 et Procureur général du Québec c. Arnold, préc., note 33, par. 30

[36]  Roy c. Pedneault, [1987] R.L. 291 (C.A.), par.12.

[37]  Poirier c. Leclerc, J.E. 94-560 (C.A.); Brosseau c. Bélanger, J.E. 97-1398 (C.A.).

[38]  La Reine c. Wheeler, préc., note 31, p. 659 et 660 et Lacroix c. Cyr, préc., note 35, par. 48;

[39]  Procureur général du Québec c. Arnold, préc., note 33, par. 35 et 40.

[40]  Lacroix c. Cyr, préc., note 35, par. 60 à 64.

[41]  Québec (Procureure générale) c. Fortin, 2011 QCCS 1215, par. 21, 22, 50, 51 et 52.

[42]  Pelletier c. Lefebvre, J.E. 96-1099 (C.S.)

[43]  Québec (Procureure générale) c. Saucier, 2015 QCCS 3866, appel rejeté (2016 QCCA 1462), Poirier c. Charpentier, J.E. 98-450 (C.S.) et Beaupré (Ville de) c. Gosselin, J.E. 96-12 (C.S.).

[44]  Plan d’argumentation de la Commission, par. 170.

[45]  Pièce P-6.

[46]  Plan dargumentation de la Commission, par. 91, 94 et 99.

[47]  RLRQ, c. S-31.1.

[48]  Préc., note 31.

[49]  Pièce P-6.

[50]  Plan dargumentation de la Commission, par. 109.

[51]  Id., par. 113.

[52]  Id., par. 114 et 116.

[53]  Id., par. 117.

[54]  Id., par. 121.

[55]  Plan dargumentation de la Commission, par. 106 et pièce P-12, p. 34.

[56]  Id., par. 107 à 112.

[57]  Préc., note 41.

[58]  Id., par. 21, 22 et 51.

[59]  Préc., note 35.

[60]  Id., par. 47 à 52.

[61]  Préc., note 33.

[62]  Id., par. 3, 32 et 35.

AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.