Décision

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Association étudiante de l'Université McGill c. X

2025 QCCA 475

COUR D’APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

SIÈGE DE

 

 MONTRÉAL

 :

500-09-031059-249

(500-17-127703-232)

 

DATE :

17 avril 2025

 

 

FORMATION :

LES HONORABLES

JOCELYN F. RANCOURT, J.C.A.

CHRISTINE BAUDOUIN, J.C.A.

ÉRIC HARDY, J.C.A.

 

 

ASSOCIATION ÉTUDIANTE DE L’UNIVERSITÉ MCGILL

APPELANTE – défenderesse

c.

 

X

INTIMÉE – demanderesse

et

 

UNIVERSITÉ MCGILL

MISE EN CAUSE – mise en cause

 

 

ARRÊT

 

 

  1.                 L’appelante, l’Association étudiante de l’Université McGill (ci-après « l’Association »), se pourvoit contre un jugement rendu le 22 mai 2024 par la Cour supérieure (l’honorable Shaun E. Finn) qui, d’une part, accueille en partie la demande de confidentialité de l’intimée X, en ordonnant la non-publication, la non-diffusion et le caviardage de renseignements permettant de l’identifier et, d’autre part, accueille en partie une injonction interlocutoire interdisant à l’Association de ratifier et de mettre en œuvre une politique adoptée à la suite d’un référendum tenu auprès de ses membres.
  2.                 Le pourvoi soulève deux questions principales. La première est relative à l’à-propos de faire exception à la publicité des débats judiciaires dans les circonstances de l’espèce. La deuxième a trait à la justesse des mesures injonctives retenues par le juge de première instance au stade interlocutoire, ayant comme conséquence d’empêcher l’Association de ratifier et de mettre en œuvre une politique dûment adoptée au terme d’un processus démocratique.
  3.                 La Cour tient à souligner qu’elle est consciente des difficultés auxquelles le juge de première instance était confronté dans ce dossier, impliquant un contexte social difficile, clivant et chargé. Bien qu’il ne soit évidemment pas question de prendre position pour l’une ou l’autre des parties ou de faire abstraction des enjeux sociaux et politiques qui se posent en l’instance, il est important de rappeler que ce sont les règles juridiques et le droit qui doivent d’abord et avant tout guider la résolution de la présente affaire.
  1. LE CONTEXTE
  1.                 L’Association est une personne morale de droit privé sans but lucratif constituée par lettres patentes en vertu de la Partie III de la Loi sur les compagnies[1]. Elle est également une Association accréditée en vertu de la Loi sur l’accréditation et le financement des associations d’élèves ou d’étudiants[2], et représente les intérêts des étudiants de premier cycle de l’Université McGill[3], soit environ 27 000 étudiants.
  2.                 L’intimée est étudiante de premier cycle à l’Université McGill de l’automne 2021 jusqu’au printemps 2024 et membre de l’Association durant cette période.
  3.                 En vertu de ses règlements internes[4] et notamment de sa Constitution (ci-après « la Constitution »)[5], l’Association peut organiser des référendums deux fois par année, lors des trimestres académiques d’automne et d’hiver, afin de favoriser la libre expression de ses membres sur des sujets divers. En fait, tout membre de l’Association peut soumettre une question au processus référendaire en récoltant l’appui de 100 membres. Cette question doit ensuite être approuvée par le directeur général des élections afin de garantir sa conformité avec divers principes prévus à sa Constitution. Une personne, membre de l’Association, qui s’oppose à une mesure proposée par une question, peut former une campagne du « Non » et en devenir le ou la président(e). La campagne électorale se déroule essentiellement par le truchement des réseaux sociaux, notamment par le biais de comptes/pages Instagram dédiés exclusivement aux publications et échanges portant sur la question soumise. Tous les membres de l’Association sont éligibles à voter au référendum, et sauf dispositions contraires, les questions sont adoptées à la majorité simple, soit plus de 50 % des voix exprimées, avec un quorum requis de 15 % des membres.
  4.                 L’Association est tenue de respecter tant les termes que l’esprit de sa Constitution, laquelle promeut notamment dans son préambule des valeurs universelles liées au respect de la personne, à la non-discrimination, et à la communication entre tous les étudiants de l’Université. Une entente (Memorandum of Agreement ou ci-après « l’Entente ») a d’ailleurs été signée entre l’Université et l’Association en mai 2019, en vertu de laquelle le recours à un mécanisme interne est prévu en cas de défaut ou de manquement par l’Association à ces principes : l’Université peut envoyer à l’Association un avis de défaut par écrit permettant à cette dernière d’y remédier dans un délai prévu. En cas de divergence d’opinions sur l’existence même du défaut, l’Entente contient une clause compromissoire qui prévoit le recours à l’arbitrage conformément aux articles 620 et suivants du Code de procédure civile afin de trancher le différend.
  5.                 Au cours de la session d’automne 2023, un référendum est organisé par l’Association lors duquel plusieurs questions sont présentées à la population étudiante. L’une des questions soumises au vote est ainsi libellée: « Do you agree to the SSMU’s adoption of the Policy Against Genocide in Palestine? ».
  6.                 Il y a lieu de reproduire le texte intégral de la Politique contre le génocide en Palestine  la Politique »), puisqu’elle est au cœur du présent débat :

Policy Against Genocide in Palestine

Why is this policy so urgent?

Since October 7th 2023, Israeli forces have waged a relentless, indiscriminate, genocidal bombing campaign in the Gaza Strip, murdering over 7,500 Palestinians, including over 3,000 children and 47 entire extended families at the time of writing. Backed by the Canadian, U. S. and other Western governments, Israeli military and government officials have repeatedly declared their intent to destroy the population of Gaza.

Since October 7th, food, water, medicine, fuel, electricity and any other essentials of life have been completely cut off from the Gaza Strip by Israeli forces. This constitutes a murderous escalation of the pre-existing, illegal, suffocating, siege which has subjected Gaza's population to inhumane living conditions over the past 17 years.

As of October 28th, healthcare facilities throughout Gaza have completely collapsed as a result of the bombing and the siege. Internet and phone communications have been completely blocked. The people of Gaza are facing the threat of imminent annihilation, under the shadow of a media blackout.

Instead of condemning this escalating genocide, the McGill administration has publicly threatened students who voice their solidarity with the Palestinian people. The administration 's persistent refusal to even acknowledge the mass murder of Palestinians has demonstrated a shocking, blatant, racist disregard for Palestinian and Arab lives.

McGill University continues to invest, or engage in close collaboration with corporations, institutions, and donors complicit in the ongoing genocide against Palestinians in Gaza, in addition to settler-colonial apartheid and ethnic cleansing throughout occupied Palestine.

Following concerted student activism, McGill University cut its ties with institutions and corporations complicit in South African apartheid in the 1980s.

The SSMU Constitution states that "the SSMU commits to demonstrating leadership in matters of human rights [and] social justice."

In 2021, the SSMU Judicial Board reaffirmed the SSMU's right to support Palestinian liberation, to criticize oppressive governments, and to engage in boycott or divestment campaigns.

During the SSMU's Winter 2022 Referendum, 71 % of student voters endorsed the Palestine Solidarity Policy, indicating overwhelming support for our student union's urgent obligation to support Palestinian human rights.

Call to Action

Be it resolved, that the students of McGill University and their student union:

  1. Demand that our university's administration immediately and publicly condemn the genocidal bombing campaigns and siege against the people of Gaza, retract its abhorrent threats against Palestinian students and student groups, and provide concrete support to Palestinian and Arab students.

 

  1. Demand that our University immediately cut ties with any corporations, institutions or individuals complicit in genocide, settler-colonialism, apartheid, or ethnic cleansing against Palestinians.

 

  1. Demand that our University immediately divest from all corporations and institutions complicit in genocide, settler-colonialism, apartheid, or ethnic cleansing against Palestinians.

 

  1. Demand that our student union, the SSMU, make an immediate public statement condemning the ongoing genocide against the Palestinian people in Gaza, and reaffirming its solidarity with Palestinian and Arab students.

 

  1. Demand that our student union commit to a strong, consistent position in solidarity with Palestinian students, and with the Palestinian struggle against genocide and settler-colonial apartheid.

 

This Policy shall remain in force for a period of 5 years until May 1st, 2028.

 

[Transcription textuelle]

  1.            Le 8 novembre 2023, après avoir pris connaissance de la question soumise au processus référendaire, M. Fabrice Labeau, vice-recteur adjoint (étude et vie étudiante), aussi appelé Deputy Provost (Student and Life Learning), adresse une lettre au président de l’Association et l’informe qu’il estime que la Politique contrevient à la Constitution et que sa ratification par l’Association constituerait un défaut en vertu de l’Entente.
  2.            La période référendaire se tient du 14 au 20 novembre 2023. L’intimée, de confession juive, supporte l’État d’Israël. Elle décide de s’impliquer dans le débat en occupant le poste de présidente de la campagne du « Non ». À partir d’un compte Instagram créé pour l’occasion, elle soutient et promeut cette campagne afin d’inciter les étudiants à voter contre l’adoption de la Politique.
  3.            Le 17 novembre 2023, avant que les résultats du vote ne soient connus, l’intimée dépose une demande d’injonction provisoire et interlocutoire contre l’Association visant à obtenir la suspension de la tenue du référendum en ce qui concerne la question relative à l’adoption de la Politique, à empêcher le dépouillement du vote et à bloquer sa mise en œuvre potentielle. Notons qu’elle intente ce recours sous l’appellation de X, alors qu’elle n’a ni demandé ni obtenu d’ordonnance de confidentialité préalable. 
  4.            Le référendum se tient néanmoins, la demande d’injonction provisoire ne semble pas avoir été présentée. Le 20 novembre 2023, les résultats sont annoncés : le vote de 8 401 étudiants est comptabilisé, représentant 35,1 % de l’effectif total des membres de l’Association. Parmi ceux ayant voté, 78,7 % votent en faveur de la question soumise et 21,3 % contre.
  5.            Le 21 novembre 2023, agissant toujours sous X, l’intimée dépose une seconde demande contre l’Association dans laquelle elle réclame 100 000 $ de dommages moraux et 25 000 $ de dommages punitifs, en sus d’une injonction permanente visant à empêcher l’Association de mettre en œuvre et de ratifier la Politique.
  6.            Les parties trouvent un compromis temporaire et signent un document intitulé Consentement à l’émission d’une ordonnance de sauvegarde, en vertu duquel l’intimée restreint sa demande d’injonction au stade interlocutoire à l’interdiction de mettre en œuvre et de ratifier la Politique, étant donné le caractère devenu théorique de ses autres demandes relatives à la tenue du référendum et au dépouillement du vote. L’Association, de son côté, s’engage à ne pas ratifier ni mettre en œuvre la politique « tant que la Cour n’aura pas entendu la demande en injonction interlocutoire […] laquelle devra être fixée le plus rapidement possible ».
  7.            Le 28 novembre 2023, l’intimée dépose finalement une demande pour l’obtention d’une ordonnance de confidentialité, invoquant des craintes pour sa sécurité physique et les effets potentiellement néfastes sur sa santé mentale si son identité devait être rendue publique.
  8.            Le 25 mars 2024, l’audition de la demande pour l’obtention d’une ordonnance de confidentialité et pour la délivrance d’une injonction interlocutoire débute devant le juge de la Cour supérieure. L’affaire est mise en délibéré et le jugement est rendu le 22 mai 2024.
  9.            Mentionnons que l’Université McGill, mise en cause dans ce litige, ne se prononce que sur l’enjeu de la confidentialité et appuie la demande de l’intimée. L’Université s’abstient toutefois d’émettre quelque position que ce soit sur le volet injonctif, et ce, malgré le fait qu’elle y soit inextricablement liée.

II.  LE JUGEMENT ENTREPRIS

  1.            Les motifs du juge sont soigneusement rédigés. Ils se divisent en deux parties distinctes : la première traite de l’ordonnance de confidentialité demandée par l’intimée afin d’agir sous le couvert de l’anonymat et la seconde de l’injonction interlocutoire.
  2.            Quant à la demande relative à la confidentialité, le juge pose les critères cumulatifs nécessaires à l’obtention d’une ordonnance dérogeant au principe de la publicité des débats judiciaires[6], tels qu’articulés par la Cour suprême dans l’arrêt Sherman (Succession) c. Donavan, 2021 CSC 25[7]. Il estime que le premier critère est satisfait, car l’intimée a réussi, selon lui, à démontrer que cette publicité pose un risque sérieux pour un intérêt public important, soit la sécurité physique de celle-ci. Afin d’arriver à cette conclusion, il s’appuie sur la déclaration sous serment de l’intimée, sur une série de messages générés pendant la campagne référendaire et tirés des réseaux sociaux, sur une déclaration sous serment du vice-recteur adjoint de l’Université qui fait état de tensions sur le campus de l’Université McGill et sur quelques articles de journaux qui rapportent notamment un climat politique général tendu depuis le 7 octobre 2023, ainsi qu’une montée de l’antisémitisme à Montréal et sur les campus universitaires en général. 
  3.            Le juge conclut aussi que les deuxième et troisième critères de l’arrêt Sherman sont satisfaits et prononce une série d’ordonnances de non-publication et de non-diffusion visant à préserver l’identité de l’intimée.
  4.            S’ensuit le volet relatif à l’injonction interlocutoire visant à empêcher la ratification et la mise en œuvre de la politique par l’Association. Après avoir fait une revue des faits, il énonce les trois critères cumulatifs nécessaires à l’octroi de l’injonction à ce stade et tirés de l’arrêt Beauregard[8] de la Cour : 1) l’apparence de droit; 2) l’existence d’un préjudice sérieux ou irréparable si l’injonction n’est pas accordée; et 3) la balance des inconvénients.
  5.            Il conclut d’abord à l’existence d’une apparence de droit et d’une question sérieuse à juger qu’il formule ainsi : « [W]hether the Policy approved of by a referendum vote appears to violate the SSMU’S Constitution and any other applicable policies ». Il examine le libellé du préambule de la Constitution et conclut que la politique semble y contrevenir. Il reprend les arguments mis de l’avant par l’intimée, selon lesquels, par exemple, la Politique n’est pas conforme à la Constitution puisqu’elle relaie des valeurs et des idées qui contreviennent aux principes généraux énoncés dans son préambule et qui, de surcroît, seraient aussi antisémites, ce qui militerait en faveur de l’octroi d’une ordonnance d’injonction.
  6.            Il estime ensuite que l’intimée a démontré qu’elle subirait un préjudice sérieux en l’absence d’une telle injonction puisque, selon lui, « ratifying and implementing a Policy that is unconstitutional because it is antisemitic would necessary violate human dignity of the Plaintiff and members of McGill’s Jewish community ». Ce préjudice est d’autant plus sérieux à son avis, que la Politique resterait en vigueur jusqu’au 1er mai 2028, sans qu’il existe de mécanisme permettant de l’abroger avant cette date, « making it impossible to end an ongoing violation to human dignity throughout the intervening period. ».
  7.            Finalement, le juge considère que la balance des inconvénients penche en faveur de l’octroi de l’injonction demandée. Il estime qu’en dépit du préjudice sérieux qui résulterait de la violation du processus démocratique étudiant et de la liberté d’expression, la ratification et la mise en œuvre d’une telle politique entraîneraient des conséquences tout aussi graves. Comme la Politique ne pourrait pas être abrogée pendant des années, il est d’avis que la balance des inconvénients penche en faveur de l’intimée. Par contraste, l’appelante pourrait éventuellement ratifier et mettre en œuvre la politique si la demande d’injonction permanente était rejetée. Il accorde ainsi l’injonction recherchée qui sera en vigueur jusqu’au jugement final.

III.  LES QUESTIONS EN LITIGE 

  1.            Il y a lieu de formuler ainsi les questions en litige que la Cour doit trancher :
  1. La Cour supérieure a-t-elle erré en jugeant que l’intimée a établi un risque à sa sécurité physique justifiant une ordonnance de confidentialité?
  2. La Cour supérieure a-t-elle erré en concluant à l’existence d’une apparence de droit?
  3. La Cour supérieure a-t-elle erré en concluant que l’intimée avait réussi à démontrer l’existence d’un préjudice irréparable et que la balance des inconvénients favorise l’octroi de l’émission d’une injonction interlocutoire?

IV.  L’ANALYSE

  1.            Pour les motifs qui suivent, la Cour estime que le juge a commis une erreur révisable dans son évaluation du premier critère de l’arrêt Sherman et qu’il n’aurait pas dû prononcer des ordonnances autorisant l’intimée à agir sous le couvert de l’anonymat et à caviarder son nom, ni ordonner la non-publication et la non-diffusion de tout renseignement permettant de l’identifier. L’appelante nous convainc aussi que le juge s’est mal dirigé en droit en octroyant dans les circonstances de l’espèce une injonction interlocutoire empêchant la ratification d’une Politique adoptée au terme d’un processus démocratique, portant ainsi atteinte à la libre expression de l’Association et de ses membres.
  1. La Cour supérieure a-t-elle erré en jugeant que l’intimée a établi un risque à sa sécurité physique justifiant une ordonnance de confidentialité?
  1.            Avant de débuter l’analyse, il importe de rappeler qu’en matière d’ordonnance de confidentialité, la norme d’intervention applicable à l’exercice du pouvoir discrétionnaire par le juge de première instance est celle de l’erreur manifeste et déterminante dans l’appréciation des faits, ou celle de la décision correcte lorsqu’il y a erreur de droit[9].
  2.            Consacré par l’article 11 du Code de procédure civile en droit québécois, le principe de la publicité des débats judiciaires est fondamental et exige que les procédures et les débats judiciaires soient accessibles au public et aux médias, ce qui inclut la publication de l’identité des parties en cause. Ce principe est inextricablement lié à la liberté d’expression prévue à l’alinéa 2b) de la Charte canadienne[10], composante essentielle de la démocratie canadienne[11]. Il existe donc une forte présomption en sa faveur[12].
  3.            En effet, en 2004, la Cour suprême réaffirme toute l’importance qu’il faut accorder dans notre société démocratique au principe de la publicité des débats judiciaires, puisqu’elle participe notamment au maintien de l’indépendance et de l’impartialité des tribunaux et fait partie intégrante de la confiance du public dans le système de justice. Elle constitue ainsi « l’élément principal de la légitimité du processus judiciaire et la raison pour laquelle tant les parties que le grand public respectent les décisions des tribunaux »[13].
  4.            Puisque le fait d’ester en justice implique nécessairement pour le justiciable de compromettre certains pans de sa vie privée en divulguant des informations de nature personnelle, la simple possibilité d’une atteinte à la réputation, la honte ou l’embarras ne sauraient suffire pour réfuter la présomption de publicité des débats judiciaires[14].
  5.            Certaines circonstances permettent toutefois exceptionnellement aux tribunaux de prononcer des ordonnances dérogeant à ce principe, notamment pour protéger des intérêts légitimes importants, comme prévu à l’article 12 C.p.c. :

12. Le tribunal peut faire exception au principe de la publicité s’il considère que l’ordre public, notamment la protection de la dignité des personnes concernées par une demande, ou la protection d’intérêts légitimes importants exige que l’audience se tienne à huis clos, que soit interdit ou restreint l’accès à un document ou la divulgation ou la diffusion des renseignements et des documents qu’il indique ou que soit assuré l’anonymat des personnes concernées.

12.  The court may make an exception to the principle of open proceedings if, in its opinion, public order, in particular the preservation of the dignity of the persons involved or the protection of substantial and legitimate interests, requires that the hearing be held in camera, that access to a document or the disclosure or circulation of information or documents specified by the court be prohibited or restricted, or that the anonymity of the persons involved be protected.

  1.            Dans l’arrêt Sherman (Succession) c. Donovan, le juge Kasirer, au nom d’une Cour suprême unanime et fort des principes déjà établis par la jurisprudence, énonce un test à trois volets cumulatifs permettant à la personne qui sollicite une exception au principe de la publicité des débats judiciaires d’avoir gain de cause par le biais d’ordonnances à cette fin, telles une ordonnance de mise sous scellés, une interdiction de publication ou de divulgation, une ordonnance de caviardage ou autres :

[38] […] Pour obtenir gain de cause, la personne qui demande au tribunal d’exercer son pouvoir discrétionnaire de façon à limiter la présomption de publicité doit établir que :

(1) la publicité des débats judiciaires pose un risque sérieux pour un intérêt public important;

(2) l’ordonnance sollicitée est nécessaire pour écarter ce risque sérieux pour l’intérêt mis en évidence, car d’autres mesures raisonnables ne permettront pas d’écarter ce risque; et

(3) du point de vue de la proportionnalité, les avantages de l’ordonnance l’emportent sur ses effets négatifs.[15]

  1.            Selon l’arrêt Sherman, la protection d’une personne contre un préjudice physique constitue un intérêt public important au sens du premier critère, distinct de celui qui relèverait de la dignité et de la protection de la vie privée[16]. Dans ce premier cas de figure, la question à trancher est alors celle de savoir si la personne concernée est exposée à un risque pour sa sécurité physique en raison de la publicité du débat judiciaire, plutôt que si elle est exposée à un tel risque de manière générale, compte tenu notamment du contexte dans lequel se situe le litige[17].
  2.            Bien qu’une preuve directe du risque pour la sécurité physique ne soit pas requise dans tous les cas, l’arrêt Sherman avance néanmoins clairement qu’il faut tout de même établir l’existence d’un préjudice objectivement discernable sur la base d’inférences logiques prises eu égard au contexte spécifique de l’affaire, allant au-delà de la simple prétention ou possibilité que ce risque existe :

[97] D’entrée de jeu, je souligne qu’une preuve directe n’est pas nécessairement exigée pour démontrer qu’un intérêt important est sérieusement menacé. Notre Cour a statué qu’il est possible d’établir l’existence d’un préjudice objectivement discernable sur la base d’inférences logiques. Or, ce raisonnement inférentiel ne permet pas de se livrer à des conjectures inadmissibles. Une inférence doit tout de même être fondée sur des faits circonstanciels objectifs qui permettent raisonnablement de tirer la conclusion par inférence. Lorsque celleci ne peut raisonnablement être tirée à partir des circonstances, elle équivaut à une conjecture.

[…]

[102] Si le simple fait d’invoquer un préjudice physique grave suffisait à démontrer un risque sérieux pour un intérêt important, il n’y aurait pas de seuil valable dans l’analyse. Le test exige plutôt que le risque sérieux invoqué soit bien appuyé par le dossier ou les circonstances de l’espèce, ce qui contribue au maintien de la forte présomption de publicité des débats judiciaires.

[Références omises; nos soulignements]

  1.            En somme, ce n’est pas le préjudice appréhendé ou celui issu d’un contexte général qu’il faut considérer, mais l’existence d’un préjudice objectivement discernable sur la base d’inférences logiques. Le simple fait d’alléguer le risque d’un préjudice physique, même grave, sans qu’il ne soit bien appuyé par les faits ou les circonstances propres de l’affaire ne suffit donc pas à la démonstration requise.
  2.            Ici, afin de conclure que c’est le cas, le juge s’appuie essentiellement sur certains passages de la demande pour l’obtention d’une ordonnance de confidentialité déposée par l’intimée, qui fait état de la crainte qu’elle entretient pour sa sécurité, crainte engendrée à la fois par le climat incertain et chargé qui règne à Montréal et sur le campus de l’Université McGill à cause du conflit israélo-palestinien, par la position qu’elle occupe à titre de présidente de la campagne du « Non » et, surtout, par la réception à ce titre de certains messages qualifiés de « menaces à peine voilées » par le juge d’instance sur la page Instagram de la campagne du « Non ». Regardons ce qu’il en est.
  3.            Reprenons d’abord certaines des allégations de la demande pour l’obtention d’une ordonnance de confidentialité, sur la base desquelles le juge s’est fondé afin d’asseoir la légitimité des craintes de l’intimée quant à sa sécurité physique :

9. As head of the No Campaign, Plaintiff has been advised by McGill students that McGill students speaking out against voting in favour of the Policy Against Genocide in Palestine were subject to intimidation and someone even being spat at.

 

10. Plaintiff wishes to remain anonymous for fear of her safety due to threats she received on social media as head of the No Campaign.

 

[…]

 

13. Plaintiff has been the subject of threats on social media on the said account, for example, an Instagram user wrote, “Really enjoyed look at the comprehensive list of followers! It’s almost like I can find a list of pro genociders at McGill – really appreciate you bringing this data…” Another user in response wrote, “facts. Made it much easier for us to find genocide supporters.”

[…]

15 Moreover, since initiating the No Campaign, Plaintiff is afraid to go on McGill campus. She only goes to campus when it is mandatory for her classes. Even when she arrives early before class, Plaintiff feels unsafe to go on McGill’s campus and would rather avoid being seen on campus due to attempts of people trying to disclose her identity.

16. Plaintiff states that anonymity is crucial to protect her from potential retaliation or harm. The stress and fear associated with being publicly identified in such contentious situation can be significant. Anonymity can help in safeguarding her mental and emotional health. Plaintiff says she is “being the face of something a lot of people disagree with”.

[…]

19. Plaintiff is entitled to the protection of her integrity, safety and privacy. In the circumstances where this lawsuit significantly raises Plaintiff’s risk of being physically assaulted, Plaintiff’s right to safety and security must take precedence over that of the publicizing the judicial debate and proceedings in the case at bar.

20. The increased risk on Plaintiff’s person is due to the nature of the claims made by Plaintiff, the threats she received even before the start of this lawsuit, and the increased violence on the Jewish community since October 7th, 2023.

  1.            Le juge cite ensuite des articles de journaux rapportant des tensions et une montée de l’antisémitisme à Montréal, ainsi que la déclaration sous serment du vice-recteur adjoint de l’Université qui déclare notamment que la ratification de la Politique diviserait la population étudiante et exacerberait les tensions sur le campus, tant pour les étudiants juifs, que musulmans ou arabes, ce qui mènerait inévitablement certains à taire leur identité et leur opinion.
  2.            Mais au-delà de ce qui précède, le juge retient avant tout que les commentaires reçus sur le site de la campagne du « Non » par le biais des réseaux sociaux sont en soi suffisants pour fonder un risque sérieux pour la sécurité physique de l’intimée et celle des membres de cette campagne[18]. Ceux-ci, au nombre de neuf, sont ici reproduits dans leur intégralité :

Pièce P-2[19]

peepeepoopooman32789: [@X] why hide behind anonymity, we can see who owns this account

Pièce P-3[20]

cbcryptoclub: Really enjoyed look at the comprehensive list of followers! It’s almost like I can find a list of pro genociders at McGill – really appreciate you bringing this data…

hamza.habibi04: Everyone who agrees with this post is a pathetic, heartless $cum

clown1129872: @hamza.habibi04 facts. Made it much more easier to find genocide supporters

Pièce P-11[21]

peepeepoopooman32789: No way your back up, thought I scared you into privating

peepeepoopooman32789: @israelmaman_ why don’t you call out [X] for not attaching her name to this account and hiding behind anonymity?

Pièce P-13[22]

peepeepoopooman32789: @r6qu3ll I straight be pissing and shitting on some evil gang shit

peepeepoopooman32789: @r6qu3ll because I’m straight up evilmaxxing. In my evil guy era. My fucked up state. Straight devious and malicious kinda guy. Just a little fellow doing evil gang stuff. Just a little goblin kind of guy. I’m just a funky evil guy. I just straight silly with my evil gang. I’m on god so silly rn. Evil gang [emoji].

[Transcription textuelle]

  1.            La pièce P-11 est également constituée du message suivant, envoyé cette fois directement à l’intimée de la part du compte peepeepoopooman32789: « So did you go private because I called you out or was it just the tipping point »[23].
  2.            Certains de ces commentaires, il faut le souligner, sont peu élogieux, de mauvais goût et certainement destinés à incommoder, voire peut-être à ébranler l’intimée quant à sa capacité de demeurer anonyme dans le cadre de la campagne référendaire, et ce, même si elle est présidente du camp du « Non ». Ces commentaires, qu’il faut évidemment dénoncer fermement et ne pas minimiser, ne semblent toutefois malheureusement pas surprenant ou inusités envers la personne qui se présente comme la figure de proue d’une position bien campée dans le cadre d’un débat aussi polarisant. En d’autres termes, la personne qui accepte de devenir présidente du camp du « Non » dans un tel contexte, devrait vraisemblablement s’attendre à ne pas faire l’unanimité et aussi peut-être se préparer à une réaction du camp adverse qui peut être insultante à son endroit.
  3.            Les commentaires de la pièce P-3 ne permettent toutefois pas d’inférer, à eux seuls, l’existence d’un risque ou d’une menace pour sa sécurité physique. Les accusations d’être pro-génocidaires sont lancées contre l’ensemble des personnes s’opposant à la Politique et non contre l’intimée personnellement.
  4.            Les autres messages, au nombre de six, proviennent tous de l’utilisateur anonyme peepeepoopooman32789. Celui-ci nomme à deux reprises l’intimée dans ses commentaires[24], en plus de lui envoyer un message privé[25]. Il lui demande s’il a « scare her into privating »[26] et mentionne qu’il se sent « evil »[27]. Ces messages laissent principalement transparaitre une animosité certaine du fait que la présidente du camp du « Non » utilise un compte anonyme pour s’exprimer, alors que le débat dans la communauté étudiante est bien lancé. Précisons d’ailleurs qu’à l’audience, il a été confirmé qu’au cours de la campagne référendaire, l’identité de l’intimée à titre de présidente de la campagne du « Non » était publique auprès des étudiants et connue de tous, rendant ainsi illusoire la nécessité même d’une ordonnance de confidentialité.
  5.            La Cour est d’avis qu’il est raisonnable de conclure, comme le fait le juge, que ces messages sont « designed to harass, intimidate, and silence the Plaintiff »[28]. Mais cette preuve est-elle suffisante pour inférer que la sécurité physique de l’intimée est à risque si son nom venait à être rendu public dans le cadre des présentes procédures? Il semble déraisonnable, voire hautement conjectural, de conclure par l’affirmative. En l’espèce, la déclaration de l’utilisateur se disant malicieux, bien que préoccupante, reste trop vague pour justifier l’existence d’une crainte avérée à l’intégrité physique de l’intimée, et ainsi constituer un intérêt public important au sens du premier critère de l’arrêt Sherman. Si une telle conclusion était retenue, toute personne recevant des commentaires désobligeants en ligne ou des critiques acérées, sans être concrètement menaçants, pourrait dès lors franchir le seuil initial du test de l’arrêt Sherman et obtenir une ordonnance visant à préserver sa confidentialité et son anonymat dans le cadre d’un débat judiciaire.
  6.            Ajoutons que ces commentaires ont tous été envoyés durant la campagne référendaire et avant le dépôt des procédures par l’intimée. En effet, depuis le début du processus judiciaire, et malgré le fait que les auteurs des messages connaissent l’identité de l’intimée, celle-ci n’a fait l’objet d’aucune menace ni d’aucun autre message déplacé pouvant laisser croire qu’il existe un risque tangible pour sa sécurité.
  7.            La Cour ne peut non plus passer sous silence le fait que les allégations de la procédure déposée par l’intimée au soutien de sa demande de confidentialité font d’abord et avant tout état de ses craintes ressenties durant la campagne référendaire, soit avant le dépôt des procédures.
  8.            Quant aux craintes entretenues du fait qu’elle a déposé un recours en injonction ainsi qu’une demande de 125 000 $ contre l’Association, elle soutient notamment au paragraphe 9 de sa demande pour ordonnance de confidentialité qu’elle « has been advised by McGill students that (…) students speaking out against voting in favour of the Policy…were subject to intimidation and someone even being spat at », au paragraphe 19 que sa poursuite « significantly raises [her] risk of being physically assaulted » et ajoute au paragraphe 20 que « The increased risk on [her] is due to the nature of the claims made by [her], the threats she received even before the start of this lawsuit, and the increased violence on the Jewish community since October 7th, 2023 ». [Nos soulignements]
  9.            Il s’agit là d’un aspect important puisque selon Sherman, la question n’est pas de savoir si la personne touchée est exposée à un risque pour sa sécurité en général, mais plutôt si la publicité du présent dossier judiciaire l’expose à un tel risque. En d’autres termes, il ne suffit pas de conclure qu’il existe un risque à la sécurité d’une personne pour limiter le caractère public du processus judiciaire. Il faut plutôt établir l’existence d’un lien entre ce risque et le processus judiciaire. La démonstration doit être faite que la publicité des débats judiciaires génère le risque en question. De plus, la Cour suprême précise bien que le simple fait d’invoquer un préjudice physique grave ne suffit pas à démontrer l’existence d’un tel risque[29].
  10.            Or, en l’espèce, l’intimée n’a soumis aucune preuve de messages reçus de manière concomitante ou postérieure au dépôt des procédures, ou même liées à celles-ci, ni sur le compte Instagram du camp du « Non » ni à titre personnel. Le dossier ne contient en effet aucune preuve établissant un risque ou un risque accru pour la sécurité physique de l’intimée depuis le dépôt des procédures, que ce soit par le biais des réseaux sociaux ou autrement. À l’audience, l’Université, qui pourtant appuie la démarche de l’appelante quant au volet relatif à la confidentialité, confirme qu’elle n’a connaissance d’aucune menace directe pour la sécurité physique de cette dernière. L’on en comprend ainsi que ses craintes exprimées ne se sont pas avérées malgré le vote et le dévoilement des résultats, et malgré aussi le fait qu’elle ait déposé une procédure en injonction et une demande en dommages contre l’Association.
  11.            Avec égards, le juge n’avait donc pas à sa disposition un contexte factuel lui permettant de lier la publicité des débats judiciaires à un risque ou même à un risque accru à la sécurité de l’intimée.
  12.            Les autres éléments présentés au juge d’instance ne sont pas suffisants non plus pour constituer le fondement de cette inférence, et ce, même si on les ajoute ou on les superpose aux commentaires déplacés reçus. Les articles de journaux déposés en preuve sont antérieurs au dépôt des procédures et font état d’un climat politique général tendu depuis le 7 octobre 2023 et d’une montée de l’antisémitisme à Montréal et ailleurs. Ces articles ne sont pas directement liés au présent débat référendaire ni à l’intimée, ni même à la situation spécifique qui prévaut à ce moment à l’Université McGill. Quant à la déclaration sous serment du vice-recteur adjoint de l’Université McGill, la Cour se range derrière l’argument de l’appelante selon lequel il s’agit ni plus ni moins que de spéculations dans ce contexte et qu’aucune menace réelle à la sécurité physique de l’intimée n’a été reçue par l’Université.
  13.            Ainsi, le juge commet une erreur manifeste et déterminante en concluant que la preuve était suffisante pour inférer l’existence d’un risque pour la sécurité physique de l’intimée au sens des principes élaborés par l’arrêt Sherman. Les allégations qui font état de ses craintes subjectives[30], voire de son ressenti face à la situation et à celle des personnes de confession juive qui a cours dans le monde, à Montréal et sur le campus de l’Université McGill, et les commentaires offensants reçus par le biais des médias sociaux, sans bien sûr en minimiser l’impact, ne sont pas suffisants pour renverser la présomption de publicité des débats judiciaires. En outre, le juge se méprend en considérant que les articles de journaux et la déclaration du vice-recteur adjoint corroborent directement les craintes de l’intimée.
  14.            En l’absence de toute preuve ou d’inférence d’un préjudice objectivement discernable, contemporaine et liée à la publicité des procédures judiciaires instituées par l’intimée, le juge commet une erreur manifeste et déterminante en accueillant la demande de confidentialité de l’intimée en l’espèce. L’appelante nous convainc que l’intimée n’a pas su démontrer qu’elle satisfaisait au premier critère de l’arrêt Sherman. Il ne sera donc pas nécessaire de se pencher sur les autres critères. La demande de confidentialité déposée par l’intimée aurait dû être rejetée.
  15.            Abordons maintenant les questions relatives au volet injonctif du dossier.
  1. La Cour supérieure a-t-elle erré en concluant à l’existence d’une apparence de droit?
  1.            Avec égards, le juge erre dans son analyse de l’existence d’une apparence de droit justifiant l’intervention de la Cour.
  2.            Après avoir énoncé les critères nécessaires à l’obtention d’une ordonnance d’injonction interlocutoire, s’autorisant de l’arrêt dans Groupe CRH c. Beauregard, 2018 QCCA 1063, le juge précise que l’intimée doit d’abord établir, après une étude préliminaire du fond du litige, l’existence d’une question sérieuse à trancher et qu’il suffit que la demande ne soit ni frivole ni vexatoire afin d’y faire droit. Il conclut que c’est le cas et que la question sérieuse à laquelle il estime devoir répondre est la suivante : est-ce que la politique contrevient à la Constitution de l’Association?
  3.            De l’avis de la Cour il ne s’agit pas là du cadre juridique applicable à la présente affaire.
  4.            Il est vrai que l’arrêt Beauregard[31], s’inspirant des critères de common law énoncés par la Chambre des lords dans l’arrêt American Cynamid Co. v. Ehticon Ltd., [1975] 1 All E.R. 504, et repris par la Cour suprême dans le cadre d’un litige constitutionnel dans Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores Ltd[32], et ensuite en matière commerciale dans RJR-MacDonald inc. c. Canada (Procureur général)[33], précise que l’étude préliminaire du fond du litige doit établir l’existence d’une question sérieuse à juger qui ne soit ni frivole ni vexatoire et que ce critère s’applique aussi dans le cadre des litiges à caractère privé.
  5.            Cela dit, une distinction importante, voire fondamentale, doit être apportée à ce principe lorsque l’injonction interlocutoire demandée, comme en l’espèce, vise à restreindre la liberté d’expression. Dans un tel cas de figure, la jurisprudence, de façon constante[34], a plutôt établi que ce test traditionnel n’est pas alors celui qui est approprié. Lorsque l’injonction recherchée vise à interdire la diffusion de propos ou à autrement restreindre la liberté d’expression, ce n’est que dans les cas manifestes et extrêmement rares qu’une injonction pourra être prononcée, étalon qui va bien au-delà de la simple détermination du caractère frivole ou vexatoire d’une question sérieuse à trancher. 
  6.            La Cour suprême dans Canada (Commission des droits de la personne) c. Canadian Liberty Net précise en effet cette différence de paradigme lorsque l’enjeu d’une affaire relève de la liberté d’expression :

[47] À mon avis, le critère énoncé dans Cyanamid ne convient pas aux circonstances de la présente espèce, même en lui apportant ces légères modifications.  La principale raison de cet état de fait est que, dans cet arrêt ainsi que dans les deux autres mentionnés en même temps, le contexte commercial donnait une signification mesurable aux facteurs de la « prépondérance des inconvénients » et du « préjudice irréparable », en plus de varier d’une affaire à l’autre.  De plus, lorsque le discours en cause n’est pas rattaché à une autre activité ou fin commerciale, il est virtuellement impossible d’appliquer les deuxième et troisième volets du critère sans porter gravement atteinte à la liberté d’expression garantie par l’al. 2b) de la Charte. Il en est ainsi parce que la personne qui s’exprime n’a habituellement aucun intérêt tangible ou mesurable outre le discours lui-même, alors que la partie qui sollicite l’injonction aura presque toujours un tel intérêt.  Ce critère, élaboré en contexte commercial, joue contre celui qui s’exprime en dehors de ce contexte, lorsque le discours en cause n’a pas d’utilité concrète et directe à part la liberté d’expression ellemême.


[48] Tant au Canada qu’en Angleterre, la jurisprudence relative aux injonctions accordées à l’égard d’allégations de déclarations diffamatoires confirme le caractère inapproprié du critère établi dans l’arrêt Cyanamid.  Dans les deux pays, les tribunaux ont refusé d’appliquer ce critère en matière d’injonctions interdisant la diffusion de déclarations diffamatoires.  Bien que la diffamation ne présente pas exactement les mêmes caractéristiques que la propagande haineuse discriminatoire, elle s’y apparente beaucoup plus que la restriction d’une activité commerciale, même lorsque l’un des éléments de cette activité est un discours. […]

[Soulignements ajoutés]

  1.            Ainsi, tant la Cour suprême[35] que la Cour[36] ont maintes fois réitéré qu’une injonction interlocutoire visant à interdire ou à restreindre des propos écrits ou oraux ne doit être accordée « que dans les cas les plus manifestes et extrêmement rares, lorsque ceux-ci sont si manifestement diffamatoires et impossibles à justifier, qu’une poursuite en diffamation serait presque certainement accueillie »[37].
  2.            Il faut donc en l’espèce corriger l’énoncé du juge lorsqu’il écrit que l’intimée n’a qu’un simple fardeau de démonstration d’une question sérieuse qui n’est ni frivole ni vexatoire afin de satisfaire les exigences de ce premier critère. Le prisme à travers lequel il analyse les faits de la présente affaire n’est pas celui qui aurait dû être utilisé.
  3.            Le juge amorce également l’examen de ce premier critère après avoir rappelé l’importance que tient la liberté d’expression dans la société canadienne et la nature fondamentale qu’elle représente pour le maintien d’une saine démocratie. Il détermine toutefois que la question qu’il doit trancher en l’espèce est celle de savoir si la Politique semble transgresser les principes énoncés à la Constitution. En ce sens, il adopte la position de l’intimée qui plaide essentiellement, comme elle l’a d’ailleurs réitéré devant la Cour, que le fondement du présent dossier ne soulève pas une question relative à la liberté d’expression ou plus largement à la transgression d’un droit fondamental, mais est plutôt relatif à un enjeu purement contractuel, à savoir si l’intimée, à titre d’étudiante et membre de l’Association, peut invoquer la violation par l’Association de sa propre Constitution en adoptant une Politique qui y contreviendrait.
  4.            Les arguments présentés de part et d’autre par les parties quant à cette question, on l’aura compris, sont diamétralement opposés. L’appelante soutient que le juge a commis une erreur de droit dans le cadre de son analyse et que le réel débat est plutôt fondé sur son droit d’affirmer et d’exprimer une opinion de nature politique, alors que l’intimée soutient que le présent débat n’est pas lié à l’exercice de la liberté d’expression, puisque l’unique question à trancher est bien celle déterminée par le juge d’instance[38]. L’intimée ajoute aussi que la Politique constitue de la littérature haineuse qui promeut l’antisémitisme et qui dénigre avec un langage extrémiste les partisans de l’État d’Israël, ce qui confirmerait sa violation du préambule de la Constitution.
  5.            Or, en l’occurrence, il s’agit incontestablement ici d’une affaire relative au respect de la liberté d’expression d’une association étudiante qui veut ratifier et mettre en œuvre une Politique adoptée démocratiquement par voie de référendum, et dont personne d’ailleurs ne remet en question le processus et le déroulement. L’intimée, qui soutient le contraire, recherche non seulement par sa procédure d’injonction[39] à interdire la diffusion et la mise en œuvre de cette Politique, mais elle réclame aussi à l’Association 125 000 $ pour les dommages qu’elle prétend subir à la suite du vote référendaire.
  6.            Tel que précédemment exprimé en matière de restriction à la liberté d’expression, il est impératif qu’une injonction ne soit prononcée que dans les cas les plus rares, exceptionnels et manifestes, lorsque la teneur des propos ou du texte attaqué sont si manifestement diffamatoires ou impossibles à justifier. La prudence est donc de mise dans un contexte qui, comme en l’espèce, relève de l’expression d’une opinion politique sur un sujet controversé[40]. Sans par ailleurs se prononcer sur le bien-fondé de celle-ci, ni autrement la qualifier, on peut constater que la Politique critique en effet sévèrement et dénonce en des termes forts les interventions des forces israéliennes dans la bande de Gaza. La Politique demande que l’Université pose des gestes concrets en réaction à ceux-ci, mais sans pour autant empêcher le dialogue ou rendre difficile, voire impossible, la réaction des membres de l’Association ou de la communauté qui y sont opposés. À première vue, et sans bien évidemment vouloir minimiser les préoccupations et la perception légitime de l’intimée quant au texte de la Politique, celui-ci est différent et se situe sur un autre spectre que celui de la propagande haineuse de l’arrêt Keegstra[41] soulevée par l’avocat de l’intimée.
  7.            En outre, les demandes énoncées dans la Politique n’engagent personne. Ni l’Université ni les membres de l’Association, qu’ils soient pour ou contre, ne sont contraints à quoi que ce soit. À travers la Politique, les étudiants membres de l’Association demandent à l’Université de poser certains gestes symboliques et commerciaux, que cette dernière est libre d’accepter ou non.
  8.            En l’espèce, nous ne sommes pas dans le cas de figure où la Politique est si manifestement diffamatoire ou si impossible à justifier qu’elle commande une intervention des tribunaux.
  9.            Le juge se trompe donc lorsqu’il détermine à ce stade qu’il existe une apparence de droit à l’injonction demandée, puisqu’il est au moins discutable (« at least arguable »[42]) que la Politique soit « possibly antisemitic »[43] et qu’elle contrevienne à certains principes phares de la Constitution, notamment ceux relatifs à l’importance de faciliter la communication et l’interaction entre tous les membres de la communauté étudiante de McGill et au respect de la dignité humaine peu importe leur origine ethnique, nationale ou leur religion[44].  Rappelons qu’en cette matière, il n’est pas suffisant que le caractère illégal des propos soit « discutable » : ceux-ci doivent être clairement indéfendables ou impossibles à justifier.
  10.            Or, dans le cadre de son analyse, le juge se dit face à deux positions irréconciliables, qu’il qualifie de troublantes : soit accorder l’injonction et possiblement s’immiscer de manière indue dans les affaires internes de l’Association étudiante en brimant sa liberté d’expression démocratique ou, soit rejeter l’injonction et permettre à « une politique possiblement antisémite » et contraire à la Constitution d’être ratifiée et mise en œuvre :

[86] The Court thus finds itself faced with two troubling possibilities:

Granting the interlocutory injunction, thereby possibly interfering inappropriately in the internal affairs of a corporate body (i.e., by stifling student democracy and freedom of expression); or

Dismissing the interlocutory injunction, thereby allowing a possibly antisemitic and unconstitutional policy from being ratified and implemented.

[Nos soulignements]

  1.            Le juge ajoute qu’en l’instance, contrairement à un jugement de la Cour suprême de la Colombie-Britannique[45] soulevant des questions semblables, des éléments de preuve supplémentaires pourraient être nécessaires lors de l’audition au fond afin d’éclairer le tribunal sur les enjeux soulevés, notamment quant à l’interprétation à donner à certains termes utilisés dans la Politique :

[95] Finally, unlike in Presch, further evidence could be adduced on the merits to provide the Court with a better understanding of the debate, including:

  • Evidence on what the Policy means when it uses terms such as “genocide,” “settler-colonialism,” “apartheid,” and “ethnic cleansing.” The SSMU argues these terms have the definitions given to them by various international authorities. Perhaps – but this is an assertion that could be confirmed and explained by the person or persons who drafted the Policy;
  • Testimony by McGill students, including the Plaintiff, who have allegedly been harmed as a result of their involvement in the “No” campaign and/or as Jewish students or supporters of Israel;
  • Testimony on how, why, and when members of the McGill administration took steps to discourage the referendum;
  • Evidence about the harassment and violence allegedly suffered by Montreal’s Jewish community and institutions since October 2023;
  • Expert evidence on antisemitic tropes; and
  • Expert evidence on the international authorities cited by the SSMU and their relevance in contextualizing the Policy. [Renvois omis]
  1.            En estimant que des éléments de preuve supplémentaires pourraient être nécessaires afin de fournir une meilleure compréhension du débat et de bien camper celui-ci, le juge reconnaît implicitement que la preuve dont il dispose n’est pas suffisante pour déterminer si la Politique contrevient ou non à la Constitution, et qu’elle n’est donc manifestement pas impossible à justifier. Le juge, qui pourtant se base en partie sur le caractère potentiellement antisémite de la Politique afin d’émettre l’injonction, estime du même souffle qu’une preuve pour le moins élaborée pourra être nécessaire afin d’éclairer le tribunal au fond, preuve qui, par ailleurs, est entièrement composée d’éléments visant à asseoir les arguments de l’intimée et d’en faire la démonstration. Ce faisant, il commet une erreur de droit en inversant le fardeau de preuve, le faisant passer des épaules de l’intimée à celles de l’Association.
  2.            Rappelons qu’en l’instance, nous ne sommes pas limités ni astreints au cadre dans lequel tente de nous confiner l’avocat de l’intimée, soit celui d’un simple litige contractuel, afin de déterminer si cette Politique contrevient ou non à la Constitution de l’Association. D’ailleurs, cette question intéresse principalement l’Association et l’Université. En ce sens, et tel que déjà indiqué, la question préalablement identifiée n’est pas la bonne puisqu’il ne s’agit pas tant dans le cadre de cette injonction au stade interlocutoire de déterminer si la Politique contrevient à la Constitution de l’Association, mais plutôt si, dans le présent contexte, l’Association peut se voir empêcher de mettre en œuvre et de ratifier la présente Politique, adoptée à la suite d’un processus démocratique.
  3.            Cela dit, même si la question devait être restreinte et analysée sous l’angle de la possible transgression de la Politique par rapport à la Constitution de l’Association, le résultat aurait été le même.
  4.            Les principes que l’on retrouve au préambule de la Constitution représentent des valeurs universelles qui doivent guider l’Association étudiante dans ses interactions avec ses membres et avec la communauté universitaire dans son ensemble. Cela dit, ces principes, si importants soient-ils, ne devraient pas être interprétés comme empêchant l’Association et ses membres de mettre de l’avant et de s’exprimer sur des sujets qui font débat, qui sont controversés ou qui autrement divisent la communauté étudiante et universitaire. Si tel était le cas, une question le moindrement sensible, critique, polarisante ou ne faisant pas l’unanimité au sein des membres et de la communauté, comme un mouvement de grève en son sein par exemple, ne pourrait jamais être soumise à un référendum sans autrement contrevenir d’emblée à la Constitution. Interprétés de cette manière, ces principes généraux auraient pour effet d’empêcher en amont tout débat clivant, toute contestation aussi musclée et impopulaire soit-elle et portant à controverse au sein de la communauté étudiante, ainsi que de museler toute discussion d’idée et d’opinion le moindrement antagoniste de manière à restreindre indument la liberté d’expression. L’Université est certainement un lieu par excellence d’expression, d’idées et d’opinions de tout acabit sur des sujets variés, voire controversés, touchant aux grands enjeux sociaux et politiques de notre société. Comme le rappelait d’ailleurs récemment la Cour suprême, « [l]a liberté d’exprimer des opinions consensuelles et inoffensives n’est pas la liberté. »[46].
  5.            Par ailleurs, à première vue, et sans bien évidemment lier d’une quelque façon le juge saisi du fond sur cette question, il est loin d’être acquis à ce stade que la Politique contrevienne à sa face même à la Constitution dans le présent dossier. Même si le vice-recteur adjoint de l’Université semble être de cet avis, la Politique n’a pas été soumise au processus entier décrit dans l’entente intervenue entre l’Association et l’Université qui prévoit, en cas de différend sur la question de savoir s’il y a ou non violation de la Constitution, un avis de défaut écrit officiel, l’institution d’un dialogue entre l’Université et l’Association afin de tenter de trouver une solution amicale au différend et ultimement, si le désaccord persiste, le renvoi à l’arbitrage afin d’en décider.
  6.            À cet égard, il est acquis que les tribunaux, à moins de raisons impérieuses, devraient éviter de s’immiscer dans les affaires des personnes morales de droit privé[47], incluant celles d’associations étudiantes, et de surcroit lorsque les recours internes pour régler le litige n’ont pas été épuisés comme en l’espèce. La Cour supérieure pourrait, après épuisement du processus, être saisie par voie de pourvoi en contrôle judiciaire de la décision arbitrale le cas échéant, mais pas en amont, à moins de raisons impérieuses.
  7.            Ce mécanisme de défaut ou recours interne a d’ailleurs été utilisé par l’Université dans l’affaire Fried c. Students’ Society of McGill University[48] où les enjeux étaient pour ne pas dire presque identiques à ceux de l’espèce, à la différence qu’après avoir reçu l’avis de défaut du vice-recteur adjoint de l’Université, l’Association a décidé de ne pas adopter la politique, rendant ainsi le litige théorique. Bien que la Cour supérieure se soit abstenue de se prononcer sur les questions liées à une potentielle dérogation de la Constitution, estimant qu’elles seraient débattues dans le présent litige, ses remarques de clôture demeurent pertinentes :

[43] Third, it must be underlined that, on their face, the issues raised by the Plaintiff in the present proceedings are more of a political than of a legal nature. The debate is best left to the political institutions in place at McGill. The usual reluctance of the courts to interfere in the internal affairs of a university or a students’ association (unless an illegality is shown to exist) is even more relevant in a situation where the issues at stake are moot and where the policy attacked does not create any real or concrete consequences for anyone.

  1.            Ces propos sont transposables en l’espèce, bien qu’ici le litige ne soit pas théorique. Comme nous l’avons déjà mentionné, la question de la conformité ou non de la Politique à la Constitution intéresse d’abord et avant tout l’Université et l’Association dans leurs rapports. Il est ainsi étonnant que l’Université se soit gardée de participer à ce débat alors qu’elle est certainement l’une des principales intéressées. Cela dit, même si la Cour tenait pour acquis que le juge avait abordé le bon cadre juridique, il aurait dû à ce moment exercer une grande prudence dans l’exercice de sa discrétion d’intervenir dans les affaires internes d’une personne morale de droit privé. Les tribunaux ne devraient pas s’immiscer dans les affaires internes de l’Association et de l’Université en l’espèce, du moins tant et aussi longtemps que ces dernières n’ont pas épuisé le processus mis en place à cet égard.
  2.            Finalement, quant aux inquiétudes soulevées par le juge au sujet de la période pendant laquelle la Politique, si ratifiée, resterait en vigueur, celles-ci doivent être écartées puisqu’elles intéressent le fond du litige et non le stade interlocutoire de celui-ci.
  3.            Ainsi, compte tenu de ce qui précède, il y a lieu d’intervenir et d’infirmer le jugement d’instance.
  4.            Même si ceci est suffisant pour accueillir l’appel, la Cour se penchera néanmoins brièvement sur les deux autres critères qu’il y a lieu de traiter ensemble, soit le préjudice irréparable et la balance des inconvénients.
  1. La Cour supérieure a-t-elle erré en concluant que l’intimée avait réussi à démontrer l’existence d’un préjudice irréparable et que la balance des inconvénients favorise l’octroi de l’injonction interlocutoire?
  1.            La Cour suprême du Canada, sous la plume du juge Bastarache dans Canada (Commission des droits de la personne) c. Canadian Liberty Net, précisait que lorsqu’une injonction interlocutoire vise à restreindre des propos haineux ou diffamatoires, le test traditionnel doit être adapté puisqu’autrement il serait impossible d’appliquer le critère du préjudice irréparable et la balance des inconvénients sans porter gravement atteinte à la liberté d’expression, valeur phare de notre société, faut-il encore une fois le rappeler.
  2.            En l’espèce, l’appelante nous convainc que le juge ne pouvait conclure à l’existence d’un préjudice irréparable. Rappelons que le terme « irréparable » réfère à la nature du préjudice plutôt qu’à son étendue. Il s’agit d’un préjudice qui n’est pas susceptible d’être quantifié monétairement ni remédié par l’octroi de dommages-intérêts.
  3.            Or, et en premier lieu, l’intimée poursuit justement l’Association pour compenser le préjudice qu’elle dit subir à la suite de la violation par l’Association de ses obligations contractuelles envers elle, soit plus particulièrement par la tenue du vote et du dévoilement des résultats référendaires : 100 000 $ de dommages moraux et 25 000 $ de dommages exemplaires. Il est évident que son préjudice, si avéré, est susceptible d’être compensé monétairement.
  4.            En second lieu, la nature et l’étendue du préjudice invoqué par celle-ci dans le cadre de ses procédures, sont le reflet d’une crainte subjective liée non seulement à la ratification éventuelle de la Politique mais surtout au processus référendaire incluant le résultat du vote et à sa participation active comme présidente du « Non ». Comme le souligne à juste titre l’appelante, l’injonction ne se satisfait pas de considérations hypothétiques et ne peut être prononcée en l’absence d’une atteinte actuelle ou imminente à un droit apparent[49].
  5.            En troisième lieu, l’intimée ne fait état d’aucun préjudice individuel et personnel qu’elle subira en raison de l’adoption et de la ratification de la Politique. Comme le confirme d’ailleurs le juge d’instance, l’intimée met de l’avant l’intérêt de sa communauté à voir l’injonction interlocutoire accordée et maintenue, et le préjudice qui risque selon elle de s’ensuivre est général à la communauté étudiante à laquelle elle s’identifie, sans être distinct du sien :

[106] In support of its submission that the Injunction Application satisfies this criterion, the Plaintiff cites the climate of fear created by the referendum, as well as the emotional harm she and other members of McGill’s Jewish community have suffered and would continue to suffer if the Policy were adopted. Without minimizing these allegations, the Court notes that no expert evidence has been adduced to substantiate them. While the Court can infer that the threats received by the Plaintiff would produce anxiety and distress in an average person, it is not prepared to conclude this constitutes serious or irreparable harm sufficient to justify an injunctive order. As mentioned above, injunctions remain exceptional remedies.

  1.            Or, selon notre droit, l’intérêt direct et personnel d’une personne à se pourvoir devant les tribunaux lui est conféré par un droit distinct qui lui est propre, personnel et attaché à sa propre individualité plutôt qu’à celle de la société, de sa communauté ou du groupe auquel elle appartient[50].
  2.            Comme le résume bien la Cour suprême dans Bou Malhab dans des propos transposables à l’injonction[51] :

[44] […] Par ailleurs, une personne ne possède pas, simplement à titre de membre d’un groupe, l’intérêt suffisant pour exercer un recours en dommages-intérêts pour un préjudice subi par le groupe à titre de groupe. Pour être suffisant, l’intérêt doit notamment être direct et personnel. Même si les attributs du groupe et ceux de la partie demanderesse ne sont pas mutuellement exclusifs, il demeure cependant que cette dernière doit être en mesure de faire valoir un droit qui lui est propre.

  1.            En l’absence d’une démonstration d’un préjudice personnel qui lui est propre, l’intimée ne peut revendiquer le préjudice d’une collectivité, même si celui-ci l’atteint en tant que personne appartenant à celle-ci[52]. L’intimée échoue à démontrer l’existence d’un préjudice irréparable.
  2.            Quant à la balance des inconvénients, il est clair, à la lumière des conclusions à laquelle la Cour en arrive au sujet de l’apparence de droit et du préjudice irréparable, que celle-ci penche sans équivoque en faveur de l’appelante. Cette dernière est empêchée de ratifier et de mettre en œuvre une Politique dûment adoptée à la suite d’un processus démocratique et qui, rappelons-le, critique sévèrement et de manière forte les politiques du gouvernement israélien et demande à l’Université de prendre certaines actions, sans pour autant l’y contraindre. 
  3.            Le juge pondère l’atteinte à la dignité de l’intimée en tant qu’étudiante juive avec l’atteinte à la liberté d’expression et à la démocratie étudiante. Avec égards, la preuve est manifestement insuffisante pour conclure que la balance des inconvénients penche en faveur de la première. Le juge n’étaye pas son raisonnement qui l’amène à conclure au caractère potentiellement antisémite de la Politique et, de ce fait, à l’atteinte à la dignité de l’intimée. En revanche, l’Association et les milliers d’étudiants qui ont voté pour l’adoption de la Politique se voient privés de faire valoir leurs critiques et revendications, avec lesquelles on peut ou pas être d’accord, mais qui constitue néanmoins l’expression première de leurs idées et de leur liberté d’expression sociales et politiques. La Cour estime que l’analyse de la balance des inconvénients milite en faveur de la cessation de l’entrave à leur liberté d’expression.
  4.            Finalement, à l’audience, l’appelante a insisté sur le fait que l’intimée n’avait plus d’intérêt juridique pour continuer à agir dans le présent dossier puisqu’elle avait complété ses études de premier cycle en juin 2024 et n’était donc plus membre de l’Association. Cette question, bien qu’intéressante, n’est pas centrale au débat devant la Cour, puisque c’est l’appelante qui se pourvoit en appel et demande d’infirmer le jugement sur la base de l’analyse effectuée par le juge. Cette question se soulèvera peut-être lors du déroulement futur des procédures en première instance, et sera donc laissée à l’évaluation de la Cour supérieure pour la suite du dossier.

POUR CES MOTIFS, LA COUR :

  1.            ACCUEILLE l’appel, avec les frais de justice;
  2.            INFIRME le jugement de première instance et procédant à rendre le jugement qui aurait dû être rendu;
  3.            REMPLACE les paragraphes [117] à [126] du jugement de première instance par les suivants :

[117] REJETTE la demande d’ordonnance de confidentialité, frais de justice à suivre le sort du litige;

[118] REJETTE la demande d’injonction interlocutoire, frais de justice à suivre le sort du litige.

 

 

 

 

JOCELYN F. RANCOURT, J.C.A.

 

 

 

 

 

CHRISTINE BAUDOUIN, J.C.A.

 

 

 

 

 

ÉRIC HARDY, J.C.A.

 

 

 

 

Me Sibel Ataogul

Me Clarisse Émond-Larochelle

melançon, marceau, grenier cohen

Pour l’appelante

 

Me Michael N. Bergman

Me Patrycja Nowakowska

bergman & associés

Pour l’intimée

 

Me Olga Redko

imk

Pour la mise en cause

 

Date d’audience :

11 mars 2025

 


[1]  RLRQ, c. C-38; A.A. paragr. 1.

[2]  RLRQ, c. A-3.01; A.A. paragr. 1.

[3]  À l’exception des étudiants inscrits dans des programmes d’études supérieures, des étudiants inscrits à la Faculté des sciences agricoles et environnementales, des étudiants inscrits au Centre d’éducation permanente et des étudiants qui sont également membres du personnel enseignant à temps plein.

[4]  Voir notamment le Règlement interne relatif aux élections et aux référendums.

[5]   The Constitution of the Students’ Society of McGill University.

[6]  Art. 11 C.p.c.

[7]  Les trois critères énoncés par l’arrêt Sherman sont : 1. La publicité des débats judiciaires pose un risque sérieux pour un intérêt public important; 2. L’ordonnance sollicitée est nécessaire pour écarter ce risque sérieux pour l’intérêt mis en évidence, car d’autres mesures raisonnables ne permettront pas d’écarter ce risque; et 3) du point de vue de la proportionnalité, les avantages de l’ordonnance l’emportent sur ses effets négatifs.

[8]  Groupe CRH Canada inc. c. Beauregard, 2018 QCCA 1063.

[9]  L.B. c. J.S., 2021 QCCA 1593, paragr. 6; Dis Son Nom c. Marquis, 2022 QCCA 841, paragr. 62; S. c. Lamontagne, 2020 QCCA 663, paragr. 9; Société Radio-Canada c. Nouveau-Brunswick (Procureur général), [1996] 3 R.C.S. 480, 1996 CanLII 184 (CSC), paragr. 78.

[10]  Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, c. 11.

[11]  Sherman (Succession) c. Donovan, 2021 CSC 25, paragr. 1-2; A.B. c. Bragg Communications Inc., 2012 CSC 46, paragr. 11; Vancouver Sun (Re), 2004 CSC 43, paragr. 23 et 26; S. c. Lamontagne, 2020 QCCA 663, paragr. 11-12.

[12]  Sherman (Succession) c. Donovan, 2021 CSC 25, paragr. 1-2 et 37; A.B. c. Bragg Communications Inc., 2012 CSC 46, paragr. 11; A.G. (Nova Scotia) c. MacIntyre, [1982] 1 R.C.S. 175, p. 189, 1982 CanLII 14 (CSC), paragr. 34.

[13]  Vancouver Sun (Re), 2004 CSC 43, paragr. 25 et 26.

[14]  Sherman (Succession) c. Donovan, 2021 CSC 25, paragr. 2; S. c. Lamontagne, 2020 QCCA 663, paragr. 15-17.

[15]  Sherman (Succession) c. Donovan, 2021 CSC 25, paragr. 38.

[16]  Id., paragr. 96.

[17]  Id., paragr. 100.

[18]  X c. Students' Society of McGill University, 2024 QCCS 1879, paragr. 34.

[19]  Pièce P-2, Screenshots of Instagram comments [CONFIDENTIEL].

[20]  Pièce P-3, Screenshots of Instagram comments.

[21]  Pièce P-11, Exhibits 1-3: Plaintiff has faced personal harassment and intimidation.

[22]  Pièce P-12, Exhibits 4-6: Implicit threats directed at opponents of Question 9.

[23]  Pièce P-11, Exhibits 1-3: Plaintiff has faced personal harassment and intimidation.

[24]  Pièce P-2, Screenshots of Instagram comments [CONFIDENTIEL]; Pièce P-11, Exhibits 1-3: Plaintiff has faced personal harassment and intimidation.

[25]  Pièce P-11, Exhibits 1-3: Plaintiff has faced personal harassment and intimidation.

[26]  Pièce P-11, Exhibits 1-3: Plaintiff has faced personal harassment and intimidation.

[27]  Pièce P-12, Exhibits 4-6: Implicit threats directed at opponents of Question 9.

[28]  X c. Students' Society of McGill University, 2024 QCCS 1879, paragr. 43.

[29]  Sherman (Succession) c. Donovan, 2021 CSC 25, paragr. 102 et 103.

[30]  Voir notamment le paragr. 16 de la demande de confidentialité.

[31]  Groupe CRH Canada inc. c. Beauregard, 2018 QCCA 1063, paragr. 28.

[32]  Manitoba (P.G.) c. Metropolitan Stores Ltd., 1987 CanLII 79 (CSC), [1987] 1 R.C.S. 110, p. 128.

[33]  RJR-Macdonald Inc. c. Canada (Procureur général), 1994 CanLII 117 (CSC), [1994] 1 R.C.S. 311, p. 335.

[34]  Voir notamment Champagne c. Collège d’enseignement général et professionnel (CEGEP) de Jonquière, 1997 CanLII 10001 (QC CA); [1997] R.J.Q. 2397, p. 2402-2403 (C.A.); Canada (Commission des droits de la personne) c. Canada Liberty Net, [1998] 1 R.C.S. 626, 1998 CanLII 818; Prud'homme c. Rawdon (Municipalité de), 2010 QCCA 584,paragr. 57; Lavoie c. Vailles, 2013 QCCA 1482, paragr. 25; R. c. Société RadioCanada, 2018 CSC 5, paragr. 20.

[35]   R. c. Société RadioCanada, 2018 CSC 5.

[36]  Champagne c. Collège d’enseignement général et professionnel (CEGEP) de Jonquière, 1997 CanLII 10001 (QC CA); Prud'homme c. Rawdon (Municipalité de), 2010 QCCA 584; Lavoie c. Vailles, 2013 QCCA 1482.

[37]  Champagne c. Collège d’enseignement général et professionnel (CEGEP) de Jonquière, 1997 CanLII 10001 (QC CA), cité avec approbation dans Canada (Commission des droits de la personne) c. Canada Liberty Net, [1998] 1 R.C.S. 626, 1998 CanLII 818, paragr. 49.

[38]  Demande d’injonction interlocutoire et provisoire, 17 novembre 2023.

[39]  Voir les conclusions recherchées dans sa demande introductive d’instance modifiée : « CONDEMN the defendant to pay to the Plaintiff the sum of $125,000.00 together with interest and interest indemnity according to article 1619 of the Civil Code of Quebec; ISSUE a permanent injunction ordering SSMU, its directors, employees, agents, and representatives not to implement the Policy Against Genocide in Palestine under pain of penalty of contempt of court ».

[40]  Association générale des étudiants de la Faculté des lettres et sciences humaines de l'Université de Sherbrooke c. Roy Grenier, 2016 QCCA 86, paragr. 51; Canada (Commission des droits de la personne) c. Canada Liberty Net, [1998] 1 R.C.S. 626, 1998 CanLII 818, paragr. 47-49; Prud'homme c. Rawdon (Municipalité de), 2010 QCCA 584, paragr. 57.

[41]  R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697, 1990 CanLII 24 (CSC).

[42]   X c. Students' Society of McGill University, 2024 QCCS 1879, paragr. 92.

[43]  Id., paragr. 86.

[44]  Id., paragr. 83 et 86.

[45]  Presch v. Alma Mater Society of the University of British Columbia, 2017 BCSC 963.

[46]  Ward c. Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse), 2021 CSC 43, paragr. 60; voir également Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), 1989 CanLII 87, [1989] 1 R.C.S. 927, p. 968.

[47]  Voir notamment Matossian c. Canadian Heritage of Quebec, 2007 QCCA 1155, où la Cour, sous la plume de la juge Pierrette Rayle, écrivait : « [24] Absent compelling reasons, the courts have no jurisdiction over the internal management of private non-profit corporations, as long as they are acting in good faith and within their powers. »; Highwood Congregation of Jehovah’s Witnesses (Judicial Committee) c. Wall, 2018 CSC 26. Blais c. Union étudiante de Concordia, 2009 QCCS 1548 paragr. 33; Bamba c. Association générale des étudiantes et étudiants de l’Université du Québec en Outaouais, 2011 QCCS 6730.

[48]  Fried c. Students' Society of McGill University, 2024 QCCS 1381.

[49]  Association générale des étudiants de la Faculté des lettres et sciences humaines de l'Université de Sherbrooke c. Roy Grenier, 2016 QCCA 86, paragr. 39.

[50]  Morin Gonthier c. Bernstein, 2018 QCCA 795, paragr. 17, citant Denis Ferland et Benoît Emery, Précis de procédure civile du Québec, 5e éd., vol. 1, Cowansville, Yvon Blais, 2015, p. 369 et s.

[51]  Bou Malhab c. Diffusion Métromédia CMR inc., 2011 CSC 9; voir Jeunes canadiens pour une civilisation chrétienne c. Fondation du Théâtre du Nouveau-Monde, [1979] C.A. 491 et Zhang c. Chau, 2003 CanLII 47974 (QC CA).

[52]  Jeunes canadiens pour une civilisation chrétienne c. Fondation du Théâtre du Nouveau-Monde, [1979] C.A. 491.

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