Décision

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A.B. c. Cégep de Granby

2025 QCCQ 2309

COUR DU QUÉBEC

« Division des petites créances »

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

BEDFORD

LOCALITÉ DE

GRANBY

« Chambre civile »

 :

460-32-701482-233

 

DATE :

 15 avril 2025

______________________________________________________________________

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE

L’HONORABLE

SOPHIE LAPIERRE, J.C.Q.

______________________________________________________________________

 

A. B.

Partie demanderesse

c.

CÉGEP DE GRANBY

Partie défenderesse

______________________________________________________________________

 

JUGEMENT

 

 

Au début de l’audience, le Tribunal a accordé la demande d’anonymisation et de confidentialité présentée par A. B. et ordonné qu’elle soit désignée dans le présent jugement par les initiales A. B. Le Tribunal ne nomme pas l’intervenant dont il est question dans l’affaire afin de protéger l’identité d’A. B.

  1.                 A. B. poursuit le Cégep de Granby en dommages et demande au Tribunal de retenir sa responsabilité à la suite d’agressions sexuelles subies par elle et commises par un intervenant avec qui le Cégep collabore dans ses activités pédagogiques au diplôme d’études collégiales en éducation spécialisée.
  2.                 A. B. étudie en éducation spécialisée au Cégep de Granby et rencontre l’intervenant lors d’une activité pédagogique. Peu de temps après, ils entreprennent une relation thérapeutique qui se termine quelques mois plus tard, faute de capacité financière d’A. B. pour payer les services de l’intervenant. La relation personnelle entre eux se poursuit et c’est au cours de cette relation que l’intervenant agresse sexuellement A. B.
  3.                 Un jugement reconnait la responsabilité criminelle de l’intervenant après la tenue d’un procès. Il a abusé de la confiance qu’A. B. avait en lui, tout au long de la relation, pour lui soutirer son consentement à des relations sexuelles. Le consentement est jugé invalide et conduit à la conclusion que les relations sexuelles constituent des agressions sexuelles. En plus, à au moins deux reprises, A. B. n’avait exprimé aucun consentement.
  4.                 Dans l’intervalle, A. B. dénonce l’intervenant à deux enseignantes et à une personne-ressource à l’emploi du Cégep. Elle cherche de l’aide et demande que des mesures soient prises pour éviter qu’elle n’entre à nouveau en contact avec l’intervenant. Elle prétend que personne ne l’a aidée. On lui a plutôt demandé de se taire.
  5.                 A. B. reproche au Cégep et à ses employés d’avoir permis à l’intervenant de promouvoir ses services privés lors d’activités pédagogiques, d’avoir voulu la dissuader de porter plainte à la police plutôt que de l’orienter vers les ressources appropriées, et son inaction pour la protéger après sa dénonciation.
  6.                 Le Cégep plaide que le recours d’A. B. est éteint par prescription. Subsidiairement, le Cégep plaide l’absence de lien de préposition avec l’intervenant, qui ferait obstacle à ce que sa responsabilité soit retenue. Le Cégep plaide aussi l’absence de faute pouvant engager sa responsabilité.

Les questions en litige

  1.                 Le Tribunal est appelé à décider des questions suivantes :

-          Quelles sont les obligations du Cégep à l’égard d’une personne étudiante qui dénonce une inconduite sexuelle subie aux mains d’un intervenant avec qui le Cégep collabore?

-          La direction du Cégep et/ou ses employés ont-ils commis une faute en ne se conformant pas à ces obligations?

-          Le Cégep peut-il être tenu responsable pour la faute commise par l’intervenant qui n’est pas son employé?

-          Si la responsabilité du Cégep est engagée, quel est le préjudice subi par A. B. qui est causé directement par la ou les fautes commises par le Cégep?

-          Le recours est-il prescrit?

 

La prescription

  1.                Le Tribunal choisit de trancher d’abord la question de prescription puisque si le recours est prescrit, il est inutile de s’attarder au fond du litige.
  2.                Le 14 janvier 2025, la Cour du Québec déclare l’intervenant coupable d’avoir agressé sexuellement A. B. entre le 1er avril 2017 et le 1er septembre 2019.
  3.            A. B. intente son recours contre le Cégep le 23 janvier 2023.
  4.            Le Cégep plaide que le recours est prescrit et invoque le délai de prescription extinctive de trois ans pour un recours qui tend à faire valoir un droit personnel[1]. Il prétend que plus de trois ans se sont écoulés depuis la dernière agression.
  5.            Le Tribunal rejette ce moyen de défense et conclut que le recours d’A. B. est imprescriptible.
  6.            La position adoptée par le Cégep ignore l’article 2926.1 du Code civil du Québec qui se lit ainsi :

2926.1. L’action en réparation du préjudice corporel résultant d’un acte pouvant constituer une infraction criminelle se prescrit par 10 ans à compter du jour où la personne victime a connaissance que son préjudice est attribuable à cet acte. Cette action est cependant imprescriptible si le préjudice résulte de la violence subie pendant l’enfance, de la violence sexuelle ou de la violence conjugale. Constitue une violence subie pendant l’enfance au sens du présent article, une thérapie de conversion, telle que définie par l’article 1 de la Loi visant à protéger les personnes contre les thérapies de conversion dispensées pour changer leur orientation sexuelle, leur identité de genre ou leur expression de genre (chapitre P-42.2).

[…]

  1.            Cette disposition, qui se lisait différemment à l’époque de son adoption, a été introduite en 2013. Elle allongeait le délai de prescription de 3 ans à 10 ans si le préjudice corporel résultait d’un acte qui pouvait constituer une infraction criminelle, et de 3 ans à 30 ans s’il s’agissait d’un acte à caractère sexuel. En 2020, le législateur modifiait la disposition et rendait imprescriptible le recours en réparation du préjudice résultant de la violence sexuelle[2].
  2.            Cette modification majeure s’applique sans égard à tout autre délai de prescription applicable avant son entrée en vigueur[3].
  3.            Cette imprescriptibilité vaut tant à l’égard de l’auteur de la violence à caractère sexuel qu’à l’égard des autres personnes qui peuvent être tenues responsables du préjudice qui en résulte[4].
  4.            Ainsi, le recours d’A. B. contre le Cégep, par lequel elle demande la réparation du préjudice subi à la suite des agressions à caractère sexuel commises par l’intervenant, est imprescriptible.

Les obligations du Cégep

  1.            La responsabilité civile d’une personne repose d’abord sur l’existence d’une faute. Une faute consiste en l’inexécution ou l’exécution déficiente d’une obligation. Quelles sont les obligations du Cégep à l’égard d’une personne étudiante qui dénonce une inconduite sexuelle subie aux mains d’un intervenant avec qui le Cégep collabore?
  2.            Les obligations du Cégep découlent de plusieurs sources.
  3.            D’abord, en vertu du droit commun et comme toute personne, le Cégep doit agir de façon à ne pas nuire à autrui[5].
  4.            Ensuite, les obligations du Cégep découlent de lois particulières. Deux lois sont pertinentes dans la présente affaire.
  5.            La Loi sur les collèges d’enseignement général et professionnel[6] s’applique au Cégep de Granby. Elle comporte des dispositions qui prévoient que tout contrat qui permet l’utilisation d’un immeuble d’un collège est réputé contenir une clause permettant de le résilier lorsque le cocontractant ou toute autre personne a un comportement qui peut raisonnablement faire craindre pour la sécurité physique ou psychologique des étudiants[7].
  6.            Cette loi prévoit aussi que le ministre chargé de son application peut désigner une personne pour enquêter, peut assumer l’administration du collège en lieu et place du conseil d’administration, peut retenir ou annuler une subvention destinée au collège, lorsqu’existe une situation pouvant raisonnablement faire craindre pour la sécurité physique ou psychologique des étudiants[8].
  7.            Une seconde loi particulière oblige le Cégep à agir spécifiquement en matière de violence à caractère sexuel dans son établissement. Il s’agit de la Loi visant à prévenir et à combattre les violences à caractère sexuel dans les établissements d’enseignement supérieur[9]. Cette loi est entrée en vigueur le 8 décembre 2017[10]. Son but est énoncé à l’article 1 :


1. La présente loi a pour objet de renforcer les actions pour prévenir et pour combattre les violences à caractère sexuel dans les établissements d’enseignement supérieur et de contribuer à favoriser un milieu de vie sain et sécuritaire pour les étudiants et les membres du personnel. À cette fin, elle prévoit notamment la mise en oeuvre de moyens de prévention, de sensibilisation, de responsabilisation, d’accompagnement et d’aide aux personnes.

Dans la présente loi, la notion de violence à caractère sexuel s’entend de toute forme de violence commise par le biais de pratiques sexuelles ou en ciblant la sexualité, dont l’agression sexuelle.

Cette notion s’entend également de toute autre inconduite qui se manifeste notamment par des gestes, paroles, comportements ou attitudes à connotation sexuelle non désirés, incluant celle relative aux diversités sexuelles ou de genre, exprimés directement ou indirectement, y compris par un moyen technologique.

  1.            L’article 3 de cette loi oblige le Cégep à établir une politique qui a pour objectif de prévenir et de combattre les violences à caractère sexuel. Cette politique doit notamment prévoir :

-          les modalités pour effectuer un signalement ou une plainte;

-          le suivi qui sera fait auprès de la personne et les mesures qui seront prises pour l’accommoder;

-          un soutien psychosocial et d’accompagnement;

-          ce que l’établissement et son personnel doit faire lorsque des violences à caractère sexuel sont portées à leur connaissance;

-          des mesures visant à assurer la confidentialité des signalements et plaintes, et à protéger la personne contre d’éventuelles représailles;

-          qu’aucune mesure ne peut obliger une personne à garder le silence dans le but de ne pas nuire à la réputation de l’établissement.

  1.            L’effet combiné de l’obligation générale de ne pas nuire à autrui et des dispositions des lois particulières applicables, crée une obligation d’agir lorsqu’une personne étudiante dénonce être l’objet de toute forme de violence à caractère sexuel par une personne qui intervient auprès d’elle dans un cadre pédagogique. L’intention du législateur de protéger les victimes de violence à caractère sexuel dans notre société s’exprime sans équivoque en rendant imprescriptibles les recours en dommages qui en découlent.
  2.            Le Cégep, ses enseignants et employés, ont le devoir de prendre des mesures pour assurer la sécurité de la personne étudiante qui dénonce une personne ou signale une situation qui lui fait craindre pour sa sécurité psychologique au sein de l’établissement, de la diriger vers des ressources appropriées, et d’assurer un suivi auprès de cette personne.
  3.            Le Cégep et ses employés ne peuvent l’inciter à garder le silence.

La faute

  1.            Le 13 septembre 2016, A. B. rencontre l’intervenant lors d’une conférence donnée par des éducateurs spécialisés dans le cadre d’un cours obligatoire. L’activité s’intitule « Les éducateurs spécialisés et les milieux ». Lors de sa présentation, l’intervenant en profite pour faire la promotion de son entreprise qui offre des services d’entrainement et de développement personnel et physique[11].
  2.            À la suite de la présentation de l’intervenant, A. B. le contacte et lui demande d’avoir recours à ses services. Environ un mois plus tard, la relation thérapeutique débute et se poursuit jusqu’au mois d’avril suivant. À ce moment, A. B. n’a plus les moyens financiers pour payer les services de l’intervenant. Malgré cela, A. B. et l’intervenant maintiennent une relation étroite, marquée par la confiance qu’A. B. place en ce dernier. Il profite de cette confiance pour agresser sexuellement A. B jusqu’au 26 août 2019.
  3.            Un mois suivant l’agression sexuelle du 26 août 2019, A. B. en parle à deux enseignantes, séparément.
  4.            Elle en parle d’abord à Annie Gagné. A. B. témoigne qu’elle s’ouvre auprès de cette dernière sur son questionnement à l’égard de ce qu’elle vit. A. B. se demande si c’est bien ou mal et ce qu’elle doit faire. Selon A. B., Mme Gagné lui dit qu’elle doit accepter d’avoir « couché avec un homme marié » et ne lui offre aucune aide. Le souvenir d’A. B. n’est pas clair mais elle croit que Mme Gagné l’a découragée d’en parler à qui que ce soit.
  5.            Mme Gagné ne témoigne pas à l’audience.
  6.            A. B. en parle aussi à l’enseignante Isabelle Giard qui, selon elle, lui conseille de ne pas parler des abus ou des agressions parce que le faire mettrait A. B. et l’intervenant dans « le trouble » et qu’A. B. pourrait être poursuivie en diffamation. A. B. demande à Mme Giard ce qu’elle doit faire pour éviter de croiser l’intervenant dans le cadre de ses études. Selon A. B., Mme Giard aurait répondu que l’intervenant pouvait continuer de participer à la vie collective du Cégep. A. B. comprend qu’il n’y avait rien à faire.
  7.            Mme Giard n’a pas le même souvenir de cette discussion avec A. B. Elle témoigne qu’A. B. lui a dévoilé les contacts sexuels avec l’intervenant et de possibles abus. Elle relate qu’A. B. se questionnait sur la nature de la relation qu’elle entretenait avec l’intervenant et si cette relation s’inscrivait ou non dans un processus de coaching. Mme Giard témoigne qu’elle croit d’emblée A. B., qu’elle nomme des ressources qui peuvent l’aider et lui conseille fortement d’y faire appel. Le même jour, Mme Giard écrit à l’intervenant pour l’informer de ce qu’elle a appris, qu’elle se retire de ses réseaux sociaux et qu’elle laissera la justice suivre son cours. Elle n’aura aucun autre contact avec l’intervenant par la suite.
  8.            Loin de se terminer, son intervention auprès d’A. B. se continue. Mme Giard produit des dizaines de courriels échangés, qui s’étendent sur une période débutant au mois d’octobre 2019 et se terminant au mois d’août 2020. Ces échanges de courriels, qui mentionnent en plus des échanges par téléphone et par vidéo, témoignent de son soutien en continu, de ses conseils et de ses encouragements. Le 17 décembre 2019, le 19 juin 2020 ainsi que le 27 juillet 2020, A. B. remercie Mme Giard pour son soutien qui ne s’essouffle pas.
  9.            Mme Giard témoigne que lors d’une activité pédagogique appelée « Nuit des sans-abris », elle a dirigé A. B. vers une activité différente de celle où œuvrait l’intervenant, afin qu’A. B. évite de le rencontrer.
  10.            Finalement, Mme Giard explique qu’elle s’assurait qu’A. B. s’assied à l’avant de la classe, et que la porte soit laissée ouverte, afin d’apaiser ses craintes.
  11.            A. B. n’a pas contredit Mme Giard, sauf quant à la discussion initiale du dévoilement.
  12.            Toujours à l’automne 2019, à la même époque que ses dénonciations auprès des enseignantes Gagné et Giard, A. B. cherche de l’aide auprès de Stéphanie Gagnon du Carrefour de la réussite, un service du Cégep qui met différentes ressources à la disposition des personnes étudiantes. Selon A. B., Mme Gagnon lui propose de regarder avec elle les démarches qu’A. B. peut effectuer dans les circonstances. Puis, un certain Éric s’implique dans le processus. Cependant, personne ne fera quoi que ce soit. Dans un courriel du 29 novembre 2019, Mme Gagnon écrit à A. B. ce qui suit :

[...]

Donc … tel que demandé, j’ai parlé à Éric. Annie [Gagné?] lui avait déjà parlé.

Ils ont discuté de la situation, ils ont convenu de ne pas agir vs la situation ou la participation de l’intervenant aux activités liées au Cégep.

Cela limite donc le risque qu’il porte plainte contre toi en lien avec une atteinte à sa réputation, du moins, pas en lien avec le département de TES du Cégep.

[…]

  1.            Mme Gagnon et Éric ne témoignent pas à l’audience.
  2.            Finalement, un peu plus tard mais à un moment qui reste imprécis, A. B. s’ouvre auprès d’un autre enseignant, Pierre-Philippe Lefebvre. Ce dernier encourage A. B. à porter plainte à la Sûreté du Québec puisque la plainte déjà logée auprès du service de police de Longueuil n’aurait pas été retenue. Selon A. B., M. Lefebvre est dégoûté par l’attitude passive du Cégep. Il prend le temps de réfléchir et discuter avec elle de ce que le Cégep doit faire pour éviter qu’elle entre en contact à nouveau avec l’intervenant. Ensemble, ils élaborent un projet de politique pour protéger les étudiants dans les cas de dénonciation de violence à caractère sexuel, qu’ils présentent à la direction du Cégep.
  3.            M. Lefebvre ne témoigne pas à l’audience.
  4.            Outre le témoignage de Mme Giard, le Cégep n’offre aucune preuve pertinente. Son directeur actuel, Vincent Larose, qui n’était pas membre de la direction du Cégep à l’époque des faits, témoigne que dès que la direction a été mise au courant de la dénonciation d’A. B., le Cégep a cessé le placement de stagiaires auprès de l’organisme qui emploie l’intervenant et a cessé d’utiliser ses services à titre de conférencier.
  5.            Le Tribunal ignore comment la direction du Cégep a été mise au courant de la dénonciation d’A. B. ni à quel moment.
  6.            Le Tribunal ignore également si la politique que devait adopter le Cégep pour contrer les violences à caractère sexuel a été adoptée avant la date butoir prévue par la loi, le 1er septembre 2019, ni si elle a été mise en œuvre.
  7.            Le témoignage de M. Larose est vague, général, imprécis. Au surplus, il relate des faits dont il n’a aucune connaissance personnelle.
  8.            Une chose est toutefois établie : aucune des personnes informées au Cégep n’a mis en doute la véracité de ce qu’A. B. a dénoncé. Malgré cela, le Cégep et ses employés n’ont rien fait pour assurer la sécurité d’A. B., l’accompagner à la suite à sa dénonciation, et l’informer de quelque suivi que ce soit. L’inaction de ces personnes ne correspond pas au comportement attendu dans les circonstances, et cette inaction a nui à A. B.
  9.            A. B. a été incitée à garder le silence, ce qui est inacceptable, surtout au sein du corps enseignant en éducation spécialisée, une discipline qui s’intéresse aux victimes de violence à caractère sexuel et aux personnes vulnérables.
  10.            Une fois informé, le Cégep a fait trop peu trop tard, si l’on se fie à ce que relate M. Lacroix.
  11.            Le Tribunal souligne le soutien et l’empathie dont ont fait preuve Mme Giard et M. Lefebvre auprès d’A. B., mais cela ne suffit pas pour conclure à l’absence de faute du Cégep.
  12.            En conséquence, le Cégep a failli à ses obligations et a commis une faute qui engage sa responsabilité.

La responsabilité pour la faute de l’intervenant

  1.            Le Tribunal écarte le moyen de défense du Cégep qui plaide ne pas être responsable des fautes commises par l’intervenant qui n’est pas son employé puisque la responsabilité du Cégep n’est pas recherchée en raison des agressions sexuelles commises par l’intervenant, mais en raison de ses propres manquements à l’égard d’A. B. et de ceux de ses enseignants et préposés.

Le préjudice et la causalité

  1.            La responsabilité civile d’une personne sera reconnue si la preuve établit la conjugaison de trois éléments : une faute, un préjudice, et un lien de causalité entre les deux. Dans la présente affaire, le Tribunal doit décider si A. B. a prouvé un préjudice qui découle directement de la faute du Cégep et de celle de ses préposés. Le Cégep ne peut être tenu responsable du préjudice découlant des agressions ni de l’état de santé psychologique d’A. B. avant les agressions.
  2.            La preuve révèle que lorsqu’A. B. contacte l’intervenant pour solliciter ses services, elle lui indique qu’elle veut le consulter pour de l’anxiété généralisée avec crises de panique, pour son alimentation et son entrainement, sur la question de sa sexualité, pour des problèmes familiaux, pour sa faible estime d’elle-même, pour des problèmes d’adaptation en lien avec son déménagement. Elle est à la recherche de quelqu’un qui peut « prendre sa main » et lui montrer le chemin qu’elle doit suivre. Elle est « dans un gros moment de découragement ». Elle se dit « en chute libre vers le fond du baril », « au bout du rouleau ». Elle a « juste envie de tout abandonner »[12].
  3.            Le Tribunal ne dispose d’aucune preuve sur la cause de ces problématiques, de leur nature d’un point de vue médical, de leur gravité.
  4.            Trois jours avant l’audience, Dr Pierre-Marc Tremblay, psychiatre, signe un document qu’il intitule « Attestation psychiatrique », qui tient sur deux pages. Il pose un diagnostic de trouble de stress post-traumatique sévère, de symptômes de dépression et d’anxiété généralisée, qu’il lie aux abus commis par l’intervenant « dans un climat d’impunité renforcé par l’inaction de son établissement scolaire, le Cégep de Granby ».
  5.            Ce document n’est pas une expertise au sens du droit de la preuve. En conséquence, l’opinion de ce psychiatre n’a pas de valeur probante pour les raisons suivantes.
  6.            Le Tribunal rappelle qu’un expert a pour mission de l’éclairer dans sa prise de décision. Cette mission prime les intérêts des parties. L’expert doit agir avec objectivité, impartialité et rigueur[13].
  7.            Afin d’être admis à témoigner de son opinion, l’expert est tenu de faire état de ses compétences professionnelles, du déroulement de ses travaux et des instructions qu’il a reçues de la partie qui a retenu ses services[14].
  8.            Le rapport de l’expert doit être suffisamment détaillé et motivé pour que le Tribunal soit lui-même en mesure d’apprécier les faits que l’expert expose et son raisonnement qui justifient ses conclusions[15].
  9.            Ces principes s’appliquent avec souplesse à la division des petites créances de la Cour du Québec, mais demeurent importants et pertinents.
  10.            Dans un premier temps, pour pouvoir apprécier la compétence et l’objectivité de l’expert, le Tribunal doit savoir qui il est. Or, l’attestation psychiatrique de Dr Tremblay n’est pas accompagnée d’informations sur sa compétence, son expérience ni même sur son lien avec A. B. Il semble qu’il soit le psychiatre traitant d’A. B. mais le Tribunal ignore depuis quand.
  11.            De plus, le Tribunal doit pouvoir apprécier la rigueur de l’expert. Or, le Tribunal ignore quel examen il a conduit et quand il a eu lieu. Dr Tremblay ne parle pas non plus des instructions qu’il a reçues d’A. B. pour produire cette attestation psychiatrique.
  12.            De plus, il pose un diagnostic sans le justifier d’un point de vue médical. Le Tribunal ne possède aucun élément qui lui permette d’apprécier la justesse ou la vraisemblance de ce diagnostic ni, surtout, s’il était présent avant les événements.
  13.            En effet, l’attestation psychiatrique de Dr Tremblay n’éclaire pas le Tribunal sur le préjudice subi par A. B. en raison des faits postérieurs à sa dénonciation au Cégep. Dr Tremblay est muet sur l’état de santé psychologique de Mme A. B. avant les agressions ou avant la dénonciation. Il fait totalement fi de la santé psychologique déjà affaiblie d’A. B., qui la motive à faire appel à l’intervenant. Cette omission constitue une lacune majeure, qui rend son opinion inutile.
  14.            Finalement, l’attestation psychiatrique de Dr Tremblay s’apparente plutôt à un plaidoyer au soutien des prétentions d’A. B. quant à la responsabilité du Cégep. Son manque d’objectivité, de rigueur, et son omission de tenir compte de la santé psychologique préalable d’A. B., justifient le Tribunal de rejeter cette preuve non recevable à titre d’expertise et non fiable.
  15.            Cette conclusion n’est toutefois pas fatale. A. B. réclame des dommages-intérêts pour préjudice moral. La preuve de son préjudice peut reposer sur son témoignage. Voici ce qu’en retient le Tribunal.
  16.            Lorsqu’A. B. dénonce l’intervenant et qu’elle est incitée à se taire et à accepter que « c’était son choix de coucher avec un homme marié », elle se culpabilise et comprend qu’elle est responsable de ce qui lui est arrivé. Son désarroi s’accroit.
  17.            Elle craint de croiser l’intervenant au Cégep et d’être obligée d’interagir avec lui dans le cadre de ses activités pédagogiques. Elle se bute à un mur lorsque ses appels à l’aide sont étouffés. Son stress et son angoisse augmentent.
  18.            Dans le cadre d’un cours où les élèves présentent le fruit de leur activité de la « Nuit des sans-abris », elle est obligée d’écouter l’éloge de l’intervenant par certains des élèves.
  19.            Elle est aussi exposée à une espèce de plaque honorifique de l’intervenant, exposée dans un corridor du Cégep, qui la confronte constamment.
  20.            L’attitude passive du Cégep l’amène à perdre confiance dans l’autorité des institutions.
  21.            Le Tribunal considère que la preuve établit une détérioration de l’état de santé psychologique d’A. B. qui découle directement de ces faits.
  22.            Le Tribunal ne retient toutefois pas les prétentions d’A. B. quant au retard dans ses études, quant à son impossibilité de se concentrer, et quant à l’abandon ou la renonciation à des cours ou des inscriptions aux universités, faute de preuve probante quant au lien de causalité entre ce préjudice et la faute du Cégep. Il est vraisemblable que ce préjudice résulte des agressions, en tout ou en partie. De plus, le Tribunal ne peut ignorer que le tout se déroule dans le contexte de la pandémie mondiale de coronavirus qui a imposé plusieurs contraintes et retards dans le monde scolaire.
  23.            La gravité des manquements du Cégep et son absence d’introspection à cet égard, jusqu’à continuer à prétendre à son absence de faute à l’audience, ont perpétué la détresse psychologique d’A. B. et ralenti son processus entrepris sur le chemin de la guérison psychologique.
  24.            L’attribution de dommages-intérêts pour préjudice moral est un exercice difficile et l’argent est un moyen bien imparfait pour compenser un tel préjudice.
  25.            Le Tribunal conclut qu’A. B. a droit à la somme de 10 000 $ pour le préjudice moral qui découle directement de la faute du Cégep et de ses préposés.

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

  1.            ACCUEILLE partiellement la demande introductive d’instance;
  2.            CONDAMNE Cégep de Granby à payer à A. B., la somme de 10 000 $, avec l’intérêt légal en plus de l'indemnité additionnelle prévue à l'article 1619 du Code civil du Québec à compter du 13 décembre 2021, date de la première mise en demeure;
  3.            CONDAMNE Cégep de Granby aux frais de justice de 223 $.

 

 

 

 

 

 

__________________________________

SOPHIE LAPIERRE, J.C.Q.

 

 

Date d’audience :

20 février 2025

 

N.B. –  Un an après la date du présent jugement, les pièces produites au dossier seront détruites à moins que les parties n'en reprennent possession avant cette échéance.


[1]  Code civil du Québec (C.c.Q.), article 2925.

[2]  Loi modifiant le Code civil pour notamment rendre imprescriptibles les actions civiles en matière d’agression à caractère sexuel, de violences subies pendant l’enfance et de violence conjugale, LQ 2020, c.13, article 2.

[3]  Id., article 4.

[4]  E.L. c. G.L., 2017 QCCS 1762, paragraphes 46 à 49; N.C. c. D.L., 2018 QCCS 3959, paragraphes 125 à 127.

[5]  C.c.Q., articles 1457 et 1458.

[6]    RLRQ, c. C-29.

[7]  Loi sur les collèges d’enseignement général et professionnel, RLRQ, c. C-29, articles 6.0.2 et 43.1.

[8]  Id., articles 29, 29.2, 29.8.

[9]  Loi visant à prévenir et à combattre les violences à caractère sexuel dans les établissements d’enseignement supérieur, RLRQ c. P-22.1.

[10]  Projet de loi No 151, Loi visant à prévenir et à combattre les violences à caractère sexuel dans les établissements d’enseignement supérieur, LQ 2017, chapitre 32.

[11]  Les faits pertinents survenus avant la dénonciation des agressions par A. B. sont tirés du jugement rendu par la Cour du Québec qui condamne l’intervenant pour agression sexuelle à l’égard de A. B. Les parties ont convenu que ce jugement relate fidèlement les faits.

[12]  Ces faits sont tirés du jugement de la Cour du Québec siégeant en division criminelle et pénale qui cite des messages textes d’A. B.

[13]  Code de procédure civile (C.p.c.), articles 22 et 231.

[14]  C.p.c., article 235.

[15]  C.p.c., article 238.

AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.