Décision

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Morest c. Ville de Gatineau

2019 QCCQ 4508

COUR DU QUÉBEC

« Division des petites créances »

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

GATINEAU

LOCALITÉ DE

GATINEAU

« Chambre civile »

N° :

550-32-024381-185

 

 

 

DATE :

19 juillet 2019

______________________________________________________________________

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE

L’HONORABLE

SERGE LAURIN

 

 

 

______________________________________________________________________

 

 

PIERRE MOREST

Partie demanderesse

c.

VILLE DE GATINEAU

Partie défenderesse

 

 

______________________________________________________________________

 

JUGEMENT

 

______________________________________________________________________

 

INTRODUCTION

[1]   Monsieur Morest poursuit la Ville de Gatineau en responsabilité extra contractuelle, suite à une chute en vélo qui est survenue sur une piste cyclable, située sur l’accotement de la route 148 à Gatineau (chemin de Montréal) et qui est qualifiée de Route verte. Il réclame la somme de 10 000,00 $.

[2]   La Ville de Gatineau soutient que monsieur Morest n’a pas porté l’attention qu’il aurait due en regardant la pépinière longeant la piste à proximité du lieu de la chute, que la piste était suffisamment large pour circuler à vélo. Aussi, la Ville soutient qu’elle n’a jamais eu de plainte auparavant concernant cette piste cyclable et qu’elle n’a pas fait preuve de négligence.

QUESTION EN LITIGE

[3]   Le Tribunal doit déterminer si monsieur Morest a démontré, selon la balance des probabilités, que la Ville de Gatineau est la propriétaire de cette piste cyclable, qu’elle a commis une faute, qu’il a subi un préjudice et qu’il y a un lien de causalité entre ces éléments.

CONTEXTE FACTUEL

[4]   Le 12 mai 2016, âgé de 75 ans, monsieur Morest circule sur la piste cyclable en direction est. Il décide de faire demi-tour pour tourner à gauche sur la rue Brabant après avoir dépassé cette intersection. En faisant son demi-tour, il se dirige en direction ouest. À la dernière seconde, il constate qu’il y a une crevasse sur la piste et il donne un coup de guidon vers la droite pour éviter ladite crevasse, mais trop tardivement. À ce moment-là, le pneu de son vélo frappe le côté de l’asphalte endommagé, dont la crevasse est plus basse que le niveau de la piste cyclable.  Le vélo s’arrête brusquement et monsieur Morest tombe au sol.

[5]   Dans la partie la moins large de la piste cyclable, où la chute a eu lieu, elle possède une largeur de 5 pieds entre la ligne blanche de la route et l’accotement en gravier.

[6]   Les photographies et les témoignages démontrent que:

-       dans la partie la moins large de la piste cyclable, où la chute a eu lieu, ladite partie possède une largeur de 5 pieds entre la ligne blanche de la route et l’accotement en gravier;

-       la piste cyclable rétrécie d’environ 6 pouces de largeur à partir de la première crevasse;

-       au moment de la chute, le gravier de l’accotement était plus bas que la piste cyclable asphaltée;

-       lorsque l’on regarde la piste cyclable en direction ouest, la crevasse est décrite comme étant d’environs 1 pouce et demi en profondeur par trois mètres de longueur;

-       il y a des échancrures dans l’asphalte sur cette distance;

-       elle est plus étroite à partir de cette crevasse;

-       la couleur de l’asphalte et de l’accotement est similaire;

-       lorsque l’on regarde la piste cyclable en direction est, il y a pas moins de risques pour s’engager dans cette crevasse, car la piste cyclable s’élargit après cette crevasse;

-       par contre, lorsqu’ils circulent en direction ouest, il est possible que la roue débarque de la piste cyclable dû au rétrécissement spontané sur une piste cyclable qui est en très belle condition, avant cette crevasse et rétrécissement;

-       il n’y a aucun cône ou indication pour signaler ce danger.

[7]   Monsieur Morest précise qu’il a beaucoup d’expérience comme cycliste. Il emprunte très souvent les pistes de la ville de Gatineau. Il souligne que lorsqu’il y a du danger sur la piste cyclable, la ville utilise des cônes ou des indications. Selon monsieur Morest, cette piste cyclable a été refaite récemment (environ en 2014) en même temps que la route. Elle est très belle comparativement à d’autres pistes cyclables de la ville de Gatineau.

[8]   Le dossier médical, les photographies et le témoignage de monsieur Morest, démontrent les nombreuses blessures, souffrances et inconvénients qu’il subit suite à sa chute en vélo. Il se présente à l’urgence de l’hôpital de Gatineau. Il est dans la salle d’attente, en douleur, pour une période de 13 heures. Il passe près de perdre connaissance à plusieurs reprises.

[9]   Sur le dossier médical, nous constatons les blessures, qui sont encerclées sur un croquis de forme humaine. Nous constatons également des abrasions à l’épaule, au coude, contusions à la hanche, abrasion au genou et à la jambe sur les photographies. Aussi, il y a un rapport d’un radiologiste qui souligne l’hypothèse d’une fracture d’une omoplate.

[10]        Monsieur Morest souligne qu’heureusement il portait un casque protecteur qui s’est brisé en chutant. Également, il a endommagé un pneu de sa bicyclette.

[11]        II réclame au total 10 00,00 $ qui se détaille comme suit :

-       casque de bicyclette : 149,43$;

-       pneus de bicyclette : 75,87 $;

-       douleurs et souffrances, perte de jouissance de la vie troubles et inconvénients : 9 774,70 $.

[12]        Il souffre durant une période d’environ deux semaines de ses blessures.

[13]        Il habite seul. Il peut seulement utiliser un bras, car l’autre est dans une attelle. Il a de la difficulté à accomplir ses tâches quotidiennes. Il est dans l’incapacité de pratiquer ses activités sportives pendant deux mois (la bicyclette, le kayak et la marche).

[14]        Concernant ses déplacements engendrés par la chute, il va à l’urgence initialement et par la suite, à trois rendez-vous pour un suivi médical. Il rencontre un orthopédiste et est traité en physiothérapie. Il prend un taxi pour se rendre à l’hôpital et mentionne que cette dernière est à quelques kilomètres de son domicile. Il n’a pas conservé les reçus.

[15]        Monsieur Carrière, contremaître à la Ville de Gatineau, secteur Masson-Angers et Buckingham, section voirie, affirme que ce secteur a été ré asphalté avant que le Ministère des Transports cède cette route à la Ville de Gatineau. Monsieur Carrière soutient que c’est possiblement en 2009, mais il n’en ait pas certains, alors que monsieur Morest soutient que cela faisait environ 2 ans (2014), au moment de sa chute. Monsieur Carrière et monsieur Morest sont d’accord que la chaussée de la rue et de la piste cyclable, qui se retrouvent de chaque côté de la route, ont eu un surfaçage.

[16]        Monsieur Carrière admet qu’il y a parfois des dégradations de l’asphalte, sur le côté de l’accotement, qui est provoqué par les charrues lors du déblaiement de la neige. Toutefois, il affirme qu’au printemps l’accotement est nivelé avec du gravier. Il produit aussi des photos qui sont prises le 11 juin 2018. Ces dernières démontrent que la piste cyclable est dans le même état, sauf que du gravier a été ajouté sur l’accotement, qui est maintenant à la même hauteur que la piste cyclable, contrairement à celles de monsieur Morest contemporaines à sa chute en mai 2016. Une autre photographie démontre que la piste cyclable a au moins une largeur de 5 pieds avant qu’elle rétrécisse brusquement. Pareillement, il mentionne que la largeur, où elle est la plus large, est d’au moins 5 pieds et 6 pouces. Il est informé que beaucoup de cyclistes utilisent cette piste cyclable, le long de cette route et que normalement, il fait de l’entretien durant la saison en nettoyant la piste cyclable à  l’aide d’un camion-citerne qui projette de l’eau sous-pression.

ANALYSE

 

Fardeau de preuve et responsabilité

[17]        Celui qui veut faire valoir un droit, doit le démontrer selon la balance des probabilités (2803 et 2804 Code civile du Québec (C.c.Q.).

[18]        Selon l'article 300 C.c.Q., les personnes morales de droits publics sont d'abord régies par les lois particulières qui les constituent. L'article 1373 C.c.Q. prévoit que le livre des obligations s'applique à l'état ainsi qu'à ses organismes.

[19]        L'article 1457 C.c.Q. stipule que toute personne a le devoir de respecter les règles de conduite qui, suivant les circonstances, les usages ou la loi, s'imposent à elle, de manière à ne pas causer de préjudice à autrui et que si elle manque à se devoir, elle est responsable du préjudice qu'elle cause à autrui et est tenue de le réparer. Cette personne doit se comporter comme une personne prudente et diligente placée dans les mêmes circonstances (autrefois bon père de famille).

[20]        L'article 1465 C.c.Q. prévoit que le gardien d'un bien est tenu de réparer le préjudice causé par le fait autonome de celui-ci, à moins qu'il prouve n'avoir commis aucune faute. Aussi, l'article 1467 C.c.Q. prévoit que le propriétaire, sans préjudice de sa responsabilité à titre de gardien, est tenu de réparer le préjudice causé par la ruine, même partiel, de son immeuble, qu'elle résulte d'un défaut d'entretien ou d'un vice de construction.

[21]        En demande, monsieur Morest doit démontrer, selon la balance des probabilités, tous les éléments constitutifs du fardeau de preuve, notamment que la Ville de Gatineau est propriétaire de  la piste cyclable (admis par la ville de Gatineau), à titre de gardienne d’un bien, elle est tenue de réparer le préjudice causé par le fait autonome de celui-ci. Finalement, qu’il y a un lien de causalité entre la faute et le préjudice.

[22]        En défense, la ville de Gatineau doit établir, selon la balance des probabilités, qu’elle n’a commis aucune faute ou bien que c’est la faute de monsieur Morest ou la faute d’un tiers ou une force majeure (1470 C.c.Q.)

Faute

[23]        Dans l’arrêt Picard c. Québec, la Cour suprême traite de l’obligation des utilisateurs et de la ville:

Comme j'ai eu l'occasion de le dire déjà, et trop de piétons croient le contraire, la Ville n'est pas l'assureur de ceux qui se servent de ses trottoirs. Le fait de faire une chute sur un trottoir ne donne pas nécessairement ouverture à une réclamation pour les dommages subis. Il faut nécessairement établir la faute de la cité. La Commission des Accidents du Travail de Québec v. La Cité de Québec(1). (1) (1950) B.R. 393.

Il faut qu'il soit démontré par la balance des probabilités qu'il y a eu négligence de la part de la cité ou de ses employés, et que c'est de cette négligence que le dommage a résulté. Ce que l'on exige des municipalités ce n'est pas un standard de perfection. Paquin v. La Cité de Verdun(2). On ne peut demander aux villes de prévoir l'incertitude des éléments, et la vigilance simultanée de tous les moments dans tous les endroits de leur territoire serait leur imposer une obligation déraisonnable. Comme il a été dit dans la cause de Paquin v. La Cité de Verdun, supra, il peut arriver, et il arrive malheureusement des accidents, où s'exerce cependant très bien la surveillance municipale, et qui résultent d'aucune négligence et pour lesquels il n'y a pas de compensation sanctionnée par la loi civile. Garberi v. Cité de Montréal(1). (2) (1962) R.C.S. 100; (1) (1961) R.C.S. 408.

[24]        Subséquemment la Cour Suprême, dans l’arrêt Rubis c. Gray Rocks Inn Ltd.[1], donne des indices pour déterminer un piège en droit civil.

Mais si la catégorie du licensee est propre à la common law, la notion de piège, elle, ne l'est pas et se retrouve en droit civil, non pas comme une catégorie juridique, mais comme une des innombrables situations de fait dont la présence est parfois susceptible d'être imputable à la faute du maître des lieux, à son fait ou à sa négligence et d'engager sa responsabilité en vertu de la règle générale énoncée à l'art. 1053[2] du Code civil. C'est pourquoi l'on voit souvent les tribunaux du Québec se demander si une situation donnée équivaut à un piège afin de décider si le maître des lieux a commis une faute en tolérant cette situation.

L'infinie variété des faits empêche que l'on définisse avec précision ce que c'est qu'un piège. On peut cependant dire que le piège est généralement une situation intrinsèquement dangereuse. Le danger ne doit pas être apparent, mais caché; par exemple une porte ouvrant non pas sur un véritable escalier comme on pouvait s'y attendre, mais sur des marches verticales comme celles d'un escabeau: Drapeau c. Gagné, [1945] B.R. 303; un piquet planté dans l'herbe d'un sentier et dissimulé par celle-ci: Girard c. City of Montreal, [1962] C.S. 361; mais non pas une marche dans un corridor bien éclairé: Hôtel Montcalm Inc. c. Lamberston, [1965] B.R. 79. Il y a généralement dans l'idée de piège une connotation d'anormalité et de surprise, eu égard à toutes les circonstances; par exemple, un trou dans le toit d'un bâtiment en construction n'est pas un piège pour un ouvrier travaillant sur ce toit: Larivée c. Canadian Technical Tape Limited, [1966] B.R. 700; voir également Perron c. Provost, [1959] B.R. 531. (Les soulignés sont ajoutés.)

[25]        L’analyse des témoignages et des photographies démontrent selon la balance des probabilités :

-       qu’au moment de la chute, le gravier de l’accotement était plus bas que la piste cyclable asphaltée; les travaux de nivellement, suite à la saison hivernale rapportée par monsieur Carrière, contremaître de la ville de Gatineau, n’avait pas encore été effectués à la date de la chute de monsieur Morest (12 mai 2016) bien que dans la région de Gatineau la neige est fondue, sauf à de très rares exceptions, à la fin mars. Ceci signifie que près d’un mois et demi après la fonte de la neige, les travaux de nivellement de l’accotement ne sont pas encore effectués, alors que le contremaître de la ville sait que la charrue peut endommager l’asphalte à la jonction de celle-ci et du gravier de l’accotement et alors qu’il est au courant que c’est une piste cyclable fortement achalandée;

-       qu’il y avait sur la piste cyclable une crevasse d’environs 1 pouce et demi en profondeur par trois mètres de longueur;

-       qu’il y avait des échancrures dans l’asphalte sur cette distance;

-       que selon le contremaître le seul entretien, mis à part le nivellement du gravier de l’accotement au printemps, consiste à projeter de l’eau à l’aide d’un camion-citerne pour nettoyer la piste;

-       qu’il n’y a pas de preuve d’inspection ni de carnet d’entretien de la piste cyclable;

-       que la piste cyclable rétrécissait d’environ 6 pouces de largeur à partir de la première crevasse;

-       que la couleur de l’asphalte et de l’accotement est similaire;

-       que lorsqu’un cycliste circule en direction ouest, il est possible que la roue débarque de la piste cyclable, causé par le rétrécissement spontané sur une piste cyclable qui est en très belle condition avant et après cette crevasse et rétrécissement;

-       que les photographies prises le 11 juin 2018, par le contremaître, démontrent que la crevasse et les échancrures dans la piste cyclable n’étaient toujours pas réparées plus de deux ans après la chute de monsieur Morest;

-        qu’il n’y a aucun cône ou indication pour signaler ce danger;

-       Et que la preuve prépondérante et non contredite, est à l’effet que lorsqu’on voit la crevasse, il n’y a pas suffisamment de temps pour exécuter une manœuvre pour l’éviter.

[26]        Le Tribunal conclut que l’état de la piste cyclable, à l’endroit de la chute, constitue un piège, notamment parce qu’il constitue une situation dangereuse, que le danger est caché et qu’il y a une connotation d'anormalité et de surprise, eu égard à toutes les circonstances. De plus, le Tribunal note de la négligence et un manque de diligence de la part des employés de la Ville de Gatineau puisque plus de deux ans après la chute de monsieur Morest, la crevasse, les échancrures dans la piste cyclable et le rétrécissement sont toujours présents et que le nivellement de l’accotement avait pris, en 2016, plus d’un mois et demi après la fonte de la neige à se réaliser.

[27]        Aussi, le Tribunal conclut que la ville de Gatineau a commis une faute en ne réparant pas la piste cyclable, en ne nivelant pas l’accotement à cet endroit et ne s’assurant pas que la piste soit accessible et sécuritaire pour que les cyclistes puissent circuler sans danger caché, ce qui constitue une anormalité et une surprise. Également, le Tribunal constate que la preuve de la ville de Gatineau, quant à l‘entretien et l’inspection de la piste cyclable, est déficiente.

[28]        Monsieur Morest a démontré, selon la balance des probabilités, de la négligence équivalente à une faute de la part de la Ville de Gatineau.

[29]        Quant au moyen de défense de la ville de Gatineau, alléguant la faute de monsieur Morest à l’effet qu’il n’a pas été vigilant en regardant la pépinière, le Tribunal cite le juge Aubin qui a déclaré dans la décision Girard c. Québec (Ville de)[3]:

[128] On ne peut certes lui reprocher de ne pas avoir constaté la présence de cette fissure, compte tenu des circonstances présentes.

[129] On ne peut exiger d'un cycliste d'avoir en tout temps et en toutes circonstances les yeux rivés sur l'état de la chaussée, ce qui par ailleurs serait même contraire aux normes élémentaires de sécurité et de prudence, s'il doit exécuter certaines manœuvres requises au cours de son parcours.

[130] À cet égard, un cycliste n'est pas dans la même situation qu'un piéton pour être en mesure de percevoir et d'apprécier les risques et dangers inhérents de son parcours, étant parfois tenu de procéder à des manœuvres requises en fonction des circonstances et des évènements qui se présentent.

[131] Par surcroît, dans le présent cas, la configuration même de la crevasse et sa structure pouvaient raisonnablement porter à la méprise.

[30]        Un cycliste prudent et diligent circulant sur une aussi belle piste ne s’attend pas à une série de facteurs rendant la piste dangereuse et qui n’est visible qu’une fois rendu sur la crevasse. Il est de notoriété publique qu’un cycliste peut circuler sur une telle piste cyclable plane, située le long d’une route à une vitesse de 25 à 50 kilomètres à l’heure (0, 7 à 1,4 mètre à la seconde). Au moment où monsieur Morest a vu la crevasse, il a tenté de tourner le guidon vers la droite, mais la roue avant de son vélo s’est accrochée dans la crevasse et a provoqué sa chute. Aussi, il est plus prudent et sécuritaire pour un cycliste de rouler à l’endroit le plus éloigné de la route.

[31]        Le fait que monsieur Morest ait regardé la pépinière un bref instant, ne fait pas en sorte qu’il n’a pas été vigilant. La preuve démontre plutôt qu’il a vu la crevasse, mais elle était visible qu’une fois rendu à proximité de celle-ci et elle ne laissait pas suffisamment de temps pour effectuer une manœuvre d’évitement.

[32]        Considérant le parfait état de la piste avant et après la crevasse, il s’est comporté comme un cycliste prudent et diligent, placé dans les mêmes circonstances, et le Tribunal ne peut pas retenir une faute contributoire de sa part.

Préjudice et lien de causalité

[33]        L’article 1611 C.c.Q traite du préjudice et mentionne : « Les dommages- intérêts dus au créancier compensent la perte qu’il subit et le gain dont il est privé. On tient compte, pour les déterminer, du préjudice futur lorsqu’il est certain et qu’il est susceptible d’être évalué. »

[34]        Normalement, le préjudice se divise en deux grandes catégories : les pertes pécuniaires et non pécuniaires.

Perte pécuniaire

[35]        Il est à la retraite. Il n’a pas subi de perte de revenu.

[36]        Les seules  pertes pécuniaires consistent en son casque de bicyclette : 149,43$ et le pneu de sa bicyclette : 75,87 $ qui totalisent 225,30 $;

Perte non pécuniaire

[37]        Les pertes non pécuniaires se composent de la perte de jouissance de la vie, du préjudice esthétique et des douleurs et des souffrances physiques et morales[4].

[38]        Le Tribunal, à partir du dossier médical, des photographies et du témoignage de monsieur Morest, n’a pas de difficulté à croire que monsieur Morest  a été en très grande souffrance, au point de s’évanouir à quelques reprises, pendant au moins 13 heures à l’urgence et en souffrance pendant 2 semaines après sa chute, provoquée par ses nombreuses blessures (des abrasions à l’épaule, au coude, contusions à la hanche, abrasions au genou et à la jambe et hypothèse d’une fracture d’une omoplate). Les abrasions sur la peau sont similaires à des brulures qui sont parmis les blessures les plus souffrantes. Également, il est de notoriété publique qu’à l’urgence les infirmiers et préposés refusent de donner aux patients des médicaments avant qu’ils soient vus par un médecin.

[39]        Aussi, il a démontré qu’il a eu de la difficulté à exécuter ses tâches quotidiennes vu le port d’une attelle au bras pendant 2 semaines. Aussi, il a été dans l’incapacité de faire ses activités sportives pendant 2 mois.

[40]        Il réclame pour douleurs et souffrances, perte de jouissance de la vie et troubles et inconvénients : 9 774,70 $.

[41]        L’auteur Garner souligne de la difficulté de déterminer le montant des pertes pécuniaires :

380 - Mission impossible. L’évaluation des pertes non pécuniaires en général pose des problèmes insolubles aux juristes, qui sont aggravés en cas de préjudice corporel en raison de la variété des pertes en question : souffrances physiques et morales, préjudice esthétique, perte de jouissance de la vie. Le juge Dickson a bien dit que l’« évaluation monétaire des pertes non pécuniaires est plus un exercice philosophique et social qu’un exercice juridique ou logique »217. Vingt ans plus tard, le juge Rochon ajoutait ceci : « Si [l]es principes peuvent être clairement énoncés, leur application, aux fins de chaque espèce, demeure un exercice difficile et comporte chaque fois une part d’arbitraire »218. On pourrait multiplier les exemples où le tribunal se demande « [c]ombien peut valoir, en dollars, l’angoisse extrême que constitue la peur de mourir »219 ou souligne qu’en ce qui concerne les « souffrances et la douleur, non seulement varient-elles selon chaque individu, mais elles résistent à une véritable mesure scientifique »220.

[42]        Dans l’arrêt Andrews c. Grand & Toy Alberta Ltd., la Cour suprême a déterminé un plafond de la somme de 100 000 $ pour l’indemnisation des pertes non pécuniaires. L’auteur Gardner a actualisé cette valeur de 1978 à celle de 2015 à la somme de 360 000 $.

[43]        Dans l’arrêt Québec (Curateur public) c. Syndicat national des employés de l’Hôpital Ferdinand[5], traite de la méthode d’évaluation de la perte non pécuniaire. Le Tribunal retient que la seule règle en la matière est celle d’indemniser la perte subie par la victime de façon personnalisée, conformément à l’article 1611 C.c.Q. :

Premièrement, la gravité des blessures reste un critère important. À cet égard, le recours aux précédents à titre de guide, qui constitue une application de l'approche conceptuelle, doit être approuvé, quoique les tribunaux doivent faire preuve d'un certain scepticisme afin de ne pas perpétuer certaines erreurs qui auraient pu être commises dans des décisions antérieures et doivent garder à l'esprit, comme le rappelle la Cour d'appel, qu'une même blessure peut avoir des conséquences différentes dépendamment de la personnalité de la victime. Deuxièmement, une méthode prisée par plusieurs, la méthode par point, qui consiste à transposer de manière symétrique le taux d'incapacité en pertes non pécuniaires (1 % équivalant à 1 000 dollars en 1978) méconnaît l'approche personnelle adoptée par la Cour suprême.

[44]        En conséquence, il y a lieu d’utiliser la méthode conceptuelle, personnelle, fonctionnelle et par per diem pour déterminer l’indemnisation de la perte non pécuniaire.

[45]        L’auteur Garner, à partir de son analyse jurisprudentielle, précise qu’une seule indemnité doit être accordée pour l’ensemble des pertes non pécuniaires et les aspects que les tribunaux tiennent comptent pour l’établir :

425 - Conclusion. (…)

À partir de là, autant nous sommes d’avis qu’une seule indemnité doit être accordée pour l’ensemble des pertes non pécuniaires futures (supra, n° 389), autant nous croyons nécessaire que le décideur se penche sur la situation particulière de la victime à travers les aspects suivants :

     La gravité des blessures et les souffrances physiques qui en résultent : des blessures douloureuses et une hospitalisation prolongée commandent une indemnité plus élevée que dans les cas où la victime a pu rapidement retourner dans son milieu de vie habituel. La nécessité de se soumettre à de nouvelles interventions ou de subir des traitements, à l’avenir, doit également être considérée dans le processus non seulement pour les frais qui en résulteront, mais aussi pour les douleurs qu’ils engendreront ;

      Les souffrances morales seront sans doute davantage présentes pour la victime d’une agression sexuelle que pour celle qui a été blessée dans un accident nautique. Le préjudice esthétique doit par ailleurs être considéré sous cette rubrique puisque l’image que la victime se fait d’elle-même, après l’accident, est notamment fonction de sa nouvelle apparence ;

     La modification apportée au mode de vie antérieur aura un rôle important à jouer dans l’estimation des pertes. Une victime sédentaire ressentira moins les effets de l’accident que celle qui consacrait ses temps libres à faire de l’activité physique. La perte de jouissance de la vie peut aussi s’exprimer à travers des gestes tout simples, dorénavant interdits, consistant à prendre ses petits-enfants dans ses bras ou à s’occuper de son potager. Les exagérations souvent constatées dans le libellé des réclamations — par exemple que la victime était un athlète olympique avant son accident — peuvent être contrôlées en évitant que de simples allégations soient considérées comme une preuve prépondérante;

     L’âge est souvent mentionné comme un aspect réducteur de l’indemnité pour les retraités par rapport aux plus jeunes. Pourtant, outre le fait que le régime étatique d’indemnisation le plus généreux ne Retient pas ce critère (supra, n° 403), il faut tenir compte du fait que des fractures multiples, rapidement consolidées pour une victime dans la vingtaine pouvant apprendre à surmonter son handicap, peuvent avoir en fin de compte un effet moins dévastateur qu’une simple fracture de la hanche subie par une personne âgée, dont la guérison partielle mettra fin à la plupart de ses activités sociales.

En tout état de cause, la comparaison avec les indemnités accordées auparavant pour des blessures semblables ne peut être promue au rang de méthode d’évaluation. Enfin, la meilleure visualisation de l’indemnité qui résulte de la méthode appliquée dans l’arrêt Brière ne devrait jamais être perdue de vue: cela permettrait de réaliser, à titre d’exemple, à quel point « une indemnité de 35 000 $ » n’est sans doute pas « une compensation juste et raisonnable dans les circonstances », lorsque l’on constate que la victime âgée de 16 ans, travailleur manuel sans qualification, a perdu le pouce droit dans un accident survenu lors d’une activité de menuiserie410. Ramené sur une base annuelle, cela représente une faible indemnité (bien inférieure à 1 000 $ par an), d’autant plus faible que le juge regroupe en l’espèce les conséquences pécuniaires et non pécuniaires qui résultent de l’accident. Cet amalgame entre des pertes de nature différente renvoie habituellement à la catégorie jurisprudentielle que l’on désigne sous le vocable perte d’intégrité physique. Elle retiendra dorénavant notre attention.

[46]        Le Tribunal a consulté de la jurisprudence[6] concernant des chutes sur le trottoir ou en pratiquant un sport ou en circulant à vélo. Les montants globaux des pertes pécuniaires attribuées pour un faible taux d’incapacité partielle permanente ou aucune incapacité partielle permanente varient de 45 000 $ à 1 000 $, pour une très importante incapacité partielle permanente (paraplégique) 150 000 $ (en 1999) suite à une chute en vélo.  Parmi les montants les plus élevés, le Tribunal constate qu’il a eu une longue période d’hospitalisation, des opérations et des pertes de jouissance de la vie pour l’avenir.

[47]        Heureusement que monsieur Morest n’a pas subi d’incapacité partielle permanente. Il a récupéré totalement, malgré qu’il fût âgé de 75 ans au moment de sa chute (probablement à cause de sa bonne forme physique découlant de la pratique de ses activités sportives). Néanmoins, il a souffert intensément pendant 13 heures et souffert pendant 2 semaines. Il s’est débrouillé seul à la maison, alors qu’il avait un bras dans une attelle. Il a été privé de ses activités sportives pendant deux mois. En conséquence, il s’agit d’indemniser monsieur Morest  pour un préjudice momentané  d’une personne qui n’est pas atteinte de préjudices permanents, pour douleurs et souffrances et perte de jouissance de la vie pour le passé. Il est évident que ce préjudice découle de la faute.

[48]        À la lumière de la jurisprudence, de la doctrine et des faits de la présente cause, en soupesant les différentes méthodes d’évaluation, le Tribunal estime que la perte non pécuniaire découlant d’un préjudice pour douleurs et souffrances, perte de jouissance de la vie, troubles et inconvénients,  s’établit à un montant global de 7 000 $.

 

 

PAR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :       

 

[49]        ACCUEILLE partiellement la demande;

 

[50]        CONDAMNE la partie défenderesse à payer à la partie demanderesse, la somme de 7 225,30 $ avec intérêts au taux légal et l'indemnité additionnelle prévue à l'article 1619 du Code civil du Québec et les frais de justice  judiciaires au montant de 187,00 $.

 

 

 

 

__________________________________

SERGE LAURIN, J.C.Q.

 

 

Date d’audience :

14 mai 2019

 



[1] Rubis c. Gray Rocks Inn Ltd., [1982] 1 R.C.S. 452.

[2] Maintenant 1457 C.c.Q.

[3] Girard c. Québec (Ville de), SOQUIJ AZ-50262526, J.E. 2004-1845, [2004] R.R.A. 1395.

[4] Baudouin, Jean-Louis, Deslauriers, Patrice et Moore, Benoît, La responsabilité civile, 8e éd., volume 1, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2014, 1 738 p520. ; Gardner, Daniel, Le préjudice corporel, 4e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2016, 1 152 p.

 

[5] Québec (Curateur public) c. Syndicat national des employés de l’Hôpital Ferdinand, [1996] 3 R.C.S. 211.

[6] Archambault c. St-Hyacinthe (Ville de), SOQUIJ AZ-98036404, B.E. 98BE-894; Girard c. Québec (Ville de)Girard c. Québec (Ville de), SOQUIJ AZ-50262526, J.E. 2004-1845, [2004] R.R.A. 1395; Lafond c. Montréal (Ville de),SOQUIJ AZ-50266431, B.E. 2004BE-1043, [2004] R.L. 307; Desrosiers c. Saguenay (Ville de), 2009 QCCQ 12855 ; Wilson Davies c. Montréal (Ville de),  2011 QCCS 4756;Gilbert c. Saguenay (Ville de), 2015 QCCQ 7300;Jodoin-Paradis c. St-Hyacinthe (Ville de), 2015 QCCQ 11722 ;Labrosse c. Moncion,2018 QCCQ 1195; Bouchard c. St Gédéon, 2018 QCCS 1983; Martin c. 9285 0353 Québec inc., 2018 QCCQ 2448; Proulx c. Ville de Rosemère, 2018 QCCS 4597;Vermette Saint Cyr c. Montréal (ville de),  2018 QCCS 4905; Montminy c. Ville de Montréal,2019 QCCQ 90;Perreault c, Association sportive Centre Sud, 2019 QCCQ 549;

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