Décision

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Paré c. Conseil de la magistrature du Québec

2025 QCCA 840

COUR D’APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

SIÈGE DE

 

QUÉBEC

 :

200-09-010725-247

(200-17-034707-232)

 

DATE :

2 juillet 2025

 

 

FORMATION :

LES HONORABLES

SUZANNE GAGNÉ, J.C.A.

STEPHEN W. HAMILTON, J.C.A.

PETER KALICHMAN, J.C.A.

 

 

CHANTAL PARÉ

APPELANTE – demanderesse

c.

 

CONSEIL DE LA MAGISTRATURE DU QUÉBEC

INTIMÉ – défendeur

 

et

MATHIEU GUAY-TOUSSAINT

MIS EN CAUSE – mis en cause

 

 

ARRÊT

 

 

  1.                 L’appelante, juge à la Cour municipale de la Ville de Laval, se pourvoit contre un jugement rectifié rendu le 11 janvier 2024 par la Cour supérieure, district de Québec (l’honorable Bernard Tremblay)[1]. Ce jugement rejette son pourvoi en contrôle judiciaire à l’encontre du rapport du Comité d’enquête (« Comité ») institué par le Conseil de la magistrature du Québec (« Conseil »), qui conclut qu’elle a manqué à son devoir de réserve, de courtoisie et de sérénité dans l’exercice de ses fonctions, devoir prévu à l’article 8 du Code de déontologie des juges municipaux du Québec Code »)[2], et qui recommande au Conseil une réprimande en guise de sanction[3].

***

  1.                 Il est utile de reprendre brièvement les faits pertinents.
  2.                 L’appelante est juge à la Cour municipale de la Ville de Laval depuis le 8 octobre 2015. Le 20 janvier 2022, elle siège à la division pénale. La séance débute à 9 h 30 et il y a 32 dossiers inscrits sur le rôle. Après avoir traité un premier dossier, l’appelante rend jugement séance tenante dans le dossier concernant le mis en cause. Une ordonnance de ne pas troubler l’ordre public fondée sur l’article 810 du Code criminel avait été sollicitée contre ce dernier par une de ses locataires. L’appelante rejette la demande. Elle lit son jugement longuement motivé pendant vingt minutes.
  3.                 Immédiatement après la lecture des motifs, l’échange suivant a lieu :

20m00s : L’appelante : Pour ces motifs, le tribunal rejette la demande d’ordonnance. C’est complet Monsieur, vous pouvez quitter.

20m06s : Le mis en cause : En avez-vous une copie pour moi ?

20m08s : L’appelante : Non Monsieur, je n’ai pas l’obligation de rendre un jugement écrit. C’est terminé. Merci, bonne journée.

20m13s : Le mis en cause : Comment est-ce que je me procure une copie ?

20m15s : L’appelante : Faites votre demande Monsieur. Vous n’aurez pas une copie écrite mais faire une demande de CD data. Faites votre demande au greffe. Moi, la loi ne m’oblige pas à déposer un jugement écrit.

20m24s : Le mis en cause : Correct, pas obligée de t’énerver.

20m25s : L’appelante : Pardon?

20m27s : Le mis en cause : J’ai juste demandé comment obtenir une copie.

20m28s : L’appelante : Madame la greffière, madame Lecompte, appelez la sécurité, j’ordonne qu’on détienne Monsieur. Je vais décider si je vous cite pour outrage au tribunal. Vous demeurez dans la salle. On va vous détenir, on va rappeler votre dossier un petit peu plus tard et je vais décider si je vais vous citer pour outrage au tribunal. On va prendre charge de votre personne.

20m50s : L’appelante (s’adressant à la sécurité) : Alors vous allez détenir Monsieur. Je vais décider si je vais le citer ou non pour outrage au Tribunal. Je vais faire cela dans les prochaines minutes. On va détenir Monsieur en attendant. Voilà.

[Soulignements ajoutés]

  1.                 L’appelante suspend l’audience à 9 h 55. Elle quitte la salle et se rend à son bureau. Un des membres de la sécurité intervient pour conduire le mis en cause en dehors de la salle, dans le hall. Il le surveille, sans le menotter. Environ cinq minutes plus tard, après son délibéré, l’appelante regagne la salle d’audience et convoque le mis en cause. Elle l’admoneste pour son usage du tutoiement à son égard, puis l’informe qu’il ne sera pas cité pour outrage et qu’il peut partir.
  2.                 Le 20 février 2022, le mis en cause dépose une plainte contre l’appelante auprès du Conseil :

Suite à la lecture du jugement, j’ai demandé à la juge si je pouvais avoir une copie du jugement. À ce moment la juge s’est contrarié et a réagi d’une façon, selon moi, disproportionné, avec un ton de voie différent de celui utilisé pendant la lecture du jugement, hostile, humiliante et agressive. Elle m’a répondu qu’aucune loi ne l’obligeait à rendre une copie papier de son jugement. J’ai été offensé par son attitude et je lui ai dit qu’elle n’avait aucune raison de s’offusquer, je lui avais posé une question légitime. Suite à mon commentaire elle s’insurge plus et elle me fait arrêter et détenir par un agent de sécurité mentionnant un outrage au tribunal et son intention de m’imposer une amende. J’ai patienté entre 5 et 10 minutes et elle a abandonné son idée de m’imposer une amende et m’a libéré, selon moi cela prouve son exagération et qu’elle agissait selon une impulsion délirante. Cette nuit, j’ai fait un cauchemar, un militaire me tuait à l’extérieur de mon domicile.

[Transcription textuelle]

  1.                 À l’invitation du Conseil, mais sans être tenue de le faire, l’appelante lui fait part de ses commentaires sur la plainte. Elle affirme avoir ordonné la détention pour s’assurer « d’avoir monsieur présent à mon retour » en salle d’audience afin de pouvoir l’informer de sa décision. Elle affirme aussi avoir rapidement pris conscience de « l’erreur d’opportunité » que constituerait une citation pour outrage dans ce dossier, qui n’appelait pas une mesure exceptionnelle. Elle se déclare « mécontente » de ne pas s’être aperçue, sans suspendre l’audience, que la citation pour outrage « n’était pas opportune ».
  2.                 Le Conseil écoute l’enregistrement et estime que l’appelante, en répondant aux questions du mis en cause, « a eu un ton ferme et directif, mais ne présentant pas d’hostilité, d’humiliation ni d’agressivité »[4]. En revanche, il considère que « [l]a situation justifie qu’un comité d’[enquête] se penche sur la proportionnalité de la réponse de la juge envers l’impolitesse du plaignant »[5]. Il met alors sur pied le Comité, formé de cinq membres.
  3.                 L’enquête du Comité a lieu le 13 janvier 2023. L’appelante est la seule à témoigner. Elle réitère ce qu’elle a indiqué dans ses commentaires écrits.
  4.            Le Comité dépose son rapport unanime le 28 mars 2023. Premièrement, il conclut que l’appelante, en déterminant erronément que la détention du mis en cause était nécessaire « puisqu’elle croyait perdre juridiction » pendant qu’elle envisageait de le citer ou non à comparaître pour outrage au tribunal, n’avait pas manqué à son devoir « de rendre justice dans le cadre du droit » au sens de l’article 1 du Code[6].
  5.            Deuxièmement, le Comité conclut que l’appelante, en ordonnant l’arrestation et la détention du mis en cause une partie non représentée dans une procédure criminelle en réaction à la demande banale de ce dernier d’obtenir une version écrite de ses motifs et au tutoiement, avait réagi disproportionnellement à la situation, au mépris de son devoir de « faire preuve de réserve, de courtoisie et de sérénité », prévu à l’article 8 du Code, que le Comité juge plus pertinent que l’article 2 évoqué par l’avocate ayant assisté le Conseil[7].
  6.            Enfin, le Comité, constatant que l’appelante semblait « consciente du caractère inapproprié de ses actes » et n’avait pas d’antécédents, a recommandé une simple réprimande[8].
  7.            L’appelante se pourvoit en contrôle judiciaire devant la Cour supérieure, demandant l’annulation de ce rapport du Comité. Elle soutient, d’une part, que le Comité a porté atteinte à l’équité procédurale en fondant sa décision sur l’article 8 du Code alors que le débat et les observations lors de l’audition ont porté uniquement sur les articles 1 et 2 de ce code, et, d’autre part, que la décision du Comité est déraisonnable.
  8.            Le juge de la Cour supérieure rejette le premier moyen. Il estime que le Comité n’avait pas « l’obligation d’identifier dès le début de son enquête ni à un autre moment durant celle-ci, les dispositions du Code retenant son attention aux fins d’évaluer la présence ou non d’un manquement de la part de [l’appelante] »[9].
  9.            Quant au second moyen, il fait une longue analyse et recense ce qu’il considère comme des failles dans la décision du Comité. Il indique clairement qu’il aurait rendu une décision différente de celle du Comité[10], mais décide de ne pas intervenir parce que « le Comité pouvait rendre la décision qu’il a rendue puisqu’elle appartient aux issues possibles dans cette affaire au regard des faits et du droit »[11].
  10.            L’appelante se pourvoit contre ce jugement, avec l’autorisation d’un juge de la Cour[12]. Elle soulève deux moyens d’appel :

- Premier moyen – Le juge de première instance a erré en droit en concluant que le Comité n’a pas enfreint les règles d’équité procédurale lors de la tenue de l’enquête.

- Deuxième moyen – Le juge de première instance a erré en droit en concluant que la décision du Comité est fondée sur un raisonnement intrinsèquement cohérent et qu’elle est justifiée à la lumière des contraintes juridiques et factuelles.

***

  1.            Il est bien établi que le rôle de la Cour, en appel d’un pourvoi en contrôle judiciaire de la décision d’un organisme administratif, consiste simplement à décider si le tribunal de première instance a employé la norme de contrôle appropriée et s’il l’a correctement appliquée, ce qui, comme le note l’arrêt Horrocks, exige que la Cour se place dans les souliers du tribunal inférieur et centre son examen sur la décision administrative[13].
  2.            En l’espèce, le juge a choisi les normes de contrôle appropriées à l’égard des deux questions soulevées par l’appelante. Il ne fait aucun doute que les questions d’équité procédurale, lorsque dissociables de l’interprétation législative, sont révisables selon la norme de la décision correcte alors que les conclusions ou recommandations du Comité doivent être contrôlées selon la norme de la décision raisonnable[14].
  3.            Il faut donc analyser si le juge a correctement appliqué ces normes de contrôle à la décision du Comité.

***

  1.            La première question porte sur l’équité procédurale.
  2.            Les parties conviennent avec raison que les comités d’enquête institués par le Conseil sont tenus d’agir équitablement dans l’exercice des responsabilités que la loi leur confie, mais divergent d’avis sur la portée ou le contenu de ce devoir dans le contexte du présent dossier.
  3.            En première instance, l’appelante reprochait au Comité de ne pas lui avoir fait part de son intention de retenir contre elle un manquement à son devoir de sérénité (article 8 du Code) avant ou pendant son délibéré, alors que le débat et les observations lors de l’enquête ont porté uniquement sur les articles 1 et 2 du Code.
  4.            Le juge a rejeté l’argument en première instance et la Cour partage sa conclusion.
  5.            D’abord, comme le souligne à juste titre le juge, il n’est pas tout à fait exact de dire que le débat et les observations lors de l’enquête ont porté uniquement sur les articles 1 et 2 du Code. Ces articles n’ont été évoqués qu’à la toute fin de l’audience, par l’avocate qui assistait le Conseil. Or, la suggestion de cette avocate ne liait nullement le Comité, comme il l’a confirmé dans son rapport en retenant finalement l’article 8 pour fonder sa décision[15].
  6.            Il est vrai que, dans d’autres contextes, l’article précis dont la violation est alléguée peut être si déterminant que l’équité procédurale exige qu’il soit communiqué à l’intéressé, et ce, avant même l’instruction ou, à tout le moins, avant que l’affaire soit prise en délibéré. Par exemple, il se peut que les conseils de discipline dans les instances visées par le Code des professions aient le devoir d’informer l’intéressé des dispositions précises qu’on l’accuse d’avoir violées, car la responsabilité de celui-ci peut découler de textes législatifs variés et volumineux, et la sanction dont il est passible peut grandement varier selon la disposition enfreinte et peut même inclure des peines minimales[16].
  7.            Mais la situation ici n’est pas du tout la même. Les comités d’enquête du Conseil ont un mandat circonscrit aux seuls neuf articles du Code, qui sont tous passibles des deux mêmes sanctions. Le Code est adopté en vertu de la Loi sur les tribunaux judiciaires[17] et il est ainsi décrit au premier alinéa de l’article 262 :

262. Le code de déontologie détermine les règles de conduite et les devoirs des juges envers le public, les parties à une instance et les avocats et il indique notamment les actes ou les omissions dérogatoires à l’honneur, à la dignité ou à l’intégrité de la magistrature et les fonctions ou les activités qu’un juge peut exercer à titre gratuit malgré l’article 129 ou 171 de la présente loi.

 

262. The code of ethics determines the rules of conduct and the duties of the judges towards the public, the parties to an action and the advocates, and it indicates in particular which acts or omissions are derogatory to the honour, dignity or integrity of the judiciary and the functions or activities that a judge may exercise without remuneration notwithstanding section 129 or 171 of this Act.

  1.            Le Code, dans son entièreté, se lit ainsi :

1. Le rôle du juge est de rendre justice dans le cadre du droit.

2. Le juge doit remplir son rôle avec intégrité, dignité et honneur.

3. Le juge a l’obligation de maintenir sa compétence professionnelle.

4. Le juge doit prévenir tout conflit d’intérêts et éviter de se placer dans une situation telle qu’il ne peut remplir utilement ses fonctions.

5. Le juge doit, de façon manifeste, être impartial et objectif.

6. Le juge doit remplir utilement et avec diligence ses devoirs judiciaires.

7. Le juge doit s’abstenir de toute activité incompatible avec ses fonctions de juge municipal.

8. Dans son comportement public, le juge doit faire preuve de réserve, de courtoisie et de sérénité.

9. Le juge doit préserver l’intégrité et défendre l’indépendance de la magistrature, dans l’intérêt supérieur de la justice et de la société.

  1.            Ce sont des énoncés de principes généraux ou des normes de conduite[18] et non des règles détaillées et techniques où il peut s’avérer important de savoir laquelle de ces règles a été enfreinte afin de pouvoir se défendre. Les principes énoncés à l’article 8 du Code le juge doit faire preuve de réserve, de courtoisie et de sérénité ») et à son article 2 (« Le juge doit remplir son rôle avec intégrité, dignité et honneur ») se ressemblent et se recoupent.
  2.            Chacun des articles du Code n’est au bout du compte qu’une illustration d’« actes ou […] omissions dérogatoires à l’honneur, à la dignité ou à l’intégrité de la magistrature » au sens de l’article 262 de la Loi sur les tribunaux judiciaires. L’appelante se devait d’être au courant de l’ensemble de ces principes. Comme l’indique le juge :

[60] […] la demanderesse ne pouvait elle-même ignorer les dispositions du Code régissant sa conduite à tout moment durant l’exercice de sa profession, s’agissant en quelque sorte de son code de conduite dans l’accomplissement de ses fonctions au quotidien.

  1.            Le juge conclut avec raison qu’il suffit, dans les circonstances, que l’appelante soit informée de la conduite qu’on lui reproche et qu’elle ait eu l’opportunité d’exprimer son point de vue. Le juge estime à bon droit que c’est le cas :

[59] Le Tribunal considère que la demanderesse a été informée de tous faits sur lesquels porte la plainte dirigée contre elle et qu’elle a eu l’opportunité de présenter son point de vue sur ceux-ci au Comité, afin que celui-ci ait en mains tous les éléments factuels en vue de faire ses recommandations au Conseil.

[Renvoi omis]

  1.            Enfin, le juge conclut que l’appelante n’a subi aucun préjudice du fait que l’article 8 n’a pas été mentionné lors de l’enquête. L’appelante plaide qu’elle a été privée de la possibilité de faire référence à la jurisprudence relative à l’article 8, mais elle ne cite aucune jurisprudence pertinente à l’appui de cet argument. Sur cette question, la conclusion du juge est claire :

[62] Enfin, comme le souligne avec justesse le procureur du Conseil, la demanderesse n’explique pas en quoi sa cause aurait été différemment présentée et plaidée devant le Comité si l’application possible de cet article 8 du Code avait été soulevée avant.

  1.            L’appelante ne démontre aucune erreur dans cette conclusion.
  2.            En appel, l’appelante ajuste son argument. Elle soutient que l’atteinte à l’équité procédurale ne résulte pas uniquement de la détermination des articles du Code applicables, « mais surtout de la nature même du reproche retenu à l’encontre de l’appelante, à savoir d’avoir détenu le plaignant parce qu’elle avait été irritée dès le départ par sa demande d’obtenir un jugement écrit ».
  3.            Elle ajoute :

[17] Comme il appert clairement de la décision du Comité, celui-ci a conclu que si l’appelante a eu « une réaction disproportionnée à la remarque du plaignant », cela résultait de son « irritation » à la suite de la demande qualifiée de « banale » de ce dernier et que c’est ce « manque évident de sérénité » qui l’a amenée à prendre « une décision excessive, soit la mise en détention injustifiée du plaignant ». En d’autres mots, ce qui a rendu la mise en détention injustifiée, c’est la raison qui a motivé l’appelante à prendre cette décision, soit son « irritation ».

[Renvoi omis]

  1.            Selon elle, sa prétendue « irritation » a été un facteur déterminant dans la décision du Comité. Elle affirme qu’elle n’a jamais été avisée que le Comité avait une préoccupation liée à son attitude face aux questions du mis en cause, surtout que, à l’étape de l’examen de la plainte, le Conseil avait conclu que la réponse de l’appelante à la demande initiale du plaignant ne présentait pas d’hostilité, d’humiliation, ni d’agressivité. Elle reconnaît que le Comité avait le droit de réévaluer cet aspect du dossier, mais affirme qu’il devait le faire de manière équitable, en avisant les parties[19]. Elle aurait ainsi été privée de la chance de présenter ses observations sur son « état d’esprit » en réponse aux questions du mis en cause et de nier un « manque évident de sérénité » en réponse à ces interrogations.
  2.            Avec égards, cet argument repose sur une mauvaise lecture de la décision du Comité. Voici le passage pertinent :

[25] Le plaignant a certes manqué de courtoisie en tutoyant la juge. Cependant, l’écoute de l’enregistrement des débats démontre que la demande du plaignant, pourtant banale, irrite la juge et sa réponse est inutilement sèche.

[26] Ce manque évident de sérénité amène la juge à une décision excessive, soit la mise en détention injustifiée du plaignant. Elle aurait pu simplement lui demander de sortir de la salle.

[27] L’avocat de la juge soutient que la détention fut de courte durée et peu contraignante. Là n’est pas la question. Une détention non nécessaire dans les circonstances constitue une réaction disproportionnée à la remarque du plaignant.

  1.            Le Comité a effectivement constaté que la demande « banale » du mis en cause « irrite » la juge et que sa réponse est « inutilement sèche ». Le Comité pouvait tirer ces constatations de son écoute de l’enregistrement de l’échange. Certes, le Conseil avait décidé préalablement de ne pas faire enquête quant au ton des premières réponses de l’appelante, concluant que celles-ci « ne présent[e]nt pas d’hostilité, d’humiliation ni d’agressivité ». En conséquence, le Comité, vu les attentes légitimes pouvant découler de cette conclusion préliminaire, ne pouvait conclure que ces réponses constituent un manquement déontologique sans avertir l’appelante qu’il pensait possiblement le faire.
  2.            Toutefois, cela ne signifie pas que le Comité devait faire abstraction de ces réponses et concentrer son analyse uniquement sur ce qui se produit après le tutoiement par le mis en cause. L’échange entre l’appelante et le mis en cause après la lecture du jugement dure moins d’une minute. Le Comité pouvait tenir compte de l’ensemble de cet échange comme faisant partie du contexte. On peut résumer ainsi le raisonnement du Comité aux paragraphes [25] à [27] de son rapport :

a. Le mis en cause a fait une demande banale.

b. L’appelante en a été irritée et a offert une réponse inutilement sèche.

c. Le mis en cause a manqué de courtoisie en tutoyant la juge.

d. Devant cette impolitesse, l’appelante a manqué de sérénité, ce qui a mené à une décision excessive.

  1.            La conclusion du Comité au paragraphe [27] est que la « détention non nécessaire dans les circonstances constitue une réaction disproportionnée à la remarque du plaignant ». Le Comité n’a pas retenu le ton emprunté par l’appelante en réponse aux questions initiales du mis en cause comme faute déontologique distincte. En effet, contrairement à ce que soutient l’appelante, ce n’est pas le ton irrité qu’elle aurait alors utilisé qui, selon le Comité, a rendu la mise en détention du mis en cause injustifiée. C’est plutôt l’absence de tout fondement factuel et juridique pour cette mesure exceptionnelle. L’irritation de l’appelante avant qu’elle ordonne cette détention ne fait que partie du contexte.
  2.            De toute façon, l’appelante a expliqué à plusieurs reprises lors de son témoignage le contexte entourant son ordonnance de détenir le mis en cause. En appel, elle n’explique pas en quoi son témoignage et ses observations auraient été différents si elle avait été avertie que sa réaction à la demande d’obtenir une copie écrite de ses motifs pouvait être en jeu dans le cadre de l’enquête.
  3.            Pour l’ensemble de ces motifs, le premier moyen est rejeté.

***

  1.            Le deuxième moyen porte sur la raisonnabilité de la décision du Comité.
  2.            Le juge énonce ce qu’il considère comme des failles dans le raisonnement du Comité. Il conclut qu’il aurait rendu une décision différente, mais il rejette le pourvoi en contrôle judiciaire parce que la décision est tout de même raisonnable. L’appelante soutient qu’après avoir correctement pointé toutes les failles dont souffre le raisonnement du Comité, le juge commet une erreur de droit en omettant de tirer la seule conclusion logique qui doit s’ensuivre, à savoir que la décision du Comité repose sur un raisonnement incohérent et contradictoire et qu’elle n’est pas raisonnable.
  3.            D’abord, et avec égards pour le juge de première instance, il est superflu d’affirmer qu’il aurait rendu une décision différente. Son rôle se limite à analyser la raisonnabilité de la décision attaquée. Il n’est ni pertinent ni utile pour lui de spéculer sur les conclusions qu’il aurait lui-même tirées. Une telle déclaration ne peut que miner la crédibilité de la décision contestée et de son jugement et semer la confusion.
  4.            Revenons aux failles relevées par le juge.
  5.            D’abord, il critique le fait que le Comité, aux paragraphes 31 et 32 de son rapport, invoque le rapport Plante et Provost[20] au soutien de ses motifs :

[89] D’entrée de jeu, le Tribunal ne peut pas retenir la décision rendue dans l’affaire Plante c. Prévost, puisque les faits sont fort (tellement) différents et aisément distinguables de ceux en l’espèce. Nous ne sommes tout simplement, mais pas du tout dans le même registre.

[Référence omise]

  1.            La Cour n’est pas convaincue qu'il était déraisonnable pour le Comité de se référer au rapport Plante et Provost[21] pour appuyer ses conclusions. En effet, le Comité a reconnu les différences entre cette affaire et celle de l’appelante. On comprend mal, dès lors, pourquoi la plus grande gravité des gestes reprochés dans ce rapport empêcherait le Comité de s’inspirer des principes qui en ressortent pour sanctionner des actes moins graves, mais néanmoins incompatibles avec ces mêmes principes. En d’autres mots, un comité n’est pas tenu de ne réprimander que les inconduites équivalentes ou pires que les comportements précédemment sanctionnés.
  2.            Ensuite, le juge pointe deux contradictions ou incohérences dans le rapport du Comité.
  3.            D’une part, le juge n’est pas d’accord avec l’appréciation du Comité du ton de l’appelante et il estime qu’il y a contradiction entre celle-ci et la décision du Conseil qui rejette la plainte à ce sujet au stade préliminaire. Il considère :

[87] […] que la justesse de l’appréciation de la preuve par le Comité et de ses conclusions selon lesquelles cette irritation chez la demanderesse à l’origine de son manque évident de sérénité qui se manifeste ensuite par cette détention injustifiée, peut prêter sérieusement flanc à critique et à un débat légitime.

  1.            D’autre part, le juge estime que la faille majeure dans le raisonnement du Comité serait la suivante. Le Comité conclut d’abord que l’appelante croyait sincèrement, mais erronément, devoir détenir le mis en cause pour conserver sa compétence juridictionnelle. Cette erreur, en soi, n’était pas répréhensible. Toutefois, le Comité conclut que la détention injustifiée du mis en cause constitue une réaction excessive et disproportionnée aux propos déplacés de ce dernier et résulte du manque de sérénité de l’appelante. Selon le juge, le Comité se trouve alors à reprocher indirectement à l’appelante une erreur de droit pour laquelle il l’a pourtant précédemment exonérée.
  2.            Voici comment le juge résume cette contradiction :

[98] C’est pourquoi le Tribunal éprouve de sérieuses difficultés à concilier la portée de ce volet de la décision du Comité qui ne reproche pas à la demanderesse cette erreur de droit portant sur la nécessité de détenir le Plaignant dans l’attente de la décision qu’elle allait rendre, et cet autre volet de sa décision qui lui reproche par ailleurs cette mesure qu’il qualifie d’injustifiée, pour ensuite conclure que cette absence de justification la rend excessive et disproportionnée.

[99] Il semble au soussigné que le Comité adresse finalement à la demanderesse, indirectement toutefois, le même reproche que celui qu’elle venait d’écarter en lien avec l’article 1 du Code, ce qui revient en définitive à lui reprocher à nouveau l’erreur de droit qu’elle a commise sur la nécessité de cette détention au plan juridique, raisonnement qui peut révéler, aux yeux d’une personne raisonnable et bien informée, une certaine incohérence, du moins apparente, dans la démarche suivie par le Comité sur cette question précise.

  1.            La Cour ne partage pas cet avis. Les conclusions unanimes des cinq membres du Comité, dans leur globalité, ne sont contradictoires ni entre elles ni avec celles du Conseil, et elles découlent d’un raisonnement qui, à sa face même, est raisonnable.
  2.            En effet, le Comité n’est pas lié par l’appréciation préliminaire du droit et des faits faite par le Conseil[22]. Donc, même s’il y avait contradiction, ce ne serait pas fatal. Tel que déjà mentionné, par contre, le Comité, au regard des faits particuliers du présent dossier, ne pouvait conclure que les réponses de l’appelante à la demande du mis en cause constituaient un manquement déontologique sans avertir l’appelante qu’il pensait possiblement le faire. Or, le Comité n’a pas conclu de cette façon.
  3.            Le Conseil conclut au stade préliminaire que le ton de l’appelante, en répondant aux questions du mis en cause, « ne présent[ait] pas d’hostilité, d’humiliation ni d’agressivité »[23]. Cette appréciation n’empêchait pas le Comité de conclure que l’appelante semblait par ailleurs « irrit[é]e » par ces questions ou qu’elle avait emprunté un ton « inutilement [sec] »[24] ou, pour reprendre la formule utilisée par le juge, adopté un ton « un brin condescendant »[25] face au mis en cause. Il n’y a pas de contradiction.
  4.            Quant à l’erreur de droit sur la nécessité de la détention, le Comité détermine que l’« interprétation erronée de la procédure d’outrage au tribunal », à savoir la conviction de l’appelante que détenir le mis en cause était nécessaire pour préserver sa compétence, ne constitue pas, en soi, un manquement déontologique[26]. Toutefois, ce n’est pas cette erreur de droit qui est à l’origine de la détention du mis en cause, mais plutôt le fait que l’appelante a envisagé hâtivement la procédure d’outrage au tribunal pour ce type d’impolitesse. Elle brandit le spectre de l’outrage instantanément en réponse au tutoiement du mis en cause, sans prendre quelques secondes pour se rasséréner, alors qu’il s’agit de l’arme suprême des tribunaux, réservée aux cas extraordinaires d’inconduite, lorsqu’il est urgent et impératif d’agir. L’appelante s’est retirée pour « se recomposer »[27] et elle a rapidement pris conscience de son erreur une fois de retour à son bureau, mais le mis en cause a été détenu entretemps. Le tout constituait une réaction disproportionnée traduisant une absence de sérénité.
  5.            Ainsi interprétée, la décision du Comité de recommander de réprimander l’appelante, en raison du fait qu’elle avait perdu sa sérénité en envisageant hâtivement l’usage du pouvoir draconien qu’est l’outrage au tribunal, en réplique au comportement anodin du mis en cause, et en privant ce dernier de sa liberté par suite de cette impulsion, était une conclusion raisonnable, ne souffrant d’aucune incohérence et s’appuyant sur des considérations de principe bien sensées[28].

POUR CES MOTIFS, LA COUR :

  1.            REJETTE l’appel, avec les frais de justice.

 

 

 

 

SUZANNE GAGNÉ, J.C.A.

 

 

 

 

 

STEPHEN W. HAMILTON, J.C.A.

 

 

 

 

 

PETER KALICHMAN, J.C.A.

 


Me Giuseppe Battista, Ad.E.

BATTISTA TURCOT ISRAEL

Pour l’appelante

 

Me Olivier Desjardins

DESJARDINS RIVERIN AVOCATS INC.

Pour l’intimé

 

Date d’audience :

13 mars 2025

 


[1]  Paré c. Conseil de la magistrature du Québec, 2024 QCCS 17 [Jugement dont appel].

[2]  RLRQ, c. T-16, r. 2. Le Comité mentionne par mégarde le Code de déontologie de la magistrature, RLRQ, c. T-16, r. 1, dont les dispositions pertinentes sont identiques.

[3]  Guay-Toussaint et Paré, 2023 CanLII 25189 (QC CM) [Rapport d’enquête].

[4]  A et Juge, Cours municipales, 2022 CanLII 56108 (QC CM) [Rapport d’examen], paragr. 4.

[5]  Id., paragr. 6.

[6]  Rapport d’enquête, paragr. 14-18. L’intimé conteste cette conclusion et soutient que, selon son témoignage, l’appelante a fait détenir le mis en cause pour s’assurer qu’il soit présent à son retour. Pour les raisons qui suivent, il ne sera pas nécessaire de trancher cette question.

[7]  Id., paragr. 11, 19-34.

[8]  Id., paragr. 35-39.

[9]  Jugement dont appel, paragr. 54.

[10]  Id., paragr. 128.

[11]  Id., paragr. 134.

[12]  Paré c. Conseil de la magistrature du Québec, 2024 QCCA 369 (j.unique).

[13]  Office régional de la santé du Nord c. Horrocks, 2021 CSC 42, paragr. 10-11; Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, paragr. 45-47.

[14]  Provost c. Conseil de la magistrature du Québec, 2011 QCCA 550, paragr. 8 (demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême rejetée, 22 septembre 2011, n° 34267); Girouard c. Canada (Procureur général), 2020 CAF 129, paragr. 38 (demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême rejetée, 25 février 2021, n° 39379).

[15]  Jugement dont appel, paragr. 58.

[16]  Code des professions, RLRQ, c. C-26, art. 116 (compétence sur les infractions à diverse lois), 129 (avis doit préciser l’infraction en cause) et 156 (compétence pour imposer des peines, y compris des amendes, avec peines minimales pour certains articles); voir, en outre, sur cette question en droit professionnel : Lapointe c. Chen, 2019 QCCA 1400, paragr. 23-30 (demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême rejetée, 30 avril 2020, no 38863); Mailloux c. Fortin, 2016 QCCA 62, paragr. 58-59 (demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême rejetée, 23 juin 2016, no 36951); Tremblay c. Dionne, 2006 QCCA 1441, paragr. 84.

[17]  RLRQ, c. T-16.

[18]  Comme le souligne Ruffo c. Conseil de la magistrature, [1995] 4 R.C.S. 267, paragr. 110, citant H. Patrick Glenn, « Professional Structures and Professional Ethics », (1990) 35 R.D. McGill 424, p. 438 (parlant d’un autre code) : « [TRADUCTION] Bref, c'est un code qui dit comment agir, et non ce qu'il faut faire ».

[19]  L’appelante cite à l’appui un passage de la décision d’un autre comité d’enquête dans l’affaire Bouchard c. Ruffo, 2003 CanLII 75442 (QC CM), paragr. 37.

[20]  Plante c. Provost, 2008 CanLII 20351 (QC CM) (requête en révision judiciaire rejetée, 2009 QCCS 5116; appel rejeté, 2011 QCCA 550; demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême rejetée, 22 septembre 2011, n° 34267).

[21]  Rapport d’enquête, paragr. 31-32.

[22]  Gagnon c. Drouin, 1995 CanLII 495 (QC CM), citant Ruffo c. Conseil de la magistrature, [1989] R.J.Q. 2432, p. 2443 (conf. par 1992 CanLII 3257 (QC CA), avec désistement d’appel à la Cour suprême).

[23]  Rapport d’examen, paragr. 4.

[24]  Rapport d’enquête, paragr. 25.

[25]  Jugement dont appel, paragr. 75.

[26]  Rapport d’enquête, paragr. 14-18.

[27]  Expression employée par l’avocat de l’appelante lors des plaidoiries en appel.

[28]  Rapport d’enquête, paragr. 20 et s.

AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.