- L’appelant se pourvoit contre un jugement rendu le 11 décembre 2023 par la Cour du Québec, chambre criminelle et pénale (l’honorable Sonia Rouleau), lequel le déclare coupable de conduite dangereuse causant la mort.
- Pour les motifs du juge Hardy, auxquels souscrivent les juges Gagné et Weitzman, la Cour :
- ACCUEILLE l’appel;
- INFIRME le jugement sur la culpabilité;
- ACQUITTE l’appelant.
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| SUZANNE GAGNÉ, J.C.A. |
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| LORI RENÉE WEITZMAN, J.C.A. |
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| ÉRIC HARDY, J.C.A. |
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Me Jean-Marc Fradette |
Me Ariane Bergeron |
Fradette & Le Bel Avocats |
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Pour l’appelant |
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Me Sébastien Vallée |
Directeur des poursuites criminelles et pénales |
Pour l’intimé |
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Date d’audience : | 1er mai 2025 |
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- L’appelant se pourvoit contre un jugement rendu le 11 décembre 2023 par la Cour du Québec, chambre criminelle et pénale (l’honorable Sonia Rouleau), lequel le déclare coupable de conduite dangereuse ayant causé la mort[1].
I
- Le 6 juillet 2022, vers 16 h 15, l’appelant circule à bord de son véhicule sur le boulevard Talbot à Ville de Saguenay en direction nord. Il traverse l’intersection de la rue des Sœurs et du boulevard Talbot bien que le feu de signalisation soit rouge. Ce faisant, il entre en collision avec un motocycliste qui vient tout juste de s’y engager. L’impact est violent. Le motocycliste meurt sur le coup. Aucune trace de freinage n’est observée sur la chaussée. L’appelant n’a pas non plus accéléré dans les instants qui ont précédé la collision. En somme, l’appelant poursuivait sa route comme si le feu était vert. Au procès, il affirme n’avoir jamais remarqué qu’il était rouge.
- Outre une simple distraction, rien n’explique son omission d’immobiliser son véhicule au feu rouge. Sa visibilité n’est pas obstruée. La chaussée est sèche. La voiture qu’il conduit est en parfait état. Il n’utilise pas son téléphone cellulaire et son attention n’est pas sollicitée par autre chose que la conduite de son véhicule. Il n’est pas non plus fatigué. Il n’éprouve aucun malaise ni perte de conscience. Il est sobre. Bref, il n’a rien fait pour provoquer ou favoriser la distraction qui est à l’origine de ce drame.
- L’appelant attribue cet accident à une inattention de sa part, mais sans savoir ce qui l’a provoquée. Il s’en étonne puisque son dossier de conduite est sans tache. Il se décrit comme une personne prudente et respectueuse des limites de vitesse. Il n’a jamais grillé un feu rouge.
- L’accident a été capté par une caméra de surveillance et enregistré sur vidéo. Cet enregistrement est produit en preuve. Il corrobore le témoignage de l’appelant selon lequel il conduisait son véhicule comme si le feu était vert.
- Le poursuivant dépose en preuve le rapport d’un expert « reconstitutionniste » en matière d’accidents automobiles. Il situe la vitesse à laquelle l’appelant conduisait son véhicule, avant que l’accident ne survienne, entre 78 et 84 km/h dans une zone où la limite est de 70 km/h. L’expert démontre également qu’au moment de la collision, le feu de signalisation était rouge depuis 27 secondes. En fonction de ces données, la juge estime que l’appelant a franchi une distance de l’ordre de 585 mètres à 630 mètres pendant cette période de 27 secondes.
II
- Au procès, l’appelant admet l’actus reus de l’infraction de conduite dangereuse causant la mort, mais nie avoir eu la mens rea requise pour en être déclaré coupable.
- La juge lui donne tort.
- Elle est d’avis que le poursuivant a prouvé hors de tout doute raisonnable l’existence de cette mens rea. Après avoir passé en revue la jurisprudence de la Cour suprême allant de R. c. Beatty[2] jusqu’à R. c. Chung[3] en passant par R. c. Roy[4], elle conclut qu’une personne raisonnable placée dans les mêmes circonstances que l’appelant aurait été consciente du risque que sa conduite posait pour autrui.
- La juge exclut l’hypothèse voulant que la vitesse à laquelle roulait l’appelant ait été un facteur contributif de l’accident. De plus, elle reconnaît que celui‑ci était habituellement un conducteur respectueux du Code de la sécurité routière[5]. Elle va même jusqu’à affirmer que son mode de conduite préalablement à l’accident était sans faille.
- L’analyse de la mens rea faite par la juge tient dans ces paragraphes :
[28] Cette conduite constitue-t-elle un écart marqué par rapport à la personne raisonnable placée dans les mêmes circonstances? La réponse est oui. De toute évidence, une personne raisonnable aurait vu le feu rouge au cours des 27 secondes et en circulant pendant une distance de plus de 500 mètres avant l’intersection. La température était parfaite, la visibilité excellente et rien n’entravait la vue du conducteur, à preuve un autre automobiliste était arrêté à la même lumière et l’accusé n’a eu aucune difficulté à voir les deux feux de circulation précédents qui ont la même orientation géographique.
[…]
[30] L’accusé décrit avec précision l’ensemble de sa conduite préalable à l’impact incluant le changement de voie et la couleur des trois feux de circulation précédents qui ont croisé sa route. Il n’est pas pressé par le temps, n’a pas utilisé son cellulaire, est sobre et est attentif à sa conduite. Il connaît bien la route empruntée, ses feux de circulation et est conscient qu’à cette heure, la circulation est dense. Il n’y a donc ici, et ce, jusqu’à environ un peu plus de 500 mètres du feu de circulation, aucun élément contributif de l’accident.
[31] Cependant, il maintient que pendant ces 27 secondes précédant l’impact, il ignore ce qui s’est produit, ce qui a pu provoquer son inattention et affirme qu’il a dû être distrait sans détailler davantage. Bien qu’il dise avoir possiblement cru que la lumière est synchronisée aux précédentes, hypothétisant qu’il a pu voir la lumière comme étant verte, il ne peut expliquer davantage ce qui s’est passé réellement.
[32] Ainsi, le Tribunal conclut sans peine que c’est l’inattention de l’accusé qui est la cause de l’accident. Les 27 secondes à 78 km/h permettent d’établir hors de tout doute raisonnable que pendant plus d’un demi-kilomètre, l’accusé n’est pas concentré sur sa conduite, sur la circulation, ne regarde pas la couleur du feu de circulation et ne voit pas la voiture déjà immobilisée en attente de son feu vert à sa gauche, dernier fait qui pourtant donne un indice clair de l’arrêt obligatoire.
[33] Cette conclusion constitue-t-elle un moyen de défense disculpatoire?
[34] Le Tribunal croit que non puisqu’une personne aurait raisonnablement été consciente du risque créé par cette façon de conduire et ne se serait pas livrée à l’activité dans de telles circonstances.
[35] En effet, la version de l’accusé ne peut être assimilée à une inattention momentanée comme d’ailleurs le précise la Cour suprême dans Beatty :
[37] (…) Naturellement, le conducteur ne peut pas se contenter de dire qu’il ne pensait pas à sa façon de conduire, puisque la faute réside dans le fait de ne pas accorder à l’activité dangereuse le degré de pensée et d’attention nécessaire. Comme l’a expliqué le juge Cory (à la p. 885 de l’arrêt Hundal) :
Il serait contraire au bon sens d’acquitter, au motif qu’il ne pensait pas lors de l’accident à sa façon de conduire, un conducteur qui a agi d’une manière objectivement dangereuse. (Soulignement de la Cour)
[Renvoi omis]
III
- L’appelant soulève trois questions que je reformulerai ainsi :
IV
- L’infraction de conduite dangereuse causant la mort est prévue au paragr. 320.13(3) C.cr. :
320.13 (3) Commet une infraction quiconque conduit un moyen de transport d’une façon dangereuse pour le public, eu égard aux circonstances, et cause ainsi la mort d’une autre personne. | 320.13 (3) Everyone commits an offence who operates a conveyance in a manner that, having regard to all of the circumstances, is dangerous to the public and, as a result, causes the death of another person. |
- Il s’agit d’une infraction criminelle que la Cour suprême qualifie de grave[6].
- Dans Beatty, la juge Charron, s’exprimant au nom de la majorité, définit en ces termes ce qui en constitue l’actus reus et la mens rea :
a) L’actus reus
Le juge des faits doit être convaincu hors de tout doute raisonnable que, du point de vue objectif, l’accusé, suivant les termes de la disposition concernée, conduisait « d’une façon dangereuse pour le public, eu égard aux circonstances, y compris la nature et l’état du lieu, l’utilisation qui en est faite ainsi que l’intensité de la circulation à ce moment ou raisonnablement prévisible dans ce lieu ».
b) La mens rea
Le juge des faits doit également être convaincu, hors de tout doute raisonnable, que le comportement objectivement dangereux de l’accusé était accompagné de la mens rea requise. Dans son appréciation, le juge des faits doit être convaincu, à la lumière de l’ensemble de la preuve, y compris la preuve relative à l’état d’esprit véritable de l’accusé, si une telle preuve existe, que le comportement en cause constituait un écart marqué par rapport à la norme de diligence raisonnable que respecterait une personne raisonnable dans la même situation que l’accusé. En outre, si l’accusé offre une explication, il faut alors, pour qu’il y ait déclaration de culpabilité, que le juge des faits soit convaincu qu’une personne raisonnable dans des circonstances analogues aurait dû être consciente du risque et du danger inhérents au comportement de l’accusé.[7]
[Soulignement ajouté]
- Une mens rea subjective, soit que l’accusé avait « un état d’esprit positif tel que l’intention, l’insouciance ou l’aveuglement volontaire »[8], n’est pas essentielle pour commettre cette infraction[9]. Toutefois, si elle existe, elle suffira à démontrer l’intention requise[10].
- La négligence civile ne doit pas être confondue avec celle qui est exigée pour fonder une déclaration de conduite dangereuse causant la mort[11]. Certes, que la poursuite soit civile ou criminelle, le juge doit comparer la conduite du défendeur ou de l’accusé, selon le cas, avec celle qu’aurait eue une personne raisonnable placée dans les mêmes circonstances. Là s’arrête la ressemblance. À la différence de la négligence civile qui s’intéresse à la répartition de la perte, « la négligence pénale vise à sanctionner un comportement blâmable »[12]. Ainsi, « [u]n acte relevant de la conduite négligente ne constitue pas nécessairement une infraction de conduite dangereuse »[13]. En d’autres mots, « la preuve de l’actus reus de l’infraction ne permet pas, à elle seule, de conclure raisonnablement à l’existence de l’élément de faute requis »[14].
- Il en découle qu’un « simple écart par rapport à la norme que respecterait une personne raisonnablement prudente […] ne sera pas suffisant pour établir la responsabilité en matière de négligence pénale »[15]. Un écart marqué est requis. La différence entre les deux est une affaire de degré[16].
- L’analyse de la mens rea doit se faire en deux étapes comme l’enseigne le juge Cromwell dans Roy[17], au nom d’une cour unanime :
[36] L’analyse relative à la mens rea doit être centrée sur la question de savoir si la façon dangereuse de conduire résultait d’un écart marqué par rapport à la norme de diligence que respecterait une personne raisonnable dans la même situation (Beatty, par. 48). Il est utile d’aborder le sujet en posant deux questions. La première est de savoir si, compte tenu de tous les éléments de preuve pertinents, une personne raisonnable aurait prévu le risque et pris les mesures pour l’éviter si possible. Le cas échéant, la deuxième question est de savoir si l’omission de l’accusé de prévoir le risque et de prendre les mesures pour l’éviter si possible constitue un écart marqué par rapport à la norme de diligence que respecterait une personne raisonnable dans la même situation que l’accusé.
[Soulignements ajoutés]
- Pour justifier une condamnation criminelle, le manque de diligence de l’accusé doit être suffisamment grave[18] ou blâmable[19], on doit être en présence d’un « haut degré de négligence »[20]. En somme, « [l]e degré de négligence constitue la question déterminante, parce que la faute criminelle doit être fondée sur un comportement qui mérite d’être puni »[21]. Une autre façon d’exprimer la même idée est de dire, à l’instar du juge Cromwell dans Roy, que la mens rea requise « fournit l’assurance qu’une sanction pénale n’est imposée qu’aux seules personnes ayant mérité le stigmate d’une déclaration de culpabilité criminelle »[22].
- De même, il faut prendre garde de ne pas définir le comportement de la personne raisonnable à l’aune de celui du conducteur parfait, ce que prend soin de rappeler la juge Charron dans Beatty[23] :
[34] […] Puisque la conduite d’un véhicule est, en grande partie, une activité de nature automatique et réactive, certains écarts par rapport à la norme qu’observerait une personne raisonnablement prudente résulteront inévitablement du fait que, pour reprendre les termes du juge Cory, on conduit « sans beaucoup y penser ». Même le conducteur le plus compétent et le plus prudent a des moments d’inattention, qui peuvent très bien donner lieu à un comportement qui, considéré objectivement, ne satisfait pas à la norme à laquelle se conformerait un conducteur raisonnablement prudent. Un tel comportement de nature automatique et réactive peut même présenter un danger pour les autres personnes qui circulent sur la route. Les faits de la présente affaire en sont d’ailleurs une triste illustration. Le fait que le danger puisse résulter d’un faible degré de réflexion consciente devient préoccupant parce que, comme la juge McLachlin (maintenant Juge en chef) l’a dit avec justesse dans R. c. Creighton, [1993] 3 R.C.S. 3, p. 59 : « En droit, nul n’est inconsidérément qualifié de criminel. » En plus de la nature largement automatique et réactive de la conduite d’un véhicule automobile, nous devons aussi prendre en compte le fait que conduire, même si cette activité comporte des risques inhérents, n’en est pas moins une activité légale dotée d’une valeur sociale. S’il faut considérer comme une infraction criminelle chaque écart par rapport à la norme civile, quelle qu’en soit la gravité, on risque de ratisser trop large et de qualifier de criminelles des personnes qui en réalité ne sont pas moralement blâmables. Une telle approche risque de porter atteinte au principe de justice fondamentale voulant qu’une personne moralement innocente ne doive pas être privée de sa liberté.
[Soulignements ajoutés]
- Il s’ensuit que « [l]a simple imprudence que même les conducteurs les plus prudents peuvent à l’occasion commettre n’est généralement pas criminelle »[24] et que « les inattentions et erreurs de jugement momentanées n’engagent pas habituellement la responsabilité criminelle »[25].
- La juge Charron écrit aussi dans Beatty que l’état mental véritable de l’accusé doit être pris en considération :
Toutefois, comme l’état mental de l’accusé est pertinent dans une affaire criminelle, il faut modifier le critère objectif pour accorder à l’accusé le bénéfice de tout doute raisonnable relatif à la question de savoir si une personne raisonnable aurait apprécié le risque ou encore aurait pu faire quelque chose pour éviter de créer le danger et l’aurait fait. Lorsqu’il existe un tel doute, l’accusé ne saurait être déclaré coupable, même si, considérée objectivement, sa façon de conduire était manifestement dangereuse.[26]
- Il faut en outre garder à l’esprit que « c’est la façon de conduire le véhicule à moteur qui est en cause, et non la conséquence de cette conduite »[27]. Le fait que la conduite de l’accusé ait entraîné des conséquences tragiques ne permet pas de conclure, à lui seul, que l’infraction de conduite dangereuse a été commise[28].
- Ce sont ces principes qui ont fait dire à la Cour suprême dans Beatty que l’inattention momentanée de l’accusé, qui avait « sans raison apparente, traversé soudainement la ligne médiane pour se retrouver dans la voie d’un véhicule à moteur circulant en sens inverse, dont les trois occupants ont été tués lors de la collision »[29], ne suffisait pas à établir la mens rea requise pour le déclarer coupable de conduite dangereuse ayant causé la mort. La Cour suprême estima également que la juge du procès n’avait pas erré en imputant, par déduction, cette inattention momentanée à une perte de conscience que l’accusé avait évoquée comme hypothèse pour expliquer sa conduite[30].
- Dans Roy, l’accusé avait provoqué un accident mortel en « engag[eant] sa caravane motorisée sur une autoroute dans la voie d’une semi-remorque qui approchait »[31]. Sans succès, le conducteur de cette dernière avait tenté, en freinant, d’éviter la collision avec le véhicule conduit par l’accusé[32]. Au terme de son procès, l’accusé a été déclaré coupable de conduite dangereuse ayant causé la mort[33]. Le juge estimait que :
[15] […] la façon de conduire de l’appelant était objectivement dangereuse lorsqu’il a engagé son véhicule [traduction] « sur l’autoroute 5, depuis le panneau d’arrêt du chemin [Harmon], alors que la visibilité était réduite par le brouillard, pour traverser la voie des véhicules qui approchaient, en particulier la semi-remorque de M. [McGinnis] » (par. 27). Il a alors immédiatement conclu que la façon de conduire de l’appelant avait constitué un écart marqué par rapport à la norme de diligence qu’une personne raisonnable respecterait dans les circonstances. De plus, comme aucune explication de la façon de conduire de l’accusé n’avait été fournie — principalement en raison de sa perte de mémoire — aucun élément de preuve ne permettait de faire naître un doute raisonnable quant à savoir si une personne raisonnable n’aurait pas été consciente des risques inhérents au comportement de l’accusé en l’espèce.
- La Cour d’appel de la Colombie-Britannique rejeta l’appel de l’accusé[34].
- La Cour suprême vit la chose d’un autre œil et cassa la déclaration de culpabilité[35] :
[44] […] [l]e juge du procès a commis une erreur de droit en ne procédant pas à un examen en profondeur de la question de savoir si l’accusé s’est écarté de façon marquée par rapport à la norme de diligence que respecterait une personne raisonnable dans la même situation. Plus particulièrement, il a inféré l’écart marqué du simple fait que la conduite du véhicule était objectivement dangereuse : motifs du juge du procès, par. 27-28. C’est précisément ce que tous les membres de notre Cour, dans Beatty, ont dit qu’il ne faut pas faire.
[…]
[55] […] À mon avis, la décision de l’appelant de s’engager sur l’autoroute est compatible avec une mauvaise évaluation de la vitesse et de la distance qui a été faite dans des conditions difficiles au moment où la visibilité était mauvaise. En l’espèce, le dossier indique une seule erreur momentanée de jugement dont les conséquences ont été tragiques. Il ne permet pas de conclure raisonnablement que l’accusé a démontré un écart marqué par rapport à la norme de diligence que respecterait une personne raisonnable dans la même situation, justifiant ainsi une déclaration de culpabilité pour l’infraction criminelle grave de conduite dangereuse ayant causé la mort.
[Soulignements ajoutés]
- Dans Chung, la Cour suprême a estimé que la conduite de l’accusé, bien que momentanée, satisfaisait à l’exigence de la mens rea requise pour le déclarer coupable d’une infraction de conduite dangereuse ayant causé la mort. Dans cette affaire, la conduite qualifiée de dangereuse de l’accusé n’avait été que d’environ cinq secondes. Toutefois, durant ce court laps de temps, l’accusé avait roulé à une vitesse de 140 km/h dans une zone de 50 km/h tout en effectuant des changements de voies rapides[36]. Dans ses motifs majoritaires, la juge Martin écrit qu’« [u]n comportement qui se produit sur une brève période et qui crée des risques prévisibles et immédiats de conséquences graves peut néanmoins constituer un écart marqué par rapport à la norme »[37]. Une personne raisonnable aurait prévu, selon elle, que la conduite d’un véhicule à une telle vitesse, accompagnée de changements de voies rapides, à l’approche d’une intersection importante, créait un risque de collision[38].
- La Cour s’est penchée sur des affaires de cette nature à quelques reprises depuis l’arrêt Beatty. Bien que chaque cas demeure un cas d’espèce[39], l’étude de cette jurisprudence illustre la nécessité, pour le poursuivant, de convaincre hors de tout doute raisonnable que la conduite de l’accusé était non seulement dangereuse, mais aussi qu’elle était suffisamment grave ou blâmable pour être qualifiée de criminelle[40].
V
- Je suis d’avis que la juge commet deux erreurs, la première ayant engendré la seconde.
- Par commodité, je crois utile de reproduire à nouveau le paragraphe 32 du jugement entrepris puisque c’est dans celui-ci que s’est glissée la première erreur :
[32] Ainsi, le Tribunal conclut sans peine que c’est l’inattention de l’accusé qui est la cause de l’accident. Les 27 secondes à 78 km/h permettent d’établir hors de tout doute raisonnable que pendant plus d’un demi-kilomètre, l’accusé n’est pas concentré sur sa conduite, sur la circulation, ne regarde pas la couleur du feu de circulation et ne voit pas la voiture déjà immobilisée en attente de son feu vert à sa gauche, dernier fait qui pourtant donne un indice clair de l’arrêt obligatoire.
- Pourtant, rien dans la preuve ne démontre que le feu rouge était visible à 27 secondes de l’intersection où la collision est survenue ou, en termes de mesure de distance, plus de 500 mètres avant d’y arriver. À l’audience, l’intimé n’a d’ailleurs pas prétendu le contraire. Malgré cela, la juge calcule la durée de l’inattention de l’appelant en fonction de cette prémisse. Je note d’ailleurs que la preuve d’expert administrée par le poursuivant ne renseigne pas davantage sur le moment où une personne raisonnable aurait commencé à freiner à l’approche de ce feu rouge.
- Or, c’est en fonction de cette durée qu’elle estime de 27 secondes que la juge conclut que l’inattention de l’appelant ne peut être qualifiée de momentanée, contrairement à celle de l’accusé dans Beatty[41] qui n’avait duré que quelques secondes. Au contraire, elle y voit la preuve qu’il conduisait sans penser à sa façon de conduire[42].
- Ce faisant, la juge tire une inférence de fait qui est manifestement erronée en ce que la preuve ne permet pas de l’étayer[43]. Cette erreur est aussi déterminante puisque cette fausse prémisse est la pierre d’assise de son raisonnement.
- La seconde erreur commise par la juge en est une de droit[44]. Bien qu’elle ait correctement énoncé les règles applicables en renvoyant aux arrêts Beatty, Roy et Chung, son raisonnement trahit néanmoins une mauvaise compréhension de celles-ci. Elle ne se pose pas l’ultime question à laquelle il lui fallait répondre : la conduite de l’appelant est‑elle suffisamment grave ou blâmable pour être qualifiée de criminelle? Elle se livre plutôt à une analyse en surface. Comme le juge du procès l’avait fait dans Roy[45], elle infère la mens rea de l’actus reus, tel qu’il ressort de cet extrait de son jugement que je me permets de reproduire une deuxième fois :
[28] Cette conduite constitue-t-elle un écart marqué par rapport à la personne raisonnable placée dans les mêmes circonstances? La réponse est oui. De toute évidence, une personne raisonnable aurait vu le feu rouge au cours des 27 secondes et en circulant pendant une distance de plus de 500 mètres avant l’intersection. La température était parfaite, la visibilité excellente et rien n’entravait la vue du conducteur, à preuve un autre automobiliste était arrêté à la même lumière et l’accusé n’a eu aucune difficulté à voir les deux feux de circulation précédents qui ont la même orientation géographique.
- Cette conclusion ne suffisait pas. Il lui fallait aller plus loin. Elle devait rechercher dans la preuve les indices probants d’un comportement qui dénote de la négligence atteignant un « haut degré », ce qu’elle a manifestement été incapable de faire. Au contraire, la preuve qu’elle a entendue lui fait dire que le « mode de conduite [de l’appelant] préalablement à l’accident est sans faille »[46], ce qui, soit dit en passant, le distingue nettement de celui de l’accusé dans Chung[47]. Elle ajoute même que l’appelant est un conducteur habituellement prudent et respectueux[48].
- Il est vrai que l’appelant n’a pu expliquer ce qui a causé son inattention. Toutefois, il n’en avait pas l’obligation. C’était au poursuivant qu’incombait le fardeau de prouver hors de tout doute raisonnable qu’il avait la mens rea requise.
- Certes, la conduite de l’appelant est fautive sur le plan civil et les conséquences qui en ont résulté sont dramatiques. N’eût été le régime de responsabilité sans faute qui existe au Québec en matière d’accidents automobiles, il est fort probable que sa responsabilité civile aurait été engagée puisque le défaut de s’arrêter à un feu de signalisation en contravention au Code de la sécurité routière[49] a tous les attributs d’une faute causale au sens de l’article 1457 C.c.Q.[50]. En revanche, il répugne à l’esprit de lier à cette conduite négligente les stigmates d’une déclaration de culpabilité criminelle pour ce qui n’aura été, en définitive, qu’une simple distraction comme les conducteurs les plus prudents peuvent en commettre. Comment d’ailleurs une personne raisonnable peut-elle parer au risque d’être distraite alors qu’elle se livre à une activité aussi « automatique et réactive » que la conduite automobile et que son comportement dans les instants qui ont précédé sa distraction est sans reproche?
- Pour résumer ma pensée sur l’ensemble du dossier, je ne saurais mieux faire que de citer cet extrait des motifs de mon collègue le juge Doyon dans Desbiens c. R.[51] :
[54] S'il est vrai qu'en ces matières la mens rea peut parfois s'inférer de la preuve de l'actus reus, il n'en reste pas moins que la poursuite a l'obligation de la prouver hors de tout doute raisonnable. Or, vu les faits très particuliers du dossier, il est difficile, sinon impossible, de conclure que la mens rea, c'est-à-dire la culpabilité morale de l'accusé, est démontrée alors que rien ne peut expliquer sa conduite (pas de course automobile, pas d'excès de vitesse, pas de conduite imprudente au préalable, pas d'alcool, pas de désir de suicide, etc.). En d'autres termes, pour paraphraser les propos de la juge Charron au paragr. 43 de Beatty, la preuve ne permet pas d'étayer la conclusion que l'appelant a agi avec le degré de culpabilité morale suffisant et ne permet pas de démontrer hors de tout doute raisonnable que son comportement s'écartait de façon marquée de la norme de diligence raisonnable qu'une personne raisonnable, placée dans sa situation, aurait respectée.
[Soulignements ajoutés]
VI
- N’eût été les deux erreurs commises par la juge, lesquelles s’additionnent l’une à l’autre, l’appelant aurait été acquitté, la preuve ne permettant pas d’étayer une déclaration de culpabilité.
- Pour ces motifs, je propose d’accueillir l’appel, d’infirmer la déclaration de culpabilité et d’y substituer un acquittement.
[1] R. c. Bédard, 2023 QCCQ 10586 [jugement entrepris].
[2] 2008 CSC 5, [2008] 1 R.C.S. 49 [Beatty].
[3] 2020 CSC 8, [2020] 1 R.C.S. 405 [Chung].
[4] 2012 CSC 26, [2012] 2 R.C.S. 60 [Roy].
[6] Roy, supra, note 4, paragr. 30.
[7] Beatty, supra, note 2, paragr. 43.
[9] Id., paragr. 47 et 48; Roy, supra, note 4, paragr. 38.
[10] Beatty, supra, note 2, paragr. 48.
[13] Id., paragr. 20, voir aussi paragr. 45.
[14] Roy, supra, note 4, paragr. 42, voir aussi paragr. 44.
[15] Beatty, supra, note 2, paragr. 7.
[18] Id., paragr. 28; Beatty, supra, note 2, paragr. 48.
[19] Beatty, supra, note 2, paragr. 33 et 36.
[20] Roy, supra, note 4, paragr. 32.
[22] Roy, supra, note 4, paragr. 1. Voir également le paragr. 30 : « Il est donc très important de s’assurer que l’exigence de la faute en matière de conduite dangereuse a été établie, sans quoi la portée du droit criminel est indûment étendue et des personnes qui ne sont pas moralement blâmables sont qualifiées à tort de criminelles ».
[23] Beatty, supra, note 2.
[24] Roy, supra, note 4, paragr. 37. Voir également les motifs concordants de la juge en chef McLachlin dans Beatty, paragr. 71 : « En effet, même les bons conducteurs ont à l’occasion des moments d’inattention qui peuvent, selon les circonstances, engager leur responsabilité civile ou donner lieu à une condamnation pour conduite imprudente. Mais en général, ces moments d’inattention ne vont pas jusqu’à l’écart marqué requis pour justifier une déclaration de culpabilité pour conduite dangereuse ».
[25] Chung, supra, note 3, paragr. 22, renvoyant à Beatty, supra, note 2, paragr. 34 et à Roy, supra, note 4, paragr. 37.
[26] Beatty, supra, note 2, paragr. 37.
[27] Id., paragr. 46 [italiques dans l’original].
[28] Ibid. Voir au même effet Roy, supra, note 4, paragr. 2 et 34.
[29] Beatty, supra, note 2, paragr. 1, voir aussi paragr. 51-53.
[30] Id., paragr. 12 et 52-53.
[31] Roy, supra, note 4, paragr. 5.
[36] Chung, supra, note 3, paragr. 4.
[37] Id., paragr. 22. Voir également Morin c. R., 2024 QCCA 790, paragr. 21, demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême rejetée, 6 mars 2025, no 41414.
[38] Chung, supra, note 3, paragr. 22 et 29.
[40] Voir par exemple Boudreau c. R., 2023 QCCA 358, paragr. 22, confirmé par la Cour suprême : R. c. Boudreau, 2024 CSC 9; Tremblay c. R., 2022 QCCA 677, paragr. 62-64; Graham c. R., 2016 QCCA 642, paragr. 102-104, demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême rejetée, 12 janvier 2017, no 37114; Tremblay c. R., 2012 QCCA 675, paragr. 20-21; Desbiens c. R., 2010 QCCA 4, paragr. 54; Desbiens c. R., 2009 QCCA 1670, paragr. 27; Massé c. R., 2008 QCCA 443, paragr. 8.
[41] Supra, note 2, paragr. 2 et 13.
[42] Jugement entrepris, paragr. 35.
[43] Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, paragr. 22, 23 et 26.
[44] Chung, supra, note 3, paragr. 11.
[45] Roy, supra, note 4, paragr. 4 et 44.
[46] Jugement entrepris, paragr. 41.
[47] Chung, supra, note 3.
[48] Jugement entrepris, paragr. 41.
[49] RLRQ, c. C-24.2, art. 359.
[50] Morin c. Blais, [1977] 1 R.C.S. 570.
[51] 2010 QCCA 4. Voir dans le même sens Massé c. R., supra, note 40, paragr. 8.