PROVINCE DE QUÉBEC ADMINISTRATIVE
Me Mathieu Proulx
À L'ÉGARD DE :
Me Kathya Gagnon, juge administrative au Tribunal administratif du Québec
en prÉsence de : Me Patrick Simard, membre du Conseil de la justice administrative, président de la Régie du logement et président du comité d’enquête
M. Simon Julien, membre du Conseil de la justice administrative représentant le public
Me Marie Charest, membre du Conseil de la justice administrative et juge administrative au Tribunal administratif du Québec
Contexte général
[1] Le présent rapport d’enquête complète celui du 30 mai dernier dans le présent dossier. Dans ce rapport d’enquête relatif à l’existence d’une faute[1] (Rapport faute), le Comité a alors conclu au bien-fondé de la plainte à l’encontre de la juge administrative du Tribunal administratif du Québec (Tribunal) Kathya Gagnon (Me Gagnon), pour les deux périodes qui en faisaient l’objet. Il doit maintenant se prononcer sur la sanction qui devra lui être imposée.
[2] En effet, comme mentionné dans le Rapport faute, le 25 janvier 2019 le Comité a décidé de scinder l’instance.
[3] En décembre 2019, à la suite du Rapport faute, le Comité a entendu un complément de preuve sur la sanction[2], ainsi que la plaidoirie du procureur de Me Gagnon.
[4] La première des deux journées prévues à cette fin a dû être écourtée pour permettre de modifier certains documents ; ces modifications sont devenues nécessaires à la suite de la décision du Comité de limiter la période pour laquelle il permettait un complément de preuve sur les gestes de Me Gagnon.
[5] En effet, bien que de la preuve d’événements postérieurs à mars 2016[3] ait parfois été permise lors de l’enquête précédant le Rapport faute, et que certains faits postérieurs puissent être pertinents pour évaluer les risques de récidive, le Comité tient à limiter la période à être considérée aux fins de la sanction.
[6] C’est pourquoi il décide de ne permettre aucune preuve sur des événements postérieurs au 5 février 2019, date du début du délibéré sur l’existence d’une faute ; il permet cependant une preuve sur les délais requis pour délibérer dans le cas des auditions que Me Gagnon a tenues avant le 5 février 2019.
[7] Des contraintes liées à la pandémie de COVID-19 ont malencontreusement retardé la rédaction du présent rapport ; le Comité le regrette, mais, dès que cela lui a été possible, il a pris les moyens nécessaires pour en compléter la rédaction avec efficacité.
[8] Pour décider de la sanction à imposer à Me Gagnon, le Comité résume la preuve pertinente, puis examine le contexte légal applicable[4], avant d’analyser comment ce contexte s’applique aux faits mis en preuve.
[9] À la suite de cet exercice, et pour les motifs détaillés plus bas, le Comité recommande la destitution de Me Gagnon, convaincu qu’il s’agit de la seule sanction susceptible de rétablir la confiance du public en l’institution.
Contexte factuel
LES FAITS PERTINENTS POUR DÉTERMINER LA SANCTION
[10] La preuve soumise préalablement au Rapport faute a été complétée par la preuve sur sanction. C’est pourquoi le Comité résume ici sommairement ce qui a déjà été traité dans le Rapport faute, auquel le lecteur peut se référer pour plus de détails. C’est cependant plus en détail qu’il présente la preuve soumise en décembre 2019.
[11] Les fautes retenues par le Comité concernent la période 2010-2014, alors qu’elle était affectée à la Commission d’examen des troubles mentaux (CETM), puis la période 2014 à 2016, durant laquelle elle a siégé à la Section des affaires sociales (SAS).
[12] Dans tous les cas, elle se plaint de la lourdeur de sa tâche, de l’ampleur des déplacements qu’elle doit effectuer et de l’insuffisance du temps alloué à ces déplacements. Elle insiste sur le fait qu’elle était épuisée, mais quand ses supérieurs en discutent avec elle, elle affirme qu’elle n’a pas besoin d’aide.
Commission d’examen des troubles mentaux (CETM)
[13] Me Gagnon a commencé à siéger en 2010 et dès 2011 elle avait accumulé suffisamment de retards pour que son supérieur s’en inquiète.
[14] Elle se décrit comme une personne qui va au fond de ses dossiers et qui est incapable de tourner les coins ronds. Elle considère qu’elle seule est responsable de déterminer la manière dont elle rend ses motifs et qu’on ne pouvait pas lui imposer de manière de rédiger. Elle aurait pu faire des motifs abrégés, mais elle s’y est toujours refusée.
[15] Elle déplore de ne pas avoir eu de mentor et d’avoir été insuffisamment formée en rédaction de motifs, ainsi que de l’absence de gabarits à l’époque.
[16] Le Tribunal la retire des rôles en mars 2012, car elle n’a pas encore rédigé de motifs pour 427 des 447 dossiers entendus depuis 2010. Bien que les retards dans la rédaction des motifs soient fréquents, aucun autre membre de la CETM n’a accumulé des retards de l’ampleur de ceux de Me Gagnon. Elle est la seule à avoir bénéficié d’une telle libération, avec le résultat que les causes qu’elle aurait normalement dû entendre se sont ajoutées à la charge de travail de ses collègues.
[17] Elle ne profite pas du soutien qu’on lui offre pour rattraper son retard. Il lui faudra plus de deux ans pour rédiger les motifs accumulés, soit plus que le temps qu’elle a siégé en CETM avant ce retrait, et ce malgré le suivi de ses supérieurs.
[19] Le Comité a retenu l’existence d’une faute déontologique en raison de l’ampleur des délais qui lui ont été nécessaires pour rédiger ses motifs, du nombre de motifs en retard, et de la courte période sur laquelle ces retards se sont accumulés. [5]
Section des affaires sociales (SAS)
[20] En avril 2014 elle est de nouveau affectée à la SAS. On lui assigne alors dix semaines d’audience sur les 23 semaines de la période concernée, soit une de moins que ce que reçoivent ses collègues. Il en sera de même pour la période suivante, afin de lui laisser du temps pour se réapproprier ses compétences dans les matières traitées en SAS.
[21] On lui offre du soutien, tant dans l’exécution de ses tâches que si elle a des problèmes personnels. Elle doit aussi faire part de ses besoins en formation.
[22] Les autorités du Tribunal mettent en place un processus de suivi serré, et l’avisent qu’en raison de son historique, des retards dans ses délibérés ne seront plus tolérés. Elle devra améliorer ses façons de travailler et demander des autorisations de prolonger ses délais de délibéré si elle constate ne pouvoir rendre certaines décisions à l’intérieur des délais légaux.
[23] Il y aura plusieurs rencontres de suivi, en personne ou par téléphone, entre avril 2014 et mars 2016, moment du dépôt de la plainte objet du présent rapport. On lui réitère alors l’importance de respecter les délais de délibéré et de demander des prolongations de ces délais lorsqu’elle anticipe des retards.
[24] Me Gagnon indique que dès 2014, elle s’est sentie ostracisée par ses supérieurs et ses collègues.
[25] En septembre 2014, après avoir siégé moins de six mois en SAS, elle démontre déjà des retards à rendre ses décisions dans 17 dossiers. Le nombre de retards variera au fil du temps, mais elle omet généralement de demander des prolongations de délais. Ainsi, la problématique perdure.
[26] D’ailleurs, dès juin 2014, certains de ses collègues informent leur vice-présidente de leur mécontentement face à la prestation de travail de Me Gagnon. En juin et octobre 2015, certains juges administratifs l’informent de l’absence de collaboration et de fiabilité de Me Gagnon, notamment dans la rédaction de ses décisions. Des projets de décisions qui lui ont été envoyés sont restés sans réponse pendant parfois plus d’un mois. Et la situation persiste en 2016.
[27] En 2015 et 2016, des parties et des procureurs s’inquiètent des retards à obtenir les décisions attendues. Des dossiers doivent lui être retirés et sont transférés à des collègues.
[28] Ainsi, loin de s’être amélioré, le caractère systématique des retards qui prévalait en CETM s’est poursuivi en SAS.
[29] Jugeant que la compétence du juge est nécessaire à son indépendance, et que cette compétence nécessite que les juges s’adaptent aux exigences de la Loi et de leur fonction, le Comité conclut que, là encore, Me Gagnon a commis une faute déontologique.
Faits mis en preuve à l’audience sur sanction
[30] Le 28 novembre 2018, Me Gagnon a déposé devant la Commission de la fonction publique une nouvelle plainte en harcèlement à l’encontre du Tribunal.[6]
[31] Me Jacques Boulanger est le vice-président de la SAS depuis décembre 2017. Il est responsable des assignations de Me Gagnon. Il explique les caractéristiques des dossiers qui lui sont assignés.
[32] En conciliation, il n’y a pas de délibéré. Dans les dossiers en matière de protection des personnes dont l’état mental présente un danger pour elles-mêmes ou pour autrui[7] (LPP), les décisions sont rendues sur le procès-verbal d’audience. Dans le cas des requêtes en suspension d’exécution de la décision contestée[8] (107), une décision verbale est rendue à l’audience et les motifs doivent suivre très rapidement. Quand un juge est en disponibilité, il est en délibéré, mais peut être requis de faire un remplacement au pied levé de manière exceptionnelle.
[33] Il explique qu’en 2017, Me Gagnon bénéficie d’un horaire allégé, puisqu’elle ne fait que de la conciliation, des LPP et des 107. Elle bénéficie alors de deux fois plus de semaines de délibéré qu’avec un horaire standard.
[34] Il précise qu’en 2018, elle a été assignée avec une fréquence qui se rapproche de celle de ses collègues. Au début de 2019, au retour de sa période de maladie, elle a droit à un retour progressif.
[35] Pour la période de 109 semaines qui s’étend du 2 janvier 2017 au 1er février 2019, le relevé de ses assignations réelles[9] démontre ce qui suit :
Type d’activité |
Nombre de semaines — Annexe S-1 (Nombre de semaines - Pièce SJA-7) |
Vacances et temps des Fêtes |
12 (11) |
Maladie |
18 |
Délibéré et en disponibilité sans siéger |
45 (44) Selon SJA-7, il est arrivé qu’une journée de LPP ou de conciliation soit ajoutée à une semaine de délibéré, auquel cas elle est comptée à la fois comme semaine de délibéré et comme semaine avec assignation |
Conciliation |
14 (15) Parfois semaines partielles ou partagées avec LPP ou 107, puisque ces causes ne sont entendues qu’un jour/semaine |
Audiences avec délibéré de 3 mois |
13 (14) Parfois combiné à LPP ou 107, puisque ces causes ne sont entendues qu’un jour/semaine Plus fréquent à partir de mars 2018 |
Total des semaines avec audiences[10], 107 ou LPP |
24 (27) Dans la majorité des cas, les LPP et les 107 ont lieu lors de semaines qui incluent aussi des audiences ou de la conciliation, puisque ces causes ne sont entendues qu’un jour/semaine |
Total des semaines avec assignations[11] |
34 (37) |
TOTAL des semaines de travail |
79 (80) |
[36] En 2019, pour des auditions tenues avant le 5 février 2019, Me Gagnon a rendu sept décisions[12] dont trois l’ont été à l’intérieur du délai légal de trois mois, deux l’ont été avant l’expiration du délai de prolongation de délibéré qui lui avait été accordé[13], et deux ont été rendues en retard.[14]
[37] Dans un de ces deux cas, il n’y a pas eu de demande de prolongation de délibéré, la décision a été rendue avec près de trois mois de retard, une partie a contacté le Tribunal à diverses reprises afin de savoir quand la décision serait rendue et une plainte a été transmise à la direction du Tribunal.
[38] Dans l’autre cas, à l’expiration du délai de prolongation de trois mois qui lui avait déjà été accordé, Me Gagnon a soumis une deuxième demande de prolongation, laquelle lui a été refusée. Elle a finalement rendu sa décision huit jours après l’expiration du délai de prolongation de délibéré.
[39] Un échange de courriels[15] entre Me Gagnon et Me Boulanger démontre qu’elle demandait une nouvelle prolongation de délai de sept jours : en rendant sa décision huit jours en retard, c’est comme si elle avait considéré avoir bénéficié de cette seconde prolongation demandée, malgré le refus.
[40] Me Boulanger confirme qu’il y a une tolérance jusqu’à 100 jours, si la décision rendue après trois mois risque d’arriver avant la lettre accordant la prolongation.
[41] Lors de l’échange de courriels relatifs au refus de prolongation, Me Gagnon soulève un problème de respect de l’entente de conciliation intervenue à la suite de sa première plainte pour harcèlement psychologique (entente) ; elle ajoute que le refus ne tiendrait pas compte du fait que, jusqu’à la mi-janvier 2019, elle était en retour progressif. Tout ce courriel du 12 mars 2019 porte sur sa situation personnelle ; elle n’y reconnaît jamais l’impact négatif d’une telle prolongation pour la requérante, laquelle avait déjà contacté le Tribunal à diverses reprises pour savoir quand elle recevrait la décision. Pourtant, cet impact était le principal motif du refus de la deuxième prolongation, selon le courriel de Me Boulanger du 11 mars 2019.
[42] Me Gagnon indique que dans ce dossier, il n’y avait pas de précédent et qu’elle a donc dû procéder à une étude approfondie de l’évolution de la Loi, car ça ne lui avait pas été plaidé. Elle a autant à cœur le fond du dossier que la clientèle. Et bien qu’elle comprenne que la requérante voulait une décision, rien n’interdit d’accorder une deuxième prolongation du délai de délibéré.
[43] Le 25 juin 2019, Me Boulanger informe Me Gagnon qu’il la dessaisit de trois dossiers en retard, mais qu’il lui laisse celui avec le retard de trois mois, mentionné plus haut, parce qu’elle s’est engagée à rendre la décision au cours de la semaine suivante.[16] En effet, si un juge est dessaisi d’un dossier, la décision ne peut être rendue sans un délai additionnel d’au moins trente jours.
[44] Dans l’un de ces dossiers, la partie requérante avait contacté le Tribunal à diverses reprises, s’inquiétant du délai pour obtenir une décision.
[45] Il en est d’ailleurs de même dans deux autres dossiers.[17]
[46] Me Boulanger mentionne que Me Gagnon lui mentionne souvent l’entente. Il ne l’a pas lue, considérant ne pas être autorisé à le faire puisqu’elle est confidentielle. Pour savoir si la manière dont il assigne Me Gagnon est conforme à son contenu, il s’en assure toujours auprès de la présidente du Tribunal.
[47] Me Gagnon mentionne ne pas comprendre pourquoi Me Boulanger n’est pas au courant des termes de cette entente. Elle est convaincue qu’on la fait travailler dans ce qui est le plus difficile pour elle, plutôt que dans les domaines où elle excelle, afin de pouvoir la prendre en défaut.
[48] Me Boulanger confirme que, bien que personne ne lui ait dit de privilégier la conciliation, Me Gagnon en fait beaucoup. Lorsqu’il l’a rencontrée pour discuter de ses assignations, il lui a mentionné qu’elle ferait de tout, mais qu’elle pouvait refuser de faire de la CETM et elle l’a refusé.
[49] Bien qu’elle connaisse ses assignations pour la période du 1er avril au 30 septembre 2019 depuis le 9 février 2018, ce n’est qu’en août qu’elle lui a mentionné qu’elle ne devrait pas faire de LPP, refusant ses assignations dans ce domaine, sans rien dire à propos de la conciliation.
[50] Avant le courriel de Me Gagnon du 23 juillet 2018, il n’a aucun souvenir qu’elle ait soulevé un problème avec ses assignations.
[51] Juste avant son départ en maladie, en septembre 2018, Me Gagnon a procédé à un échange de rôles CETM avec un collègue, alors qu’elle avait refusé d’en faire. Il semble que ce soit pour ne pas faire de LPP, alors que Me Boulanger comprend que rien n’empêchait qu’elle en fasse, et qu’elle en faisait depuis le début de 2018.
[52] Bien que les assignations 2018-2019 de Me Gagnon soient similaires à celles des autres juges, il est convaincu qu’elle n’était pas surchargée. On ne lui a cependant jamais demandé de porter une attention particulière à la charge de travail de cette dernière.
[53] Me Gagnon affirme que les parties étaient généralement satisfaites de son travail, et particulièrement en conciliation, alors qu’elle a déjà reçu un courriel soulignant que la journée de conciliation avait été concluante et agréable.[18]
[54] Elle trouve difficile de ne jamais recevoir de remerciements ni d’appréciation pour son travail de la part de ses collègues et supérieurs.
[55] À l’été 2018, elle affirme avoir subi énormément de pression, ce qu’elle n’est plus capable de prendre. C’est dans ce contexte que son arrêt de travail de l’automne 2018 est devenu nécessaire.
[56] On lui a enlevé une adjointe toujours souriante et elle se plaint que sa remplaçante considère régulièrement ce qu’elle lui demande comme ne relevant pas de ses tâches.
[57] Elle se dit ouverte à s’initier aux outils technologiques, mais affirme qu’on refuse de l’intégrer à des groupes de test comme celui pour la dictée numérique. Elle refuse pourtant de faire de la LPP pour éviter d’avoir à apposer sa signature numérique sur les procès-verbaux en raison des problèmes techniques rencontrés.[19]
[58] Elle indique que le stress relié au fait de ne pas savoir à qui s’adresser pour régler les problèmes l’épuise et lui fait perdre ses moyens, ce qui explique ses retards.
[59] De plus, alors qu’elle affirme sentir qu’elle a des trous de mémoire, elle se plaint que son adjointe refuse de lui préparer des tableaux pour l’aider à suivre ses délibérés. Et plus elle stresse, plus elle a de trous de mémoire.
[60] Elle explique que lorsqu’elle attend des documents pour commencer un délibéré, c’est la date à laquelle le Tribunal reçoit le document qui compte pour calculer le délai de délibéré. Mais quand elle est à l’extérieur, ça peut être long avant qu’elle le reçoive, ce qui réduit d’autant le temps dont elle dispose réellement pour délibérer.
[61] Elle affirme avoir toujours rendu le produit fini à l’intérieur des délais, mais qu’on la pousse à tomber. Elle ne voulait pas être en retard, elle se soucie de la clientèle et regrette ses retards, mais comme le Tribunal ne respecte pas l’entente, ça la met dans un état où elle ne réussit pas à respecter ses délais.
[62] À la suite de son affirmation selon laquelle elle se préoccupe de ses collègues, le Comité lui demande comment elle concilie cette affirmation avec le fait de ne pas répondre à leurs demandes de commentaires sur des projets de décisions[20]. Elle indique ne pas se rappeler de ces faits, mais lorsque confrontée aux documents en preuve, elle réfère à tous les problèmes qu’elle a vécus pour se justifier.
LES ARGUMENTS PLAIDÉS PAR LE PROCUREUR DE ME GAGNON
[63] Le procureur de Me Gagnon plaide que la sanction doit avoir une portée plus éducative que punitive.
[64] Il soutient que le seul endroit où Me Gagnon a le contrôle de la situation, c’est en audience, et qu’alors, il n’y a aucun problème. Mais pour les délibérés, une foule de facteurs ne dépendent pas d’elle ; elle ne devrait donc pas être pénalisée pour quelque chose dont elle n’est pas vraiment responsable.
[65] Il ajoute qu’un employeur doit utiliser les forces de ses employés là où ils performent le mieux. Ainsi, puisque sa cliente excelle en conciliation, il faudrait la faire travailler le plus possible en conciliation.
[66] Le Comité remarque cependant que cet argument ne tient pas compte du fait que Me Gagnon a été nommée au Tribunal en tant que juge administrative. Voilà qui implique d’abord et avant tout d’entendre les diverses causes de la section dans laquelle elle travaille et d’en décider dans les délais légaux, fonction à laquelle s’ajoute entre autres la conciliation. Assigner Me Gagnon essentiellement en conciliation imposerait un lourd fardeau administratif à ses supérieurs, en plus de se faire au détriment de ses collègues. Pourquoi devrait-elle en faire moins qu’eux si elle occupe la même fonction ? Poser la question c’est y répondre.
[67] Il compare les fautes de sa cliente à celles de ses collègues suspendus pour conclure qu’une réprimande suffit ici, car des retards ne constituent pas une faute aussi lourde que les leurs.
[68] Il rappelle qu’elle ne doit pas être pénalisée pour le manque de ressources et les problèmes de gestion du Tribunal. Bien que l’intensité du voyagement n’ait pas été retenue pour conclure à l’existence d’une faute, il croit qu’elle doit l’être pour la sanction. D’ailleurs, les critères de sélection des juges administratifs ne mentionnent ni le nombre d’heures de travail requises ni l’ampleur du voyagement.
[69] Il est aussi convaincu que ses problèmes de santé devraient permettre d’appliquer la sanction la moins lourde.
[70] Le procureur de Me Gagnon rappelle que quand elle siège seule, ça augmente sa charge d’écriture et donc ses difficultés.
[71] Il insiste sur l’importance du non-respect de l’entente, puisqu’elle limite la responsabilité de Me Gagnon à l’égard de ses retards.
[72] Le Comité ne s’immiscera pas dans ce litige concernant l’entente intervenue entre Me Gagnon et le Tribunal, puisqu’elle fait l’objet de recours devant d’autres instances. Cependant, aux seules fins de déterminer la sanction applicable en l’instance, il croit nécessaire de souligner que la preuve ne le convainc pas de l’existence d’un manquement suffisant à cette entente pour justifier un allègement de sanction, si jamais un tel manquement existe.
CONTEXTE LÉGAL APPLICABLE
[73] Lorsqu’un comité d’enquête retient qu’une plainte est fondée, il peut recommander soit la réprimande, soit la suspension avec ou sans rémunération pour la durée qu’il détermine, soit la destitution.[21]
[74] Comme c’est pour ses retards à rendre ses motifs et ses décisions que le Comité a retenu l’existence d’une faute à l’encontre de Me Gagnon, il examine d’abord les sanctions imposées lors de retards, ainsi que les motifs qui les sous-tendent.
[75] Puisque seules des réprimandes ont été imposées dans de tels cas, le Comité examine ensuite dans quelles circonstances le Conseil et les autres instances disciplinaires de la magistrature ont recommandé des suspensions et des destitutions et quels principes les ont guidés.
LES PRINCIPES APPLICABLES EN MATIÈRE DE SANCTIONS
[76] Dans un premier temps, le Comité croit nécessaire de reprendre ceux des principes mentionnés au Rapport faute qui s’appliquent pour déterminer la sanction :
(Soulignements du Comité)
[77] Dans un deuxième temps, il croit utile de rappeler que les dispositions du Code de déontologie applicable aux membres du Tribunal administratif du Québec[24] (Code membres TAQ) énoncent entre autres que :
1. Le présent code a pour objet d’énoncer les règles de conduite et les devoirs des membres du Tribunal administratif du Québec en vue de soutenir la confiance du public dans l’exercice impartial et indépendant de leurs fonctions.
3. Le membre exerce sa charge avec honneur, dignité et intégrité ; il évite toute conduite susceptible de la discréditer.
[…]
13. Le membre s’abstient de se livrer à une activité ou de se placer dans une situation susceptible de porter atteinte à la dignité de sa charge ou de discréditer le Tribunal.
(Soulignements du Comité)
[78] Le devoir des juges administratifs et du Conseil d’agir en vue de soutenir la confiance du public dans la justice administrative confère au Conseil un rôle éducatif et préventif plutôt que punitif[25] et orienté vers le futur. En effet, le premier objectif de la sanction est de protéger le public, en corrigeant un comportement répréhensible et [en prévenant] sa répétition.[26]
[79] La Cour suprême du Canada (CSC) rappelle cependant que :
[111] La population exigera donc de celui qui exerce une fonction judiciaire une conduite quasi irréprochable. À tout le moins, exigera-t-on qu’il paraisse avoir un tel comportement. Il devra être et donner l’apparence d’être un exemple d’impartialité, d’indépendance et d’intégrité. Les exigences à son endroit se situent à un niveau bien supérieur à celui de ses concitoyens.[27]
[80] Pour évaluer comment un juge administratif doit être sanctionné, s’il ne respecte pas ces exigences, la Cour d’appel souligne dans l’affaire Ruffo[28], que :
[244] […] dans le cadre de son appréciation de l’ensemble de la conduite d’un juge, la Cour doit donner une valeur à l’ensemble ; ainsi, dans ce contexte, elle ne saurait attacher le même degré de gravité à une faute unique et vénielle commise au cours d’une carrière par ailleurs sans tache qu’à la même faute, mais qui s’inscrit dans une série de manquements successifs.
[81] Cette affirmation de la Cour d’appel référait aux multiples réprimandes imposées précédemment à la juge Ruffo, mais le Comité est d’avis qu’elle est tout aussi pertinente en lien avec les multiples retards sur plusieurs années qui ont été qualifiés de fautes au Rapport faute.
[82] Alors que la réprimande constitue une punition sérieuse pour un juge, la suspension s’avère une mesure alternative à la destitution ; cette dernière sanction, la plus radicale, pourrait s’appliquer si l’enquête démontre que le juge est incapable de s’acquitter des fonctions de sa charge.[29]
[83] Ainsi, lors de son analyse de la sanction applicable, le Comité doit, conformément aux enseignements de la CSC[30], vérifier si la faute de Me Gagnon porte si manifestement et si totalement atteinte à l’impartialité, à l’intégrité et à l’indépendance de la magistrature qu’elle ébranle la confiance du justiciable ou du public en son système de justice et rend le juge incapable de s’acquitter des fonctions de sa charge.
LES SANCTIONS EN CAS DE RETARD
[84] Tant le Conseil que le Conseil de la Magistrature ont imposé des réprimandes à la suite de retards qui constituent des manquements déontologiques, et ce dans divers dossiers. Voici dans quelles circonstances :
Coordonnées de la cause |
Nombre de retards et leur ampleur |
Circonstances pertinentes |
Mont-Royal (Ville) c. Smyth, 1997 CanLII 4666 (QC CM) |
· 3 causes objet de l’enquête · Près de 6 ans pour rendre jugement
|
· Devoir de diligence sans délai précis · Premiers retards en près de 30 ans · Coopération du juge à l’enquête, lequel reconnaît avoir manqué de diligence |
G.R. c Lafond, 1999 CanLII 7234 (QC CM) |
· 1 plainte · 17 mois 10 jours pour rendre un verdict urgent |
· Le verdict rendu par le juge rejette une accusation contre le plaignant d’avoir agressé sexuellement son fils. · Le juge a été avisé que le délai cause du stress et des inconvénients majeurs pour le plaignant et son fils · Devoir de diligence sans délai précis · Pas d’explication qui justifie un tel délai de délibéré
|
Bussière et Robins,
|
· 1 plainte · Décision rendue après 11 mois au lieu de 3 |
· Problématique de retards dans divers dossiers, qui a duré environ 2 ans · Le régisseur a bénéficié d’un allègement de charge pour une période et d’une libération complète de 2 semaines pour rédiger ; il a travaillé fort pour résorber ses retards y compris pendant une période de vacances et il y est parvenu. · Pas de demande de prolongation par fierté · Maladie de sa fille · Nouveau juge en période d’adaptation
|
Farmer et Robins,
|
· 1 plainte · Décision rendue après 5 mois au lieu de 3 |
· Problématique de retards dans divers dossiers, qui a duré 2 ans · Le régisseur a bénéficié d’un allègement de charge pour une période et d’une libération complète de 2 semaines pour rédiger ; il a travaillé fort pour résorber ses retards y compris pendant une période de vacances et y est parvenu. · Pas de demande de prolongation par fierté · Nouveau juge en période d’adaptation · Dossier complexe · Maladie de sa fille · Le justiciable s’est adressé 2 fois à la Régie du logement en lien avec ce retard
|
Bussière et Robins, 2018 CanLII 143574 (QC CJA)[34] |
· 1 plainte · Décision rendue après 11 mois au lieu de 3 |
· Nouveau juge en période d’adaptation · Dossier mal classé · Dossier assez simple · Pas de demande de prolongation de délai · Maladie de sa fille · Insouciance · La justiciable s’est rendue 3 fois aux bureaux de la Régie du logement en lien avec ce retard |
Santini et Robins (Théoret
et Robins ; De Guire et Robins), |
· 3 plaintes · Décisions rendues après plus de 5, 8 et 9 mois au lieu de 3. |
· Le juge a vécu une période difficile au plan personnel · Dossiers peu complexes · Pas de demandes de prolongation par fierté · Regrets du régisseur qui demande maintenant des prolongations quand il prévoit être en retard · Absence d’antécédents · La prise de décision et le respect des délais sont la responsabilité du régisseur |
Côté c. Marchildon, 2019 CanLII 60902 (QC CM) CM-8-96-65 |
· 1 plainte relative à 4 décisions en retard · Décisions rendues après 2 ans, plus d’un an, près de 3 ans avec peine prononcée 6 mois plus tard et 531 jours |
· Le juge prend ses vacances malgré ses retards · Il ignore une lettre de la juge en chef adjointe ordonnant de les rendre avant de partir en vacances, et malgré la recommandation du juge coordonnateur de la lire · Il néglige de se soumettre aux directives de la juge en chef · Ces retards sont qualifiés d’importants et inacceptables · Ce n’est pas un imbroglio, mais de l’aveuglement volontaire · En l’absence de départ à la retraite, il y aurait eu réprimande |
[85] Le Comité constate cependant que ce n’est pas parce que la sanction habituelle pour un type de faute est la réprimande, qu’un juge ne saurait se voir imposer une sanction plus sévère.
[86] Ainsi, dans Paré et Fortin[35], on réfère à deux plaintes où les juges se sont fait imposer une réprimande après avoir reconnu leur culpabilité pour avoir conduit avec un taux d’alcoolémie excédant la limite permise. Le cas du juge Fortin implique également d’avoir conduit avec un taux d’alcoolémie excédant la limite permise. Mais puisque sa crédibilité lors de son témoignage était aussi en cause, le comité du Conseil de la magistrature retient que son attitude s’ajoute à l’infraction et que la réprimande ne suffirait pas à rétablir la confiance du public dans le système de justice. Ce comité recommande donc la destitution du juge.
LES MOTIFS ET PRINCIPES POUR UNE SUSPENSION
[87] Le Conseil a recommandé une suspension dans deux dossiers, jusqu’à maintenant.
[88] Dans De Kovachich[36], le Conseil recommande une suspension de six mois sans rémunération. Cette sanction fait suite à l’octroi à une avocate, par Me De Kovachich, pour un dossier qui la concernait personnellement, d’un contrat à être défrayé par le Tribunal administratif du Québec (TAQ).
[89] Bien que pas convaincu que la décision de faire assumer les coûts de ce mandat par le TAQ était la bonne ou la seule possible, le comité responsable de l’enquête ne conclut pas que cette décision équivaut nécessairement à une faute déontologique. En effet, les circonstances particulières de cette affaire font que l’octroi de ce mandat pourrait être défendable et reposer sur une certaine rationalité.
[90] Même si la décision d’octroyer des contrats juridiques relève de la présidence du TAQ et que le pouvoir de délégation ne concernait que des contrats pour des sommes moindres que celle en cause, le comité retient que Me De Kovachich n’aurait pas dû prendre seule une décision de cette importance dans une affaire qui l’impliquait personnellement. En refusant que des personnes en autorité ou suffisamment informées puissent l’aider ou la remplacer lors de cette prise de décision, elle s’est mise en situation de conflit d’intérêts s’apparentant à de l’aveuglement volontaire.
[91] La gravité des gestes posés à l’égard de fonds publics est de nature à miner la confiance et le respect du public à l’égard du TAQ, de ses dirigeants et, plus généralement, de la justice administrative.
[244] Pour déterminer la sanction qu’il est approprié de recommander, le Comité doit tenir compte du principe de proportionnalité entre la faute et la sanction et, pour ce faire, apprécier les circonstances atténuantes et aggravantes de l’affaire.
[92] La sanction retenue découle du fait que la réprimande s’avère insuffisante compte tenu de la gravité de la faute, mais que des circonstances atténuantes amènent à écarter la destitution. Ces circonstances atténuantes, qui permettent de croire que Me De Kovachich pourra reprendre ses fonctions à la suite de sa suspension sans que la confiance du public dans le système de justice administrative soit irrémédiablement minée, sont les suivantes :
· l’encadrement législatif, réglementaire et administratif concernant l’attribution de contrats juridiques était déficient ;
· le conflit d’intérêts concerne une décision << d’administration >> et non l’exercice de fonctions juridictionnelles ;
· Les menaces subies mettaient Me De Kovachich dans une situation difficile.
[93] Dans Leclerc[37], à la suite d’une plainte relative à des événements survenus lors d’une unique audition, le Conseil recommande une suspension de 60 jours car, quoique le juge administratif se soit excusé auprès de la plaignante, son absence d’autocritique [...] laisse transparaître un manque de remords quant à sa conduite.
[94] Le comité qui a procédé à l’enquête souligne que, bien qu’une réprimande constitue une sanction sévère, les nombreux manquements déontologiques du juge administratif tout au long de l’audience démontrent un comportement très grave, voire […] inacceptable qui la rendent insuffisante. Par contre, comme il s’agit d’une première offense, la destitution constituerait une sanction excessive.
[95] Il expose que ce juge administratif a, tout au long de l’audience et à répétition, interrompu la plaignante, s’est invité à faire des commentaires et a omis de cerner les enjeux à la question en litige ; il a manqué de sérénité, de calme et de courtoisie à l’égard de celle-ci.
[96] Ce comité retient donc que le comportement de ce dernier constitue un écart marqué par rapport à la conduite que le public est en droit de s’attendre d’un juge administratif. Ainsi, l’image de la justice administrative a été sérieusement entachée, tout comme aurait pu l’être la confiance d’une personne raisonnable, impartiale et renseignée.
[97] Il ressort de ce rapport d’enquête que l’indépendance judiciaire est interdépendante avec les effets des agissements d’un juge administratif sur la confiance du public dans le système de justice. Cette indépendance ne permet donc pas au juge d’agir d’une manière qui nuit à cette confiance du public.
[98] En Ontario, un juge s’est vu imposer une réprimande, l’ordre de présenter des excuses et une suspension sans solde de 30 jours.[38] Il a admis avoir échangé avec un ami une série de textos inappropriés pour divers motifs. Il a aussi admis que ces gestes constituent une inconduite judiciaire.
[99] Le comité d’audience du Conseil de la magistrature de l’Ontario qui a conclu à cette combinaison de sanctions[39], rappelle sa fonction réparatrice à l’égard de l’administration de la justice, plutôt que punitif envers le juge. Il s’appuie sur les nombreux incidents survenus en quelques mois, mais sans antécédents et liés à une seule situation personnelle continue, les divers types d’inconduite, les liens entre la vie privée et la vie professionnelle du juge, les nombreuses lettres de soutien à celui-ci, l’aveu de ce dernier et ses efforts pour changer d’attitude ainsi que son passé irréprochable à la magistrature, pour déterminer la sanction. Le comité a conclu que la destitution n’était pas nécessaire pour rétablir la confiance du public, puisque l’inconduite a découlé du désir du juge de protéger un jeune en danger et qu’il a pris les moyens pour qu’une telle situation ne se reproduise plus.
LES MOTIFS DE DESTITUTION
[100] Dans l’affaire Therrien, la CSC confirme la destitution d’un juge qui avait sciemment omis de mentionner ses démêlées judiciaires en mentionnant que :
[151] [...] La conduite de l’appelant a suffisamment ébranlé la confiance de la population pour le rendre incapable de s’acquitter des fonctions de sa charge. Ainsi, la recommandation de révocation de la commission de l’appelant est la conclusion qui s’impose. [40]
[101] La même année, la CSC, dans Moreau-Bérubé[41], confirme la décision du Conseil de la magistrature du Nouveau-Brunswick (CMNB) de recommander la destitution d’une juge de la Cour provinciale de cette province. Le CMNB avait conclu que les commentaires désobligeants de la juge au sujet des résidents de la péninsule acadienne avaient donné lieu à une crainte raisonnable de partialité et miné la confiance du public. Pourtant, la juge s’était excusée de ses propos. De plus, cette conclusion du CMNB allait à l’encontre de celle de la majorité du comité d’enquête, qui avait retenu qu’une réprimande serait suffisante et que la juge était toujours apte à exercer ses fonctions. La CSC a cependant retenu que, tant en vertu de la norme de la décision raisonnable que de celle de la décision correcte, cette décision du CMNB était possible en vertu de sa loi constitutive et justifiable. La CSC mentionne d’ailleurs que :
[58] [...] Lorsqu’on entreprend une enquête disciplinaire pour examiner la conduite d’un juge, il existe une allégation selon laquelle l’abus de l’indépendance judiciaire par ce juge menace l’intégrité de la magistrature dans son ensemble.
[102] Un juge de la Cour municipale qui avait réclamé à des villes le remboursement de ses cotisations à la Conférence des juges, mais sans payer ces cotisations, et ce à plusieurs reprises, a fait l’objet d’une recommandation de destitution du Conseil de la Magistrature. Bien que ce soit sa première faute, qu’il ait admis les faits, expliqué ses gestes par une situation financière difficile et finalement payé les cotisations et remboursé un trop-perçu, le comité d’enquête conclut qu’une réprimande n’est pas la sanction appropriée. L’appropriation n’était pas accidentelle, puisqu’elle s’est répétée plusieurs fois sur quelques années. Ce manque d’intégrité affecte gravement la confiance du public envers la magistrature, au point que ce juge ne puisse plus exercer utilement ses fonctions.[42]
[103] Dans Ruffo[43], la Cour d’appel conclut à la destitution en raison des nombreuses infractions de cette juge à son code de déontologie, sur plusieurs années. La Cour souligne que plusieurs de ces infractions ont nui aux enfants dont [elle] avait la responsabilité d’assurer le bien-être, en tant que juge siégeant à la Chambre de la jeunesse. Elle ajoute que l’incapacité de cette juge à changer son comportement et son absence de regrets s’ajoutent aux fautes commises. Ses agissements ont en effet trop profondément ébranlé la confiance du public dans le système de justice. La Cour conclut qu’elle est devenue incapable de s’acquitter de ses fonctions et qu’elle doit donc être démise de ses fonctions.
[104] Dans Bradley[44], toutes les instances retiennent l’existence d’une faute, puisque le juge Bradley a tenu des propos déplacés et blessants à l’égard du plaignant, qu’il a manqué à son devoir d’accueillir et d’écouter les justiciables et qu’il a adopté une attitude intransigeante qui déconsidère l’administration de la justice. Le comité d’enquête du Conseil de la magistrature avait recommandé la destitution en raison de la récidive du juge, mais deux membres dissidents auraient plutôt conclu à une réprimande. La Cour d’appel en arrive au résultat inverse, la majorité étant d’avis que, malgré la récidive, une sévère réprimande suffit, alors que le juge dissident aurait confirmé la destitution. En effet, le degré de gravité n’atteint pas ici celui qui empêcherait le juge de s’amender et de pouvoir continuer par la suite d’exercer ses fonctions. La Cour souligne que la preuve ne permet pas de croire que le juge ait été coutumier du genre de manquements objet de la plainte, laquelle vise une audition en particulier et non la conduite générale du juge. D’ailleurs, ce dernier reconnaît ses torts et se montre ouvert à modifier son attitude.
[105] La doctrine réfère aussi aux divers principes pertinents pour déterminer si la destitution est la sanction à appliquer. Bien que la plupart de ceux-ci soient mentionnés aux arrêts mentionnés plus haut, il est intéressant de noter que l’on considérera qu’un juge ne peut plus remplir utilement ses fonctions, lorsque sa conduite, à plus d’une occasion, révèle un défaut de comportement incompatible avec la fonction judiciaire.[45]
ANALYSE ET CONCLUSION
[106] Pour déterminer la sanction appropriée en l’instance, le Comité doit se pencher tant sur les facteurs atténuants que sur les facteurs aggravants.
LES FACTEURS ATTÉNUANTS
[107] Il est indéniable que Me Gagnon a vécu des problèmes de santé, et qu’elle demeure fragile. Cependant, dans le Rapport faute, le Comité a déjà conclu que ces problèmes de santé sont postérieurs aux retards à rendre des décisions en CETM et en SAS, retards retenus comme constituant des fautes.
[108] En 2017 et 2018, la preuve ne révèle aucun retard. En 2017 Me Gagnon bénéficiait d’un horaire allégé. Par contre, en 2018, jusqu’à son départ en maladie, elle a eu un horaire plus standard. Il demeure que les retards de 2019, mis en preuve lors de l’audition sur sanction, se sont produits alors qu’elle était au travail, et donc, en principe, dans un état de santé qui lui permettait d’effectuer ses tâches.
[109] Me Gagnon a vécu une situation très difficile avec son locateur. Le Comité considère ne pas devoir tenir compte de cette situation personnelle, puisqu’il a fallu qu’elle perdure pendant cinq ans avant que Me Gagnon prenne les moyens pour y mettre fin. Il ne s’agit pas là d’une situation indépendante de sa volonté. Comme mentionné dans le Rapport faute, il est de la responsabilité du juge de se mettre à l’abri de situations qui pourraient avoir une incidence sur son indépendance ou sa prestation de travail.
[110] Il est vrai que la charge de travail de Me Gagnon est lourde, tout comme celle de ses collègues de la SAS d’ailleurs, mais la preuve ne convainc pas le Comité de son caractère déraisonnable.
LES FACTEURS AGGRAVANTS
[111] Me Gagnon ne semble pas sensible aux difficultés que ses retards peuvent causer aux justiciables de la SAS, ou de la CETM lors de motifs croisés. Elle ne paraît pas plus préoccupée par la manière dont ces délais peuvent porter atteinte à la confiance que le public a envers le Tribunal. La prévention de telles atteintes et le maintien de cette confiance constituent pourtant l’objet premier de la déontologie, selon la Cour suprême du Canada.[46]
[112] Elle affirme avoir toujours aidé ses collègues, comme le confirme d’ailleurs l’un d’eux. Pourtant, elle se plaint d’eux, affirmant qu’ils rédigent mal, l’obligeant à tout réécrire. Lorsque le Comité lui demande comment elle concilie son affirmation d’aide aux collègues avec le fait de ne pas commenter les projets de décisions reçus de certains d’entre eux pendant plusieurs semaines, au point de les mettre à risque que leurs décisions soient en retard, elle ne sait trop quoi répondre. Le Comité retient donc de la preuve un manque de considération et de respect à l’égard du travail de ses collègues.
[113] La seule aide qu’elle accepte et qu’elle considère comme valable c’est quand le Tribunal allège substantiellement son horaire, même si cela s’effectue toujours aux dépens de ses collègues. Elle se refuse à rédiger des motifs abrégés en CETM, n’utilise aucunement les projets préparés par un stagiaire pour l’aider, n’envoie aucun projet à la fin d’une période de congé, alors qu’elle s’y était engagée, etc.
[114] Et même après la plainte, comme le démontre la deuxième demande de prolongation de délai de 2019, elle ne réussit pas à établir adéquatement ses priorités pour rendre rapidement une décision que les parties attendent depuis longtemps. Ce faisant, elle démontre un manque de considération à l’égard des justiciables.
[115] Il en est de même dans le dossier où, en 2019, elle rend une décision avec près de trois mois de retard, sans avoir demandé de prolongation de délai, ainsi que dans ceux qui ont dû être transférés à des collègues.
[116] Tout au long de la période couverte par la plainte, et malgré le suivi serré, l’accompagnement et le soutien que lui offre le Tribunal, elle fait preuve :
[117] S’il ne s’agissait que de retards occasionnels de quelques jours, la situation ne serait probablement pas si grave. Mais ici, on parle d’une situation qui se poursuit durant de nombreuses années, avec de nombreux retards dans des dizaines de dossiers, et des dépassements du délai légal de plusieurs semaines, voire même plusieurs mois.
SANCTION
[118] Il s’agit de retards qui s’inscrivent directement dans les fonctions juridictionnelles de Me Gagnon[47] et qui déconsidèrent sérieusement la justice administrative.
[119] En refusant de modifier ses façons de faire, elle s’entête à exercer son indépendance judiciaire d’une manière abusive qui menace l’intégrité de l’institution.[48] En effet, cette attitude a un impact négatif persistant pour les justiciables qui attendent les conclusions de dossiers significatifs dans leur vie.
[120] Le Comité retient de ses retards de 2019 que, dès qu’elle a une charge de travail équivalente à celle de ses collègues, Me Gagnon retombe aisément dans les ornières qui ont mené à la présente plainte. Si cela se produit alors que le Comité est en délibéré sur l’existence d’une faute et alors qu’elle a tenté de démontrer que depuis son retour, à la suite de son congé de maladie commencé en juin 2016, elle avait corrigé le tir, on peut craindre le pire pour le futur.
[121] Les nombreuses plaintes de parties requérantes colligées en 2019 s’avèrent un autre indice de la difficulté de rétablir la confiance du public dans l’institution si Me Gagnon devait continuer de siéger à la suite d’une réprimande ou d’une suspension.
[122] Le comité trouve aussi frappant que, même après avoir pris connaissance du Rapport faute, Me Gagnon refuse de reconnaître qu’elle puisse avoir quelque responsabilité que ce soit dans ses retards. Ça demeure toujours la faute de tous si ses décisions sont en retard, mais jamais la sienne.
[123] Après l’épisode CETM, malgré l’encadrement serré dont elle a fait l’objet, les retards reprennent en SAS. Et même après la plainte au Conseil et le Rapport faute, les retards s’accumulent dès que la charge de travail commence à ressembler à celle de ses collègues.
[124] L’incapacité de Me Gagnon à changer son comportement et son absence de regrets s’ajoutent aux fautes commises. Ses agissements ont en effet trop profondément ébranlé la confiance du public dans le système de justice. S’inspirant de la Cour d’appel dans l’affaire Ruffo, le Comité conclut qu’elle s’avère incapable de s’acquitter adéquatement de ses fonctions.[49]
[125] Ici, la gravité des fautes commises et leur répétition constante depuis peu après sa nomination démontre un caractère coutumier qui rend peu crédible, pour ne pas dire improbable que Me Gagnon s’amende et puisse continuer d’exercer ses fonctions.[50]
[126] Clairement, Me Gagnon ne peut plus remplir utilement ses fonctions, puisque sa conduite, à de multiples occasions, révèle un défaut de comportement incompatible avec la fonction judiciaire.[51]
[127] C’est pourquoi le Comité ne peut retenir qu’une réprimande ou une suspension suffirait à convaincre Me Gagnon de changer d’attitude. Si elle n’a pas compris après toutes ces années, il lui est difficile de conclure qu’elle comprendra un jour. De toute évidence, elle ne possède pas la capacité de s’amender requise pour rétablir la confiance du public en l’institution.
[128] Bien que ce ne soit pas de gaieté de cœur qu’il en arrive à cette conclusion, le Comité est convaincu que seule l’option de la destitution permettra de rétablir la confiance du public dans le système de justice.
EN CONSÉQUENCE de ce qui précède, LE COMITÉ D’ENQUÊTE :
RECOMMANDE AU CONSEIL DE LA JUSTICE ADMINISTRATIVE QUE ME KATHYA GAGNON SOIT DESTITUÉE DE SES FONCTIONS DE MEMBRE DU TRIBUNAL ADMINISTRATIF DU QUÉBEC.
____________________________________________
Me Patrick Simard
Président du comité d’enquête
____________________________________________
M. Simon Julien
____________________________________________
Me Marie Charest
Procureur du juge administratif : |
Me Bruno Lévesque Lévesque Lavoie avocats inc.
|
Procureur du Tribunal administratif du Québec : |
Me Christian Trépanier Fasken Martineau DuMoulin SENCRL, s.r.l.
|
Procureur du Conseil de la justice administrative du Québec : |
Me Madeleine Lemieux Paradis Lemieux Francis, S.E.N.C. |
[1] Proulx et Gagnon, 2019 CanLII 52897 (QC CJA).
[2] À cette occasion, les pièces SJA-1 à SJA-11 et les Annexes S-1 à S-8 ont été déposées en preuve ; Me Jacques Boulanger, vice-président de la Section des affaires sociales et Me Kathya Gagnon, juge administrative au Tribunal administratif du Québec, ont été entendus.
[3] La plainte contre Me Gagnon a été déposée au Conseil le 29 mars 2016.
[4] Loi, jurisprudence et doctrine applicables.
[5] Après à peine deux ans, elle n’avait pas encore rédigé ses motifs dans 427 des 447 dossiers entendus, ce qui correspond à 95 % ce ces dossiers. Il lui faudra plus de deux ans, après avoir été libérée de ses auditions, pour rattraper ces retards.
[6] Pièce SJA-1, laquelle a été amendée par SJA-2 ; diverses décisions intérimaires de la Commission de la fonction publique et de la Cour supérieure ont aussi été déposées en preuve : SJA-3, SJA-4, SAJ-5 et SAJ-6.
[7]
Article
[8]
Art
[9] Annexe S-1.
[10] Avec délibéré de 3 mois.
[11] Inclut conciliations, audiences avec délibéré de 3 mois, LPP et 107.
[12] Annexe S-2.
[13] Dans le contexte de son absence pour maladie, Me Gagnon a obtenu une prolongation de délais pour trois dossiers entendus avant son départ ; cette prolongation se terminait trois mois après son retour au travail.
[14] Il y a aussi un cas de décision rendue sur le procès-verbal, dont les motifs n’ont été produits qu’après 472 jours, mais dans un contexte d’imbroglio autour du départ du collègue médecin avec qui elle siégeait.
[15] Annexe S-5.
[16] Annexe S-6.
[17] Annexe S-8.
[18] Pièces SJA-9, SJA-10 et SJA-11.
[19] Pièce SJA-8.
[20] Annexe 20.
[21]
Article
[22]
Branco et Moffatt,
[23]
Chartrand et Perron,
[24] RLRQ, chapitre J-3, r.1.
[25] LANGLOIS, JOSÉE, Le critère déterminant en déontologie : la confiance du public, Wolters Kluwer Québec, 10 septembre 2012, en ligne : https://www.wolterskluwer.ca/fr/blog/le-critere-determinant-en-deontologie-la-confiance-du-public/.
[26] LANGLOIS, JOSÉE, Chronique déontologique : L’objectif visé par la sanction, Wolters Kluwer Québec, 21 mars 2013, en ligne : < https://wolterskluwer.ca/fr/blog/lobjectif-vise-par-la-sanction/>.
[27] Therrien (re)
[28] Ruffo (Re),
[29] LANGLOIS, JOSÉE, Chronique déontologique : L’objectif visé par la sanction, Wolters Kluwer Québec, 21 mars 2013, en ligne : < https://wolterskluwer.ca/fr/blog/lobjectif-vise-par-la-sanction/>.
[30]
Therrien (re)
[31]
Rapport d’enquête cassé par Robins c. Conseil de la justice administrative,
[32]
Rapport d’enquête cassé par Robins c. Conseil de la justice administrative,
[33] Farmer et Robins, 2018 CanLII 143572 (QC CJA) (réfère à réprimande recommandée dans Bussière et Robins, 2018 CanLII 143574 [QC CJA]).
[34]
Rapport d’enquête initial cassé par Robins c. Conseil de la justice
administrative,
[35] 1999 CMQC 56.
[36] Péloquin et De Kovachich, 2014 CanLll 67856 (QC CJA).
[37] Poitras et Leclerc, 2016 CanLII 43218 (QC CJA).
[38] Keast (Re), Conseil de la magistrature de l’Ontario, 15 décembre 2007.
[39] Le Conseil de la magistrature de l’Ontario a le pouvoir d’imposer diverses sanctions ou combinaisons de sanctions re : Keast (Re), Conseil de la magistrature de l’Ontario, 15 décembre 2007, para 44-45.
[40]
Therrien (re)
[41] Moreau-Bérubé c. Nouveau-Brunswick (Conseil de la magistrature), [2002] 1 R.S.C. 249.
[42] Charest c. Cloutier, 2004-CMQC-18.
[43]
Ruffo (Re),
[44]
Bradley,
[45] La déontologie judiciaire appliquée, Pierre Noreau et Emmanuelle Bernheim, Wilson & Lafleur, 3e édition, 2013, p. 108, citant Descôteaux et Duguay, CM-8-97-30, CM-8-97-34 (enquête).
[46]
Ruffo c. Conseil de la Magistrature,
[47] Péloquin et De Kovachich, 2014 CanLll 67856 (QC CJA).
[48] Moreau-Bérubé c. Nouveau-Brunswick (Conseil de la magistrature), [2002] 1 R.S.C. 249 para. 58.
[49]
Ruffo (Re),
[50]
Bradley,
[51] La déontologie judiciaire appliquée, Pierre Noreau et Emmanuelle Bernheim, Wilson & Lafleur, 3e édition, 2013, p. 108, citant Descôteaux et Duguay, CM-8-97-30, CM-8-97-34 (enquête).
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