Décision

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Ville de Québec c. Ouellet

2025 QCCA 825

COUR D’APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

SIÈGE DE QUÉBEC

 

 :

200-09-010740-246

(200-17-034317-230)

 

DATE :

 27 juin 2025

 

 

FORMATION :

LES HONORABLES

JULIE DUTIL, J.C.A.

CHRISTINE BAUDOUIN, J.C.A.

ÉRIC HARDY, J.C.A.

 

 

VILLE DE QUÉBEC

APPELANTE – mise en cause

c.

 

JOHANIE OUELLET

INTIMÉE – demanderesse

et

TRIBUNAL ADMINISTRATIF DU TRAVAIL

MIS EN CAUSE – défendeur

 

 

ARRÊT

 

 

  1.                 L’appelante, la Ville de Québec (« Ville »), se pourvoit contre un jugement rendu le 29 février 2024 par la Cour supérieure, district de Québec (l’honorable Nancy Bonsaint), qui accueille le pourvoi en contrôle judiciaire de Johanie Ouellet, casse la décision rendue par le Tribunal administratif du travail (« TAT ») le 16 décembre 2022[1] et retourne le dossier au TAT pour qu’il statue sur la plainte de Mme Ouellet, avec les frais de justice[2].
  2.                 Le TAT a rejeté la contestation de Mme Ouellet d’une décision de la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (« CNESST »)[3] et a conclu que la plainte déposée par celleci en vertu de l’article 227 de la Loi sur la santé et la sécurité du travail  LSST »)[4] était irrecevable, le régime de retrait préventif de la travailleuse enceinte se limitant au droit de cette dernière d’être retirée préventivement du travail. Dans ce contexte, le refus de la Ville de considérer sa demande de réaffectation ou d’y faire droit n’était pas une sanction, une mesure discriminatoire ou de représailles, mais plutôt un effet de la loi. Le TAT a alors déclaré la plainte irrecevable puisque les critères d’ouverture de l’article 227 LSST n’étaient pas satisfaits.
  3.                 Le pourvoi porte donc sur l’interprétation des articles 40 et 41 de la LSST, relatifs au régime de retrait préventif de la travailleuse enceinte, dans le cadre de la recevabilité d’une plainte déposée par Mme Ouellet en vertu de l’article 227 LSST.
  4.                 Voici le contexte.
  5.                 Mme Ouellet est sergente de patrouille pour le Service de police de la Ville. Ses tâches comportent deux volets : 1) elle supervise les patrouilleurs qui répondent à des appels 911 et 2) elle exécute des tâches administratives d’évaluation, de formation et de diffusion de l’information[5]. Mme Ouellet qualifie son emploi comme un poste de « gestionnaire »[6].
  6.                 Le 23 décembre 2020, Mme Ouellet remet à la Ville un certificat médical attestant de son état de grossesse qui établit que ses conditions de travail, et plus précisément les tâches effectuées sur le terrain, comportent des dangers physiques pour ellemême ou pour son enfant à naître[7]. Aucune offre de réaffectation n’est faite à Mme Ouellet et elle est retirée du travail le jour même[8].
  7.                 Le 8 janvier 2021, Mme Ouellet demande d’être affectée à d’autres tâches durant sa grossesse. Elle estime que son poste de gestionnaire rend facile sa réaffectation et insiste sur le fait que les femmes enceintes ont la capacité de travailler. Rappelant les efforts déployés par son organisation et par la Ville pour garder en emploi les travailleurs souffrant de diverses conditions, elle fait valoir qu’il ne devrait pas en être autrement pour les « femmes qui décident de construire ou agrandir leur famille », un « ajustement minimum » leur permettant de « continuer à faire avancer [leurs] carrières »[9].
  8.                 Le 13 janvier 2021, des représentants de la Fraternité des policiers et policières de la Ville de Québec (« la Fraternité ») et de la Ville tiennent une rencontre du Comité de relations de travail (« CRT »)[10]. La Fraternité propose que les policières en retrait préventif puissent être « affectées en travaux allégés sur des postes réservés à cette fin pour maintenir un lien avec leur milieu de travail »[11]. Il s’agirait alors d’analyser leur situation au cas par cas. Lors de cette rencontre, la demande de Mme Ouellet est soumise à la Ville. Il appert du compte rendu que la Ville favorise plutôt l’assignation aux travaux légers lorsque les cas concernent la santé et la sécurité au travail et l’assurance maladie, et ce, en raison des taux d’imputabilité pour l’employeur[12].
  9.                 Le 18 janvier 2021, Mme Ouellet reçoit un courriel du capitaine Martin Dionne, responsable du Module soutien aux affaires policières de la Ville, Direction adjointe du développement organisationnel et des affaires policières[13]. Il écrit :

[…] [N]ous avons du travail à temps plein pour des ressources additionnelles. Nous serions bien heureux de t'accueillir parmi nous pour effectuer différentes tâches administratives. Je sais cependant qu'il reste à négocier une entente en CRT.[14]

  1.            Le 8 février 2021, la CNESST confirme l’admissibilité de Mme Ouellet au programme Pour une maternité sans danger PSMD ») et son droit aux indemnités de remplacement de revenu (« IRR ») à compter du 28 décembre 2020, jusqu’au plus tard le 17 juillet 2021[15].
  2.            Mme Ouellet est informée que la Ville refuse de la réaffecter[16]. Le 10 février 2021, elle dépose une plaine à la CNESST en vertu de l’article 227 LSST. Elle déclare avoir fait l’objet de représailles ou de mesures discriminatoires le 13 janvier 2021, à la suite de l’exercice d’un droit prévu à l’article 40 LSST et du refus de la Ville de la réaffecter[17].
  3.            Sa plainte est déclarée irrecevable le 29 avril 2022 par la CNESST et le TAT confirme cette décision le 16 décembre 2022.
  4.            La Cour supérieure accueille le pourvoi en contrôle judiciaire de la décision du TAT le 29 février 2024.

Décision de la CNESST

  1.            La CNESST accueille le moyen préliminaire présenté par la Ville visant à déclarer irrecevable la plainte déposée par Mme Ouellet et détermine que la Ville, en la retirant du travail, a rempli ses obligations malgré les conséquences financières importantes pour Mme Ouellet. Le refus de la réaffecter ne peut être assimilé à une sanction au sens de l’article 227 LSST[18].

Décision du TAT

  1.            Le TAT confirme la décision de la CNESST. Il conclut que la LSST ne prévoit pas un droit à la réaffectation à d’autres tâches pour la travailleuse[19]. La mesure mise en place par le législateur pour la travailleuse enceinte ou qui allaite a pour objet le retrait immédiat du travail[20]. Un employeur n’a pas l’obligation de donner suite à une demande de réaffectation ni d’obligation de réaffecter. Cette décision relève de son droit de gérance[21].
  2.            Le TAT reconnaît la différence « plus que notable »[22] entre le salaire de Mme Ouellet et l’indemnisation en vertu de la LSST. Or, cette mesure découle d’un compromis sociétal[23], le propre des « régimes publics d’indemnisation universelle » étant de « générer des iniquités, lorsqu’individualisées à un prestataire spécifique »[24]. Faire droit au recours de Mme Ouellet serait d’ailleurs inéquitable pour les travailleuses à l’emploi de petites organisations qui n’ont pas la possibilité d’être réaffectées[25].
  3.            Mme Ouellet n’ayant pas établi avoir été l’objet de sanction, de mesures discriminatoires ou de représailles à la suite de l’exercice d’un droit prévu dans la LSST, le TAT déclare sa plainte irrecevable[26].

Jugement de la Cour supérieure

  1.            La juge est d’avis que la norme de la décision raisonnable s’applique en l’espèce[27], mais elle conclut que la décision du TAT est déraisonnable. En effet, elle ne respecte pas les enseignements de la Cour suprême dans l’arrêt Dionne c. Commission scolaire des Patriotes[28] qui reconnaît dans les articles 40 et 41 LSST un droit à la réaffectation, bien que celui-ci n’entraîne pas d’obligation de résultat pour l’employeur. Le TAT a, selon elle, adopté une interprétation trop restrictive et son analyse est tronquée. À ce titre, elle est déraisonnable[29].
  2.            En ne tenant pas compte d’une contrainte juridique, soit un précédent de la Cour suprême, le TAT n’a pas complété l’analyse à laquelle il aurait dû s’astreindre, c’estàdire examiner les motifs de refus de la Ville relatifs à la demande de réaffectation présentée par Mme Ouellet. Seul cet exercice aurait permis de déterminer si sa plainte en vertu de l’article 227 LSST était fondée[30].
  3.            Pour la juge, il est déraisonnable de conclure qu’une travailleuse bénéficie du droit de demander à être réaffectée à des tâches sécuritaires, tout en soutenant que l’employeur n’a de son côté aucune obligation de « donner suite à cette demande »[31]. Elle est d’avis que Mme Ouellet a raison de soulever que le TAT n’a pas répondu aux questions en litige, soit 1) « Estce que l’employeur a l’obligation de vérifier s'il y a un emploi disponible et sécuritaire pour la travailleuse lorsque celleci demande une affectation à des tâches ne comportant pas de danger et qu'elle est raisonnablement en mesure d'accomplir? » et 2) « si un emploi sécuritaire est disponible, estce que l'employeur a l'obligation d'affecter la travailleuse à ce poste? »[32].
  4.            La juge accueille le pourvoi en contrôle judiciaire et retourne le dossier au TAT pour qu’il rende une décision conforme à la LSST[33].

LES QUESTIONS EN LITIGE

  1.            La Ville plaide que la principale question en litige est de déterminer si la juge a erré en concluant au caractère déraisonnable de la décision du TAT. Afin d’y répondre, elle propose les moyens d’appel suivants :
  1. La juge a-t-elle erré dans son interprétation de l’arrêt Dionne?
  2. La juge a-t-elle erré en interprétant le mécanisme du retrait préventif de la travailleuse enceinte de façon contraire à l’intention du législateur, au programme PMSD de la CNESST et à la jurisprudence?
  3. La juge a-t-elle erré en décidant que l’article 227 LSST constituait le mécanisme approprié de contestation?

L’ANALYSE

La norme de contrôle

  1.            En appel, il n’est pas contesté que c’est la norme de la décision raisonnable qui s’applique. Le rôle de la Cour est de s’assurer que la Cour supérieure l’a bien appliquée[34]. Elle doit se mettre à la place de cette dernière et se concentrer sur la décision administrative, soit celle du TAT en l’espèce[35].
  2.            L’arrêt Vavilov décrit ce qui constitue une décision raisonnable. Elle est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle en plus d’être « justifiée au regard de l’ensemble du droit et des faits pertinents »[36].
  3.            La décision déraisonnable, pour sa part, souffre de lacunes fondamentales « à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence »[37]. Il existe deux catégories de lacunes fondamentales, soit le manque de logique interne du raisonnement et la « décision indéfendable sous certains rapports compte tenu des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur la décision »[38].
  4.            Parmi ces contraintes factuelles et juridiques, on trouve le régime législatif applicable, les principes d’interprétation des lois, la preuve portée à la connaissance du décideur, les observations des parties, les décisions antérieures de l’organisme administratif et l’impact potentiel de la décision sur la personne qui en fait l’objet[39]. Ces éléments ne doivent pas servir de liste de vérification, mais sont des indicateurs « pouvant amener la cour de révision à perdre confiance dans le résultat obtenu »[40].
  5.            Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable est centré sur la décision rendue[41] dont les motifs doivent être examinés avec une « attention respectueuse »[42]. Comme le souligne la Cour suprême, la cour de révision ne doit pas se livrer à une analyse de novo ou déterminer la solution « correcte »[43]. Elle doit « chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur »[44] afin de décider du caractère raisonnable de la décision, lequel inclut le raisonnement et le résultat obtenu[45].

1) La juge a-t-elle erré dans son interprétation de l’arrêt Dionne?

  1.            La Ville soutient que la juge n’a pas appliqué correctement la norme de la décision raisonnable. Elle a substitué son opinion à celle du TAT.
  2.            En ce qui concerne l’arrêt Dionne, elle plaide que la juge erre en mentionnant que la Cour suprême « s’est prononcée sur l’objet de la LSST précisément dans un contexte d’interprétation des articles 40 et 41 de la LSST et qu’elle a clairement reconnu "un droit à la réaffectation" »[46] pour la travailleuse enceinte ou qui allaite. Selon la Ville, l’objet de l’arrêt Dionne est beaucoup plus restreint et ne concerne que la détermination du statut de « travailleuse » au sens de la LSST. Les autres remarques formulées par la juge Abella, pour la Cour, ne sont qu’incidentes et n’ont pas le caractère contraignant que la juge leur attribue. La juge écarte sans raison valable l’interprétation du TAT selon laquelle « [r]ien n’oblige l’employeur à donner suite à la demande de réaffectation de la travailleuse ou encore à la réaffecter »[47].

* * *

  1.            Dans sa décision, le TAT conclut que la plainte déposée par Mme Ouellet en vertu de l’article 227 LSST est irrecevable, car le droit à la réaffectation n’est pas un droit prévu dans la loi[48]. Son raisonnement est fondé sur le fait que l’intention véritable du législateur est qu’une travailleuse enceinte soit retirée immédiatement du travail si ses conditions de travail comportent des dangers pour elle ou son enfant à naître. Elle n’a pas de droit à la réaffectation et l’employeur n’a aucune obligation à cet égard. Il s’exprime ainsi :

[30] Le fait de ne pas exercer de tâches dangereuses pour la travailleuse ou pour son enfant à naître s’avère ainsi la pierre angulaire de ce droit qu’octroie la LSST à la travailleuse enceinte ou qui allaite. L’intention véritable du législateur est nul [sic] autre que le retrait immédiat du travail de la travailleuse puisque ses conditions comportent des dangers physiques pour elle en raison de son état de grossesse ou pour son enfant à naître.

[…]

[49] L’interprétation de la LSST ne permet pas de reconnaître à la travailleuse un droit à la réaffectation lorsqu’elle exerce son droit au retrait préventif de la travailleuse enceinte ou qui allaite. L’employeur ne possède aucune obligation de donner suite à la demande de réaffectation qui lui est présentée ou encore de déterminer des tâches qui respectent les dangers physiques énoncés à son certificat médical afin de permettre sa réaffectation.[49]

[Soulignement ajouté]

  1.            La Cour est d’avis que dans le cadre de son interprétation de la LSST, en ce qui concerne les retraits préventifs des femmes enceintes ou qui allaitent, le TAT ne suit pas les enseignements de la Cour suprême dans l’arrêt Dionne. Or, l’arrêt Dionne constitue effectivement une contrainte juridique dont il devait tenir compte dans sa décision.
  2.            En effet, contrairement à ce que plaide la Ville, cet arrêt va plus loin que de seulement traiter du statut de la travailleuse. La Cour suprême se prononce sur l’objet de la LSST dans un contexte d’interprétation des articles 40 et 41, lesquels décrivent le régime de retrait préventif des travailleuses enceintes ou qui allaitent. Elle en établit le cadre légal[50]. Ces motifs ne sont pas des remarques incidentes. Notre Cour, dans l’arrêt Piché c. Entreprises Y. Bouchard & Fils, mentionne d’ailleurs clairement que l’omission de référer aux principes établis dans l’arrêt Dionne quant à l’objet du mécanisme du retrait préventif affecte la confiance dans le résultat[51].
  3.            Dans l’arrêt Dionne, la juge Abella commence son analyse en soulignant que l’objet de la LSST est d’assurer la santé et la sécurité des travailleurs en les protégeant contre les dangers sur le lieu de travail[52]. Elle rappelle que les mesures de protection qui se retrouvent dans cette loi résultent d’un vaste processus de consultation amorcé par le gouvernement du Québec à la fin des années 70. La LSST a été adoptée en 1979[53].
  4.            En ce qui concerne les travailleuses enceintes, la juge Abella parle d’un filet protecteur. Elle précise bien que les mesures comprennent le droit des femmes enceintes d’être affectées à d’autres tâches ou, si une telle affectation n’est pas possible, le droit de cesser immédiatement de travailler[54]. Elle ajoute que ces droits ont été conçus pour permettre aux travailleuses enceintes de continuer à travailler ou, si aucun autre travail sécuritaire n’est disponible, de faire en sorte qu’elles ne soient pas pénalisées sur le plan pécuniaire[55] :

[27] Sur ce vaste filet protecteur, le législateur a en outre ajouté des mesures de sauvegarde pour répondre spécifiquement aux préoccupations des femmes enceintes en ce qui a trait à la santé et la sécurité. Ces mesures comprennent notamment le droit des femmes enceintes d’être affectées à d’autres tâches ou, si une telle affectation n’est pas possible, le droit de cesser immédiatement de travailler afin de protéger leur santé ou celle de leur enfant à naître et de toucher une indemnité de revenu pendant leur absence du travail (Serge Lafontaine, « Le retrait préventif de la travailleuse enceinte ou qui allaite : qui décide quoi? », dans Développements récents en droit du travail (1991), 133, p. 135; Cliche, Lafontaine et Mailhot, p. 237-238). Ces droits ont été conçus pour permettre aux travailleuses enceintes de continuer à travailler ou, si aucun autre lieu de travail sécuritaire n’est disponible, d’empêcher qu’elles soient pénalisées sur le plan pécuniaire (Katherine Lippel, « Preventive Reassignment of Pregnant or Breast-Feeding Workers : The Québec Model » (1998), 8 New Solutions 267, p. 267). Comme l’ont fait remarquer Robert Plante et Romaine Malenfant dans « Reproductive Health and Work : Different Expériences » (1998), 40 JOEM 964, p. 967 :

[traduction] . . . le droit à la réaffectation préventive vise à protéger les emplois des femmes en réduisant la probabilité qu’elles soient congédiées pendant leur grossesse et en assurant le maintien des avantages liés à un emploi . . .

[Soulignements ajoutés; italiques dans l’original]

  1.            En fait, ces mesures visent à contrer les hypothèses discriminatoires qui attribuaient aux femmes enceintes une incapacité de travailler. Elles évitent à la travailleuse enceinte de devoir choisir entre son emploi (et son revenu) et sa santé ainsi que celle de son enfant à naître :

[28] Les efforts en vue d’empêcher l’exclusion discriminatoire des femmes du milieu du travail en raison de leur grossesse ont amené les mesures de protection de la santé et de la sécurité des femmes enceintes (voir Karen Messing et autres, « Equality and Difference in the Workplace : Physical Job Demands, Occupational Illnesses, and Sex Differences » (2000), 12 NWSA Journal 21, p. 36; voir également Gilles Trudeau, “Aspects constitutionnels du travail salarié”, dans Katherine Lippel et Guylaine Vallée, dir., Rapports individuels et collectifs du travail (feuilles mobiles), 1/1, p. 1/14 et 1/15). Pour contrer les hypothèses discriminatoires qui avaient attribué aux femmes enceintes une incapacité de travailler, le régime protège non seulement leur droit de travailler, mais aussi leur droit de travailler dans un milieu sécuritaire, en présumant qu’elles sont disponibles pour travailler tout autant que le sont les travailleuses non enceintes (Commission des écoles catholiques de Québec c. Gobeil, [1999] R.J.Q. 1883 (C.A.), p. 1893, le juge Robert; voir aussi AT & T Corp. c. Hulteen, 129 S. Ct. 1962 (2009), p. 1978, le juge Ginsburg, dissident). Comme le signalent Plante et Malenfant, la réaffectation et le retrait préventif visent principalement [traduction] « à protéger la santé de la travailleuse enceinte et celle de son enfant à naître en éliminant les dangers sur le lieu de travail, lui permettant ainsi de continuer à travailler » (p. 965 (italiques ajoutés); voir également Lippel, p. 269270). Si aucune autre affectation au lieu de travail n’est possible, elle a droit de cesser de travailler.

[29] Le retrait préventif s’applique dans le contexte du régime plus large de santé et de sécurité établi par la Loi qui donne aux travailleuses la sécurité de refuser un travail dangereux. En assurant la sécurité financière et la sécurité d’emploi à une travailleuse dont le lieu de travail est dorénavant dangereux en raison de sa grossesse, la Loi évite à la travailleuse enceinte d’avoir à choisir entre son emploi (et son revenu) d’une part, et sa santé et celle de son enfant à naître, d’autre part, [traduction] « un choix manifestement difficile, voire impossible » (Plante et Malenfant, p. 968). […][56]

[Soulignements ajoutés; italiques dans l’original]

  1.            Enfin, le retrait du travail résulte non pas d’un refus de travailler de la femme enceinte, mais bien de l’incapacité de l’employeur de lui fournir un travail sans danger[57].
  2.            La juge Abella rappelle que la remise d’un certificat de retrait préventif d’une travailleuse enceinte constitue une demande de réaffectation à des tâches ne comportant pas de danger[58]. Le TAT, en concluant que l’intention véritable du législateur est nulle autre que le retrait immédiat du travail de la travailleuse[59] lorsque ses tâches comportent des dangers, ne respecte pas le cadre légal exposé dans l’arrêt Dionne et, en conséquence, la contrainte juridique.
  3.            La Ville soutient par ailleurs que la juge a erré en ne tenant pas compte du paragraphe 5 de l’arrêt Dionne qui indiquerait selon elle que rien n’oblige l’employeur à donner suite à la demande de réaffectation de la travailleuse :

[5] Soulignons notamment qu’un certificat constitue automatiquement une demande d’affectation à une tâche sans risque (Bernard Cliche, Serge Lafontaine et Richard Mailhot, Traité de droit de la santé et de la sécurité au travail (1993), p. 243244). Si l’employeur ne peut affecter la travailleuse enceinte ou s’il ne le fait pas, elle peut cesser de travailler jusqu’à ce que l’affectation soit faite ou jusqu’à la date de son accouchement […].[60]

[Soulignement ajouté; renvoi omis]

  1.            Ce paragraphe de l’arrêt Dionne, que l’on retrouve dans la section contexte de l’arrêt, ne peut être isolé de ceux qui suivent dans la partie analyse portant sur les articles 40 et 41 LSST qui seront examinés plus en détail ciaprès.
  2.            Ce moyen d’appel est donc rejeté. La juge a fait une analyse détaillée de la décision du TAT et elle a très clairement expliqué pourquoi elle est déraisonnable en ce qui concerne son interprétation de l’arrêt Dionne[61]. Elle n’a pas commis d’erreur révisable sur cette question.

2) La juge a-t-elle erré en interprétant le mécanisme du retrait préventif de la travailleuse enceinte de façon contraire à l’intention du législateur, au programme PMSD de la CNESST et à la jurisprudence?

  1.            Outre les reproches qu’elle formule sur l’interprétation erronée de l’arrêt Dionne, la Ville soutient aussi que la juge se méprend sur la portée du mécanisme de retrait préventif de la femme enceinte et que l’interprétation qu’elle en fait n’est pas conforme: 1) au texte de la LSST et à ses effets; 2) au programme PMSD établi et appliqué par la CNESST; et 3) à la jurisprudence.

L’interprétation de la LSST

  1.            En ce qui concerne l’interprétation de la LSST, la Ville plaide que la loi n’impose nulle part à l’employeur l’obligation de réaffecter la travailleuse enceinte ou qui allaite à des tâches ne comportant pas de danger et qu’elle est raisonnablement en mesure d’accomplir. En effet, l’article 40 LSST prévoit que la travailleuse « peut demander » d’être affectée à de telles tâches. Quant à l’article 41 LSST, il indique que si l’affectation n’est pas effectuée immédiatement, la travailleuse peut cesser de travailler. Si l’intention du législateur avait été d’accorder un droit à la réaffectation à la travailleuse enceinte ou qui allaite, les termes de la LSST auraient été clairs à cet égard. Le TAT a donc fait une interprétation raisonnable des termes de la loi.
  2.            La Cour est d’avis que la Ville propose une interprétation littérale de la LSST. Or, le TAT devait plutôt interpréter les dispositions portant sur le retrait préventif conformément à leur texte, contexte et objet[62] et « véritablement s’efforcer de discerner le sens de la disposition et l’intention du législateur, et non échafauder une interprétation à partir du résultat souhaité »[63].
  3.            L’interprétation d’une disposition législative doit se faire en appliquant le principe moderne d’interprétation des lois. Il faut lire les termes d’une loi dans « leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’économie de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur »[64]. Ces principes se retrouvent aux articles 41 et 41.1 de la Loi d’interprétation[65].
  4.            Les dispositions au cœur du litige sont les suivantes :

§ 4.   Retrait préventif de la travailleuse enceinte

 

40. Une travailleuse enceinte qui fournit à l’employeur le certificat prescrit par la Commission qui atteste que les conditions de son travail comportent des dangers physiques pour l’enfant à naître ou, à cause de son état de grossesse, pour ellemême, peut demander d’être affectée à des tâches ne comportant pas de tels dangers et qu’elle est raisonnablement en mesure d’accomplir.

 

§ 4.   Re-assignment of a pregnant worker

 

40. A pregnant worker who furnishes to her employer the certificate prescribed by the Commission, which attests that her working conditions may be physically dangerous to her unborn child, or to herself by reason of her pregnancy, may request to be reassigned to other duties involving no such danger that she is reasonably capable of performing.

41. Si l’affectation demandée n’est pas effectuée immédiatement, la travailleuse peut cesser de travailler jusqu’à ce que l’affectation soit faite ou jusqu’à la date de son accouchement.

 

On entend par « accouchement », la fin d’une grossesse par la mise au monde d’un enfant viable ou non, naturellement ou par provocation médicale légale.

 

41. If a requested reassignment is not made immediately, the pregnant worker may stop working until she is reassigned or until the date of delivery.

 

 

“Delivery” means the natural or the lawfully, medically induced end of a pregnancy by childbirth, whether or not the child is viable.

42. Les articles 36 à 37.3 s’appliquent, compte tenu des adaptations nécessaires, lorsqu’une travailleuse exerce le droit que lui accordent les articles 40 et 41.

 

42. Sections 36 to 37.3 apply, with the necessary modifications, where a female worker exercises her rights under sections 40 and 41.

43. La travailleuse qui exerce le droit que lui accordent les articles 40 et 41 conserve tous les avantages liés à l’emploi qu’elle occupait avant son affectation à d’autres tâches ou avant sa cessation de travail.

 

À la fin de son affectation ou de sa cessation de travail, l’employeur doit réintégrer la travailleuse dans son emploi régulier.

 

 

 

 

 

La travailleuse continue de bénéficier des avantages sociaux reconnus à son lieu de travail, sous réserve du paiement des cotisations exigibles dont l’employeur assume sa part.

43. A worker who exercises her rights under sections 40 and 41 retains all the benefits attached to her regular employment before her reassignment to other duties or before her work stoppage.

 

At the end of the worker’s period of reassignment or work stoppage, the employer must return her to her regular employment and grant her the benefits she would have been entitled to had she remained in her employment.

 

The worker continues to receive the social benefits recognized for her workplace subject to payment of the exigible assessments, part of which is assumed by the employer.

  1.            L’article 36, pour sa part, traite de la rémunération et de l’indemnisation de la travailleuse enceinte lorsqu’elle n’est pas réaffectée. Elle reçoit son salaire régulier pendant les cinq premiers jours et, à la fin de cette période, elle a droit à l’IRR.
  2.            Quant au financement des IRR versées dans le cadre des dispositions encadrant le retrait préventif, il repose sur l’ensemble des employeurs (art. 45 LSST).
  3.            Comme déjà mentionné, le TAT conclut que la pierre angulaire du régime de retrait préventif est le retrait immédiat du travail[66]. Pour en arriver à cette conclusion, il ne tient pas compte du fait que le certificat de retrait préventif vise plutôt à permettre d’évaluer les possibilités de réaffectation. Celui remis par Mme Ouellet comportait d’ailleurs des recommandations à ce sujet[67].
  4.            Dans son analyse, le TAT fait référence à l’objet de la LSST[68]. Il reconnaît qu’elle prévoie « divers droits, obligations et mécanismes pour y parvenir »[69] et que la « finalité […] du droit au retrait préventif […] est préventive […] et surtout de protection »[70]. Toutefois, il omet de considérer que, contrairement à la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles qui indemnise les travailleurs accidentés ou qui souffrent d’une maladie professionnelle, la LSST vise à prévenir les accidents et à protéger les travailleurs et travailleuses contre les dangers reliés à leurs fonctions. La LSST a un objectif de prévention, tout en gardant les travailleurs au travail, si possible[71].
  5.            Le TAT commet donc une erreur révisable en affirmant que l’intention du législateur est le retrait immédiat d’une travailleuse enceinte[72] et non d’abord la recherche d’une réaffectation afin de la maintenir au travail dans des conditions sécuritaires.
  6.            Il faut souligner que ce droit à la réaffectation, créé par la LSST, appartient à la travailleuse, comme le mentionne la juge Abella dans Dionne. Ce n’est que si aucune réaffectation n’est possible qu’elle peut cesser de travailler[73].
  7.            Ce maintien au travail, lorsque cela est possible, s’inscrit dans le cadre plus large de la Charte des droits et libertés de la personne. En effet, lors de l’adoption de la LSST, la Charte a été modifiée afin que le droit de toute personne à des conditions de travail justes et raisonnables prévoie aussi que ces dernières « respectent sa santé, sa sécurité et son intégrité physique »[74].
  8.            Par ailleurs, même s’il faut être prudent en consultant les débats parlementaires pour interpréter une loi, ces derniers peuvent être utiles afin d’établir l’objectif législatif de celleci[75]. Lors des débats parlementaires ayant mené à l’adoption de la LSST en 1979, le ministre Pierre Marois explique que la première étape du régime de retrait préventif est l’affectation de la travailleuse ou du travailleur à d’autres tâches. Si la réaffectation n’est pas possible, la personne est retirée du travail de façon préventive. Il s’exprime ainsi :

M. Marois : […] [P]remièrement, il est important de rappeler que […] dans chacun des trois morceaux, que ce soit le cas de la femme enceinte, de la femme qui allaite ou, de façon plus générale, d'un homme ou d'une femme qui est au travail, le retrait préventif de la façon plus générale, la première chose qui doit être considérée, c'est que la personne puisse être affectée à un autre poste de travail. Il faut donc tenir compte de cela, parce que le retrait préventif implique d'abord, comme premier élément, la possibilité d'un déplacement préventif […]

Deuxièmement, à ce moment, si le déplacement n'est pas possible, si ce n'est pas possible de l'affecter à un autre poste, la personne est retirée préventivement, mais toujours sur la base de l'évolution du certificat médical et de la notion de danger au poste. À partir du moment où en cours de route, la personne a été retirée préventivement, il peut fort bien arriver […] il y a différentes hypothèses, il ne faut pas bloquer l'une ou l'autre […] qu'en cours de route, un autre poste s'ouvre, que cette personne est susceptible raisonnablement de le combler, et à ce moment, elle retourne à son travail. Si le danger n'existe plus à cet autre poste, ou alors, il a été possible sur la base des connaissances techniques, technologiques, sur la base du programme d'ajustement de l'entreprise aux normes, aux règlements, de corriger le problème qui se présentait, le danger qui se présentait au poste de travail où était affectée cette personne, à ce momentlà, elle retourne à son travail. Dans ces conditions, il ne faut pas figer dans le temps, parce qu'on pourrait arriver à des situations terriblement injustes. […]

M. Marois : Écoutez, ou alors le déplacement est possible ou n'est pas possible. S'il est possible, le problème est réglé. S'il n'est pas possible, c'est pour cela qu'on prévoit le retrait préventif. Ou alors, trois hypothèses: On peut corriger le problème à son poste de travail, à ce moment, elle retourne, ou ce n'est pas possible; ou deuxièmement, s'ouvre un autre poste en cours de route plus tard et elle peut retourner; au cas où il ne s'en ouvre pas, qui est la troisième et ultime hypothèse, donc on voit déjà qu'au fur et à mesure qu'on avance dans les possibilités, le nombre de cas forcément diminue.[76]

[Soulignements ajoutés]

  1.            Le ministre se penche ensuite sur la rémunération à plein salaire prévue pour les cinq premiers jours à l’article 36 LSST après la cessation de travail. Ce délai vise à permettre à l’employeur de vérifier si une réaffectation est possible. Il mentionne également ceci pour expliquer le délai :

M. Marois : Je rappelle que durant les premiers jours, la première chose qui doit être examinée, et on ne peut pas imposer que cela se fasse en 24 heures, c'est la possibilité de déplacement. Alors, ça correspond à cette période des cinq premiers jours ouvrables, en d'autres termes, la première semaine. Par la suite, tel que le dit l'article, s'applique l'indemnisation prévue dans le cas du retrait préventif.[77]

[Soulignements ajoutés]

  1.            Le ministre Marois ajoute que « [l]'idée fondamentale derrière ça, c'est qu'il y ait un effort important de réaffectation à un autre poste »[78].
  2.            Le maintien au travail, pour une femme enceinte en mesure d’effectuer des tâches, est important. Malgré les dispositions de la LSST qui protègent la travailleuse, il y a des avantages à demeurer au travail. Comme la preuve l’indique dans la présente affaire, une des conséquences du retrait de la travailleuse est la perte de salaire. L’indemnité est basée sur un salaire maximum annuel fixé par la réglementation. Or, le salaire de Mme Ouellet est supérieur à ce maximum[79]. Elle allègue que sa perte monétaire s’élève à environ 800 $ par mois[80]. Elle est donc pénalisée par le fait de recevoir une IRR plutôt que son salaire. S’ajoutent à cela la perte d’expérience et l’impossibilité de poursuivre sa carrière en harmonie avec une maternité.
  3.            La juge n’a donc pas commis d’erreur révisable sur cette question.

Le programme PMSD

  1.            Le programme Pour une maternité sans danger  PMSD ») est le nom donné par la CNESST au programme de retrait préventif de la travailleuse enceinte. Il permet à la travailleuse de demander d’être affectée à d’autres tâches qui ne comportent pas de danger et qu’elle est raisonnablement en mesure d’accomplir.
  2.            La Ville soutient qu’en vertu de ce programme, l’employeur a l’obligation d’éliminer les dangers, mais peut choisir les moyens d’y parvenir. Elle ajoute que le programme prévoit expressément que l’affectation n’est pas une obligation et que l’employeur peut opter pour un retrait préventif. Au soutien de son argument, la Ville dépose la version du programme PMSD datant de mars 2024, soit celle postérieure au jugement de première instance. Or, elle n’a pas demandé la permission de déposer une preuve nouvelle.
  3.            Même si elle avait obtenu cette permission, la Cour est d’avis que le programme PMSD ne lui est d’aucun secours. En effet, la brochure reflète l’intention du législateur.
  4.            Il est mentionné dans le PMSD que l’affectation n’est pas une obligation pour l’employeur. En effet, ce dernier n’a pas d’obligation de résultat. Il a toutefois une obligation de moyen qui lui impose de rechercher une affectation sécuritaire pour la travailleuse enceinte ou qui allaite. Il est d’ailleurs également mentionné ceci dans le document :

Dans la majorité des cas, il est en effet possible de protéger la santé de la mère et celle de l’enfant, tout en permettant à la première de poursuivre ses activités professionnelles. La responsabilité de l’employeur consiste à prendre les mesures nécessaires pour protéger la santé et assurer la sécurité et l’intégrité physique de la travailleuse qu’il emploie. Il peut toutefois être impossible pour l’employeur de modifier les tâches ou le poste de travail ou d’affecter temporairement la travailleuse à d’autres tâches. Dans ce cas, le programme prévoit qu’elle a le droit de cesser temporairement de travailler et de recevoir des indemnités de la CNESST.[81]

[Soulignements ajoutés]

  1.            Cet argument ne peut donc être retenu.

La jurisprudence

  1.            La Ville soutient que la jurisprudence interprète de façon constante les articles 40 et 41 LSST permettant à une travailleuse enceinte ou qui allaite de faire une demande de réaffectation à son employeur. Cette demande n’entraîne pas d’obligation corollaire pour ce dernier.
  2.            La Cour ne partage pas ce point de vue. Tout d’abord, pour les motifs précédemment énoncés, l’arrêt Dionne ne reconnaît pas un pouvoir discrétionnaire absolu à un employeur de choisir entre l’affectation ou non de la travailleuse enceinte. L’article 41 LSST vise sa protection et le retrait préventif est une façon de protéger cette dernière si l’employeur ne la réaffecte pas immédiatement. Comme le mentionne la juge Abella, la LSST « évite à la travailleuse enceinte d’avoir à choisir entre son emploi (et son revenu) d’une part, et sa santé ainsi que celle de son enfant à naître, d’autre part »[82]. Dans cet arrêt, la Cour suprême n’indique pas que l’employeur peut agir à sa guise. Elle utilise plutôt les termes « si l’employeur ne peut pas affecter la travailleuse »[83].
  3.            Il ne s’agit pas ici d’une obligation de résultat, mais, suivant l’objet de la LSST et des dispositions sur le retrait préventif, la travailleuse enceinte ou qui allaite devrait pouvoir demeurer au travail dans des tâches sans danger, si cette option est possible. Si cela n’est pas possible, elle est alors retirée du travail et reçoit une IRR après les cinq premiers jours d’arrêt au cours desquels elle reçoit son plein salaire. Le droit de recevoir une indemnité (art. 36 et 42 LSST) est subsidiaire et découle de l’impossibilité de réaffecter la travailleuse[84].
  4.            L’employeur a l’obligation de tenter de réaffecter la travailleuse enceinte ou qui allaite. Sans avoir à communiquer sa décision par écrit, ou à agir dans le cadre d’un processus formel, il doit toutefois être en mesure d’expliquer cette décision. En effet, la travailleuse à qui l’on refuse une réaffectation a le droit de contester cette décision en vertu de l’article 227 LSST. Pour ce faire, elle doit connaître les motifs du refus de l’employeur.
  5.            Quant aux quatre décisions citées par la Ville, elles ne supportent pas son argument selon lequel l’interprétation de la juge va à l’encontre de la jurisprudence.
  6.            En ce qui concerne l’affaire Syndicat de l'enseignement de la région de Québec et Centre de services scolaires de la Capitale (grief syndical)[85], l’arbitre rend sa décision le 27 mai 2024 en s’appuyant sur la décision du TAT dans le présent dossier. Or, à cette date, la Cour supérieure avait déjà accueilli le pourvoi en contrôle judiciaire.
  7.            En ce qui a trait à la décision Fraternité des policiers et policières de la Ville de Québec (MariePier Dionne) et Ville de Québec[86], les parties ont informé la Cour qu’elle fait pour sa part l’objet d’un pourvoi en contrôle judiciaire qui est suspendu en attente du présent arrêt[87].
  8.            Par ailleurs, dans la décision 93255446 Québec inc. et Moussa, le TAT devait examiner une plainte en vertu de l’article 227 LSST faite par une travailleuse enceinte alléguant que son employeur ne la rappelait plus au travail en raison du dépôt d’un certificat visant le retrait préventif et l’affectation. Or, le TAT a retenu que l’employeur, une agence de placement, a offert une assignation à la travailleuse dès que son client lui a indiqué que c’était possible. Toutefois, la travailleuse n’a pas pu accepter l’offre de l’employeur. Le TAT a donc rejeté la plainte[88]. Cette décision ne soutient donc pas la position de la Ville.
  9.            Enfin, dans la décision Descheneaux et Commission scolaire des HautesRivières, au paragraphe 49, le TAT mentionne ceci :

[49] L’employeur soumet que le fait de reconnaître le droit de la travailleuse au programme « Pour une maternité sans danger » crée pour lui une obligation de l’accommoder au détriment d’autres enseignants effectuant de la suppléance. Il n’en est rien. La loi n’oblige pas l’employeur à offrir une assignation ne comportant pas les dangers identifiés au certificat du retrait préventif de la travailleuse enceinte ou qui allaite ou sa réaffectation.[89]

  1.            Compte tenu de l’objet de la LSST, de l’intention du législateur et des principes énoncés dans l’arrêt Dionne, ce passage rappelle simplement que la réaffectation ne constitue pas une obligation de résultat pour l’employeur. Elle peut s’avérer impossible et, dans ce cas, la travailleuse a droit à l’IRR.

3) La juge a-t-elle erré en décidant que l’article 227 LSST constituait le mécanisme approprié de contestation?

  1.            La Ville plaide que la juge a erré en décidant que le mécanisme de contestation prévu à l’article 227 LSST s’appliquait. En effet, le refus d’affecter la travailleuse ne peut constituer une sanction. Les mécanismes de contestation de la LSST liés aux modalités d’exercice du droit au retrait préventif de la travailleuse enceinte sont plutôt prévus aux articles 36 à 37.3, auxquels réfère l’article 42 LSST. Selon la Ville, ils ne visent qu’à protéger une travailleuse ayant été réaffectée à des tâches qui compromettent sa sécurité ou qu’elle n’est pas en mesure de raisonnablement accomplir.
  2.            La juge constate que le TAT n’a pas tenu compte de la contrainte juridique que constitue l’arrêt Dionne et la Cour partage son opinion. Cela a fait en sorte qu’il n’a pas complété son analyse des motifs du refus de la Ville quant à la demande de réaffectation présentée par Mme Ouellet. Seul cet exercice aurait permis de déterminer si elle a été victime ou non de mesures discriminatoires visées par l’article 227 LSST[90].
  3.            La Cour est d’avis que la juge n’a commis aucune erreur à cet égard. En effet, l’article 227 LSST s’applique pour l’exercice de tous les droits qui résultent de la LSST. L’exercice du droit au retrait préventif est un de ceuxci[91] :

227. Le travailleur qui croit avoir été l’objet d’un congédiement, d’une suspension, d’un déplacement, de mesures discriminatoires ou de représailles ou de toute autre sanction à cause de l’exercice d’un droit ou d’une fonction qui lui résulte de la présente loi ou des règlements, peut recourir à la procédure de griefs prévue par la convention collective qui lui est applicable ou, à son choix, soumettre une plainte par écrit à la Commission dans les 30 jours de la sanction ou de la mesure dont il se plaint.

 

[Soulignements ajoutés]

227. Any worker who believes he has been dismissed, suspended, transferred or subjected to a discriminatory measure or reprisals or any other penalty for exercising his rights or functions under this Act or the regulations may resort to the grievance procedure provided by the collective agreement applicable to him or, if he so elects, submit a complaint in writing to the Commission within 30 days of the penalty or measure about which he is complaining.

 

 

[Emphasis added]

  1.            Pour déterminer si Mme Ouellet a effectivement subi une sanction au sens de l’article 227 LSST, sa plainte devra être examinée au fond, comme le conclut la juge[92].
  2.            Ce moyen d’appel doit être également rejeté.

CONCLUSION

  1.            La juge n’a donc commis aucune erreur révisable. Elle a bien appliqué la norme de contrôle qui est celle de la décision raisonnable et a eu raison de conclure que la décision du TAT est déraisonnable. En effet, cette décision occulte les conséquences du retrait systématique du travail pour les travailleuses enceintes qui souhaiteraient y demeurer durant leur grossesse alors que c’est l’élimination à la source des dangers qui devrait primer.
  2.            Un employeur n’a pas une obligation de résultat en matière de réaffectation d’une travailleuse enceinte ou qui allaite, mais il doit agir et prendre les moyens raisonnables pour satisfaire à son obligation de moyen. Pour ce faire, il doit véritablement considérer la demande de réaffectation et ce n’est que si celleci n’est pas possible que la travailleuse sera retirée du travail et recevra une IRR. Il a aussi l’obligation, le cas échéant, de faire part à la travailleuse des raisons qui font en sorte qu’elle ne peut être affectée à d’autres tâches durant sa grossesse.
  3.            Le TAT devra donc se prononcer sur le fond et déterminer si Mme Ouellet a subi ou non une sanction au sens de l’article 227 LSST, et ce, à la lumière des motifs invoqués par la Ville pour refuser la réaffectation.

POUR CES MOTIFS, LA COUR :

  1.            REJETTE l’appel, avec les frais de justice.

 

 

 

 

JULIE DUTIL, J.C.A.

 

 

 

 

 

CHRISTINE BAUDOUIN, J.C.A.

 

 

 

 

 

ÉRIC HARDY, J.C.A.

 

Me Louis Ste-Marie

Me Anthony Boilard

cain, lamarre

Pour l’appelante

 

Me Carolane Lemay

Me Éric Lemay

dussault, de blois

Pour l’intimée

 

Date d’audience :

27 mai 2025

 


[1]  Ouellet et Ville de Québec (Service de police), 2022 QCTAT 5678 [Décision du TAT].

[2]  Ouellet c. Tribunal administratif du Travail, 2024 QCCS 621 [Jugement de la Cour supérieure].

[3]  Ouellet et Ville de Québec, 2022 QCCNESST 75 [Décision de la CNESST].

[4]  Loi sur la santé et la sécurité du travail, RLRQ, c. S2.1 [LSST].

[5]  Décision de la CNESST, paragr. 12.

[6]  Pièce P2, Demande de Johanie Ouellet pour une affectation temporaire durant sa grossesse datée du 8 janvier 2021, p. 1.

[7]  Décision de la CNESST, paragr. 14; Pièce P1, Demande PMSD datée du 23 décembre 2020.

[8]  Décision de la CNESST, paragr. 14.

[9]  Pièce P2, Demande Johanie Ouellet pour une affectation temporaire durant sa grossesse datée du 8 janvier 2021, p. 2.

[10]  Décision de la CNESST, paragr. 17.

[11]  Id., paragr. 18.

[12]  Ibid.; Pièce P5, Compte rendu du CRT daté du 13 janvier 2021.

[13]  Décision de la CNESST, paragr. 20.

[14]  Pièce P-4, Courriel du capitaine Martin Dionne daté du 18 janvier 2021.

[15]  Décision de la CNESST, paragr. 21; Pièce P6, Lettre de la CNESST confirmant l’admissibilité de Johanie Ouellet au PMSD datée du 8 février 2021.

[16]  Décision de la CNESST, paragr. 24.

[17]  Pièce P8, Plainte à la CNESST datée du 10 février 2021.

[18]  Décision de la CNESST, paragr. 8, 36 et 4752.

[19]  Décision du TAT, paragr. 8 et 49.

[20]  Id., paragr. 26, 2830 et 4143.

[21]  Id., paragr. 27, 3942 et 49.

[22]  Id., paragr. 38. Voir aussi : paragr. 44.

[23]  Id., paragr. 4447.

[24]  Id., paragr. 47.

[25]  Id., paragr. 4546.

[26]  Id., paragr. 8, 12 in fine, 16 et 5051.

[27]  Jugement de la Cour supérieure, paragr. 2829 et 3335.

[28]  Dionne c. Commission scolaire des Patriotes, 2014 CSC 33 [Dionne].

[29]  Jugement de la Cour supérieure, paragr. 96.

[30]  Id., paragr. 98.

[31]  Id., paragr. 99.

[32]  Id., paragr. 100.

[33]  Id., paragr. 101103.

[34]  Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, paragr. 47. Voir aussi : Dowd c. Binette, 2021 QCCA 1663, paragr. 29 et Piché c. Entreprises Y. Bouchard & Fils inc., 2024 QCCA 1374, paragr. 29 [Piché].

[35]  Agraira c. Canada, supra, note 34, paragr. 46; Merck Frost Canada Ltée c. Canada (Santé), 2012 CSC 3, paragr. 247.Voir aussi : Dowd c. Binette, supra, note 34 et Piché, supra, note 34.

[36]  Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, paragr. 105 [Vavilov].

[37]  Id., paragr. 100.

[38]  Id., paragr. 101.

[39]  Id., paragr. 106.

[40]  Ibid.

[41]  Id., paragr. 15, 24 et 83. Voir aussi : Mason c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 21, paragr. 8.

[42]  Vavilov, supra, note 36, paragr. 84.

[43]  Id., paragr. 83.

[44]  Id., paragr. 84.

[45]  Id., paragr. 83.

[46]  Jugement de la Cour supérieure, paragr. 96.

[47]  Décision du TAT, paragr. 39.

[48]  Id., paragr. 8 et 49.

[49]  Id., paragr. 30 et 49.

[50]  Dionne, supra, note 28, paragr. 31.

[51]  Piché, supra, note 34, paragr. 47, note infrapaginale 42. Cet arrêt porte sur le retrait préventif du travailleur exposé à un contaminant de l’article 32 LSST. La Cour rappelle cependant que les principes établis dans l’arrêt Dionne, sur le retrait préventif de la travailleuse enceinte, sont transposables.

[52]  Dionne, supra, note 28, paragr. 1.

[53]  Id., paragr. 18.

[54]  Id., paragr. 27.

[55]  Ibid.

[56]  Id., paragr. 2829.

[57]  Id., paragr. 40.

[58]  Dionne, supra, note 28, paragr. 5.

[59]  Décision du TAT, paragr. 30.

[60]  Dionne, supra, note 28, paragr. 5.

[61]  Jugement de la Cour supérieure, paragr. 81, 8490 et 9699.

[63]  Id., paragr. 121.

[64]  Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, paragr. 21, citant Elmer A. Driedger, Construction of Statutes, 2e éd, Toronto, Butterworths, 1983, p. 87. Voir aussi : Vavilov, supra, note 36, paragr. 117.

[65]  Loi d’interprétation, c. I16.

[66]  Décision du TAT, paragr. 30.

[67]  Pièce P-1, Demande PMSD datée du 23 décembre 2020.

[68]  Décision du TAT, paragr. 24 et 32.

[69]  Id., paragr. 24.

[70]  Id., paragr. 43.

[71]  Bell Canada c. Québec (Commission de la santé et de la sécurité du travail), [1988] 1 R.C.S. 749, paragr. 136.

[72]  Id., paragr. 30.

[73] Dionne, supra, note 28, paragr. 27.

[74]  Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ, c. C12, art. 46 in fine; Projet de loi no 17, Loi sur la santé et la sécurité du travail, 31e lég. (Qc), 4e sess., 1979, art. 275. Voir aussi : Katherine Lippel, Le retrait préventif de la travailleuse enceinte ou qui allaite : réflexions sur le droit et la médecine, Québec, Yvon Blais, 1996, p. 4.

[75]  Pierre-André Côté et Mathieu Devinat, Interprétation des lois, 5e éd., Montréal, Thémis, p. 492493, no 14771479, citant notamment Air Canada c. Québec (Procureure générale), 2015 QCCA 1789, paragr. 166, désistement de la requête pour autorisation d’appel à la Cour suprême, 28 juin 2016, no 36791.

[76]  Assemblée nationale, Journal des débats, 31e lég., 4e sess., vol. 21, no 242, 14 décembre 1979, 16 h 30 (M. Marois), p. 1160611607. Voir aussi : p. 11614 (M. Marois).

[77]  Assemblée nationale, Journal des débats, 31e lég., 4e sess., vol. 21, no 242, 14 décembre 1979, 17 h 15 (M. Pagé), p. 11614.

[78]  Id., p. 11613.

[79]  Pièce P-8, Plainte à la CNESST datée du 10 février 2021, p. 1.

[80]  Décision de la CNESST, paragr. 28.

[81]  CNESST, « Guide – Programme Pour une maternité sans danger », mars 2024, en ligne : https://www.cnesst.gouv.qc.ca/sites/default/files/documents/brochure-pour-une-maternite-sans-danger_0.pdf?cid=1712250657, p. 4. Voir aussi : p. 12 et 18.

[82]  Dionne, supra, note 28, paragr. 29.

[83]  Id., paragr. 5.

[84]  Voir entre autres : Nieni et Madessa Professionnel inc., 2024 QCTAT 2789, paragr. 110113, citant notamment Desjardins et Commission scolaire des Draveurs, [2006] C.L.P. 1057, AZ50401415, paragr. 68; Sylvie Plante et Entreprises Jacques Marquis, C.A.L.P. 11810088905, AZ4000007838; Centre de services scolaire des BoisFrancs et Boucher, 2022 QCTAT 3557, paragr. 38; Branco Chicoine et Services préhospitaliers LaurentidesLanaudière, 2021 QCTAT 2562, paragr. 37; GrenierGoulet et Laurentide ReSources inc., 2019 QCTAT 1409, paragr. 1315; Gaudreau et Commission scolaire des Bois-Francs, [2003] C.L.P. 1407, 2003 CanLII 78466 (QC CLP), paragr. 36 et 3940.

[85]  Syndicat de l'enseignement de la région de Québec et Centre de services scolaires de la Capitale (grief syndical), 2024 QCTA 243, AZ52032502 (T.A.), paragr. 191192.

[86]  Fraternité des policiers et policières de la Ville de Québec (Marie-Pier Dionne) et Ville de Québec, T.A., 16 mars 2023, Me JeanGuy Ménard.

[87]  Ville de Québec c. Ouellet, 2024 QCCA 661, paragr. 4.

[88]  93255446 Québec inc. et Moussa, 2017 QCTAT 2819, paragr. 3742, requête en révision rejetée par 93255446 Québec inc. et Moussa, 2018 QCTAT 2895.

[89]  Descheneaux et Commission scolaire des HautesRivières, 2017 QCTAT 3402, paragr. 49.

[90]  Jugement de la Cour supérieure, paragr. 98.

[91]  Bernard Cliche et al., Droit de la santé et de la sécurité au travail : la loi et la jurisprudence commentées, Montréal, Yvon Blais, 2018, p. 238; Bernard Cliche, Serge Lafontaine et Richard Mailhot, Traité de droit de la santé et de la sécurité au travail : Le régime juridique de la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles, Québec, Yvon Blais, 1993, p. 268, 272 et 370.

[92]  Jugement de la Cour supérieure, paragr. 101.

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