Décision

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Autorité des marchés publics c. Valosphère Environnement inc.

2025 QCCA 198

COUR D’APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

SIÈGE DE

 

QUÉBEC

 :

200-09-700148-254

(200-17-036981-249)

 

DATE :

20 février 2025

 

 

DEVANT

L'HONORABLE

SUZANNE GAGNÉ, J.C.A.

 

 

AUTORITÉ DES MARCHÉS PUBLICS

REQUÉRANTE – défenderesse

c.

 

VALOSPHÈRE ENVIRONNEMENT INC.

INTIMÉE – demanderesse

 

 

JUGEMENT

 

 

  1.                 S’autorisant de l’article 77 de la Loi sur l’Autorité des marchés publics (« L.A.m.p. »)[1], la requérante, Autorité des marchés publics (« AMP »), demande l’annulation d’un jugement rendu par la Cour supérieure (l’honorable Danye Daigle) le 23 décembre 2024[2]. Ce jugement accueille une demande de sursis présentée par l’intimée, Valosphère Environnement inc. (« Valosphère »), dans le contexte d’un pourvoi en contrôle judiciaire introduit à l’encontre d’une décision de l’AMP prise le 12 décembre 2024[3].
  2.                 Par cette dernière décision, l’AMP conclut que Valosphère ne satisfait pas aux exigences d’intégrité requises aux termes de la Loi sur les contrats des organismes publics L.c.o.p. »)[4] et révoque son autorisation de contracter ou de sous-contracter avec un organisme public.
  3.                 De façon subsidiaire, l’AMP demande la permission d’appeler de bene esse du jugement de la Cour supérieure.

Contexte

  1.                 L’AMP est une personne morale, mandataire de l’État, constituée en vertu de la L.A.m.p. Elle a notamment pour mission de surveiller l’ensemble des contrats publics et d’appliquer les dispositions du chapitre V.1 de la L.c.o.p. relatives à l’intégrité des entreprises[5].
  2.                 Valosphère est une entreprise spécialisée dans le transport des sols et la valorisation de matériaux de construction. Fondée en 2004, elle emploie environ 150 personnes. Depuis le 31 mars 2017, elle détient une autorisation de contracter ou de sous-contracter avec un organisme public délivrée par l’AMP en vertu de la L.c.o.p.
  3.                 Le 22 juin 2023, l’AMP entreprend un examen d’intégrité à l’égard de Valosphère et lui transmet un avis d’examen selon l’article 21.48.2 L.c.o.p. En réponse à cet avis, Valosphère transmet à l’AMP, par l’entremise de ses avocats, de nombreux documents, dont environ 29 000 courriels couvrant la période de janvier 2021 à août 2023. Une rencontre a lieu le 15 février 2024 au cours de laquelle Valosphère présente un portrait plus complet et à jour des mesures de gouvernance, d’éthique et de conformité qu’elle a mises en place.
  4.                 Le 1er mai 2024, l’AMP transmet à Valosphère un préavis de révocation de son autorisation de contracter ou de sous-contracter avec un organisme public. Les motifs retenus sont les suivants :

« A. VALOSPHÈRE prétend que Louis-Pierre Lafortune est un consultant pour l’entreprise alors que les interventions de ce dernier démontrent qu’il est plutôt un dirigeant ou une personne ayant directement ou indirectement, le contrôle juridique ou de facto de VALOSPHÈRE;

B. Louis-Pierre Lafortune entretient des liens avec le crime organisé et des personnes gravitant avec le crime organisé;

C. VALOSPHÈRE a un comportement répréhensible à l’égard des règles encadrant son domaine d’activité plus particulièrement celles prévues en matière environnementale. ».[6]

[Italiques dans l’original]

  1.                 Le 6 juin 2024, Valosphère demande à l’AMP de lui préciser sur quel élément, parmi ceux énumérés à l’article 21.28 L.c.o.p.[7], elle fonde son préavis. En réponse à ce questionnement, l’AMP modifie le préavis de révocation afin d’ajouter un renvoi à la disposition d’ordre général qu’est l’article 21.27 L.c.o.p. :

21.27  L’Autorité refuse à une entreprise de lui accorder ou de lui renouveler une autorisation lorsqu’elle est d’avis que cette entreprise ne satisfait pas aux exigences d’intégrité.

Afin de vérifier si une entreprise satisfait aux exigences d’intégrité, l’Autorité dispose des pouvoirs prévus à la section V.

21.27  The Authority refuses to grant or to renew an enterprise’s authorization if of the opinion that the enterprise fails to meet the standards of integrity.

In order to verify whether an enterprise meets the standards of integrity, the Authority has the powers set out in Division V.

  1.                 Le 12 décembre 2024, après avoir analysé les observations de Valosphère et plus de 7 000 pages de documents, l’AMP rend sa décision. Elle conclut que Valosphère ne satisfait pas aux exigences d’intégrité, et ce, uniquement pour le motif A. Elle ne retient pas le motif B et s’en explique ainsi :

103. En raison de la fin du lien d’emploi de Lafortune annoncé par VALOSPHÈRE, l’AMP ne considère plus justifié de retenir à titre de motif le fait que Lafortune entretient ou a entretenu des relations d’affaires avec des personnes ayant des liens de près ou de loin avec une organisation criminelle, et ce, avec l’aval de VALOSPHÈRE.

104. Néanmoins, l’AMP note que le fait de ne pas déclarer le vrai rôle de Lafortune auprès de l’AMP permettait en quelque sorte à VALOSPHÈRE de soustraire Lafortune de l’examen d’intégrité de l’entreprise, d’autant plus que ce dernier entretient ou a entretenu des liens avec des personnes ayant des liens de près ou de loin avec une organisation criminelle de l’avis de l’AMP, ce qui est préoccupant. […].[8]

Quant au motif C, l’AMF ne le retient pas non plus, « considérant les contestations ayant cours et considérant que les éléments discutés dans la présente décision suffisent à démontrer un manque d’intégrité de VALOSPHÈRE »[9].

  1.            Il est utile de reproduire les principaux considérants et le dispositif de la décision de l’AMP :

CONSIDÉRANT les articles 21.38 et 21.48.4 de la LCOP;

CONSIDÉRANT qu’aucune mesure correctrice ne saurait pallier les problématiques soulevées dans la présente décision;

CONSIDÉRANT que VALOSPHÈRE ne satisfait pas aux exigences d’intégrité requises conformément à l’article 21.27 de la LCOP;

CONSIDÉRANT l’ensemble des faits et observations présentés au dossier de VALOSPHÈRE;

POUR CES MOTIFS, l’AMP :

CONCLUT que VALOSPHÈRE ne satisfait pas aux exigences d’intégrité requises en vertu de la LCOP;

RÉVOQUE l’autorisation de contracter ou de sous-contracter avec un organisme public délivrée à VALOSPHÈRE le 31 mars 2017;

INFORME VALOSPHÈRE que, considérant cette révocation, celle-ci sera inscrite au Registre des entreprises non admissibles aux contrats publics.

[Caractères gras dans l’original]

  1.            Valosphère se pourvoit rapidement en contrôle judiciaire contre cette décision et demande à la Cour supérieure d’en suspendre immédiatement les effets. Le 23 décembre 2024, la Cour supérieure accueille cette demande et sursoit à la décision ainsi qu’à l’ensemble de ses conclusions.

Demande d’annulation

  1.            La demande d’annulation de l’AMP est fondée sur l’article 77 L.A.m.p., lequel doit être lu avec l’article 76 de cette même loi :

76.  Sauf sur une question de compétence, aucun pourvoi en contrôle judiciaire prévu au Code de procédure civile (chapitre C-25.01) ne peut être exercé ni aucune injonction accordée contre l’Autorité, le président-directeur général, un viceprésident, un membre du personnel de l’Autorité ou un mandataire visé à l’article 27 dans l’exercice de ses fonctions.

77.  Un juge de la Cour d’appel peut, sur demande, annuler sommairement toute procédure entreprise, toute décision rendue et toute ordonnance ou injonction prononcée à l’encontre des articles 75 et 76.

76.  Except on a question of jurisdiction, no application for judicial review under the Code of Civil Procedure (chapter C-25.01) may be presented or injunction granted against the Authority, the president and chief executive officer or a vice-president of the Authority, a member of the Authority’s staff or a mandatary referred to in section 27 in the exercise of its or his or her functions.

77.  A judge of the Court of Appeal may, on an application, summarily annul any proceeding instituted, decision rendered or order or injunction made or granted contrary to sections 75 and 76.

  1.            L’article 77 est une clause dite de renfort qui complète et renforce la clause privative prévue à l’article 76 en permettant à un juge de la Cour d’intervenir rapidement « pour arrêter un exercice, que l’on croit injustifié du pouvoir de révision judiciaire de la Cour supérieure »[10]. Ce pouvoir revêt un caractère exceptionnel et doit être exercé avec prudence. Mon collègue le juge Kalichman résume bien les principes applicables :

[14] Le pouvoir exceptionnel d’annuler sommairement une décision doit être exercé avec prudence étant donné, notamment, que le juge d’appel siège seul et non, comme à l’habitude, en formation5. Ainsi, comme l’a noté le juge Kasirer, alors à la Cour d’appel du Québec, le pouvoir d’annuler une décision ne devrait être exercé que dans les situations où il est clair que l’intervention du juge de première instance ne peut être justifiée dans le contexte de la clause privative :

[28] I recognize that I must, therefore, proceed with caution and that I should only annul the stay if this is a plain case in which the power of judicial review has been deployed contrary to legislative intent expressed in the privative clause6.

[15] Cela dit, les juges sont moins hésitants à utiliser le pouvoir d’annulation lorsque le jugement en cause n’a pas été rendu sur le fond après un examen complet de la preuve7. En effet, il existe plusieurs exemples où les juges de la Cour ont annulé des jugements ordonnant des sursis comme celui qui a été prononcé en l’espèce8.

[16] Enfin, il est important de noter que la prudence dont doit faire preuve le juge saisi d’une demande en annulation ne doit pas être confondue avec la déférence. Une déférence excessive à l’égard du jugement de première instance peut avoir pour conséquence de compromettre la protection que la clause de renfort a pour objet d’apporter9.[11]

__________________

5 Commission des transports du Québec c. Khallouki, 2012 QCCA 1303 (j. unique), paragr. 23; Fédération des producteurs de bovins du Québec c. Ferme John Houley & Fils ltée, 2004 CanLII 39123 (QC CA), [2004] R.J.Q. 2931 (C.A.) (j. unique), paragr. 22.

6 Régie de l’assurance maladie du Québec c. Pharmaprix inc., 2014 QCCA 1184 (j. unique), paragr. 30.

7 Régie de l’assurance maladie du Québec c. Pharmaprix inc., supra, note 6, paragr. 30; Commission des transports du Québec c. Khallouki, supra, note 5, paragr. 24; Fédération des producteurs de bovins du Québec c. Ferme John Houley & Fils ltée, 2004 CanLII 39123 (QC CA), [2004] R.J.Q. 2931 (C.A.) (j. unique), paragr. 24.

8 Régie de l’assurance maladie du Québec c. Pharmaprix inc., supra, note 6; Commission municipale du Québec c. Legault, supra, note 4.

9 Régie de l’assurance maladie du Québec c. Pharmaprix inc., supra, note 6, paragr. 31.

  1.            Il est à noter que le jugement Régie de l’assurance maladie du Québec c. Pharmaprix inc. de même que la plupart des jugements cités par mon collègue ont été rendus avant l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov  Vavilov »)[12]. Dans ce dernier arrêt, la Cour suprême ferme de manière définitive la porte « au recours à l’analyse contextuelle pour déterminer la norme de contrôle applicable » et adopte plutôt une présomption d’application de la norme de la décision raisonnable[13]. Pour les juges de la majorité, dans ce nouveau cadre d’analyse, « les facteurs contextuels […], telles les clauses privatives, ne remplissent dorénavant aucune fonction indépendante ou supplémentaire dans la détermination de la norme de contrôle applicable »[14]. La majorité est aussi d’avis « de mettre fin à la reconnaissance des questions de compétence comme une catégorie distincte devant faire l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision correcte »[15]. Après avoir rappelé que la « compétence » en droit administratif est essentiellement un concept « aux contours flous »[16], la majorité estime que les questions touchant la détermination de l’étendue de la compétence d’un décideur administratif peuvent faire l’objet d’un contrôle adéquat selon la norme de la décision raisonnable[17]. Il n’est donc plus nécessaire, selon le cadre d’analyse proposé dans Vavilov, « de procéder à un examen préliminaire pour établir si une interprétation particulière soulève une question touchant “véritablement” et “étroitement” à la compétence »[18]. De plus, malgré la diversité des décisions et des décideurs administratifs, la norme de la décision raisonnable demeure une norme unique, « et les éléments du contexte entourant une décision n’altèrent pas cette norme ou le degré d’examen que doit appliquer une cour de révision »[19]. Ainsi, la présence d’une clause privative ne modifie pas la norme de la décision raisonnable. Il s’agit d’un élément du contexte législatif qui « circonscrit plutôt la latitude du décideur administratif en matière de décision raisonnable dans un cas donné »[20].
  2.            Dans un jugement récent, le juge en chef de Montigny de la Cour d’appel fédérale résume ainsi l’effet des clauses privatives depuis Vavilov :

[52] Étant donné l’approche actuelle, les clauses privatives ne jouent aucun rôle dans la détermination de la norme de contrôle applicable. Elles ne font qu’éclairer l’analyse du caractère raisonnable et font partie du contexte qui viendra restreindre ce qui sera raisonnable de la part d’un décideur dans une situation donnée. La Cour [dans Vavilov] n’est pas allée plus loin en ce qui concerne l’effet des clauses privatives.[21]

  1.            Tout cela pour dire que la norme de contrôle applicable à la décision de l’AMP est celle de la décision raisonnable. Il s’agit d’une norme unique qui tient compte du contexte. Dans l’état actuel du droit[22], la présence d’une clause privative n’a pas pour effet de restreindre la portée du contrôle judiciaire. Il n’est donc pas nécessaire de décider si l’interprétation de la L.c.o.p. par l’AMP soulève une véritable question de compétence au sens de l’article 76 L.A.m.p.
  2.            Il convient de rappeler également les critères applicables à une demande de sursis. La partie qui recherche un redressement de cette nature doit démontrer qu’elle satisfait à trois critères : l’apparence de droit, le préjudice sérieux ou irréparable et la prépondérance des inconvénients[23]. Ces critères doivent être appréciés de manière globale, les uns par rapport aux autres, et non de manière séparée[24].
  3.            En l’espèce, l’AMP ne conteste pas le critère du préjudice sérieux ou irréparable. En revanche, elle soutient que la Cour supérieure a elle-même commis un excès de compétence en appliquant erronément les critères de l’apparence de droit et de la prépondérance des inconvénients. Elle pointe en particulier le paragraphe [27] du jugement qui, selon elle, démontre que la juge n’a pas examiné la validité des motifs au soutien du pourvoi en contrôle judiciaire :

[27] Considérant qu’à première vue il y a lieu de permettre à Valosphère de faire valoir ses arguments détaillés quant aux motifs qu’elle invoque pour justifier son pourvoi, et ce, sans présumer d’aucune façon de leur validité.[25]

  1.            Valosphère rétorque que la juge « a expressément identifié des excès de compétence de l’AMP, basés sur les agissements de celle-ci et résultant, entre autres, en une violation de l’équité procédurale et de la justice naturelle »[26]. Il ne s’agit pas, selon elle, d’un cas clair d’exercice injustifié du pouvoir de contrôle judiciaire.
  2.            Je suis d’accord avec Valosphère sur le dernier point. Certes, la juge aurait pu mieux s’exprimer sur le critère de l’apparence de droit, mais il ne suffit pas, pour l’AMP, de pointer une faiblesse dans le jugement. Vu le caractère exceptionnel du pouvoir d’annulation prévu à l’article 77 L.A.m.p., l’AMP doit démontrer que le dossier, tel que constitué en première instance, ne comporte aucun motif en apparence sérieux et défendable d’interprétation déraisonnable de la L.c.o.p. et des pouvoirs qui lui sont conférés en vertu de cette loi. Comme l’explique le juge LeBel, alors à la Cour, dans l’affaire Régie des permis d’alcool du Québec c. Hôtel motel cabaret Pont Frontenac (1980) Inc., cela impose une appréciation de l’ensemble du dossier :

Il faut démontrer qu’en tenant compte du dossier tel que constitué en première instance, on ne saurait à sa face même retrouver un motif apparemment sérieux et défendable d’absence de compétence et qu’en somme la demande de révision judiciaire apparaît elle-même futile. Ceci impose une appréciation du dossier et non des seuls motifs retenus par le premier juge. Cette nécessité d’une étude sommaire du dossier acquiert une importance particulière dans cette affaire.[27]

  1.            Pour décider s’il y a lieu d’annuler le jugement de la Cour supérieure en raison d’une absence d’apparence de droit, je dois donc me pencher sur la décision de l’AMP et sur le pourvoi en contrôle judiciaire de Valosphère. Les motifs invoqués par celle-ci sont reproduits au paragraphe [19] du jugement de la Cour supérieure :

[19] Considérant que les motifs invoqués par la demanderesse sont au nombre de six, lesquels sont identifiés comme suit :

A. L’analyse de l’AMP quant à l’application des critères de l’article 21.28 de la LCOP est déraisonnable;

B. L’AMP a erré en droit dans sa définition des notions de « dirigeants » et de « contrôle »;

C. Subsidiairement, la qualification erronée du rôle de Lafortune par Valosphère n’est pas une question d’intégrité, mais une simple erreur de droit;

D. De façon subsidiaire, l’AMP a fait défaut de considérer l’imposition de mesures correctrices conformément à l’article 21.48.4 de la LCOP;

E. L’AMP n’a pas respecté ses obligations en matière d’équité procédurale;

F. L’AMP fait défaut de permettre à Valosphère de présenter de nouvelles observations quant à l’orientation préliminaire et l’absence de mesures correctrices acceptables en application de l’article 21.48.4 de la LCOP.

[Italiques dans l’original]

  1.            À première vue, ces motifs ne sont ni futiles ni dénués de fondement au regard de la norme de contrôle de la décision raisonnable. Ils satisfont, à mon avis, le critère de l’apparence de droit, qui est généralement peu exigeant[28]. Le motif C, en particulier, me paraît soulever une question sérieuse qui touche au caractère raisonnable de la décision de l’AMP et à l’étendue de ses pouvoirs en vertu de la L.c.o.p.
  2.            Je rappelle que l’AMP, dans sa décision, retient seulement le motif A du préavis, motif que je reproduis de nouveau par commodité :

A. VALOSPHÈRE prétend que Louis-Pierre Lafortune est un consultant pour l’entreprise alors que les interventions de ce dernier démontrent qu’il est plutôt un dirigeant ou une personne ayant directement ou indirectement, le contrôle juridique ou de facto de VALOSPHÈRE.[29]

[Italiques dans l’original]

  1.            Elle ne retient pas le motif B voulant que Louis-Pierre Lafortune entretienne « des liens avec le crime organisé et des personnes gravitant avec le crime organisé »[30]. Toutefois, elle semble tenir pour acquis que ce dernier « entretient ou a entretenu des liens avec des personnes ayant des liens de près ou de loin avec une organisation criminelle »[31], ce qu’elle juge préoccupant.
  2.            Valosphère soutient que les motifs A et B sont interreliés, en ce sens que le motif A « ne soulève aucune préoccupation quant à l’intégrité de l’entreprise si le motif B n’est pas établi » et inversement[32]. Elle fait observer que, selon l’article 27.10 L.c.o.p., l’omission d’effectuer la mise à jour annuelle des renseignements sur les dirigeants ou les personnes ayant, directement ou indirectement, le contrôle juridique ou de facto de l’entreprise, ou l’omission d’aviser l’AMP d’une modification relative aux renseignements déjà transmis, est passible d’une amende[33], et non d’une révocation de l’autorisation de contracter ou de sous-contracter avec un organisme public.
  3.            Il est vrai que ce que l’AMP reproche à Valosphère, c’est d’avoir qualifié LouisPierre Lafortune de consultant, « niant et tentant de masquer ainsi son vrai rôle »[34]. Le fait de ne pas déclarer le vrai rôle de Louis-Pierre Lafortune permettait en quelque sorte à Valosphère de soustraire ce dernier à l’examen d’intégrité de l’entreprise[35]. Pour l’AMP, ce n’est pas tant la qualification erronée du rôle de LouisPierre Lafortune qui fait problème que l’objectif derrière. La question est de savoir si l’AMP peut inférer cet objectif des liens qu’entretiendrait Louis-Pierre Lafortune avec le crime organisé si de tels liens ne sont pas établis et ne sont même plus invoqués. Cette inférence est-elle raisonnable?
  4.            Dans la mesure où la L.c.o.p. ne définit pas les exigences d’intégrité auxquelles les entreprises doivent satisfaire et où l’AMP ne s’appuie sur aucun des éléments énumérés à l’article 21.28 L.c.o.p., la question de savoir si l’omission de déclarer un dirigeant de l’entreprise peut, à elle seule, entraîner la révocation de l’autorisation de contracter ou de sous-contracter avec un organisme public me paraît suffisamment sérieuse. Il ne s’agit pas d’un cas clair où le sursis accordé par la Cour supérieure ne peut se justifier en raison d’une absence d’apparence de droit.
  5.            J’ajouterais que le seul fait qu’une juge de la Cour a refusé la permission d’appeler dans le dossier Neptune Security Services Inc. c. Autorité des marchés publics[36] ne signifie pas que les motifs D, E et F en lien avec l’imposition de mesures correctrices sont dépourvus de tout mérite. Un jugement d’un juge qui refuse une permission d’appeler n’équivaut pas à un arrêt de la Cour confirmant le bien-fondé du jugement de première instance.
  6.            Quant à la prépondérance des inconvénients, l’AMP reproche à la Cour supérieure de ne pas avoir dûment pris en compte l’intérêt public.
  7.            Ce reproche n’est pas fondé. Les motifs de la juge, quoique succincts, font voir qu’elle était consciente de l’importance de l’intérêt public. Elle termine en soulignant que « la demande de sursis recherchée ne vise pas la suspension de l’application de la Loi à tous les administrés, mais bien de façon spécifique à Valosphère »[37], ce qui rejoint le principe selon lequel « [l]es considérations d’intérêt public auront moins de poids dans les cas d’exemption que dans les cas de suspension »[38].
  8.            La juge tient compte également du fait que Valosphère détient une autorisation de contracter ou de sous-contracter avec un organisme public depuis 2017, qu’en l’absence d’un sursis, sa situation « sera grandement fragilisée, mais surtout les effets sur sa viabilité seront vraisemblablement irréparables »[39], enfin, que « l’audition au mérite […] peut sans aucun doute être fixée à court terme »[40]. Si l’on ajoute à ces circonstances que l’examen de l’intégrité de Valosphère a commencé en juin 2023 et que LouisPierre Lafortune n’est plus à l’emploi de l’entreprise, la décision de la Cour supérieure de maintenir le statu quo pendant l’instance ne constitue pas un cas clair d’exercice injustifié de son pouvoir de contrôle.
  9.            Je suis donc d’avis de rejeter la demande d’annulation.

Demande de permission d’appeler de bene esse

  1.            La demande de permission d’appeler est régie par l’article 31 al. 2 C.p.c. À ce titre, l’AMP doit démontrer non seulement que le jugement décide en partie du litige ou lui cause un préjudice irrémédiable, mais également que l’appel envisagé est dans le meilleur intérêt de la justice (article 9 al. 3 C.p.c.) et respecte les principes directeurs de la procédure (articles 17 et s. C.p.c.).
  2.            Il est bien établi qu’une demande de permission d’appeler d’un jugement ordonnant un sursis n’est accordée que dans des circonstances exceptionnelles. Le juge Kasirer, alors à la Cour, résume bien les raisons de cette parcimonie :

[4] […] Les raisons justifiant cette parcimonie sont connues : un tel jugement est le reflet de l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire à l’égard duquel la Cour doit déférence en appel; il est très souvent éphémère dans ses effets; et le juge du fond ne sera pas lié par les déterminations faites lors de ce jugement rendu en cours d’instance sur la base d’un dossier forcément incomplet : voir, généralement, PCM Sales Canada Inc. c. Botero-Rojas, 2017 QCCA 1874 (la juge Bich, juge unique). Règle générale, avant d’accorder la permission d’appeler, on exige la démonstration d’une faiblesse apparente du jugement attaqué conjuguée à l’urgence d’éviter un préjudice important : voir, par ex., Chambly (Ville de) c. Québec (Procureure générale), 2016 QCCA 94, paragr. [3] (le juge Mainville, juge unique).[41]

  1.            J’estime que ces conditions ne sont pas satisfaites, d’autant moins que l’appel pourrait bien être caduc au moment d’être entendu si l’instruction du pourvoi en contrôle judiciaire a lieu prochainement[42].
  2.            Sur ce dernier point, je fais miens les commentaires de mon collègue le juge Rancourt dans Procureure générale du Québec c. Entreprises JRMorin inc. :

[19] Cela dit, je suis d’avis que le meilleur intérêt de la justice et le respect du principe de proportionnalité commandent plutôt que les parties consacrent leurs énergies à rapidement mettre le dossier du pourvoi en contrôle judiciaire en état et à procéder avec diligence.[43]

POUR CES MOTIFS, LA SOUSSIGNÉE :

  1.            REJETTE la demande en annulation d’un jugement rendu en cours d’instance prononçant une ordonnance de sursis;
  2.            REJETTE la demande de permission d’appeler de bene esse d’un jugement rendu en cours d’instance;
  3.            LE TOUT, avec les frais de justice contre la requérante.

 

 

 

 

SUZANNE GAGNÉ, J.C.A.

 

Me Annie Parent

Me Hubert Nunes

CONTENTIEUX DE L’AUTORITÉ DES MARCHÉS PUBLICS

Pour la requérante

 

Me Marc James Tacheji

Me Maxime-Arnaud Keable

FASKEN MARTINEAU

Pour l’intimée

 

Date d’audience :

4 février 2025

 


[1] Loi sur l’Autorité des marchés publics, RLRQ, c. A-33.2.1 [L.A.m.p.].

[2] Valosphère Environnement inc. c. Autorité des marchés publics, 2024 QCCS 4892 [Jugement de première instance].

[3] Décision no 2024-DI-2665, Décision de révocation de l’autorisation de contracter ou de sous-contracter avec un organisme public délivrée à Valosphère Environnement inc., 12 décembre 2024 [Décision de l’AMP].

[4] Loi sur les contrats des organismes publics, RLRQ, c. C-65.1 [L.c.o.p.].

[5] Art. 19 L.A.m.p.

[6]  Décision de l’AMP, par. 8.

[7] L’art. 21.28 L.c.o.p. énumère 15 éléments que l’AMP peut notamment considérer dans l’examen de l’intégrité d’une entreprise.

[8]  Décision de l’AMP, par. 103-104.

[9] Id., par. 60.

[10] Régie des permis d’alcool du Québec c. Hôtel motel cabaret Pont Frontenac (1980) Inc., 1985 CanLII 1911, p. 3 (LeBel, alors j.c.a.).

[11]  Héma-Québec c. Syndicat des techniciens(nes) de laboratoire de Héma-Québec – CSN, 2022 QCCA 5 (Kalichman, j.c.a.).

[12] Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65.

[13] Id., par. 47-48.

[14] Id., par. 49.

[15] Id., par. 65.

[16] Id., par. 66, citant le juge Gascon dans l’arrêt Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2018 CSC 31, par. 38.

[17] Id., par. 67.

[18] Ibid.

[19] Id., par. 89.

[20] Ibid. Sur l’effet des clauses privatives, voir notamment : Canada (Procureur général) c. Best Buy Canada Ltd., 2021 CAF 161, par. 117.

[21] Démocratie en surveillance c. Canada (Procureur général), 2024 CAF 158, par. 52, demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême, 2 décembre 2024, no 41576. Plus loin, aux paragraphes 58 à 78, le juge en chef de Montigny critique cette approche dans un obiter dictum.

[22] Dans Yatar c. TD Assurance Meloche Monnex, 2024 CSC 8, par. 50, la Cour suprême, sous la plume du juge Rowe, reporte à une autre occasion l’examen de la question de l’ouverture du recours en contrôle judiciaire en présence d’une clause privative, « c.-à-d. une clause qui vise à exclure ou à restreindre ce recours ».

[23] RJR — MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311, p. 347-348; Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores Ltd., [1987] 1 R.C.S. 110, p. 127-129.

[24] Société canadienne pour la prévention de la cruauté envers les animaux c. Ville de Longueuil, 2022 QCCA 1690, par. 25; FLS Transportation Services Limited c. Fuze Logistics Services Inc., 2020 QCCA 1637, par. 28.

[25]  Jugement de première instance, par. 27.

[26]  Plan de l’intimée Valosphère Environnement inc. au soutien de la contestation de l’annulation sommaire et de la demande de bene esse pour permission d’appeler, 30 janvier 2025, par. 2.

[27]  Régie des permis d’alcool du Québec c. Hôtel motel cabaret Pont Frontenac (1980) Inc., supra, note 10, p. 7. Dans ce dossier, la partie appelante a présenté sa requête en cassation après s’être déjà pourvue en appel. Le juge LeBel estime que rien n’interdit la superposition des deux recours.

[28] RJR — MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), supra, note 23, p. 337-338.

[29]  Décision de l’AMP, par. 8.

[30] Ibid.

[31] Id., par. 104.

[32] Pourvoi en contrôle judiciaire et demande de sursis d’une décision rendue par un organisme public, par. 135.

[33] Art. 27.10 L.c.o.p. :

27.10.  Une entreprise qui omet d’effectuer la mise à jour annuelle des documents et des renseignements prévue à l’article 21.40 ou qui omet d’aviser l’Autorité, conformément à cet article, de toute modification relative aux renseignements déjà transmis pour l’obtention d’une autorisation commet une infraction et est passible d’une amende de 2 500 $ à 13 000 $ dans le cas d’une personne physique et de 7 500 $ à 40 000 $ dans les autres cas.

27.10.  An enterprise that fails to carry out the annual update of documents and information referred to in section 21.40 or that fails to notify the Authority, in accordance with that section, of any change to any information previously provided for the purpose of obtaining an authorization is guilty of an offence and liable to a fine of $2,500 to $13,000 in the case of a natural person and $7,500 to $40,000 in any other case.

 

[34] Décision de l’AMP, par. 101.

[35] Id., par. 104.

[36] MSI Spergel inc. (Neptune Security Services Inc.) c. Autorité des marchés publics, 2024 QCCA 1134 (Lavallée, j.c.a.).

[37] Jugement de première instance, par. 34.

[38] RJR — MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), supra, note 23, p. 348.

[39] Jugement de première instance, par. 31.

[40] Id., par. 34.

[41] Alliance internationale des employés de scène, de théâtre, techniciens de l'image, artistes et métiers connexes des États-Unis, ses territoires et du Canada, FAT-COI, FTQ, AIEST/IATSE, section locale 262 c. Cineplex Divertissement (Cinéma Ste-Foy), 2019 QCCA 187, par. 4 (Kasirer, j.c.a.). Voir au même effet : Lavoie c. Maltais, 2018 QCCA 777, par. 17 et la jurisprudence citée; André Simard Notaire inc. c. Louis Luncheonnette inc., 2023 QCCA 142, par. 4 (Moore, j.c.a.).

[42] 9222-9863 Québec inc. c. Société immobilière Lyndalex inc., 2014 QCCA 1328, par. 7 (Bich, j.c.a.).

[43] Procureure générale du Québec c. Entreprises JRMorin inc., 2019 QCCA 1279, par. 19 (Rancourt, j.c.a.).

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