- L’appelant se pourvoit contre une déclaration de culpabilité sur un chef de voies de fait graves prononcée le 11 janvier 2024 par la Cour du Québec, chambre criminelle et pénale, district de Québec (l’honorable Sarah-Julie Chicoine)[1]. Il demande aussi l’autorisation d’appeler de la peine infligée le 23 janvier 2025[2].
Les faits
- Le 10 septembre 2022, l’appelant visite la région de Québec afin de célébrer l’enterrement de vie de garçon de son cousin, Roussin-Bézier, dont le mariage est prévu dans les semaines suivantes.
- En soirée, accompagnés d’un ami, l’appelant et Roussin-Bizier décident d’aller faire une virée dans les bars de la rue Saint-Joseph. Pour l’occasion, Roussin-Bizier est déguisé en femme et il attire donc les regards.
- En s’arrêtant pour discuter et prendre des photos avec des passants, Roussin-Bizier commet des attouchements sexuels sur deux jeunes femmes âgées de 18 ans[3].
- Informé de la situation, F…B... (ci-après « la victime »), un ami des deux jeunes femmes, retrouve les trois hommes et interpelle Roussin-Bizier. Un passant filme l’altercation qui s’ensuit.
- L’appelant s’interpose et tente de calmer la situation. La victime, agressive, le repousse. S’ensuit une vive discussion pendant laquelle l’appelant tente toujours de faire baisser la tension. Roussin-Bizier fait cependant un commentaire déplacé et la victime réplique en s’élançant vers lui et en lui assenant un coup de poing au visage qui le fait pivoter sur 180 degrés. Selon la preuve retenue par la juge, après ce premier coup, un deuxième était prévisible. L’appelant réagit rapidement pour défendre son cousin. À l’aide de sa canne de métal, il assène un coup sur la tête de la victime qui lui faisait dos. La victime s’écroule immédiatement sur le sol, inconsciente. Le tout se déroule en quelques secondes.
- L’appelant, Roussin-Bizier et leur ami quittent les lieux en courant. L’appelant se débarrasse de sa canne en la lançant à l’intérieur d’un chantier de construction.
- La victime reprend connaissance quelque temps après sa chute. En état de choc, elle ne ressent pas immédiatement la douleur, l’adrénaline masquant les effets de ses blessures. Ce n’est qu’à l’hôpital que la gravité de son état est constatée : elle présente une fracture enfoncée frontale et un traumatisme craniocérébral léger complexe. Elle en garde des séquelles importantes.
- L’altercation, y compris le coup de canne assené par l’appelant, est captée par enregistrement vidéo. La seule question en litige au procès est de savoir si la preuve établit, hors de tout doute raisonnable, que l’appelant n’a pas agi en légitime défense. Plus particulièrement, compte tenu de l’absence de contestation du fait que l’appelant croyait raisonnablement que la force était employée contre Roussin-Bizier (premier critère de l’art. 34 C.cr.) et que le coup porté à la victime avait pour but de défendre ou de protéger Roussin-Bizier (deuxième critère de l’art. 34 C.cr.), la question précise est de savoir si la preuve soulève un doute raisonnable sur le troisième critère de la légitime défense, à savoir si l’appelant a agi raisonnablement dans les circonstances.
Moyens d’appel
- L’appelant soulève trois moyens d’appel :
1. La juge de première instance a-t-elle opéré un renversement du fardeau de preuve à l’égard du troisième critère de la légitime défense?
2. L’omission de la juge de première instance de considérer, dans son analyse du caractère raisonnable de la force, le fait que la victime a tenté de poursuivre la bataille après le coup porté – un fait prouvé, non contesté et faisant l’objet d’une admission – a-t-elle eu un impact déterminant sur le verdict?
3. La juge de première instance a-t-elle erré dans son analyse du caractère raisonnable de la force employée?
- De plus, l’appelant demande la permission d’appeler de questions de fait afin de soulever deux erreurs manifestement erronées et déterminantes ayant mené au rejet de la défense de légitime défense. Dans sa requête, il allègue que :
- La juge ne pouvait conclure que le coup de canne à la tête était prémédité;
- La juge a erré en retenant le fait que la victime n’a assené qu’un seul coup de poing à Roussin-Bizier, alors qu’elle en a donné deux.
- La requête en autorisation d’appel sur des questions de fait a été déférée à la formation[4]. Or, les éléments se rapportant à la première erreur de fait alléguée se retrouvent dans le troisième moyen d’appel et contribuent plutôt à établir, selon l’appelant, une erreur de droit, soit que la juge lui aurait imposé une norme de perfection dans son analyse de la légitime défense. Quant à la deuxième erreur de fait alléguée dans la requête, elle n’est pas reprise par l’appelant dans son mémoire ni dans ses arguments à l’audience.
Le droit applicable : la légitime défense
- La défense de légitime défense est ainsi codifiée à l’art. 34 C.cr. :
Défense — emploi ou menace d’emploi de la force 34 (1) N’est pas coupable d’une infraction la personne qui, à la fois : a) croit, pour des motifs raisonnables, que la force est employée contre elle ou une autre personne ou qu’on menace de l’employer contre elle ou une autre personne; b) commet l’acte constituant l’infraction dans le but de se défendre ou de se protéger — ou de défendre ou de protéger une autre personne — contre l’emploi ou la menace d’emploi de la force; c) agit de façon raisonnable dans les circonstances. Facteurs (2) Pour décider si la personne a agi de façon raisonnable dans les circonstances, le tribunal tient compte des faits pertinents dans la situation personnelle de la personne et celle des autres parties, de même que des faits pertinents de l’acte, ce qui comprend notamment les facteurs suivants : a) la nature de la force ou de la menace; b) la mesure dans laquelle l’emploi de la force était imminent et l’existence d’autres moyens pour parer à son emploi éventuel; c) le rôle joué par la personne lors de l’incident; d) la question de savoir si les parties en cause ont utilisé ou menacé d’utiliser une arme; e) la taille, l’âge, le sexe et les capacités physiques des parties en cause; f) la nature, la durée et l’historique des rapports entre les parties en cause, notamment tout emploi ou toute menace d’emploi de la force avant l’incident, ainsi que la nature de cette force ou de cette menace; f.1) l’historique des interactions ou communications entre les parties en cause; g) la nature et la proportionnalité de la réaction de la personne à l’emploi ou à la menace d’emploi de la force; h) la question de savoir si la personne a agi en réaction à un emploi ou à une menace d’emploi de la force qu’elle savait légitime. […] | Defence — use or threat of force 34 (1) A person is not guilty of an offence if (a) they believe on reasonable grounds that force is being used against them or another person or that a threat of force is being made against them or another person; (b) the act that constitutes the offence is committed for the purpose of defending or protecting themselves or the other person from that use or threat of force; and (c) the act committed is reasonable in the circumstances. Factors (2) In determining whether the act committed is reasonable in the circumstances, the court shall consider the relevant circumstances of the person, the other parties and the act, including, but not limited to, the following factors: (a) the nature of the force or threat; (b) the extent to which the use of force was imminent and whether there were other means available to respond to the potential use of force; (c) the person’s role in the incident; (d) whether any party to the incident used or threatened to use a weapon; (e) the size, age, gender and physical capabilities of the parties to the incident; (f) the nature, duration and history of any relationship between the parties to the incident, including any prior use or threat of force and the nature of that force or threat; (f.1) any history of interaction or communication between the parties to the incident; (g) the nature and proportionality of the person’s response to the use or threat of force; and (h) whether the act committed was in response to a use or threat of force that the person knew was lawful. […] |
- Le fardeau repose sur le poursuivant de prouver hors de tout doute raisonnable que la défense ne s’applique pas. Ainsi, un doute raisonnable sur chacune des trois exigences de base mènera à un acquittement.
- Ces exigences sont les suivantes :
1) le catalyseur (34(1)a) C.cr.) – la personne accusée doit croire, pour des motifs raisonnables, qu’on emploie la force ou qu’on menace de l’employer contre elle ou quelqu’un d’autre;
2) le mobile (34(1)b) C.cr.) – le but subjectif de la réaction à l’emploi de la force (ou à la menace d’emploi de la force) doit être de se protéger soi-même ou de protéger autrui;
3) la réaction (34c) C.cr.) – la personne accusée doit agir de façon raisonnable dans les circonstances.[5]
- En l’espèce, le poursuivant concède le catalyseur, soit que l’appelant croyait raisonnablement que la force était employée contre Roussin-Bizier, et le mobile, soit que le coup porté à la victime avait pour but de défendre ou de protéger Roussin-Bizier. La juge note correctement que seule la troisième exigence, soit la raisonnabilité de la réaction de l’appelant, est en litige[6].
Analyse
1. La juge de première instance a-t-elle opéré un renversement du fardeau de preuve à l’égard du troisième critère de la légitime défense?
- L’appelant cible quatre extraits du jugement qui, selon lui, illustrent un renversement du fardeau :
[282] Le Tribunal doit évaluer si le troisième critère de ce moyen de défense s’applique en se demandant si l’accusé a agi de façon raisonnable dans les circonstances. Pour la poursuite, le coup de poing que F... B... a donné à R-B ne justifiait aucunement que l’accusé T réplique en le frappant à la tête avec une canne.
[…]
[295] Avant d’aborder les critères devant être considérés pour déterminer si l’accusé T a agi de façon raisonnable dans les circonstances, le Tribunal tient à préciser certains éléments de la trame factuelle qu’il retient :
[…]
[296] À partir des faits qu’il retient, le Tribunal doit déterminer si l’accusé T a agi de façon raisonnable dans les circonstances en analysant la situation complète, en s’appuyant sur les critères prévus par la Loi.
[…]
[320] En conclusion, la réponse de T n’était absolument pas proportionnelle au danger qui se présentait à R-B et le coup de canne donnée sur la tête de F... B... n’était pas raisonnable dans les circonstances. Conséquemment, la légitime défense ne peut trouver application en l’espèce.
[Soulignements ajoutés; renvoi omis]
- L’appelant soutient que lorsque la juge affirme qu’elle doit « déterminer s’il a agi de façon raisonnable dans les circonstances », cela témoigne d’un renversement du fardeau de preuve.
- Il est vrai que la juge ne précise pas à chacun des paragraphes cités ci-haut que l’appelant n’avait qu’à soulever un doute raisonnable sur l’exigence de la raisonnabilité et qu’il n’avait pas le fardeau de l’établir. La juge emploie plutôt la formulation précise du Code criminel qui énonce, au paragraphe 34(1) : « N’est pas coupable d’une infraction la personne qui […] agit de façon raisonnable dans les circonstances ».
- Il s’agit également de la formulation employée par la Cour suprême dans l’arrêt Khill :
[62] La dernière question, prévue à l’al. 34(1)c), vise à examiner la réaction de la personne accusée à l’emploi ou à la menace d’emploi de la force, et exige que celle‑ci « ag[isse] […] de façon raisonnable dans les circonstances ». […][7]
- Une lecture fonctionnelle et contextuelle du jugement permet de voir que la juge comprend qu’il incombe au poursuivant de prouver hors de tout doute raisonnable la non-application de la défense de légitime défense. Elle le mentionne d’ailleurs expressément à trois reprises :
[273] Pour écarter la légitime défense, la poursuite doit démontrer hors de tout doute raisonnable que l’un ou l’autre de ces critères n’est pas satisfait.
[…]
[277] Pour repousser la légitime défense, la poursuite doit démontrer hors de tout doute raisonnable qu’un des critères énumérés au premier paragraphe de l’article 34 du Code criminel n’est pas rencontré et que la preuve ne laisse place à aucun doute raisonnable. Dans un tel cas, la défense sera rejetée.
[278] Le Tribunal réitère que l’accusé n’a rien à prouver. Si, au terme d’une évaluation de toute la preuve, incluant les questions de crédibilité, il subsiste un doute raisonnable, l’accusé doit être acquitté.[8]
[Soulignements ajoutés; renvoi omis]
- La juge rejette la défense de légitime défense parce qu’elle conclut que la réponse de l’appelant n’était « absolument pas proportionnelle au danger qui se présentait » et que le coup de canne porté à la tête de la victime n’était « pas raisonnable dans les circonstances »[9].
- L’appelant ne démontre aucun renversement du fardeau de preuve par la juge dans sa considération de la défense invoquée, bien que sa conclusion s’avère erronée pour les motifs exposés dans le troisième moyen d’appel ci-dessous.
- L’omission de la juge de première instance de considérer, dans son analyse du caractère raisonnable de la force, le fait que la victime ait tenté de poursuivre la bataille après le coup porté – un fait prouvé, non contesté et faisant l’objet d’une admission – a-t-elle eu un impact déterminant sur le verdict?
- L’appelant fait ici référence aux propos tenus par la victime aux ambulanciers arrivés sur les lieux, selon lesquels elle voulait toujours « régler leur compte » [à l’appelant et à ses amis]. Il estime qu’il s’agit d’un élément de preuve significatif, favorable à sa défense et dont la juge devait tenir compte. Il soutient que cette déclaration de la victime permet de constater, en définitive, que le coup de canne était finalement insuffisant pour neutraliser la menace.
- Nul doute que cette affirmation de la victime permet de comprendre l’intention de cette dernière, dès le moment où elle donne un coup de poing à Roussin-Bizier, et de confirmer la nature de la menace à laquelle réagissait l’appelant. Par ailleurs, la juge a effectivement retenu que la victime posait un danger réel et imminent à Roussin-Bizier et qu’elle avait l’intention de poursuivre son attaque dans un esprit de vengeance. La juge écrit :
[299] Peu de temps avant l’événement, N... H... invective R-B et veut s’en prendre à lui au point où les portiers interviennent pour le retenir. Quelques minutes plus tard, F... B..., énervé, rejoint les trois hommes en leur faisant des reproches. Après une discussion et un commentaire déplacé de R-B, la menace se matérialise : F... B... s’élance rapidement sur R- B et le frappe au visage, avec une force qui le fait pivoter sur 180 degrés.
[…]
[301] En évaluant la situation de façon globale, le Tribunal considère qu’il existe à ce moment une réelle possibilité qu’une personne déjà fragilisée reçoive d’autres coups à la tête, ce qui risque d’aggraver sa condition. Pour R-B, recevoir d’autres coups à la tête représente une menace sérieuse.
[…]
[303] En l’espèce, le danger était plus qu’imminent, il s’est matérialisé en un coup au visage de R- B. Bien que rien n’empêchait R-B d’assurer sa propre défense, T a choisi de défendre son cousin. Vu le coup déjà porté et la possibilité d’un second, il devait réagir rapidement et il n’a pas eu beaucoup de temps pour réfléchir à d’autres moyens pour faire cesser l’attaque. Il avait déjà sa canne en main et il a décidé de l’utiliser.[10]
[Soulignements ajoutés]
- Le fait que la victime ait voulu poursuivre l’attaque, en dépit du grand coup qu’elle a reçu à la tête, n’ajoute rien de significatif à la nature de la menace causée par sa conduite. De surcroît, l’existence de la menace – le catalyseur – était admise en l’espèce.
- L’appelant échoue à démontrer que la juge a omis de considérer un élément de preuve déterminant dans l’analyse de la raisonnabilité de la réaction de l’appelant à la menace.
3. La juge de première instance a-t-elle erré dans son analyse du caractère raisonnable de la force employée?
- Dans son analyse de la raisonnabilité du coup porté pour faire cesser la menace, la juge se penche sur les facteurs énumérés au paragraphe 34(2) C.cr.
- La nature de la force ou de la menace
- La juge conclut que la victime était énervée et voulait s’en prendre à Roussin-Bizier. Lorsqu’elle donne le premier coup à la tête de Roussin-Bizier, avec une force qui le fait pivoter sur 180 degrés, il existe une réelle possibilité qu’elle en porte un deuxième, et l’appelant sait que Roussin-Bizier est vulnérable en raison de ses commotions cérébrales. Il s’agit d’une menace sérieuse[11].
- La mesure dans laquelle l’emploi de la force était imminent et l’existence d’autres moyens pour parer à son emploi éventuel
- Selon la juge, le danger était plus qu’imminent et l’appelant, qui devait agir rapidement, disposait de très peu de temps pour réfléchir à d’autres moyens pour faire cesser l’attaque. Toutefois, elle estime que l’appelant « n’avait qu’à créer une diversion » afin de permettre à Roussin-Bizier de prendre la fuite, ce que ce dernier avait d’ailleurs déjà commencé à faire[12].
- Le rôle joué par l’appelant lors de l’incident
- La juge note que, jusqu’au coup de canne, l’appelant a joué un rôle de pacificateur et n’a jamais tenté d’envenimer la situation[13].
- La question de savoir si les parties en cause ont utilisé ou menacé d’utiliser une arme
- La juge note que la victime n’était pas armée et que personne ne croyait qu’elle l’était. Malgré cela, l’appelant a « quand même choisi d’utiliser sa canne comme une arme »[14].
- La taille, l’âge, le sexe et les capacités physiques des parties en cause
- La juge retient que la victime est un jeune adulte, grand et en bonne forme physique. De son côté, l’appelant est plus âgé, mais il est accompagné de deux amis, ce qui les place en surnombre par rapport à la victime[15].
- La nature, la durée et l’historique des rapports entre les parties en cause, notamment tout emploi de la force avant l’incident, ainsi que la nature de cette force ou de cette menace, et l’historique des interactions ou communications entre les parties en cause
- Au moment où la victime confronte les trois hommes, ces derniers viennent de vivre un épisode de violence impliquant le conjoint d’une des victimes de Roussin-Bizier. Cette altercation peut avoir affecté l’état d’esprit dans lequel se trouvait l’appelant et influencé sa réaction face au danger que représentait la victime[16].
- La nature et la proportionnalité de la réaction de l’appelant à l’emploi ou à la menace de l’emploi de la force
- La juge est d’avis que l’appelant a employé une force excessive et disproportionnée, par rapport à la menace qui pesait sur Roussin-Bizier, en choisissant de frapper la victime à la tête[17].
- Pondération des facteurs
- La juge conclut que « [les facteurs] favorables à l’accusé, principalement celui en lien avec son rôle de pacificateur et le peu de temps dont il disposait pour réagir, ne font pas le poids devant la force excessive et disproportionnée qu’il a utilisée »[18]. La nature de la menace ne justifiait aucunement d’utiliser, avec force, une canne comme arme pour frapper la tête de la victime, d’autant plus que l’appelant connaissait les conséquences possibles d’une commotion cérébrale : il s’agit d’un comportement « hautement dangereux et complètement disproportionné en réaction à la menace d’un coup au visage »[19].
- En résumé, malgré la violence du premier coup porté par la victime et la menace sérieuse et imminente que la violence se poursuive, deux éléments retenus dans le jugement font échec au troisième critère du moyen de défense[20] : premièrement, l’existence d’autres moyens pour parer l’emploi éventuel de la force (par. 34(2)b) C.cr.), et deuxièmement, la nature et la proportionnalité de la réaction de la personne à l’emploi ou à la menace d’emploi de la force (par. 34(2)g) C.cr.). La défense de légitime défense est repoussée, selon la juge, précisément parce que l’appelant a choisi i) de frapper la victime à la tête plutôt que de la frapper ailleurs ou d’user d’un autre moyen pour protéger son cousin, comme une diversion, et ii) d’utiliser une arme, ce qui rend la force utilisée par l’appelant excessive et disproportionnée.
- Une revue des motifs de la juge quant à ces deux éléments met en évidence des erreurs qui résultent de l’application d’une norme juridique aux faits. Il s’agit donc d’une question de droit susceptible de contrôle par la Cour au regard de la norme de la décision correcte[21].
- Premièrement, la conclusion de la juge selon laquelle l’appelant a fait le « choix de frapper [la victime] à la tête »[22] est une inférence dégagée de la preuve vidéo, que la juge a visionné au ralenti et qu’elle décortique seconde par seconde dans le jugement[23]. Or, l’analyse doit porter sur les circonstances telles qu’elles se présentaient à l’appelant. De plus, bien que la vidéo démontre clairement que la victime a été atteinte à la tête par le coup porté par l’appelant, la juge omet de considérer le « choix » de ce dernier, en l’occurrence comment et où frapper, dans le contexte précis d’un geste défensif et immédiat, destiné à faire cesser l’agression contre son cousin.
- Rappelons que deux secondes s’écoulent entre le moment où la victime frappe violemment le cousin de l’appelant et le coup de canne qu’elle reçoit à la tête[24]. L’appelant disposait donc d’une fraction de seconde pour réagir à la « menace sérieuse »[25] qui pesait sur son cousin. Néanmoins, la juge conclut qu’un autre choix s’offrait à lui pour repousser l’attaque. Elle écrit :
[304] Toutefois, le peu de temps qu’il avait pour réfléchir ne justifie pas que T ait choisi de frapper F... B. à la tête. Son choix de le frapper à la tête plutôt que sur une autre partie de son corps n’a rien à voir avec le temps dont il disposait pour choisir la façon de faire cesser l’attaque. Il n’avait qu’à créer une diversion pour détourner l’attention de F... B..., ce qui aurait permis à R-B de se sauver ou de se défendre. D’ailleurs, au moment où T donne le coup de canne, R-B est déjà en train de se sauver.
[Soulignements ajoutés]
- Ce raisonnement fait abstraction d’un principe cardinal du cadre analytique en matière de légitime défense qui ne permet pas d’imposer rétroactivement à l’accusé le devoir de mener une réflexion approfondie avant d’agir.
- Ce principe, énoncé il y a plus de 50 ans dans l’arrêt Baxter[26], demeure fondamental dans l’évaluation de la raisonnabilité d’un geste posé en légitime défense. La Cour suprême le souligne de nouveau dans Khill[27] :
[205] Premièrement, la réalité pratique est que [traduction] « les personnes en situation de danger, ou même de danger perçu, n’ont pas le temps de réfléchir de façon approfondie, et que des erreurs d’interprétation et de jugement seront commises » (Paciocco, p. 36). Vu cette réalité, l’analyse relative à la légitime défense a toujours reconnu qu’on [traduction] « ne peut s’attendre à ce qu’une personne qui se défend contre une attaque, raisonnablement appréhendée, évalue avec précision la mesure exacte de l’action défensive nécessaire » (R. c. Baxter (1975), 1975 CanLII 1510 (ON CA), 27 C.C.C. (2d) 96 (C.A. Ont.), p. 111; R. c. Hebert, 1996 CanLII 202 (CSC), [1996] 2 R.C.S. 272, par. 18). […]
- Le juge qui examine la proportionnalité de la réponse défensive d’un accusé ne doit pas remettre en question une réaction qui ne pouvait être mesurée avec précision dans le feu de l’action. Dans Deslauriers c. R., le juge Chamberland note ceci[28] :
[27] Dans son évaluation du caractère raisonnable, ou non, des gestes posés par la personne qui se défend en réaction à la force qu’on emploie, ou menace d’employer, contre elle, le juge doit se rappeler que les personnes confrontées à des situations stressantes et dangereuses n’ont pas le luxe d’une réflexion approfondie et elles commettront inévitablement des erreurs de jugement et de fait, par exemple dans l’évaluation de la force requise pour contrer la menace. Leurs actes ne devraient pas être jugés au regard d’une norme de perfection.
[Renvois omis]
- Dans Robitaille Drouin c. R., le juge Ruel, s’exprimant pour la Cour, explique fort bien le principe[29] :
[35] Le droit de repousser une attaque comprend celui de répliquer physiquement. En ce qui concerne l’ampleur de la réplique, la personne qui agit en légitime défense ne peut être tenue de mesurer, et peut de toute manière ne pas être capable de calibrer avec précision dans le feu de l’action le degré de force requis pour repousser une agression imminente. Il faut éviter d’évaluer la proportionnalité de la réponse en rétrospective et de manière non contextualisée, en se fondant uniquement ou exagérément sur la gravité des blessures qui ont été occasionnées au plaignant.
[Renvois omis]
- En reprochant à l’appelant de ne pas avoir choisi de frapper ailleurs afin de minimiser les dommages (puisqu’il « connaissait les conséquences possibles d’une commotion cérébrale »[30]) et de ne pas avoir plutôt créé une diversion, la juge procède à une évaluation en rétrospective, possiblement exacerbée par le visionnement de la vidéo au ralenti[31]. Cette revue de la preuve néglige de prendre en compte la réalité d’une réaction instinctive et immédiate au danger, bien qu’elle reconnaisse que l’appelant n’avait « pas eu beaucoup de temps pour réfléchir à d’autres moyens pour faire cesser l’attaque »[32]. La juge commet ainsi une erreur en exigeant une réaction mesurée et réfléchie dans les fractions de seconde suivant l’agression par la victime envers son cousin.
- Quant au « choix » de l’appelant « d’utiliser une arme », la juge omet de le considérer dans le contexte qu’elle avait pourtant résumé, soit que l’appelant avait déjà sa canne en main lorsqu’il a réagi à l’attaque contre son cousin[33].
- À ne point en douter, les conséquences de ce coup sont dévastatrices. Toutefois, la raisonnabilité de la réaction de l’appelant ne peut s’analyser en fonction de la gravité des blessures occasionnées à la victime. Au contraire, un juge doit bien se garder de ne pas être influencé par les conséquences tragiques – malheureusement souvent présentes dans des dossiers mettant en cause une légitime défense.
Conclusion
- Malgré une revue soignée des principes de droit applicables, la juge a commis une erreur de droit dans l’application du cadre d’analyse du caractère raisonnable de la force utilisée. Sa conclusion, à savoir que la force utilisée était « excessive et disproportionnée »[34], résulte d’une analyse en rétrospective du seul coup porté par l’appelant.
- À la lumière des faits retenus par la juge, en appliquant correctement le cadre d’analyse de la légitime défense à la réaction de l’appelant, le poursuivant ne pouvait établir hors de tout doute raisonnable que la légitime défense ne s’appliquait pas. Par conséquent, le verdict est déraisonnable, et un acquittement s’impose en l’espèce.
POUR CES MOTIFS, LA COUR :
- ACCUEILLE le pourvoi;
- DÉCLARE sans objet la requête en autorisation d’appel sur des questions de fait;
- ACQUITTE l’appelant;
- DÉCLARE sans objet la requête en autorisation d’appel de la peine.
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| SUZANNE GAGNÉ, J.C.A. |
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| LORI RENÉE WEITZMAN, J.C.A. |
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| ÉRIC HARDY, J.C.A. |
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Me Marie-Josée Jobidon |
Me Macha Ouellet-Bernatchez |
Pour l’appelant |
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Me Chloé Émond |
Me Michel Bérubé |
DIRECTEUR DES POURSUITES CRIMINELLES ET PÉNALES |
Pour l’intimé |
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Date d’audience : | 29 avril 2025 |
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