Décision

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Modèle de décision CLP - juillet 2015

A.C. et Compagnie A

2016 QCTAT 4020

 

 

TRIBUNAL ADMINISTRATIF DU TRAVAIL

(Division des relations du travail)

 

 

Région :

Québec

 

Dossier :

CQ-2015-1466

 

Dossier employeur :

284524

 

 

Québec,

le 7 juillet 2016

______________________________________________________________________

 

DEVANT LE JUGE ADMINISTRATIF :

Christian Drolet

______________________________________________________________________

 

 

 

A... C...

 

Partie demanderesse

 

 

 

c.

 

 

 

[Compagnie A]

 

Partie défenderesse

 

 

 

 

 

______________________________________________________________________

 

DÉCISION

______________________________________________________________________

 

 

[1]           Le 3 novembre 2014, madame A... C... (la Plaignante) dépose une plainte fondée sur l’article 123.6 de la Loi sur les normes du travail[1](la LNT). Elle prétend avoir été victime de harcèlement psychologique alors qu’elle était employée par [Compagnie A] (l’Employeur).

[2]           Le 1er janvier 2016, la Loi instituant le Tribunal administratif du travail[2] est entrée en vigueur. Cette loi crée le Tribunal administratif du travail qui assume les compétences de la Commission des relations du travail et de la Commission des lésions professionnelles. En vertu de l’article 261 de cette loi, toute affaire pendante devant la Commission des relations du travail ou devant la Commission des lésions professionnelles est continuée devant la division compétente du Tribunal administratif du travail.

Les faits

[3]           La Plaignante, une Népalaise, arrive au Canada avec le statut de réfugiée en 2009. Elle est embauchée par l’Employeur, une entreprise de fabrication de pâtes et mets italiens, le 3 juin 2014. On lui confie au départ des tâches administratives. Par la suite, elle travaille à la cuisine ainsi qu’à la caisse. Elle quitte son emploi en septembre 2014.

La Version de la Plaignante

[4]           La Plaignante témoigne par une déclaration rédigée le 14 octobre 2014 avec l’aide d’une travailleuse sociale compte tenu de ses difficultés rédactionnelles en français.

[5]          Les éléments les plus pertinents qu’elle évoque se résument ainsi :

·        Une semaine après son entrée en fonction, l’employé K... H... (K), un Afghan en couple avec une Népalaise, lui dit qu’il connaît des mots népalais. Lorsqu’il est seul avec elle, il lui dit qu’il l’aime et prononce le mot pénis en népalais.

·        Le 13 juin, il lui écrit « Je t’aime, ça va » sur son profil Facebook. Elle ne lui répond pas.

·        Le 14 juin, il veut prendre des photos d’elle. Elle ne veut pas, mais il la force à demeurer au même endroit et réussit à prendre une photo d’elle et lui avec son cellulaire. Lorsqu’elle s’assoit, il prend une photo de son entrejambe. Il lui parle de sexe, de la façon dont il s’y prendrait avec elle. Elle dénonce la situation à la propriétaire qui ne fait rien.

·        Le 21 juin, il lui touche la poitrine. Il lui dit qu’il l’aime et l’embrasse sur la joue gauche. L’Employeur a établi que la Plaignante n’avait pas travaillé le 21 juin. Celle-ci précise alors que les dates sont approximatives puisqu’elle n’a pas pris de notes au fil du temps.

·        Le 25 juin, elle mentionne à la propriétaire que K la touche lorsqu’il est seul avec elle.

·        Le 28 juin, il lui touche à nouveau la poitrine.

·        Le 1er juillet, elle dénonce la situation à un employé. L’Employeur a établi que la Plaignante n’a pas travaillé à cette date.

·        Le 3 juillet, la propriétaire crie sans cesse après elle quant à la qualité de son travail. De plus, elle défend K en mentionnant qu’il n’est pas du genre à poser les gestes que la Plaignante dénonce.

·        Le 5 juillet, K la prend par l’arrière et lui touche la poitrine.

·        Le 10 juillet, il lui dit « Tu es une femme, tu es un objet pour moi ».

·        Le 12 juillet, il lui parle de sexe. Elle l’informe qu’elle va porter plainte à la police.

·        Le 24 juillet, la copine de K contacte la Plaignante en soirée. Elle lui dit que le conjoint de la propriétaire a informé K qu’elle l’avait vu voler et qu’il se livrait à des attouchements sur elle.

[6]           La Plaignante ajoute que le comportement de K s’est poursuivi jusqu’à son départ pour maladie, le 13 septembre 2014. Il lui dit, notamment, que sa conjointe est de stature plus imposante et qu’il aimerait faire l’amour avec une femme plus menue. Il lui a même offert de la payer pour coucher avec elle et a tenté de palper son entrejambe.

[7]           Outre les agissements de K, la Plaignante se dit harcelée par la propriétaire et son conjoint qui lui crient après et lui mettent beaucoup de pression depuis qu’elle a dénoncé ce qu’elle subit au travail.

[8]           Elle consulte un médecin le 22 septembre 2014, lequel pose un diagnostic d’état anxio dépressif relié à du harcèlement au travail. Il prescrit un arrêt de travail de trois mois.

[9]           La Plaignante a déposé une réclamation auprès de la CSST, laquelle fut rejetée. Cette décision, manifestement rendue sur dossier et aucunement motivée, ne lie pas le Tribunal. Une demande de révision a également été rejetée puisqu’elle n’a pas été déposée à l’intérieur du délai applicable.

[10]        L’Employeur soulève le fait que, dans le cadre de cette réclamation, la Plaignante a menti en mentionnant qu’elle était célibataire. Il soumet que cet élément s’ajoute aux autres (erreurs de dates) qui permettent de sérieusement mettre en doute sa crédibilité. Les conséquences de ce « mensonge » n’ont pas été établies. On sait toutefois que la Plaignante a par la suite corrigé sa déclaration.

[11]        Elle a également déposé une plainte d’agression sexuelle auprès du service de police de la ville de Québec, le 5 décembre 2014. On peut lire ce qui suit dans le résumé rédigé par l’agent :

[…]

[A.C.] semble très sincère et est très cohérente dans ses propos. Elle semble sincèrement très troublée pour les gestes qui lui ont été fait. Elle a hésité de porter plainte car pour une raison toujours inconnu, K. connait tous les membres de la famille d’[A.C.] alors que ceux-ci vivent tous à Toronto. [A.C.] a très peur de K.

[…]

(reproduit tel quel)

 

[12]        L’Employeur soulève le fait que cette plainte, déposée plus d’un mois après la présente, ne vise qu’à bonifier cette dernière.

[13]        En juin 2015, la Plaignante décide de s’établir à Toronto, car elle craint pour sa sécurité à Québec du fait que K cherche fréquemment à la contacter.

[14]        K, quant à lui, a été surpris à voler l’Employeur en juin 2015 et a, en conséquence, quitté son emploi.

Version des représentants de l’employeur     

[15]        Les trois représentants de l’Employeur qui ont témoigné, soit la propriétaire, son conjoint et la gérante, mettent en doute la version de la Plaignante puisqu’ils jugent que K n’est pas du genre à poser les gestes qu’elle dénonce.

[16]        Le conjoint de la propriétaire, qui est également propriétaire du restaurant adjacent, ajoute que les deux commerces comptent une cinquantaine d’employés et qu’il n’a jamais connu une situation comme celle décrite par la Plaignante.

[17]        La gérante ne croit pas la Plaignante. Elle croit K incapable de poser les gestes dénoncés. Il est une personne réservée qui se concentre sur son travail.

[18]        Les trois affirment ne pas avoir été témoins de quelque geste déplacé, mais surtout que la Plaignante n’a jamais dénoncé le fait qu’elle était victime de quoi que ce soit de la part de K. Ils n’ont été informés de la situation que lorsqu’un enquêteur de la Commission des normes du travail les a contactés après le départ de celle-ci.

[19]        Cela dit, la gérante a admis en contre-interrogatoire que la Plaignante s’était plainte du fait que K la regardait alors qu’elle enlevait un chandail. Celle-ci lui a simplement répondu de s’éloigner, comme s’il s’agissait d’une forme de provocation à l’endroit de K.

[20]        Enfin, la propriétaire nie catégoriquement s’être adressée de façon inappropriée à la Plaignante à quelque moment que ce soit.

l’analyse et les motifs

[21]        L’article 81.18 de la LNT définit le harcèlement psychologique comme suit :

81.18 Pour l’application de la présente loi, on entend par « harcèlement psychologique » une conduite vexatoire se manifestant soit par des comportements, des paroles, des actes ou des gestes répétés, qui sont hostiles ou non désirés, laquelle porte atteinte à la dignité ou à l’intégrité psychologique ou physique du salarié et qui entraîne, pour celui-ci, un milieu de travail néfaste.

Une seule conduite grave peut aussi constituer du harcèlement psychologique si elle porte une telle atteinte et produit un effet nocif continu pour le salarié.

[22]        Par ailleurs, l’article 81.19 de la LNT impose des obligations à un employeur en ce qui concerne le harcèlement psychologique :

81.19 Tout salarié a droit à un milieu de travail exempt de harcèlement psychologique.

L’employeur doit prendre les moyens raisonnables pour prévenir le harcèlement psychologique et, lorsqu’une telle conduite est portée à sa connaissance, pour la faire cesser.

[23]        Le fardeau de prouver qu’il y a eu harcèlement psychologique incombe à la Plaignante. Elle doit fournir une preuve prépondérante d’une conduite vexatoire. Elle ne peut se contenter d’allégations vagues ou générales, sans les étayer par une preuve précise et prépondérante (voir Bangia c. Nadler Danimo S.E.N.C.[3]).

[24]        L’Employeur, quant à lui, doit établir qu’il a respecté les obligations que lui impose l’article 81.19 précité, c’est-à-dire qu’il a mis en place des mesures raisonnables pour prévenir toute forme de harcèlement psychologique et pour y mettre fin le cas échéant.

la conduite de la propriétaire et de son conjoint

[25]        La Plaignante n’a pas établi par une preuve prépondérante que la propriétaire ou son conjoint se sont rendus coupables de harcèlement psychologique à son endroit.

[26]        Certes elle allègue que ceux-ci, particulièrement la propriétaire, criaient et mettaient de la pression pour que son travail soit parfait, mais il s’agit d’allégations générales qui n’ont pas été étayées par une preuve précise permettant de qualifier la conduite de vexatoire. On ignore la teneur des propos tenus, la nature des reproches formulés et le contexte dans lequel se sont déroulés les incidents.

[27]        La plainte à l’endroit de la propriétaire et son conjoint ne peut donc être retenue.

La Conduite de K

[28]        La seule preuve à cet égard est le témoignage de la Plaignante. Les représentants de l’Employeur, bien qu’ils affirment que K n’est pas le genre de personne à se livrer à des gestes comme ceux dénoncés, n’ont pas été en mesure d’établir que les affirmations de celle-ci sont fausses.

[29]        En ce qui concerne les agissements dont aurait été victime la Plaignante, le Tribunal conclut qu’ils ont eu lieu. Sa version n’a pas été contredite. Elle est constante et vraisemblable.

[30]        Tout comme lors de sa déclaration donnée à la police, elle a semblé très sincère et encore très troublée.

[31]        Rien ne permet de croire qu’elle agit par vengeance, animosité ou qu’il s’agit d’un coup monté ou d’une pure invention.

[32]        Certes la Plaignante s’est trompée en ce qui concerne certaines dates, mais cela s’explique par le fait qu’elle ne prenait pas de notes au fur et à mesure du déroulement des évènements, ainsi que par le stress grandissant qu’elle a vécu. On ne saurait mettre en doute sa crédibilité sur cette seule base.

[33]        Il en est de même en ce qui concerne le fait qu’elle ait déclaré à la CSST être célibataire, alors que c’est faux. La preuve ne permet pas de conclure que ce geste ait eu pour but d’induire la CSST en erreur afin d’obtenir des avantages auxquels elle n’avait pas droit. De plus, elle a corrigé la situation.

[34]        Enfin, bien qu’il s’agisse d’un élément moins significatif, la Plaignante a pris le temps de se déplacer de Toronto pour venir rendre témoignage dans un dossier où les faits sont pour le moins troublants.

[35]        Il ne fait aucun doute que la conduite de K a été vexatoire. Il a posé des gestes et tenu des propos manifestement non désirés, et ce, de façon répétée.

[36]        Sa conduite a porté atteinte à la dignité ainsi qu’à l’intégrité psychologique de la Plaignante, ce qui a entraîné pour elle un milieu de travail néfaste au point où elle a dû cesser de travailler pour des raisons de santé.

[37]        Ces éléments rencontrent amplement la définition du harcèlement psychologique prévue à l’article 81.18 de la LNT.

[38]        Du reste, comme l’écrit la défunte Commission des relations du travail dans l’affaire Beauzil c. BMS Groupe Finance[4] :

[42]      Pas besoin de faire une longue dissertation pour conclure que tous les attouchements sexuels non désirés que subit un salarié sont des manifestations de harcèlement psychologique, voir des agressions.

[39]        Reste à savoir si la Plaignante a porté les faits à la connaissance de l’Employeur en temps opportun, c’est-à-dire à un moment où ce dernier pouvait intervenir pour corriger la situation.

[40]        La preuve à ce sujet est totalement contradictoire. La Plaignante affirme avoir dénoncé la situation à la propriétaire à plus d’une reprise, et cette dernière, ainsi que les deux autres représentants de l’Employeur, nient catégoriquement en avoir été informés avant qu’un inspecteur de la Commission des normes du travail les contacte après le départ de la Plaignante.

[41]        Le Tribunal doit donc analyser et se prononcer sur la crédibilité des témoins entendus.

[42]        À cet égard, plusieurs critères ont été établis au fil du temps. Un bon résumé de ceux-ci se retrouve dans la sentence arbitrale rendue dans l’affaire Casavant Frères Ltée c. Le Syndicat des employés de Casavant Frères Limitée (C.S.D.)[5] :

Une étude attentive de la jurisprudence, tant en matière arbitrale que provenant des tribunaux supérieurs, nous permet de relever des critères d’appréciation de la crédibilité des témoins. Sans prétendre dresser une liste exhaustive, nous pouvons élaborer et commenter celle-ci.

 

1. Il vaut mieux favoriser un témoignage affirmatif que de pure négation.

On reconnaît généralement qu’il est trop facile de nier des faits pour donner priorité à une telle négation, lorsque d’autre part des témoins affirment l’existence de faits, lesquels ne peuvent être, normalement, de pure création.

 

 

2. La vraisemblance, cohérence.

Si le témoignage affirmatif doit être préféré au négatif il n’en demeure pas moins que les faits affirmés doivent être vraisemblables, c’est-à-dire qu’ils peuvent logiquement exister aux yeux d’une personne moyennement informée. Bref, la version affirmée doit être raisonnablement plausible.

 

 

3. Constance dans les déclarations.

Un témoin peut avoir été appelé à plusieurs occasions à donner sa version. S’il répète toujours la même histoire il pourra voir sa crédibilité accrue. Par contre, s’il varie constamment sa déclaration, il ne pourra être cru. Encore faut-il distinguer entre les versions affirmatives et les versions qui tiennent de l’hypothèse, qui sont le fait d’une personne qui cherche plutôt à trouver une explication qu’à en donner une.

 

 

4. Intérêt.

Généralement la version du plaignant face à une preuve contradictoire, risque de ne pas être retenue parce qu’il a intérêt à gagner sa cause, surtout lorsqu’il s’agit d’un congédiement. Cela vaut pour tout témoin, syndical ou patronal. Par exemple un contremaître peut avoir une raison de mentir.

 

 

5. La manière de témoigner.

Une analyse des commentaires des juges et arbitres appelés à disposer d’une preuve où la crédibilité est importante, démontre que très souvent celui qui témoignera clairement, sans nervosité ou insistance sera cru plutôt que le témoin qui au contraire offre un témoignage ambigu.

 

 

6. Réputation.

Le dossier d’un salarié peut parfois, mais exceptionnellement, servir à comprendre le témoin. Si le dossier révèle que le salarié est enclin à la fraude, au vol, au mensonge, sa réputation affectera sa crédibilité.

 

 

7. Mobile, animosité, coup monté.

Dans certains cas la preuve que le plaignant poursuivait un but, ou avait un motif pour poser le geste reproché, aura une influence sur la crédibilité de celui-ci. Cela peut aussi s’appliquer à un autre témoin, par exemple un contremaître qui chercherait à se débarrasser d’un salarié pour des motifs personnels et mis en preuve.

 

 

8. Probabilité.

Finalement la version qui s’apparente le plus à la probabilité de la survenance des faits déclarés sera préférée à une autre, moins probable.

 

Toute cette analyse permet surtout de conclure que chaque cas est un cas d’espèce. Tout au plus peut-on en tirer la leçon que lors de l’évaluation de la crédibilité des témoins, il faut porter une attention particulière à ces aspects.

 

(caractères gras ajoutés)

[43]        La règle voulant qu’à crédibilité égale, il soit préférable de favoriser un témoignage affirmatif plutôt qu’un de pure négation ne date pas d’hier. La Cour suprême l’expliquait comme suit dans l’affaire Lefeunteum c. Beaudoin[6] :

I have only one additional reason to give for our interference upon a question of fact with the concurrent findings of the two courts below. It is that it appears to me to have been lost sight of that it is a rule of presumption that ordinarily a witness who testifies to an affirmative is to be credited in preference to one who testifies to a negative, magis creditur duobus testibus affirmantibus quam mille negantibus, because he who testifies to a negative may have forgotten a thing that did happen, but it is not possible to remember a thing that never existed.

 

Then, as to the various conversations upon which an important part of the case turns, the following sentence of the Master of Rolls in Lane v. Jackson, has full application.

I have frequently stated that where the positive fact of a particular conversation is said to have taken place between two persons of equal credibility, and one states positivily that it took place, and the other as positively denies it, I believe that the words were said, and that the person who denies their having been said has forgotten the circumstance. By this means, I give full credit to both parties.

 

 In Chowdry Deby Perad v. Chowdry Dowlut Sing, Mr. Baron Park remarks :

 

In estimating the value of the evidence, the testimony of a person  who swears positively that a certain conversation took place, is of more value than that of one who says that it did not, because the evidence of the latter may be explained by supposing that his attention was not drawn to the conversation at the time

 

(caractères gras ajoutés, références omises)

 

[44]        Un tribunal ne peut toutefois se limiter à une application aveugle de cette règle. Comme l’écrit la Cour d’appel de la Colombie-Britannique dans l’affaire Faryna c. Chorny[7] :

[…]

Disons, pour résumer, que le véritable critère de la véracité de ce que raconte un témoin dans une affaire déterminée doit être la compatibilité de ses dires avec la prépondérance des probabilités qu’une personne éclairée et douée de sens pratique peut d’emblée reconnaître comme raisonnable dans telle situation et telles circonstances. Ce n’est qu’ainsi que le tribunal peut évaluer de façon satisfaisante la déposition des témoins expérimentés, confiants et vifs d’esprit tout autant que le témoignage des personnes habiles qui manient avec facilité les demi-vérités et qui ont acquis une solide expérience dans l’art de combiner les exagérations habiles avec la suppression partielle de la vérité. Là encore, une personne peut témoigner de ce qu’elle croit sincèrement être la vérité tout en étant honnêtement dans l’erreur. Le juge du fond qui dit : «Je crois cette personne parce que j’estime qu’elle dit la vérité» tire en fait une conclusion après avoir examiné seulement la moitié du problème. Le juge qui agit ainsi s’expose en réalité à faire fausse route.

Le juge du fond doit aller plus loin et se demander si les dires du témoin qu’il croit sont compatibles avec la prépondérance des probabilités dans l’affaire en cause et, pour que son avis puisse imposer le respect, le juge doit également motiver sa conclusion. La loi n’attribue pas au juge du fond la capacité de sonder comme par magie les cœurs et les reins des témoins. […]

(caractères gras ajoutés)

 

 

[45]        Appliquant ces critères, le Tribunal retient la version de la Plaignante. Comme déjà mentionné, sa crédibilité ne fait pas de doute. Elle a vécu plusieurs évènements troublants de façon répétée sur une courte période de temps. Il semble invraisemblable qu’elle n’en ait pas fait part à la propriétaire. Peut-être n’a-t-elle pas décrit de façon détaillée tout ce que K lui a fait subir, mais ses plaintes méritaient néanmoins considération et analyse.

[46]        Les représentants de l’Employeur sont convaincus que K n’est pas le genre d’individu à poser les gestes que la Plaignante lui reproche. Le conjoint de la propriétaire se limite à affirmer que jamais une telle situation ne s’est produite auparavant. La gérante admet cependant que la Plaignante s’est plainte à une reprise que K la regarde alors qu’elle enlève un chandail, mais banalise l’évènement, laissant même croire que c’est cette dernière qui le provoque.

[47]        L’Employeur n’a pas établi qu’il avait mis en place une politique pour prévenir le harcèlement psychologique, ou une procédure pour permettre d’y mettre fin le cas échéant.

[48]        Bref, le harcèlement psychologique n’est manifestement pas une grande préoccupation au sein de l’entreprise.

[49]        Un employeur ne peut se contenter de ne pas croire ou ne pas prendre au sérieux une dénonciation de harcèlement. Il doit être proactif et faire enquête sans délai dès qu’il en est informé.

[50]        En conclusion, l’Employeur n’a pas pris au sérieux la Plaignante. Son désintéressement évident a fait en sorte qu’il est convaincu, à tort, que celle-ci ne lui a jamais dénoncé une situation problématique pourtant réelle. Il n’a pas respecté ses obligations légales et sa responsabilité est donc engagée.

Les remèdes

[51]        L’article 123.5 de la LNT mentionne sept redressements que le Tribunal peut appliquer selon les circonstances :

1o ordonner à l’employeur de réintégrer le salarié;

 

2o ordonner à l’employeur de payer au salarié une indemnité jusqu’à un maximum équivalant au salaire perdu;

 

3o ordonner à l’employeur de prendre les moyens raisonnables pour faire cesser le harcèlement;

 

4o ordonner à l’employeur de verser au salarié des dommages et intérêts punitifs et moraux;

 

5o ordonner à l’employeur de verser au salarié une indemnité pour perte d’emploi;

 

6o ordonner à l’employeur de financer le soutien psychologique requis par le salarié, pour une période raisonnable qu’elle détermine;

 

7o ordonner la modification du dossier disciplinaire du salarié victime de harcèlement psychologique.

 

[52]        La Plaignante a démontré qu’elle a subi des préjudices moraux. Sa dignité a été atteinte, son intégrité psychologique également. Elle a été agressée physiquement. Tous les agissements dont elle a été victime ont eu un effet néfaste chez elle tant dans son milieu de travail que dans sa vie personnelle. Elle a été angoissée au point de devoir quitter son emploi. Elle est encore manifestement perturbée. Elle réclame 8 000 $ à titre de dommages moraux, ce que le Tribunal juge raisonnable dans les circonstances.

[53]        Elle réclame 2 000 $ à titre de dommages punitifs. Cette réclamation est également jugée raisonnable. Les dommages punitifs, dans un contexte de harcèlement psychologique, sont accordés non pas en compensation du préjudice que subit la victime, mais dans le but d’inciter un employeur à respecter les obligations que lui impose la LNT. (Voir Baillie c. Technologies Digital Shape inc.[8])

[54]        Ils devraient permettre à l’Employeur de comprendre l’importance de mettre en place des mesures raisonnables pour prévenir le harcèlement psychologique, notamment par la sensibilisation et l’adoption d’une politique de tolérance zéro, ainsi qu’un mécanisme de résolution des situations problématiques dans un contexte de confidentialité, ce qu’il a omis de faire à tout le moins jusqu’à la date d’audience dans le présent dossier.

[55]        La Plaignante ne demande pas sa réintégration. Elle n’a jamais repris le travail. Elle demande toutefois au Tribunal de réserver sa compétence en ce qui concerne le salaire perdu depuis son départ pour cause de maladie. Cette demande est acceptée.

 

PAR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL ADMINISTRATIF DU TRAVAIL :

ACCUEILLE             la plainte;

DÉCLARE                 qu’A... C... a été victime de harcèlement psychologique;

DÉCLARE                 que [Compagnie A] a fait défaut de respecter ses obligations prévues à l’article 81.19 de la Loi sur les normes du travail;

ORDONNE                à [Compagnie A] de verser à A... C..., dans les quinze (15) jours de la signification de la présente décision, la somme de 8 000 $ à titre de dommages moraux, le tout portant intérêt au taux fixé suivant l’article 28 de la Loi sur l’administration fiscale à compter de la signification de la présente décision;

ORDONNE                à [Compagnie A] de verser à A... C..., dans les quinze (15) jours de la signification de la présente décision, la somme de 2 000 $ à titre de dommages punitifs, le tout portant intérêt au taux fixé suivant l’article 28 de la Loi sur l’administration fiscale à compter de la signification de la présente décision;

RÉSERVE                 sa compétence pour déterminer le salaire perdu par A... C... à la suite de son départ pour cause de maladie.

 

 

__________________________________

 

Christian Drolet

 

 

 

 

Me Charles-David Bédard-Desîlets

PAQUET TELLIER

Pour la partie demanderesse

 

M. Nicola Cortina

Pour la partie défenderesse

 

 

Date de l’audience :          29 avril 2016

 

/cl



[1]           RLRQ, c. N-1.1.

[2]          RLRQ, c. T-15.1.

[3]           2006 QCCRT 0419.

[4]           2014 QCCRT 0017.

[5]           [1986] AZ-86141173 page 17 et suivantes.

[6]           [1897] 28 R.C.S. 89.

[7]           [1952] 2 D.L.R. 354.

[8]           2008 QCCRT 0549. Révision judiciaire rejetée, 2009 QCCS 3090. Permission d’appeler rejetée, 2009 QCCA 1465.

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