Décision

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CONSEIL DE LA MAGISTRATURE DU QUÉBEC

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

 

 :

2022-CMQC-079

 

DATE :

17 novembre 2022

 

PLAINTE DE :

 

Plaignants multiples

 

À L’ÉGARD DE :

 

Monsieur le juge X, Cour du Québec, Chambre criminelle et pénale

 

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DÉCISION À LA SUITE DE L’EXAMEN DE PLAINTES

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[1]                Le [...] 2022, le juge prononce une peine à l’égard d’une personne qui a reconnu sa culpabilité à des accusations d’agression sexuelle et de voyeurisme. Dans une décision écrite, il impose une absolution, assortie de diverses conditions, ainsi que des ordonnances accessoires.

[2]                Cette décision est largement reprise dans les médias et commentée sous différents angles, y compris dans les réseaux sociaux. Soulignons d’emblée que chacun est libre d’exprimer des opinions et des critiques sur les décisions des tribunaux, une condition vitale à toute démocratie et étroitement liée au principe de la publicité des débats qui caractérise notre système judiciaire.

[3]                Un grand nombre de citoyens choisissent de s’adresser au Conseil de la magistrature et de saisir cet organisme d'une plainte contre le juge ayant rendu la décision avec laquelle ils ne sont pas d'accord. En effet, toute personne peut déposer une plainte au Conseil, et non seulement les parties à une affaire. Cette plainte doit cependant relever de la compétence juridictionnelle du Conseil, c’est-à-dire dénoncer un manquement déontologique de la part d’un juge[1]. Comme nous le verrons, pour qu’il s’inscrive dans la compétence du Conseil, le grief doit viser expressément la conduite du juge, et non une décision à l’égard de laquelle on souhaite exprimer sa désapprobation. Or, les plaintes semblent ici concerner strictement le jugement rendu. Voyons ce qu’il en est.

[4]                Le Conseil reçoit une première correspondance de la part d’une citoyenne qui est formulée comme suit :

Je vous transmets un article [] concernant l’absolution conditionnelle d’un agresseur sexuel. Cela me sidère de lire de tels propos d’un juge et de ce fait par son jugement un citoyen a peu de conséquences juridiques. Les arguments n’ont aucun sens.

[5]                Dans des envois subséquents, des plaignants expriment leurs inquiétudes quant aux conséquences néfastes que pourrait avoir cette décision sur la confiance des citoyens envers le système judiciaire, ainsi que sur le rétablissement et la dignité des personnes victimes.

[6]                Le Conseil de la magistrature reçoit une autre série de courriels, généralement tous formulés de la même façon, dressant la liste de six éléments que le juge n’aurait pas dû, selon les plaignants, considérer et qui ont fait en sorte que la peine est beaucoup trop clémente à leur avis. Nous reproduisons le contenu de l’une des plaintes reçues :

Je [] souhaite porter plainte contre le juge à la suite de l'absolution donnée [...]. Les propos tenus par le juge dans son jugement sont abjects. Dans un contexte social où on tente de faire regagner la confiance des victimes d'agressions sexuelles envers la justice et le « système », les mots employés sont insensibles, misogynes et donnent froid dans le dos. Je dénonce notamment les passages suivants du jugement :

      l’emploi du mot « disproportionnées » pour qualifier les conséquences d’un casier judiciaire;

      le fait que l’aveu d’une deuxième agression « démontre [le] désir de transparence [de l’agresseur] »;

      la précision que l’agression « s’est déroulée somme toute rapidement »;

      le fait que l’ivresse de l’agresseur permette « d’expliquer le comportement »;

      la précision que l’agresseur serait une personne de « bonne moralité »;

      l’absurde passage où les crimes de l’agresseur sont décrits comme étant « ponctuels et contextuels » dans sa vie.

[7]                Dans ce contexte, des plaignants invitent le Conseil à réviser le jugement, à destituer le juge ou à lui imposer une sévère réprimande.

[8]                Soulignons qu’aucune plainte ne concerne la conduite du juge lors du déroulement de l’audience ayant conduit à cette décision.

[9]                Le Conseil de la magistrature a choisi de procéder à un seul examen de l’ensemble des plaintes reçues à l’égard du juge, en considérant qu’elles ont toutes pour origine les motifs de la décision du [...] quant à la peine prononcée. Le même angle s’impose donc pour l'analyse de la conduite du juge dans ce contexte.

[10]           Avant de présenter le résultat de cet examen du Conseil, il convient de rappeler brièvement quelques principes de la déontologie judiciaire.

Cadre déontologique applicable

[11]           Au Québec, la conduite des juges et juges de paix magistrats de la Cour du Québec ainsi que des juges municipaux est encadrée par des codes de déontologie[2].

[12]           Ces codes sont conçus de façon à guider les juges dans les comportements attendus d’eux, que ce soit au palais de justice ou dans leur vie de tous les jours. Par souci de commodité, le code applicable aux juges et juges de paix magistrats de la Cour du Québec est reproduit en annexe.

[13]           Le code fixe des balises à l’intérieur desquelles la conduite du juge est examinée d’un point de vue déontologique. Par exemple, le Conseil de la magistrature peut être appelé à se pencher sur le ton agressif avec lequel le juge se serait adressé aux parties lors d’une audience ou encore sur les gestes d’impatience qu’il aurait manifestés, à la lumière de son devoir de courtoisie et de sérénité (art. 8). De même, un lien, que l’on allègue être privilégié, du juge avec une partie ou un témoin peut être scruté par le Conseil en considérant le devoir d’intégrité du juge (art. 2) ou la nécessité de prévenir tout conflit d’intérêts (art. 4).

[14]           Au fil des ans, le Conseil de la magistrature, tout comme plusieurs tribunaux, a eu l’occasion d’analyser chaque article du code, dans le cadre d’allégations de manquement aux devoirs déontologiques de juges. La jurisprudence[3] qui découle de ces analyses est utile en ce qu’elle illustre ce qui est considéré – ou non – comme un manquement déontologique.

Fonctions du Conseil de la magistrature

[15]           Les fonctions du Conseil de la magistrature sont décrites à l’article 256 de la Loi sur les tribunaux judiciaires. Elles comprennent la réception et l’examen d’une plainte portée par toute personne contre un juge reprochant un manquement au code de déontologie.

[16]           Le Conseil de la magistrature est un organisme indépendant qui remplit, à l’égard des juges, certaines fonctions comparables à celles des comités de discipline de diverses professions. Ainsi, lorsqu’un rapport d’enquête établit qu’une plainte est fondée en ce qu’un manquement déontologique a été démontré, le Conseil a la responsabilité de réprimander le juge ou encore de recommander au ministre de la Justice d’entreprendre une procédure de destitution.

[17]           D’entrée de jeu, le Conseil a rappelé la liberté fondamentale de chacun d’exprimer son point de vue sur une décision judiciaire. Cela dit, ni la virulence de certains commentaires publics ni leur nombre n’ont une incidence sur l’examen de la conduite d’un juge au regard des règles déontologiques.

[18]           Un commentaire additionnel s’impose en lien avec la liberté d’expression, cette fois des juges eux-mêmes. La liberté d’expression des juges dans l’exercice de leurs fonctions est un attribut essentiel de l’indépendance judiciaire décisionnelle de chacun d'eux[4]. Le Conseil de la magistrature doit lui-même être attentif aux exigences de cette indépendance et faire en sorte de ne jamais décourager les juges, dans le cadre des instances judiciaires, d’exprimer des opinions sincères, bien qu’impopulaires[5].

[19]           Dit autrement, l’encadrement de la conduite des juges par le Conseil de la magistrature, sur le plan déontologique, ne doit pas être un frein à l’exercice de la fonction judiciaire qui exige d’aborder chaque affaire en toute indépendance, impartialité et objectivité; d’analyser la preuve et les questions en litige; et de rendre une décision motivée selon le droit applicable.

[20]           Le Conseil de la magistrature demeure un rempart contre un manquement déontologique, sans toutefois compromettre la garantie, dont chaque citoyen bénéficie, que les juges appliquent le droit à l'abri de toute menace, pression ou ingérence et rendent des décisions libres de toute influence ou intervention de la part de quiconque, exercée de façon directe ou indirecte.

[21]           Enfin, tout en constatant l’étendue des fonctions qui lui sont confiées, il faut insister sur le fait que le Conseil de la magistrature n’est pas un organisme d’appel ou de révision et qu’il ne peut d’ailleurs exprimer quelque commentaire approbateur ou désapprobateur sur la justesse d’une décision rendue[6]. Dans notre système de justice, le législateur confie aux tribunaux d’appel la tâche de corriger, s’il y a lieu, des erreurs de droit ou de fait commises par les juges de première instance.

Rôle du juge de rendre justice dans le cadre du droit

[22]           Le premier article du Code de déontologie de la magistrature rappelle que le rôle du juge est de rendre justice dans le cadre du droit. Dans notre société démocratique, un juge ne peut donc refuser délibérément d’appliquer la loi. À titre d’exemple, les juges ne peuvent « invoquer une cause noble qui leur tient particulièrement à cœur pour refuser de rendre justice dans le cadre de la loi et appliquer ce qu’ils estiment juste et pertinent[7] ».

[23]           Cela dit, comme expliqué précédemment, l’angle d’analyse déontologique demeure la conduite du juge, et non le bien-fondé de la décision qu’il rend. Par conséquent, si le juge commet, dans sa décision, une erreur de droit, c’est aux tribunaux d’appel qu’appartient la responsabilité de la corriger, et non au Conseil de la magistrature. En bref, le fait pour un juge de se tromper en droit, dans l’exercice de sa discrétion judiciaire, ne donne pas ouverture au processus déontologique, mais plutôt à celui de l’appel.

Application de ces principes au présent cas

[24]           Le Conseil de la magistrature constate que les plaintes examinées ne visent aucun manquement de nature déontologique du juge sur le plan de son comportement, mais allèguent plutôt qu'il aurait commis des erreurs dans son évaluation des faits d’un dossier ainsi que dans son analyse du droit et des facteurs ou critères pour déterminer la peine appropriée.

[25]           Ces reproches sont de la même nature que ceux contenus à la procédure du Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) qui a déposé, à la Cour d’appel du Québec, une requête demandant l’autorisation de se pourvoir de la peine prononcée par le juge dans ce dossier.

[26]           Sans reprendre de façon détaillée ces moyens d’appel, mentionnons, à titre d’exemple, que le DPCP soulève des « erreurs de principe dans [l’]appréciation [du juge] de certains facteurs atténuants, ce qui ne reflète pas la compréhension actuelle des torts causés par les infractions d’ordre sexuel ». À ce chapitre, le DPCP allègue que l’observation du juge, selon laquelle l’état d’ébriété « peut permettre d’expliquer un comportement », « tend à excuser ou déresponsabiliser » l’intimé. De même, le DPCP soutient que le commentaire portant sur le déroulement « somme toute rapide » de l’événement laisse croire que le juge « hiérarchise la gravité subjective du crime et son impact sur la victime en fonction de la durée de l’événement ». Le DPCP est par ailleurs d’avis que le juge a erré en retenant une preuve « purement spéculative » de l’intimé à propos de l’existence d’un « préjudice réel sur sa situation professionnelle future » lié au fait de détenir un casier judiciaire.

[27]           L’audience à la Cour d’appel du Québec est prévue le [...] 2022. À cette occasion, la Cour d’appel se penchera sur la demande de permission du DPCP de faire appel de la peine prononcée par le juge. Il reviendra alors à la Cour de considérer les arguments du DPCP qui font écho à ceux des plaignants devant le Conseil, notamment la justesse de la peine et la conformité des principes appliqués par le juge au regard, par exemple, de la jurisprudence.

[28]           Le Conseil de la magistrature constate donc qu’il n’y a pas eu manquement, par le juge, à ses obligations déontologiques et qu’il ne lui revient pas, par ailleurs, de statuer sur les divers griefs formulés à l'encontre de la décision judiciaire rendue.

POUR CES MOTIFS, le Conseil de la magistrature constate que les plaintes ne sont pas fondées et les rejette.


ANNEXE

chapitre T-16, r. 1

Code de déontologie de la magistrature

Loi sur les tribunaux judiciaires

(chapitre T-16, a. 261).

 

1. Le rôle du juge est de rendre justice dans le cadre du droit.

 

2. Le juge doit remplir son rôle avec intégrité, dignité et honneur.

 

3. Le juge a l’obligation de maintenir sa compétence professionnelle.

 

4. Le juge doit prévenir tout conflit d’intérêts et éviter de se placer dans une situation telle qu’il ne peut remplir utilement ses fonctions.

 

5. Le juge doit de façon manifeste être impartial et objectif.

 

6. Le juge doit remplir utilement et avec diligence ses devoirs judiciaires et s’y consacrer entièrement.

 

7. Le juge doit s’abstenir de toute activité incompatible avec l’exercice du pouvoir judiciaire.

 

8. Dans son comportement public, le juge doit faire preuve de réserve, de courtoisie et de sérénité.

 

9. Le juge est soumis aux directives administratives de son juge en chef dans l’accomplissement de son travail.

 

10. Le juge doit préserver l’intégrité et défendre l’indépendance de la magistrature, dans l’intérêt supérieur de la justice et de la société.


[1]  Article 263 de la Loi sur les tribunaux judiciaires, RLRQ, c. T-16.

[2]  Code de déontologie de la magistrature, RLRQ, c. T-16, r. 1 et Code de déontologie des juges municipaux du Québec, RLRQ, c. T-16, r. 2.

[3]  Cette jurisprudence est accessible en ligne, sur le site Internet de SOQUIJ. L’ouvrage de M. Pierre Noreau et de Mme Emmanuelle Bernheim est aussi pertinent pour mieux comprendre la portée des devoirs déontologiques des juges : La déontologie judiciaire appliquée, 4e édition, 2008. Voir également Re Ruffo, 2005 QCCA 1197, par. 60 et 61.

[4]  Id., par. 57. Voir cette capsule vidéo instructive de l’Association canadienne du Barreau canadien à propos de l’indépendance de la magistrature : Canadian Bar Association - Vous avez des questions sur l’indépendance de la magistrature? (cba.org).

[5]  Moreau-Bérubé c. Nouveau-Brunswick (Conseil de la magistrature), 2002 CSC 11, par. 72.

[6]  CM-8-95-38.

[7]  Re Ruffo, 2005 QCCA 1197, par. 407.

AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.