Décision

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Cour d’appel de l’Alberta

Référence : R c Kloubakov, 2023 ABCA 287

Citation : R v Kloubakov, 2023 ABCA 287

 

Date : 20231010

Dossier/Docket : 2201-0025A

2201-0026A

Greffe/Registry : Calgary

 

 

 

Dossier/Docket : 2201-0025A

Entre/Between :

 

Sa Majesté le Roi/His Majesty the King

 

Appelant/Appellant

 

- et -

 

Hicham Moustaine

 

Intimé/Respondent

 

 

Dossier/Docket : 2201-0026A

Et entre/And Between :

 

 

Sa Majesté le Roi/His Majesty the King

 

Appelant/Appellant

 

- et -

 

Mikhail Kloubakov

 

Intimé/Respondent

 

 

Jugement corrigé  : Un corrigendum a été publié le 18 octobre 2023 ; les corrections ont été apportées au texte avec le corrigendum suivant l’arrêt.

 

 

 

 

Restriction à la publication

Interdiction de divulguer l’identité – Voir le Code criminel, article 486.4.

En vertu d’une ordonnance de la Cour, il est interdit de publier ou de diffuser de quelque façon que ce soit tout renseignement qui permettrait d’établir l’identité des victimes ou des témoins.

REMARQUE : Tous les renseignements d’identification ont été supprimés du présent arrêt afin de respecter l’interdiction et pour ainsi en permettre la publication.

 

_______________________________________________________

 

La Cour/The Court :

 

L’honorable juge Patricia Rowbotham

L’honorable juge Elizabeth Hughes

L’honorable juge Jolaine Antonio

The Hon. Justice Patricia Rowbotham

The Hon. Justice Elizabeth Hughes

The Hon. Justice Jolaine Antonio

_______________________________________________________

 

Motifs du jugement

 

Appel de la décision de

l’honorable juge K.M. Eidsvik

en date du 2e décembre 2021

(2021 ABQB 960, dossier : 190856203Q1)

en date du 10 janvier 2022

(2022 ABQB 21, dossier : 190856203Q1)

 

Memorandum of Judgment

 

Appeal from the Decision of

The Honourable Justice K.M. Eidsvik

Dated the 2nd day of December, 2021

(2021 ABQB 960, Docket: 190856203Q1)

Dated the 10th day of January, 2022

(2022 ABQB 21, Docket: 190856203Q1)

 

 

 

 


 

_______________________________________________________

 

Motifs du jugement

_______________________________________________________


 

 

 

La Cour :

 

I.          Introduction

  1.                En réponse à la décision de la Cour suprême dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Bedford, 2013 CSC 72, qui a déclaré inconstitutionnelles certaines infractions relatives à la prostitution, le Parlement a adopté le projet de loi C-36, Loi sur la protection des collectivités et des personnes victimes d'exploitation, LC 2014, c 25 (LPCPVE) et a modifié le Code criminel, LRC 1985, c C-46[1].
  2.                Mikhail Kloubakov et Hicham Moustaine ont été déclarés coupables de deux des nouvelles infractions : (1) obtention d’un avantage matériel provenant de la prestation de services sexuels en contravention du paragraphe 286.2(1); (2) proxénétisme, c’est-à-dire avoir amené une personne à offrir ou à rendre des services sexuels moyennant rétribution en contravention du paragraphe 286.3(1), non pas comme acteurs principaux, mais à titre de participants visés à l’article 21 du Code criminel en aidant quelqu’un à commettre l’infraction. Ils ont contesté la constitutionnalité de ces dispositions et ont sollicité un jugement déclarant les paragraphes 286.2(1), (4), (5), et 286.3(1) invalides. La juge du procès a statué que les dispositions contestées portaient atteinte au droit garanti à l’article 7 de la Charte, qu’elles ne pouvaient se justifier en vertu de l’article premier, et qu’elles étaient par conséquent invalides. La juge du procès a suspendu la déclaration d’invalidité pour une période de trente jours et a ordonné un arrêt des procédures.
  3.                La Couronne interjette appel, en faisant valoir principalement que la juge de première instance, en ayant dénaturé l’objectif des paragraphes 286.2(1), (4), (5), et 286.3(1), a commis une erreur en concluant que ces dispositions contrevenaient à l’article 7 de la Charte.
  4.                Pour les motifs qui suivent, nous accueillons l’appel.
  5.                Pour permettre de mieux comprendre le contexte du présent appel, nous faisons l’historique des articles 286.2 et 286.3, y compris un examen de l’arrêt Bedford et de l’économie de la nouvelle loi. Cet examen est suivi d’un résumé du contexte factuel de l’affaire et de la décision de la juge du procès. Il importe de remarquer que depuis la publication du jugement de première instance, la Cour d’appel de l’Ontario a rendu sa décision dans l’arrêt R v NS, 2022 ONCA 160, autorisation de pourvoi à la CSC refusée, 40324 (12 janvier 2023) (NSCA). La cour a jugé les dispositions contestées constitutionnelles. Bien qu’il existe un certain nombre de décisions de première instance qui se sont prononcées sur la constitutionnalité de ces dispositions, l’arrêt NSCA est la première décision rendue en appel à l’avoir fait. Nous en traitons dans notre analyse.

II.      Historique des articles 286.2 et 286.3

A.     L’arrêt Bedford

  1.                Les demanderesses dans l’arrêt Bedford, qui étaient des prostituées ou ex-prostituées, avaient sollicité un jugement déclarant l’ancien article 210 du Code criminel ainsi que les anciens alinéas 212(1)(j) et 213(1)(c) inconstitutionnels. À l’époque, suivant l’article 210, était coupable d’une infraction quiconque tenait une maison de débauche, habitait une maison de débauche, était trouvé, sans excuse légitime, dans une maison de débauche, ou, en qualité de propriétaire, locateur, bailleur, occupant, ou locataire, permettait sciemment que ce local soit employé aux fins de maison de débauche. L’article 197 du Code criminel définissait une « maison de débauche » comme étant un local qui, selon le cas, est tenu, occupé, ou fréquenté par une ou plusieurs personnes à des fins de prostitution ou pour la pratique d’actes d’indécence. Suivant l’alinéa 212(1)(j), était coupable d’une infraction quiconque vivait des produits de la prostitution d’une autre personne et, suivant l’alinéa 213(1)(c), était coupable d’une infraction quiconque soit arrêtait ou tentait d’arrêter une personne ou soit communiquait ou tentait de communiquer avec quelqu’un dans un endroit public afin de se livrer à la prostitution ou de retenir les services sexuels d’une prostituée.
  2.                Les demanderesses ont soutenu que ces dispositions portaient atteinte au droit garanti à l’article 7 de la Charte en ce qu’elles empêchaient les prostituées de prendre certaines mesures pour se prémunir contre les clients violents, telles l’embauche des gardes ou l’évaluation préalable des clients potentiels.
  3.                Dans un arrêt unanime, la Cour suprême a statué que l’article 7 de la Charte s’appliquait, parce que les dispositions contestées imposaient des limites au droit à la sécurité de la personne. La Cour suprême a noté que les interdictions en cause empêchaient des personnes qui se livraient à une activité risquée, mais légale, de prendre des mesures pour se protéger contre ces risques.
  4.                Ayant conclu que l’article 210 ainsi que les alinéas 212(1)(j) et 213(1)(c) mettaient en cause l’article 7 de la Charte et portaient atteinte au droit à la sécurité de la personne des prostituées, la Cour suprême a ensuite abordé la question de savoir si cette atteinte était conforme aux principes de justice fondamentale. À l’égard de chacune des dispositions, la Cour suprême a statué comme suit :
  1.                   L’article 210 était totalement disproportionné à son objectif de lutter contre les troubles de voisinage et de protéger la santé et la sécurité publiques. Selon la preuve, rares étaient les plaintes pour nuisance déposées contre un établissement de prostitution et le fait de travailler à l’intérieur dans une maison de débauche accroissait la sécurité des prostituées en les faisant bénéficier de la proximité d’autres personnes, de la familiarisation avec les milieux, et de la sécurité. Bien que le Parlement puisse légiférer contre les nuisances, il ne peut le faire au prix de la santé, de la sécurité, et de la vie des prostituées.
  2.                   L’alinéa 212(1)(j) avait une portée excessive, parce qu’il visait des actes qui n’avaient aucun rapport avec l’objectif de prévenir l’exploitation des prostituées. La disposition sanctionnait quiconque vivait des produits de la prostitution sans établir de distinction entre celui qui exploitait une prostituée et celui qui pouvait accroître sa sécurité, tels les chauffeurs, les gérants, ou les gardes du corps véritables.  La disposition visait également toute personne qui faisait affaire avec une prostituée, y compris les comptables ou les réceptionnistes.
  3.                   Vu la conclusion de la juge de première instance selon laquelle la communication était essentielle à la réduction du risque que couraient les prostituées, l’alinéa 213(1)(c) était totalement disproportionné à l’objectif de soustraire la prostitution au regard du public afin d’empêcher les nuisances susceptibles d’en découler.
  1.            La Cour suprême a conclu que l’article 210 ainsi que les alinéas 212(1)(j) et 213(1)(c) n’étaient pas justifiés au regard de l’article premier de la Charte, et a déclaré ces dispositions invalides. L’effet de la déclaration d’invalidité a été suspendu pendant un an. Dans ses observations finales, la Cour suprême a affirmé, au paragraphe 165 : « L’encadrement de la prostitution est un sujet complexe et délicat.  Il appartiendra au législateur, s’il le juge opportun, de concevoir une nouvelle approche qui intègre les différents éléments du régime actuel ».

B.     Loi sur la protection des collectivités et des personnes victimes d'exploitation

  1.            En réponse à l’arrêt Bedford, le Parlement a adopté la LPCPVE, qui est entrée en vigueur en décembre 2014. Cette loi a créé de nouvelles infractions, a supprimé ou modifié les dispositions jugées inconstitutionnelles dans l’arrêt Bedford, et a déplacé les infractions de la Partie VII – Maisons de désordre, jeux et paris du Code criminel à la Partie VIII – Infractions contre la personne et la réputation sous le nouveau titre « Marchandisation des activités sexuelles ».
  2.            En adoptant la LPCPVE, le Parlement n’a pas décriminalisé ou réglementé le commerce du sexe, mais a adopté, plutôt, une version du « modèle nordique ». Ce modèle considère le commerce du sexe comme étant une forme d’exploitation sexuelle et cible ceux qui créent la demande pour la prostitution et ceux qui en tirent profit. La prostitution n’est plus considérée comme une nuisance, mais comme quelque chose qui relève intrinsèquement de l’exploitation et qui doit être dénoncé et découragé : NSCA aux paras 21, 55.
  3.            Pour la première fois en droit canadien, le Parlement a criminalisé l’achat des services sexuels ou la communication, en quelque endroit que ce soit, en vue d’obtenir de tels services.  Le paragraphe 286.1(1) stipule :

Quiconque, en quelque endroit que ce soit, obtient, moyennant rétribution, les services sexuels d’une personne ou communique avec quiconque en vue d’obtenir, moyennant rétribution, de tels services est coupable :

a) soit d’un acte criminel passible d’un emprisonnement maximal de cinq ans, la peine minimale étant :

(i) dans le cas où l’infraction est commise dans un endroit public ou situé à la vue du public, la peine ci-après, lorsque cet endroit est soit un parc, soit un terrain sur lequel est situé une école ou un établissement religieux soit un endroit quelconque où il est raisonnable de s’attendre à ce que s’y trouvent des personnes âgées de moins de dix-huit ans ou encore lorsque cet endroit est à côté soit d’un parc, soit d’un terrain sur lequel est situé une école ou un établissement religieux soit d’un endroit quelconque où il est raisonnable de s’attendre à ce que s’y trouvent des personnes âgées de moins de dix-huit ans :

(A) pour la première infraction, une amende de deux mille dollars,

(B) pour chaque récidive, une amende de quatre mille dollars,

(ii) dans tout autre cas :

(A) pour la première infraction, une amende de mille dollars,

(B) pour chaque récidive, une amende de deux mille dollars;

b) soit d’une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire passible d’une amende maximale de 5 000 $ et d’un emprisonnement maximal de deux ans moins un jour, ou de l’une de ces peines, la peine minimale étant :

(i) dans le cas visé au sous-alinéa a)(i) :

(A) pour la première infraction, une amende de mille dollars,

(B) pour chaque récidive, une amende de deux mille dollars,

(ii) dans tout autre cas :

(A) pour la première infraction, une amende de cinq cents dollars,

(B) pour chaque récidive, une amende de mille dollars.

  1.            L’article 286.2 a mis à jour l’ancienne disposition de vivre des produits de la prostitution jugée inconstitutionnelle dans l’arrêt Bedford. Dorénavant, commet une infraction quiconque bénéficie d’un avantage matériel, notamment pécuniaire, qu’il sait provenir ou avoir été obtenu de la perpétration de l’infraction d’achat prévue au paragraphe 286.1(1); toutefois, l’article 286.5 confère l'immunité contre la responsabilité criminelle à quiconque bénéficie d’un avantage provenant de la prestation de ses propres services sexuels. Le paragraphe 286.2(4) établit certaines exemptions à l’interdiction prévue au paragraphe 286.2(1), par exemple, à l’égard de quiconque reçoit l’avantage en contrepartie de la fourniture de biens ou services qu’il offre à la population en général, s’ils sont fournis aux mêmes conditions que pour celle-ci. Le paragraphe 286.2(5) crée ensuite des exceptions à ces exemptions, notamment à l’égard de quiconque reçoit l’avantage dans le cadre d’une entreprise commerciale qui offre des services sexuels moyennant rétribution.

Avantage matériel provenant de la prestation de services sexuels

286.2 (1) Quiconque bénéficie d’un avantage matériel, notamment pécuniaire, qu’il sait provenir ou avoir été obtenu, directement ou indirectement, de la perpétration de l’infraction visée au paragraphe 286.1(1) est coupable :

a) soit d’un acte criminel passible d’un emprisonnement maximal de dix ans;

b) soit d’une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire.

Avantage matériel provenant de la prestation de services sexuels d’une personne âgée de moins de dix-huit ans

(2) Quiconque bénéficie d’un avantage matériel, notamment pécuniaire, qu’il sait provenir ou avoir été obtenu, directement ou indirectement, de la perpétration de l’infraction visée au paragraphe 286.1(2) est coupable d’un acte criminel passible d’un emprisonnement maximal de quatorze ans, la peine minimale étant de deux ans.

Présomption

(3) Pour l’application des paragraphes (1) et (2), la preuve qu’une personne vit ou se trouve habituellement en compagnie d’une personne qui, moyennant rétribution, offre ou rend des services sexuels constitue, sauf preuve contraire, la preuve qu’elle bénéficie d’un avantage matériel provenant de tels services.

Exception

(4) Sous réserve du paragraphe (5), les paragraphes (1) et (2) ne s’appliquent pas à quiconque reçoit l’avantage matériel :

a) dans le cadre d’une entente de cohabitation légitime avec la personne qui rend les services sexuels à l’origine de l’avantage matériel;

b) en conséquence d’une obligation morale ou légale de la personne qui rend ces services sexuels;

c) en contrepartie de la fourniture de biens ou services qu’il offre à la population en général, s’ils sont fournis aux mêmes conditions que pour celle-ci;

d) en contrepartie de la fourniture de biens ou services qu’il n’offre pas à la population en général mais qu’il a offert ou fourni à la personne qui rend ces services sexuels, tant qu’il ne conseille pas à cette personne de rendre de tels services sexuels ni ne l’y encourage et que l’avantage reçu soit proportionnel à la valeur de ces biens ou services.

Exception non applicable

(5) Le paragraphe (4) ne s’applique pas à quiconque commet l’infraction prévue aux paragraphes (1) ou (2) dans les cas suivants :

a) il a usé de violence envers la personne qui rend les services sexuels à l’origine de l’avantage matériel, l’a intimidée ou l’a contrainte, ou a tenté ou menacé de le faire;

b) il a abusé de son pouvoir sur cette personne ou de la confiance de celle-ci;

c) il a fourni des drogues, de l’alcool ou d’autres substances intoxicantes à celle-ci en vue de l’aider ou de l’encourager à offrir ou à rendre des services sexuels moyennant rétribution;

d) il a eu un comportement, à l’égard de toute personne, qui constituerait une infraction à l’article 286.3;

e) il a reçu l’avantage matériel dans le cadre d’une entreprise commerciale qui offre des services sexuels moyennant rétribution.

[…]

Immunité — avantage matériel reçu et publicité

286.5(1) Nul ne peut être poursuivi :

a) pour une infraction à l’article 286.2 si l’avantage matériel reçu provient de la prestation de ses propres services sexuels;

b) pour une infraction à l’article 286.4 en ce qui touche la publicité de ses propres services sexuels.

Immunité — participation à une infraction

(2) Nul ne peut être poursuivi pour avoir aidé ou encouragé une personne à perpétrer une infraction aux articles 286.1 à 286.4, avoir conseillé d’y participer ou en être complice après le fait ou avoir tenté de perpétrer une telle infraction ou comploté à cette fin, si l’infraction est rattachée à l’offre ou à la prestation de ses propres services sexuels.

  1.            Le paragraphe 286.3(1) a modifié l’ancienne infraction de proxénétisme. Il prévoit maintenant ce qui suit :

Est coupable d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement maximal de quatorze ans quiconque amène une personne à offrir ou à rendre des services sexuels moyennant rétribution ou, en vue de faciliter une infraction visée au paragraphe 286.1(1), recrute, détient, cache ou héberge une personne qui offre ou rend de tels services moyennant rétribution, ou exerce un contrôle, une direction ou une influence sur les mouvements d’une telle personne.

  1.            La LPCPVE a également créé une nouvelle infraction, la publicité de services sexuels (l’article 286.4). Cette disposition n’est pas en cause en l’espèce.

III.   Faits à l’origine du litige

  1.            Le 20 décembre 2019, M. Kloubakov et M. Moustaine ont été inculpés de plusieurs infractions, notamment de traite de personnes, d’obtention d’un avantage matériel provenant de la traite des personnes, d’obtention d’un avantage matériel provenant de la prestation de services sexuels, de proxénétisme, et de publicité de services sexuels. Les accusations ont découlé de leur implication dans une agence d’escortes; ils étaient chauffeurs pour des travailleuses du sexe, notamment pour ML et CT.
  2.            ML et CT ont témoigné au procès. Un examen détaillé de leurs témoignages se trouve dans les motifs de la juge du procès : R c Kloubakov, 2021 ABQB 817 aux paras 7-120. Pour les fins de l’appel, un court résumé suffit.
  3.            ML était une travailleuse du sexe pour une agence d’escortes au Québec dirigée par Vincent Marcheterre et Antoni Proietti. En 2015, M. Marcheterre et M. Proietti ont décidé que ML devait déménager à Calgary, parce que les tarifs pour ses services étaient plus élevés qu’au Québec. En mai 2017, CT a aussi déménagé du Québec à Calgary afin de travailler comme une travailleuse du sexe pour M. Marcheterre et M. Proietti. ML et CT ont tous les deux témoigné que M. Marcheterre et M. Proietti fixaient les prix de leurs services et recevaient tout l’argent qu’elles gagnaient. M. Marcheterre et M. Proietti payaient leur logement, leur nourriture, et leurs autres dépenses. ML et CT ont en outre témoigné que M. Kloubakov et M. Moustaine travaillaient pour M. Marcheterre et M. Proietti comme chauffeurs. Ils les conduisaient chez leurs clients (les « out-calls »). ML et CT croyaient que M. Marcheterre et M. Proietti versaient à M. Kloubakov et à M. Moustaine cent dollars par jour et payaient leurs dépenses de logement et de nourriture.
  4.            En plus des témoignages de ML et CT, un policier qui avait pris part à l’enquête et un policier qualifié comme expert en matière de traite de personnes ont témoigné. Un exposé conjoint des faits pour trois clients qui avaient payé pour les services de ML et d’autres escortes a également été admis en preuve.
  5.            La juge de première instance a déclaré M. Kloubakov et M.  Moustaine coupables d’obtention d’un avantage matériel provenant de la prestation de services sexuels en contravention du paragraphe 286.2(1) du Code criminel. Ils ont également été déclarés coupables de proxénétisme en contravention du paragraphe 286.3(1), non pas comme acteurs principaux, mais à titre de participants visés à l’article 21 du Code criminel pour avoir aidé M. Marcheterre et M. Proietti. M. Kloubakov et M. Moustaine ont été déclarés non coupables des autres chefs d’accusation.

IV.    La question constitutionnelle

  1.            Après le prononcé des déclarations de culpabilité, la juge du procès a entendu les arguments des parties portant sur la constitutionnalité des paragraphes 286.2(1), (4), (5), et 286.3(1) du Code criminel.

A.     La preuve

  1.            En plus de la preuve au procès, la juge de première instance a entendu les témoignages de deux travailleuses du sexe (BC et D), et de la professeure Roots, une experte en traite de personnes.
  2.            BC est une ancienne travailleuse du sexe qui travaillait dans des salons de massage. À son avis, il était plus sécuritaire de travailler à l’intérieur dans un salon de massage qu’à l’extérieur. Elle a décrit l’entente commerciale qu’elle avait avec les salons de massage, notant que ces derniers fixaient les tarifs et prenaient une partie de ses recettes. Pour ce qui était des mesures de sécurité, il y avait une liste de « mauvais clients » affichée, il y avait des caméras pour observer les clients quand ils arrivaient, et il y avait une règle selon laquelle il devait y avoir au moins deux personnes qui travaillaient en même temps. BC a en outre témoigné qu’elle aurait pu travailler indépendamment si elle avait pu embaucher un chauffeur et la sécurité, mais qu’elle craignait que les personnes qui fourniraient ces services soient tenues criminellement responsables.
  3.            D est présentement une travailleuse du sexe. Elle a été employée par une agence, mais elle est maintenant une escorte indépendante. D a expliqué que l’agence s’occupait de la prise de rendez-vous, du transport, de la publicité, et de la commercialisation. Un chauffeur recevait les frais de l’agence et elle gardait le reste. D a expliqué qu’en plus de la sécurité qu’offraient les chauffeurs, les réceptionnistes qui fixaient les rendez-vous savaient où travaillaient les escortes.
  4.            La Dr Katrin Roots est une professeure adjointe au département de criminologie à l’Université Wilfrid-Laurier et elle fait de la recherche depuis une dizaine d’années sur la législation encadrant la traite des personnes au Canada. En plus de son témoignage, elle a rédigé un rapport. La Dr Roots était d’avis que la législation protectionniste contre la traite des personnes avait pour effet d’empêcher des conditions de travail sécuritaires. Selon elle, bien que la législation actuelle vise à protéger les personnes exploitées, la conséquence pratique est que les travailleuses du sexe[2] ne peuvent avoir recours à certains services qui pourraient améliorer leur sécurité, comme les chauffeurs, les services de sécurité, et la capacité de filtrer les clients. Dans son témoignage, la Dr Roots a également affirmé que même si la législation, en théorie, permet aux travailleuses du sexe d’embaucher des tiers, les exceptions aux exceptions, y compris l’exception relative à l’« entreprise commerciale », enlèvent beaucoup des bénéfices visés.
  5.            Par ailleurs, les intimés ont présenté une situation hypothétique raisonnable qui s’inspirait des faits de l’affaire R v Anwar, 2020 ONCJ 103. Le demandeur s’est appuyé sur cette situation hypothétique dans l’affaire R v NS, 2021 ONSC 1628 (NS), inf par NSCA. Même si, dans bien des cas, les contestations fondées sur l’article 7 se basent exclusivement ou principalement sur des situations hypothétiques, il n’en est pas ainsi en l’espèce. Les motifs de la juge du procès se basent principalement sur la preuve, renvoyant peu à la situation hypothétique. Par conséquent, nous ne reproduisons pas la situation hypothétique et ne l’analysons pas non plus.

B.     Motifs du jugement : R c Kloubakov, 2021 ABQB 960

  1.            La juge du procès s’est d’abord penchée sur l’objectif de la LPCPVE. Elle a pris en compte le titre du projet de loi C-36, le préambule, et le fait que les modifications avaient été adoptées précisément en réponse à l’arrêt Bedford. Elle a également examiné des extraits des Débats de la Chambre des communes, le Document technique : Projet de loi C-36, Loi modifiant le Code criminel pour donner suite à la décision de la Cour suprême du Canada dans l'affaire Procureur général du Canada c. Bedford et apportant des modifications à d'autres lois en conséquence, rédigé par le ministère de la Justice Canada en 2014 (le Document technique), et la jurisprudence qui avaient analysé l’objectif de la LPCPVE[3]. À son avis, la LPCPVE visait au moins deux objectifs principaux : criminaliser le commerce du sexe pour réduire ou éliminer cette conduite et protéger les travailleuses du sexe qui étaient impliquées dans cette activité, tout en reconnaissant que certains continueraient à exercer ce travail (au para 33).
  2.            Après avoir examiné la preuve et le cadre juridique applicable à une contestation fondée sur l’article 7, la juge de première instance s’est penchée sur la question de savoir si les dispositions contestées violaient l’article 7 de la Charte.
  3.            En ce qui concerne l’infraction de l’avantage matériel et les paragraphes 286.2(1), (4), et (5) du Code criminel, la juge du procès a statué comme suit aux paragraphes 185 et 202 :

En conséquence, cet article porte atteinte aux droits à la sécurité des travailleuses du sexe protégés par l’article 7. L’ampleur des exceptions aux exceptions qui se trouvent dans le sous-alinéa (5), et les incertitudes créées par le libellé dans l’article, a l’effet que les problèmes soulevés dans l’arrêt Bedford, auxquels le projet de loi devait remédier, n’ont pas été corrigés. L’effet démontré par la preuve est que cette disposition continue à criminaliser des tierce parties qui peuvent rendre des services sécuritaires aux travailleuses du sexe dans des situations où il n’y a aucune exploitation. De plus, la preuve démontre qu’une séquelle de l’article pour améliorer leur sécurité, était le pouvoir de signaler aux polices des instances de violences ou autre problèmes sécuritaires – mais encore cette séquelle n’est pas produite.

[…]

[…] Les exceptions aux exemptions qui se trouvent à l’article 286.2(5), en particulier, 5(c) et (e), font en sorte qu’en pratique, la défense créée par le Parlement est « illusoire » parce que les travailleuses du sexe ne peuvent pas, ou ont des craintes, d’embaucher ou d’obtenir des services sécuritaires des tiers et elles ne peuvent pas travailler dans des situations où il n’y a pas d’exploitation, comme dans les agences mentionnées, sans le risque que ces tiers ne soient reconnus coupables.

  1.            La juge de première instance s’est ensuite demandé si les paragraphes 286.2(1), (4), et (5) violaient les principes de justice fondamentale, c’est-à-dire s’ils étaient arbitraires, de portée excessive, ou totalement disproportionnés. Elle a statué que les paragraphes n’étaient pas arbitraires, mais qu’ils étaient de portée excessive, parce qu’ils englobaient des personnes qui bénéficiaient d’un avantage matériel provenant du travail du sexe, mais qui pouvaient autrement appuyer la sécurité des travailleuses du sexe dans certaines circonstances de non-exploitation. Elle a conclu que la preuve démontrait que l’article 286.2 ne permettait pas d’atteindre son objectif de permettre aux travailleuses du sexe de retenir les services d’autrui pour accroître leur sécurité. Vu sa conclusion sur la portée excessive, la juge du procès n’a pas examiné la question de la disproportion totale.
  2.            En ce qui concerne l’article 286.3, l’infraction de proxénétisme, la juge du procès a conclu ce qui suit, au paragraphe 229 :

Il est clair que quelques objectifs dans Bedford sont différents des objectifs des articles contestés (celui de réduire la nuisance dans la collectivité), mais un des objectifs de cet article est le même que dans l’arrêt Bedford : de protéger les travailleuses du sexe contre l’exploitation. Clairement cette disposition continue à nuire à ce dernier objectif. Aussi, dans les exemples mentionnés où la travailleuse du sexe qui veut donner des avis ou des tiers qui veulent aider avec la sécurité dans des situations où on ne trouve aucune exploitation, cet article ne sert aucunement à réduire l’exploitation. En effet, le législateur ne visait pas les cas où on ne trouve pas d’exploitation. Néanmoins, l’effet de cet article, qui ne présente aucune exception comme c’est le cas à l’article 286.2, vise des tiers qui peuvent rendre des services sécuritaires aux travailleuses du sexe.

  1.            En examinant la question de savoir si l’article 286.3 était conforme aux principes de justice fondamentale, la juge du procès a statué que cette disposition était de portée excessive, parce qu’elle criminalisait ceux qui aidaient les travailleuses du sexe sans les exploiter.
  2.            Dans des motifs distincts, R c Kloubakov, 2022 ABQB 21, la juge du procès a conclu que les dispositions contestées n’imposaient pas de limites raisonnables aux droits que garantit l’article 7 de la Charte qui peuvent être justifiées dans une société libre et démocratique, si bien qu’elles ne pouvaient être justifiées en vertu de l’article premier de la Charte.
  3.            Vu ses conclusions relatives à l’article 7, la juge du procès n’a pas abordé les arguments des intimés fondés sur les paragraphes 2(b) et (d) de la Charte.

V.       Moyens d’appel et normes de contrôle

  1.            La Couronne plaide que la juge de première instance a commis une erreur en concluant que les articles 286.2 et 286.3 du Code criminel violaient l’article 7 de la Charte. Plus particulièrement, elle fait valoir que (1) la juge du procès n’a pas déterminé correctement l’objectif de chaque disposition, s’appuyant plutôt sur une vision partielle des objectifs généraux de la LPCPVE et que (2) la juge du procès n’a pas interprété correctement la portée des dispositions et a fondé sa conclusion de portée excessive sur un comportement qui n'est pas pris en compte par les infractions.
  2.            Subsidiairement, la Couronne soutient que la juge de première instance a commis une erreur en omettant de conclure qu’une telle violation était justifiée en vertu de l’article premier de la Charte.
  3.            Les parties conviennent que la constitutionnalité d'une loi est une question de droit assujettie à la norme de la décision correcte, et que les conclusions de fait — qu’elles portent sur les faits en litige, des faits sociaux, ou des faits législatifs — ne peuvent être infirmées qu’en présence d’une erreur manifeste et dominante : R v Canfield, 2020 ABCA 383 aux paras 13-14, autorisation de pourvoi à la CSC refusée, 39376 (11 mars 2021).

VI.    Analyse

A.     Cadre analytique de l’article 7

  1.            L’article 7 de la Charte énonce que « [c]hacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale ».
  2.            L’analyse au regard de l’article 7 se fait en deux étapes. D’abord, le demandeur doit établir que l’article 7 est en jeu en démontrant que la loi porte atteinte à sa vie, à la liberté, ou à la sécurité de sa personne. Ensuite, le demandeur doit démontrer que cette atteinte n’est pas conforme aux principes de justice fondamentale : R c Ndhlovu, 2022 CSC 38 au para 49 citant Carter c Canada (Procureur générale), 2015 CSC 5 au para 55.
  3.            Une disposition a une portée excessive lorsqu’elle « s’applique largement au point de viser certains actes qui n’ont aucun lien avec son objet, ce qui la rend en partie arbitraire » : Ndhlovu au para 77 citant Bedford au para 112; voir aussi Conseil canadien pour les réfugiés c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 17 au para 141. Autrement dit, « [l]a portée excessive permet seulement au tribunal de reconnaître l’absence de lien lorsqu’une disposition va trop loin en faisant tomber sous le coup de son application un comportement qui n’a aucun rapport avec son objectif » : Bedford au para 117. Une disposition législative a une portée excessive même lorsqu’elle n’a cet effet que dans un seul cas : Ndhlovu au para 78 citant Bedford aux paras 113 et 123.
  4.            Satisfaire au critère de la portée excessive n’est pas chose aisée; il faut statuer en fonction du dossier, et il s’agit en définitive de déterminer si la disposition en cause est « intrinsèquement mauvaise » du fait de l’absence de lien, en tout ou en partie, entre ses effets et son objectif : Bedford au para 119.
  5.            La première étape de l’analyse de la portée excessive consiste à déterminer l’objectif des dispositions contestées : Ndhlovu au para 59. Il s’agit là de l’étape la plus cruciale dans l’analyse fondée sur l’article 7, puisqu’elle est souvent déterminante de la question constitutionnelle : R c Sharma, 2022 CSC 39 au para 87. L’énoncé de l’objectif doit demeurer le même tout au long de l’analyse : Sharma au para 91.
  6.            Lorsque la loi a plus d’un objectif, il n’est pas nécessaire que la disposition contestée soit conforme à tous les objectifs de la loi : NSCA au para 119 citant R c Appulonappa, 2015 CSC 59 et Canada (Procureur général) c PHS Community Services Society, 2011 CSC 44.
  7.            Dans l’arrêt Ndhlovu, la Cour suprême a résumé les principes directeurs pour aider un tribunal à bien définir l’objectif de la loi, aux paragraphes 61-64 :

L’accent est mis sur l’objet des dispositions contestées, et non sur l’ensemble de la loi dans laquelle elles apparaissent, bien qu’il arrive parfois que l’objet des deux coïncide (Moriarity, par. 29 et 48; RJR‑MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199, par. 144).

L’objet de la loi doit être succinct et précis, et il doit être formulé avec le niveau approprié de généralité, lequel « se situe [. . .] entre la mention d’une “valeur sociale directrice” — énoncé trop général — et une formulation restrictive » équivalant à la quasi‑répétition de la disposition contestée dissociée de son contexte (Safarzadeh‑Markhali, par. 27, citant Moriarity, par. 28).

L’objet de la loi se distingue des moyens retenus pour l’atteindre (Safarzadeh‑Markhali, par. 26; Moriarity, par. 27).

Pour déterminer l’objet d’une disposition législative contestée, le tribunal peut tenir compte de son énoncé dans le texte de loi, s’il en est, du texte, du contexte et de l’économie de la loi et d’éléments de preuve extrinsèques tels que l’historique du texte de loi et son évolution (Safarzadeh‑Markhali, par. 31; Moriarity, par. 31).

  1.            Sur ce dernier point, la Cour suprême a subséquemment mis en garde contre l’attribution d’une trop grande importance à des éléments de preuve extrinsèque comme les Débats de la Chambre des communes, l’historique législatif, les publications gouvernementales, et l’évolution des dispositions contestées, parce que ces éléments de preuve peuvent être imprécis et ne pas refléter l’intention du Parlement : Sharma aux paras 89-90. L’indicateur le plus significatif et le plus fiable de l’objectif législatif est un énoncé de l’objectif dans la loi applicable : Sharma au para 88; voir aussi Conseil canadien pour les réfugiés au para 130. Notant sa mise en garde contre l’attribution d’une trop grande importance à des éléments de preuve extrinsèques, la Cour suprême a reconnu que les étapes suivantes du processus législatif sont particulièrement utiles : le discours de deuxième lecture du ministre qui présente le projet de loi et le discours de deuxième lecture du sénateur qui présente le projet de loi, de même que les explications des fonctionnaires du ministère lors des audiences du comité (Sharma au para 90).

B.     Les objectifs poursuivis par les dispositions contestées

  1.            Nous nous penchons d’abord sur les objectifs poursuivis par la LPCPVE, puisqu’ils sont pertinents dans la détermination de l’objectif et de la portée des dispositions contestées. Le préambule nous en dit beaucoup à ce chapitre :

Attendu :

que le Parlement du Canada a de graves préoccupations concernant l’exploitation inhérente à la prostitution et les risques de violence auxquels s’exposent les personnes qui se livrent à cette pratique;

que le Parlement du Canada reconnaît les dommages sociaux causés par la chosification du corps humain et la marchandisation des activités sexuelles;

qu’il importe de protéger la dignité humaine et l’égalité de tous les Canadiens et Canadiennes en décourageant cette pratique qui a des conséquences négatives en particulier chez les femmes et les enfants;

qu’il importe de dénoncer et d’interdire l’achat de services sexuels parce qu’il contribue à créer une demande de prostitution;

qu’il importe de continuer à dénoncer et à interdire le proxénétisme et le développement d’intérêts économiques à partir de l’exploitation d’autrui par la prostitution, de même que la commercialisation et l’institutionnalisation de la prostitution;

que le Parlement du Canada souhaite encourager les personnes qui se livrent à la prostitution à signaler les cas de violence et à abandonner cette pratique;

que le Parlement du Canada souscrit pleinement à la protection des collectivités contre les méfaits liés à cette pratique;

[…]

  1.            Dans l’arrêt NSCA, après avoir examiné l’arrêt Bedford et l’historique législatif de la LPCPVE, y compris le Document technique et les Débats de la Chambre des communes, la cour a formulé ainsi l’objectif de la LPCPVE aux paragraphes 59 et 63 :

[traduction libre] Je décrirais les objectifs poursuivis par la LPCPVE différemment du juge des requêtes. À mon avis, la LPCPVE poursuit trois objectifs : premièrement, réduire la demande de prostitution en vue de décourager l'entrée dans la prostitution, de dissuader d'y participer et, en fin de compte, de l'abolir dans toute la mesure du possible, afin de protéger les collectivités, la dignité humaine et l'égalité; deuxièmement, interdire la promotion de la prostitution d'autrui, le développement d'intérêts économiques dans l'exploitation de la prostitution d'autrui et l'institutionnalisation de la prostitution par le biais d'entreprises commerciales afin de protéger les communautés, la dignité humaine et l'égalité; et, troisièmement, atténuer certains des dangers associés à la poursuite de la prestation illégale de services sexuels moyennant rétribution. En particulier, ce dernier objectif du Parlement est de garantir que, dans la mesure du possible, les personnes qui continuent à fournir des services sexuels moyennant rétribution, en contravention de la loi, puissent se prévaloir des mesures d'amélioration de la sécurité identifiées dans l’arrêt Bedford et signaler les incidents de violence, sans crainte de poursuites.

[…] Je considère que l'objectif lié à la sécurité de la LPCPVE (au-delà de la protection des collectivités, de la dignité humaine et de l'égalité, par le biais de ses premier et deuxième objectifs) se limite à garantir que les personnes qui continuent à fournir des services sexuels moyennant rétribution, en contravention de la loi, puissent se prévaloir des mesures d'amélioration de la sécurité identifiées dans l’arrêt Bedford et signaler les incidents de violence.

  1.            En arrivant à cette conclusion, la cour a rejeté l’énoncé des objectifs formulés par le juge des requêtes, à savoir [traduction libre] « immuniser contre les poursuites toute travailleuse du sexe individuelle qui exerce le travail du sexe et autoriser l'assistance de tiers dans des circonstances limitées, tout en rendant illégaux tous les autres aspects du travail du sexe commercial » : NS au para 52.
  2.            Les intimés nous demandent de ne pas adopter la formulation des objectifs dans l’arrêt NSCA. Ils font valoir que les dispositions contestées ne mentionnent pas expressément l’exploitation, alors que la disposition du Code criminel portant sur la traite des personnes, le paragraphe 279.01(1), prévoit expressément que quiconque recrute, transporte, transfère, reçoit, détient, cache ou héberge une personne, ou exerce un contrôle, une direction, ou une influence sur les mouvements d’une personne, « en vue de l’exploiter ou de faciliter son exploitation » commet une infraction. Les intimés affirment que le silence du Parlement en édictant les infractions portant sur la marchandisation des activités sexuelles peut être considéré comme réduisant l’importance de l’exploitation en tant qu’objectif.
  3.            À notre avis, cet argument trouve réponse dans le préambule de la LPCPVE, reproduit au paragraphe 47 des présents motifs, qui témoigne des graves préoccupations du Parlement concernant l’exploitation inhérente à la prostitution et l’importance de dénoncer et d’interdire le développement d’intérêts économiques à partir de l’exploitation d’autrui par la prostitution, de même que la commercialisation et l’institutionnalisation de la prostitution.
  4.            Les intimés contestent également la justification sous-jacente selon laquelle le travail du sexe constitue intrinsèquement un acte d’exploitation et devrait être découragé. En effet, ils proposent quant à eux une théorie qui s’oppose à cette dernière et qui postule que des personnes peuvent de leur plein gré choisir de se livrer au travail du sexe. Ces théories ont été qualifiées de théories « féministes », même si nous reconnaissons qu’il y a également des hommes qui se livrent au travail du sexe.
  5.            Notre examen des Débats de la Chambre des communes indique qu’il y a eu des mentions de ces théories, mais aucun commentaire substantiel[4]. Le Sénat a entendu les observations de l’Association canadienne des centres contre les agressions à caractère sexuel, « le premier regroupement féministe de femmes au Canada ayant affirmé clairement que la prostitution est une forme de violence contre les femmes, et qu'il faut s'attaquer au problème d'un océan à l'autre » [5]. Edward Herold, un professeur émérite de l’Université de Guelph a brossé un tableau d’ensemble des diverses théories féministes[6].
  6.            En définitive, le Parlement a choisi un modèle nordique modifié qui vise à pénaliser les clients et à réduire l’exploitation et la victimisation sexuelles. Le rôle des tribunaux est d’analyser les dispositions contestées pour déterminer si elles sont constitutionnelles. Il ne nous appartient pas de remettre en question le choix du modèle pour aborder la prostitution. Ce rôle revient au Parlement. Voir Canadian Alliance for Sex Work Law Reform v Attorney General, 2023 ONSC 5197 au para 40.
  7.            En somme, nous sommes d’accord avec la manière dont la Cour d’appel de l’Ontario a formulé les objectifs de la LPCPVE dans l’arrêt NSCA et nous adoptons cette formulation.
  8.            Dans ce contexte, nous passons à l’analyse des dispositions contestées et des moyens d’appel de la Couronne.

C.     L’infraction d’obtention d’un avantage matériel édictée à l’article 286.2 du Code criminel

  1.            L’article 286.2 criminalise l’obtention d’un avantage matériel, notamment pécuniaire, de l’achat de services sexuels. Ceci est conforme à la reconnaissance de la Cour suprême que la conduite qui exploite les travailleuses du sexe peut être légitimement criminalisée : voir R c Albashir, 2021 CSC 48 au para 73.
  2.            La portée de l’infraction est restreinte de deux manières pour protéger ceux et celles qui vendent leurs propres services sexuels. Les exemptions prévues au paragraphe 286.2(4) permettent aux vendeurs d’établir des relations familiales et commerciales exemptes d’exploitation.  De plus, l’alinéa 286.5(1)(a) confère l’immunité à l’encontre de poursuites à ceux et celles qui obtiennent un avantage de la vente de leurs propres services sexuels.
  3.            La Couronne prétend que la juge du procès a commis une erreur dans sa détermination de l’objectif de l’article 286.2 et dans son évaluation de l’effet de celui-ci.
Objectif de l’article 286.2
  1.            En ce qui concerne l’objectif, la juge de première instance a conclu qu’il apparaissait être de « criminaliser ceux qui bénéficient d’un avantage matériel provenant des services sexuels visés à l’article 286.1 dans les situations d’exploitation » et de donner aux travailleuses du sexe, et « certaines personnes qu’elles embauchent, une défense limitée pour qu’elles puissent embaucher des personnes pour des prestations de services sécuritaires lorsque ceux-ci ne sont pas reliés à une situation d’exploitation » : 2021 ABQB 960 au para 164.
  2.            À l’époque où la juge du procès a rendu sa décision, aucune compétence d’appel ne s’est penchée sur les dispositions contestées. La juge du procès a tenu compte d’un certain nombre de jugements de première instance, notamment dans les affaires Anwar, MacDonald, Williams, Maldonado Vallejos, et NS (voir les références au paragraphe 27 et à la troisième note de bas de page). Elle s’est appuyée tout particulièrement sur le jugement NS où, au paragraphe 52, le juge des requêtes a conclu que l’objectif était d’[traduction libre] « immuniser contre les poursuites toute travailleuse du sexe qui exerce le travail du sexe et autoriser l'assistance de tiers dans des circonstances limitées, tout en rendant illégaux tous les autres aspects du travail du sexe commercial ».
  3.            La Couronne soutient que la détermination des objectifs qu’a faite la juge de première instance était trop étroite. De fait, à part une brève mention des autres objectifs dans son analyse du caractère arbitraire (2021 ABQB 960 au para 208), la juge de première instance, dans son analyse des divers scénarios, a mis l’accent sur l’objectif accessoire relatif à la sécurité et à la réduction des risques.
  4.            L’objectif de la disposition relative à l’avantage matériel doit être déterminé en fonction de l’ensemble des trois objectifs de la LPCPVE formulés dans l’arrêt NSCA. En restreignant son analyse au seul objectif de la réduction de certains dangers liés à la prestation de services sexuels, la juge du procès a ignoré les autres objectifs : de réduire la demande de prostitution en vue de décourager l'entrée dans celle-ci et d’interdire le développement d'intérêts économiques dans l'exploitation de la prostitution d'autrui afin de protéger les communautés, la dignité humaine, et l'égalité. Comme nous allons maintenant le voir, cette non-prise en compte des autres objectifs a miné la conclusion de la juge du procès quant à la portée excessive.
Effets de l’article 286.2
  1.            Pour conclure à la portée excessive, il faut évaluer les effets de la disposition contestée. La conclusion de la juge du procès que ces dispositions avaient une portée excessive s’appuyait sur trois principaux motifs : (1) les travailleuses du sexe avaient des incertitudes à l’égard des dispositions, si bien qu’elles étaient réticentes à chercher de la protection, minant ainsi l’objectif tel que la juge de première instance l’a déterminé; (2) l’exception de l’« entreprise commerciale » prévue à l’alinéa 286.2(5)(e) pouvait englober toute entreprise à but lucratif, sans que des tiers en tirent nécessairement profit; et (3) l’exception prévue à l’alinéa 286.2(5)(c) (la fourniture de drogues) pouvait inclure l’achat de Tylenol pour une travailleuse du sexe (2021 ABQB 960 aux paras 169-185, 211-213).
  2.            On doit examiner la disposition dans son ensemble ainsi que son objectif. Le but du Parlement, comme il est dit dans son Document technique, était de criminaliser le comportement de tiers qui se livrent à des activités d’exploitation. Le Parlement a également reconnu que la Cour suprême dans l’arrêt Bedford était préoccupée du fait que les anciennes infractions empêchaient celles et ceux qui vendaient des services sexuels d’embaucher des personnes susceptibles de renforcer leur sécurité. La législation avait pour but d’établir un équilibre entre la préoccupation liée à la sécurité et le besoin de faire en sorte que le comportement de tiers qui se livrent à des activités d’exploitation soit criminalisé.
  3.            À la lumière de ces trois objectifs, et avec l’aide de la décision rendue dans l’arrêt NSCA, nous concluons que la juge du procès a commis une erreur dans son interprétation des effets des deux exceptions prévues au paragraphe 286.2(5).
Entreprise commerciale : alinéa 286.2(5)(e)
  1.            Par souci de commodité, nous reproduisons la disposition :

(5) Le paragraphe (4) ne s’applique pas à quiconque commet l’infraction prévue aux paragraphes (1) ou (2) dans les cas suivants :

[…]

e) il a reçu l’avantage matériel dans le cadre d’une entreprise commerciale qui offre des services sexuels moyennant rétribution.

  1.            La loi ne définit pas l’entreprise commerciale. La juge de première instance a adopté la définition qu’avait utilisée le juge des requêtes dans NS, à savoir [traduction libre] « toute entreprise ou affaire à but lucratif » : 2021 ABQB 960 aux paras 174-175. Cette définition a été tirée du dictionnaire. La juge de première instance a conclu que le Parlement aurait pu mettre la qualification que l’entreprise doit inclure de l’exploitation ou des profits excessifs, mais il ne l’a pas fait. Par conséquent, une entreprise commerciale pourrait englober des situations lorsqu’il n’y a pas eu de l’exploitation. Cela a amené la juge de première instance à conclure que les tiers qui fournissent des services sécuritaires aux travailleuses du sexe, sans aucune exploitation, seraient criminalisés parce qu’ils le font dans le cadre d’une entreprise commerciale.
  2.            Dans l’arrêt NSCA, la Cour d’appel de l’Ontario a conclu que la définition formulée par le juge des requêtes omettait de situer le terme « entreprise commerciale » dans le contexte de la LPCPVE dans son ensemble et de l’intention du Parlement. « [U]ne entreprise commerciale » visée à l'alinéa 286.2(5)(e) implique nécessairement la réalisation d'un profit dérivé de l'exploitation de la travailleuse du sexe par un tiers. Autrement dit, elle implique la réalisation d’un profit de la marchandisation de l'activité sexuelle par un tiers » : NSCA au para 76. En ce qui concerne les situations hypothétiques en cause dans l’arrêt NS, où il y avait un partage coopératif de la sécurité, il n’y avait aucune exploitation dans l’hypothèse où les services de sécurité étaient fournis en conformité avec les alinéas 286.2(4)(c) ou (d) et les exceptions aux alinéas 286.2(5)(a) à (d) ne s’appliquaient pas.
  3.            En l’espèce, la définition d’« entreprise commerciale » retenue par la juge du procès n’a pas pris en compte l’exigence relative à la recherche de profit par un tiers. Cette erreur était l’un des fondements de sa conclusion selon laquelle l’article 286.2 était de portée excessive.
Fournir des drogues en vue d’aider ou d’encourager à offrir des services sexuels : alinéa 286.2(5)(c)
  1.            L’alinéa 286.2(5)(c) crée une autre exception aux exemptions prévues au paragraphe 286.2(4). Il dispose :

(5) Le paragraphe (4) ne s’applique pas à quiconque commet l’infraction prévue aux paragraphes (1) ou (2) dans les cas suivants :

[…]

c) il a fourni des drogues, de l’alcool ou d’autres substances intoxicantes à celle-ci en vue de l’aider ou de l’encourager à offrir ou à rendre des services sexuels moyennant rétribution;

  1.            La juge du procès a conclu que si une travailleuse du sexe voulait embaucher un tiers pour sa sécurité et si cette personne lui fournissait « n’importe quelles drogues (même un comprimé de Tylenol pour des maux de tête qui pourraient l’empêcher de travailler) ou de l’alcool » cet article s’appliquerait : 2021 ABQB 960 au para 171. Elle a conclu que l’interdiction de ce comportement ne permettait pas d’atteindre les objectifs de permettre aux travailleuses du sexe d’obtenir des services visant à accroître leur sécurité.
  2.            À notre avis, l’interprétation donnée par la juge de première instance n’est pas conforme aux principes d’interprétation des lois. « [L]e sens d’un terme peut être révélé par son association à d’autres termes lorsque ceux-ci ne peuvent pas être lus isolément » : R c Daoust, 2004 CSC 6 au para 51. L’alinéa 286.2(5)(c) mentionne la fourniture « [de] drogues, [d’]alcool ou d’autres substances intoxicantes » [nos italiques]. L’emploi du terme « d’autres substances intoxicantes » précise que la disposition vise les drogues intoxicantes et non les médicaments.
  3.            D’ailleurs, restreindre la portée de la disposition à la fourniture de substances intoxicantes est compatible avec l’objectif de l’article dans son ensemble. Les autres alinéas traitent d’usage ou de menace de violence, d’intimidation, ou de contrainte, et d’abus de confiance ou de pouvoir. Dans ce contexte, la fourniture de drogues en vue d’aider ou d’encourager quelqu’un à offrir des services sexuels vise la notion d’exploitation. Cette exception va de pair avec les autres exceptions prévues au paragraphe 286.2(5).
  4.            En conclure sur la constitutionnalité des paragraphes 286.2(1), (4), et (5), la juge du procès a dénaturé l’objectif de ces dispositions et leurs effets. Elle a commis une erreur dans son interprétation du terme « entreprise commerciale » et dans son interprétation de l’alinéa 286.2(5)(c).

D.    L’infraction de proxénétisme selon l’article 286.3 du Code criminel

  1.            Le paragraphe 286.3(1) dispose :

Est coupable d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement maximal de quatorze ans quiconque amène une personne à offrir ou à rendre des services sexuels moyennant rétribution ou, en vue de faciliter une infraction visée au paragraphe 286.1(1), recrute, détient, cache ou héberge une personne qui offre ou rend de tels services moyennant rétribution, ou exerce un contrôle, une direction ou une influence sur les mouvements d’une telle personne. [nos italiques]

  1.            La juge de première instance a reconnu qu’il était plus sécuritaire pour les travailleuses du sexe de travailler à l’intérieur et dans le contexte d’un groupe, comme l’agence dans la situation hypothétique ou les milieux dans lesquels BC et D travaillaient; toutefois, la juge de première instance était d’avis que les propriétaires de telles agences seraient coupables de proxénétisme en contravention de l’article 286.3 parce qu’ils hébergeaient des travailleuses du sexe et les aidaient dans le recrutement de clients. La juge de première instance a examiné un certain nombre d’exemples où un comportement exempt d’exploitation pouvait engager la responsabilité criminelle, par exemple louer une chambre de temps en temps d’une autre travailleuse du sexe, fournir un spa comme milieu de travail pour la travailleuse du sexe, et conseiller une autre travailleuse du sexe sur la manière de travailler dans une façon sécuritaire. Elle a conclu que l’effet de l’article, « qui ne présente aucune exception comme c’est le cas à l’article 286.2, vise des tiers qui peuvent rendre des services sécuritaires aux travailleuses du sexe » : 2021 ABQB 960 au para 229. Elle a conclu que l’article avait une portée excessive.
  2.            Il y a deux moyens de commettre l’infraction prévue au paragraphe 286.3(1). Le premier est d’amener une personne à offrir ou à rendre des services sexuels moyennant rétribution. La deuxième façon est de recruter, détenir, cacher ou héberger une personne qui offre ou rend de tels services moyennant rétribution, ou d’exercer un contrôle, une direction, ou une influence sur les mouvements d’une telle personne en vue de faciliter une infraction visée à l’article 286.1 : R v Gallone, 2019 ONCA 663 aux paras 59-63.
  3.            Pour être déclaré coupable de l’infraction au titre de la deuxième façon, la Couronne doit établir que l’accusé a commis un des actes énumérés en vue de faciliter une infraction visée au paragraphe 286.1(1). Les infractions visées au paragraphe 286.1(1) sont l’achat de services sexuels ou la communication en vue d’acheter des services sexuels.
  4.            Dans l’arrêt NSCA, la cour a décrit la portée du comportement visé par la deuxième façon de commettre l’infraction prévue au paragraphe 286.3(1) aux paragraphes 107 et 108 :

[traduction libre] La portée de tous les comportements visés par la deuxième façon de commettre l'actus reus de l'infraction de proxénétisme est considérablement réduite par leur exigence de dessein. Comme nous l'avons vu plus haut, le comportement visé par la deuxième façon ne constitue une infraction que s'il est accompli en vue de faciliter une infraction visée à l’article 286.1. Alors que plus tôt dans ses motifs le juge des requêtes a correctement identifié cela comme la mens rea pertinente, il a par la suite assimilé le dessein de « faciliter le travail du sexe commercial » à celui de faciliter une infraction visée à l’article 286.1. Même si la conduite des étudiants revenait à « cacher », à « héberger » ou à « exercer une influence », et que les étudiants avaient l'intention d'agir ainsi, le juge des requêtes a commis une erreur en assimilant le dessein de « faciliter le travail du sexe commercial » au dessein de faciliter une infraction visée à l’article 286.1. Faciliter une infraction visée à l’article 286.1 est plus restreinte que faciliter le travail du sexe commercial.

L'infraction prévue à l'article 286.1 est le fait d’obtenir, moyennant rétribution, les services sexuels d’une personne ou de communiquer avec quiconque en vue d’obtenir, moyennant rétribution, de tels services. L'infraction ne consiste pas à fournir des services sexuels moyennant rétribution. L'exigence de dessein de l'article 286.3 est donc directement liée au régime asymétrique de la LPCPVE. Le ministère public doit établir que l’accusé avait l’intention d’aider l’auteur principal à commettre l’infraction prévue à l'article 286.1 : Briscoe au para 16. [soulignement dans l’original]

  1.            En l’espèce, la juge du procès a commis la même erreur que celle du juge des requêtes dans l’arrêt NS. Pour commettre l’infraction au titre de la deuxième façon envisagée par le paragraphe 286.3(1), le comportement doit être en vue de faciliter une infraction visée au paragraphe 286.1(1).
  2.            Le simple fait de donner un conseil ou même de procurer une chambre, sans plus, n’est pas un comportement assujetti à l’infraction.
  3.            En revanche, une agence commerciale qui fait du recrutement, qui fournit des chambres pour les transactions, qui fixe des rendez-vous, et qui perçoit les sommes payées se livre à la conduite qu’interdit le paragraphe 286.3(1). Voilà la conduite que le Parlement destinait à mettre un frein pour réaliser son objectif de dissuader l’action d’amener des personnes à se prostituer. L’infraction au paragraphe 286.3(1) vise à interdire le recrutement de personnes vulnérables dans le commerce du sexe. Tel était le choix du Parlement.  
  4.            Il s’ensuit que la juge de première instance a commis une erreur dans son interprétation du paragraphe 286.3(1), ce qui l’a amenée à conclure que l’article était de portée excessive et qu’il était par conséquent contraire à l’article 7.

VII. Conclusion

  1.            Vu notre conclusion que les dispositions contestées ne violent pas l’article 7, il est inutile de procéder à l’analyse fondée sur l’article premier de la Charte.
  2.            Nous accueillons l’appel, annulons les déclarations d’invalidité et les arrêts des procédures et inscrivons les déclarations de culpabilité contre M. Kloubakov et M. Moustaine relatives aux troisièmes et quatrièmes chefs. Nous renvoyons l’affaire à la Cour du Banc du Roi pour déterminer les peines de M. Kloubakov et de M. Moustaine.

 

Appel entendu le 7 février 2023

 

Motifs déposés à Calgary (Alberta)

Ce 10e jour d’octobre 2023

 

 

 


La juge Rowbotham

 

 


Autorisée à signer pour :  la juge Hughes

 

 


Autorisée à signer pour :  la juge Antonio

Comparutions :

 

M.W. Griener

K. Fraser (aucune comparution)

 pour l’appelant

 

M.K. Arial

 pour l’intimé H. Moustaine

 

S. Gunn Emery

 pour l’intimé M. Kloubakov

 


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Corrigendum des motifs du jugement

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Paragraphe 86 – la référence aux deuxièmes et troisièmes chefs a été corrigée pour indiquer les troisièmes et quatrièmes chefs.

 

 


[1] La Cour suprême a utilisé le terme « prostituées » dans l’arrêt Bedford, et le préambule de la LPCPVE fait référence à la « prostitution ». Cette cour utilisera ces termes au besoin pour refléter fidèlement le langage dans l’arrêt Bedford, le préambule de la LPCPVE, et toute autre décision qui utilise également ces termes.

[2] Bien que nous soyons conscients que les travailleurs du sexe peuvent s’identifier comme des hommes ou des personnes non binaires, par souci de cohérence avec l’approche de la juge de première instance, nous utiliserons le genre féminin pour désigner les travailleurs du sexe en général. Voir R c Kloubakov, 2021 ABQB 960 au para 30.

[3] NS; R v MacDonald, 2021 ONSC 4423 citant R v Gallone, 2019 ONCA 663; R v Williams (24 juin 2021), dossier no 18-00000980 (CS Ont) (non publié); R v Maldonado Vallejos, 2021 ONSC 5809.

[4] « Projet de loi C-36, Loi modifiant le Code criminel pour donner suite à la décision de la Cour suprême du Canada dans l'affaire Procureur général du Canada c. Bedford et apportant des modifications à d'autres lois en conséquence », 3 e lecture, Débats de la Chambre des communes, 41-2, n o 122 (3 octobre 2014).

[5] Sénat, Délibérations du Comité sénatorial permanent des Affaires juridiques et constitutionnelles, Témoignages, 41-2, n o 15 (10 septembre 2014) (Diane Matte, coordonnatrice, prenant la parole). https://sencanada.ca/fr/Content/SEN/Committee/412/lcjc/15ev-51558-f; Sénat, Délibérations du Comité sénatorial permanent des Affaires juridiques et constitutionnelles, Témoignages, 41-2, n o 15 (11 septembre 2014) (Lisa Steacy, représentante, prenant la parole; Michèle Léveillé, membre Gatineau, prenant la parole). https://sencanada.ca/fr/Content/SEN/Committee/412/lcjc/15ev-51559-f

[6] Sénat, Délibérations du Comité sénatorial permanent des Affaires juridiques et constitutionnelles, Témoignages, 41-2, n o 19 (29 octobre 2014) (Edward Herold, professeur émérite, Université de Guelph, prenant la parole). https://sencanada.ca/fr/Content/Sen/Committee/412/LCJC/19EV-51683-F

AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.