Section des affaires immobilières
En matière de fiscalité municipale
Référence neutre : 2022 QCTAQ 10555
Dossiers : SAI-M-309336-2107 / SAI-M-309338-2107
Devant les juges administratifs :
CHARLES GOSSELIN
MANON GOYER
157785 CANADA INC.
c.
Aperçu
[1] Le recours des parties requérantes vise l’application de l’article
« 174. L’évaluateur modifie le rôle d’évaluation foncière pour :
[…]
19° refléter la diminution ou l’augmentation de valeur d’une unité d’évaluation découlant de l’imposition ou de la levée, à l’égard d’un immeuble faisant partie de l’unité, d’une restriction juridique aux utilisations possibles de l’immeuble; »
[2] Les coordonnées des unités d’évaluation composées des deux hôtels inscrits au rôle 2020-2021-2022 de la Ville de Montréal sont les suivantes :
Dossier SAI-M-309336-2107 (Hôtel Courtyard Marriott West Island) :
Adresse : 20000, Autoroute Transcanadienne
Compte : F-02-00150308
Matricule : 7231-28-2995-4-000-0000
Dossier SAI-M-309338-2107 (Hôtel Crowne Plaza) :
Adresse : 6600, chemin de la Côte-de-Liesse
Compte : F-25-01111100
Matricule : 8938-82-5320-8-000-0000
[3] Les requérantes ont donc déposé des recours fondés sur une modification non effectuée dans le cadre des deux dossiers. Elles reprochent à l’évaluateur de ne pas avoir pris en compte les restrictions juridiques alléguées découlant des décrets en lien avec la COVID-19 affectant les propriétés et de ne pas avoir fait les modifications qui s’imposent, et ce à compter du 13 mars 2020.
Question en litige
[4] Les parties ayant convenu de scinder l’instance, la question en litige à ce stade-ci du dossier se limite à ce qui suit :
À la suite de la prise de divers décrets par les gouvernements fédéral et provincial afin de protéger la population de la propagation du virus de la covid-19, l’évaluateur municipal a-t-il l’obligation de modifier le rôle conformément à l’article 174 paragraphe 19 à l’égard des unités d’évaluation faisant l’objet du présent recours ?
[5] Dans le cas où une réponse positive doit être donnée à cette question, les parties ont convenu d’établir la valeur des unités d’évaluation lors d’une étape subséquente.
[6] Pour les motifs indiqués ci-après, le Tribunal donne une réponse négative à la question en litige et rejette le recours.
Contexte, faits pertinents et admissions
[7] Une grande part des faits pertinents à la présente affaire ont fait l’objet d’admissions qui sont reproduits ci-après.[1]
[8] 157785 Canada inc. est propriétaire de l’unité d’évaluation située en la Ville de Baie‑D’Urfé portant le numéro civique 20000, Autoroute Transcanadienne (ci-après désigné « Courtyard Marriott West Island »).
[9] Le Courtyard Marriott West Island est un hôtel de 140 chambres qui dessert principalement une clientèle composée de touristes de plaisance et d’affaires.
[10] 9002-7848 Québec inc. est propriétaire de l’unité d’évaluation située en la Ville de Montréal et portant le numéro civique 6600, chemin de la Côte de Liesse (ci-après « Crown Plaza »).
[11] Le Crown Plaza est un hôtel de 222 chambres situé à proximité de l’aéroport et sa clientèle est notamment composée de voyageurs qui vont ou partent de l’Aéroport International Pierre-Elliot-Trudeau de Montréal.
[12] Ces deux hôtels offrent les services de bars, restaurants, piscines, salles de sport, salles de conférence et salles de réception.
[13] Le 13 mars 2020, un état d’urgence sanitaire est déclaré et les gouvernements fédéral et provincial adoptent, durant les 2 années qui suivent, une série de décrets afin de protéger la population de la propagation du virus de la COVID-19, tel qu’il appert de certains décrets déposés comme R-1 et R-2.[2]
[14] Le ou vers le 18 mars 2021, les parties requérantes déposent deux demandes de révision dont l’objet est de requérir de l’évaluateur municipal qu’il modifie le rôle 2020-2021-2022 afin de tenir compte de l’impact des décrets adoptés lors de la pandémie sur la valeur des unités d’évaluation, tel qu’il appert des dossiers du Tribunal.
« 133. Une règle imposée par le gouvernement, un ministre ou une municipalité pour protéger la santé de la population durant la pandémie de la COVID-19, qui a pour effet de restreindre en totalité ou en partie les activités d’une entreprise, ne constitue pas une restriction juridique au sens du paragraphe 19° de l’article
Le présent article a effet depuis le 13 mars 2020. »
[16] Le ou vers le 28 mai 2021, la partie intimée transmet les « Réponse de l’évaluateur » par lesquelles elle refuse de modifier le rôle d’évaluation foncière, tel qu’il appert des dossiers du Tribunal.
[17] Le 18 juillet 2021, la partie requérante dépose les présents recours devant le Tribunal administratif du Québec, tel qu’il appert des dossiers du Tribunal.
Analyse du Tribunal
[18] En matière d’évaluation foncière, le principe est l’immuabilité du rôle. Une inscription au rôle faite par un évaluateur municipal jouit d’ailleurs d’une présomption d’exactitude et de validité.[3]
[19] Néanmoins, certaines situations permettent la tenue à jour du rôle par l’évaluateur municipal pendant sa période d’application. Ces situations sont énumérées à l’article
[20] La jurisprudence nous enseigne cependant que ce pouvoir de tenue à jour du rôle accordé à un évaluateur municipal doit être interprété de façon restrictive, et ce, en vertu du principe d’immuabilité du rôle.[4]
[21] À partir du libellé de l’article
[22] Le Tribunal a entendu le témoignage de Me Gabriel Amar qui est au service des requérantes. C’est lui qui a déposé les recours et le Tribunal reconnait qu’il est au courant des activités des hôtels et de leurs performances avant comme après le décret du 13 mars 2020. Il fait état d’une baisse de revenu très appréciable dans les établissements des parties requérantes postérieurement à cette date.
[23] Le Tribunal a également entendu M. Richard Denis, un représentant de l’évaluateur municipal de la Ville de Montréal, spécialisé dans le domaine commercial et notamment dans l’évaluation d’hôtels.
[24] Celui-ci reconnait que les décrets gouvernementaux ont exercé une influence marquée sur la baisse des revenus des hôtels à la suite d’une baisse d’achalandage pendant l’épidémie de COVID-19, ce qui a entraîné une baisse de leur valeur,les établissements hôteliers étant généralement évalués suivant la méthode du revenu. Il a été à même de faire ce constat dans la préparation du rôle triennal d’évaluation 2023-2024-2025, dont la date de référence est le 1er juillet 2021, observant des baisses de valeur entre 20 % et 30 %.
[25] Face à la diminution de leurs revenus, les parties requérantes soutiennent donc que les décrets provinciaux ont eu pour effet :
[26] Les parties requérantes soutiennent en outre que les décrets adoptés par le gouvernement fédéral ont eu pour effet de restreindre l’utilisation des immeubles sujets en interdisant, puis en restreignant, les voyages internationaux.
[27] Me Amar, pour le compte des parties requérantes, a également témoigné à l’effet que les décrets imposés par les gouvernements ont eu un impact significatif sur les activités hôtelières des deux unités d’évaluation, notamment en restreignant l’utilisation des locaux en raison des interdictions de voyage qui ont eu un impact direct et majeur sur les opérations.
[28] De plus, outre les fermetures complètes exigées, Me Amar a témoigné à l’effet que les restrictions imposées sur les rassemblements ont restreint de façon significative les utilisations possibles des locaux des unités d’évaluation dont les bars, restaurants, salles de sports, salles de rencontre, salles de réunion, etc.
[29] À ce stade-ci, le Tribunal n’a aucune hésitation que preuve est faite dans le présent dossier qu’il y a diminution de valeur des établissements hôteliers ici visés.
[30] Toutefois, cette baisse de valeur découle-t-elle d’une diminution d’usage émanant de l’imposition ou de la levée, à l’égard d’un immeuble faisant partie de l’unité,et/ou d’une restriction juridique aux utilisations possibles de l’immeuble.
[31] Les décrets et arrêtés provinciaux adoptés par le gouvernement provincial l’ont été en vertu des articles
[32] En 2020, le gouvernement a adopté 70 décrets et 98 arrêtés afin de protéger la population de la COVID-19. En 2021, c’était 64 décrets et 81 arrêtés et en 2022, c’était 29 décrets et 32 arrêtés.
[33] À l’évidence, la majorité des mesures adoptées durant la pandémie afin de combattre la COVID-19 l’ont été par le gouvernement provincial.
[34] Or, on ne peut identifier aucun décret ni aucun arrêté constituant une restriction juridique aux utilisations possibles des immeubles sujets. Ceux-ci ont pu, en tout moment durant la pandémie, être utilisés spécifiquement comme des hôtels, spécialement en matière d’hébergement, qui est, il faut en convenir, l’activité première d’un hôtel.
[35] Il est en preuve que l’hôtel Crown Plaza, qui fait l’objet du dossier SAI-M-309338-2107, a été utilisé pendant la pandémie de COVID-19 comme un hôtel de quarantaine obligatoire pour les voyageurs en provenance de l’étranger et arrivant au Canada.
[36] En outre, dans le Décret 223-2020, les hôtels sont considérés comme des commerces prioritaires et peuvent conséquemment demeurer ouverts.
[37] Ainsi, aucun décret ou arrêté adopté par le gouvernement provincial n’a restreint l’utilisation en ce qui a trait à l’hébergement dans des hôtels.
[38] Nonobstant le fait que les hôtels ont pu toujours rester ouverts pour l’hébergement, il appert que cela n’a pas été le cas en ce qui concerne d’autres activités liées aux opérations des hôtels, notamment les bars, restaurants, salles de sports, salles de rencontre, salles de réunion, etc. qui ont dû cesser d’opérer pendant des périodes plus ou moins longues pendant la pandémie de COVID-19.
[39] Ces fermetures ponctuelles et obligatoires dues aux restrictions imposées par les mesures sanitaires liées à la pandémie de COVID-19 nous laissent présumer qu’elles ont entraînés des pertes de revenus pour les établissements hôteliers faisant l’objet du présent recours, d’où une perte de valeur. C’est d’ailleurs de l’essence même du témoignage crédible de Me Amar à ce sujet.
[40] Cependant, force est de constater que le 25 mars 2021, le législateur a adopté l’article 133 de la Loi instaurant un nouveau régime d'aménagement dans les zones inondables des lacs et des cours d'eau, octroyant temporairement aux municipalités des pouvoirs visant à répondre à certains besoins et modifiant diverses dispositions, tel que reproduit ci-après :
133. Une règle imposée par le gouvernement, un ministre ou une municipalité pour protéger la santé de la population durant la pandémie de la COVID-19, qui a pour effet de restreindre en totalité ou en partie les activités d’une entreprise, ne constitue pas une restriction juridique au sens du paragraphe 19° de l’article
Le présent article a effet depuis le 13 mars 2020
[41] Il existe un principe d’interprétation bien connu « le législateur ne parle pas pour ne rien dire »[6];
[42] Le principe de base est qu’une loi a un effet immédiat;
[43] Il est par ailleurs possible pour une loi ou un décret d’avoir une portée rétroactive, mais cette portée doit être établie expressément;
[44] Or, le Tribunal soumet que tel est le cas en l’espèce, la dernière ligne de l’article 133 indique clairement que cet article, bien qu’adopté le 25 mars 2021, a pris effet depuis le 13 mars 2020.
[45] Cette disposition est certes concise mais très limpide et en l’espèce elle est suffisamment expresse et claire pour ne pas porter à interprétation.
[46] Ainsi, l’argument soumis par les parties requérantes, à l’effet qu’ayant déposé leurs demandes de révision administrative le 18 mars 2021, ne peut tenir la route en raison de l’effet rétroactif établi au 10 mars 2020 par l’article 133 précité.
[47] Enfin, les décrets adoptés par le gouvernement fédéral afin de lutter contre la pandémie de COVID-19 ne constituent pas un événement au sens du paragraphe 19 de l’article
[48] Ces décrets fédéraux ont été adoptés en vertu de l’article
« Interdiction d’entrer
58 (1) Le gouverneur en conseil peut, par décret, interdire ou assujettir à des conditions l’entrée au Canada de toute catégorie de personnes qui ont séjourné dans un pays étranger ou dans une région donnée d’un pays étranger s’il est d’avis :
a) que le pays du séjour est aux prises avec l’apparition d’une maladie transmissible;
b) que l’introduction ou la propagation de cette maladie présenterait un danger grave et imminent pour la santé publique au Canada;
c) que l’entrée au Canada de ces personnes favoriserait l’introduction ou la propagation de la maladie au Canada;
d) qu’il n’existe aucune autre solution raisonnable permettant de prévenir l’introduction ou la propagation de la maladie au Canada.
Période de validité
(2) Le décret s’applique pendant la période qui y est précisée et peut être renouvelé si les conditions prévues au paragraphe (1) existent toujours. »
[49] Ainsi, les mesures adoptées par le gouvernement fédéral l’étaient à l’égard des personnes. Ces mesures ne visaient pas les activités qui pouvaient ou non se dérouler dans les immeubles.
[50] Les décrets fédéraux n’ont eu pour effet que de restreindre l’arrivée d’étrangers au pays ou d’encadrer le retour au pays de citoyens canadiens, par exemple par une quarantaine imposée, mais rien de tout cela ne constituait une interdiction absolue de séjourner dans un hôtel dont les administrateurs prenaient la décision de les maintenir ouverts, tel que dans le présent cas.
[51] Il est donc erroné d’affirmer que les frontières du Canada ont été fermées.
[52] La lecture des décrets fédéraux nous permet donc de constater que ces derniers n’ont en aucun moment imposés des conditions restrictives d’utilisation des immeubles sujets, qui ont toujours pu être utilisés comme hôtels. En effet, les décrets fédéraux visaient plutôt les personnes et non pas ce qu’on désigne comme une unité d’évaluation aux termes de la Loi sur la fiscalité municipale québécoise.
[53] Qu’il y ait eu une diminution du transport aérien, ou que moins de touristes aient visité le pays, n’a pas de pertinence dans la détermination de la survenance d’un événement au sens du paragraphe 19 de l’article
[54] Le Tribunal conclut donc que les restrictions dont on a amplement discuté ne peuvent constituer un évènement au sens de l’interprétation qu’il faut donner à l’article
[55] Toutefois, la preuve entendue démontre qu’il y a une baisse de valeur des hôtels montréalais à la date de référence du prochain rôle d’évaluation 2023-2024-2025 de la ville de Montréal soit le 1er juillet 2021. Cela nous apparait évident à l’écoute du témoignage de M. Richard Denis.
[56] À quel niveau se situera cette baisse de valeur dans le présent cas ? L’avenir nous le dira, soit au dépôt du prochain rôle d’évaluation ou à la fin du processus de contestation de cette nouvelle valeur inscrite qui débutera au moment de la demande de révision administrative, s’il y a désaccord pour les parties requérantes avec les valeurs inscrites par l’évaluateur municipal au prochain rôle d’évaluation.
PAR CES MOTIFS LE TRIBUNAL :
REJETTE les recours dans le cadre des dossiers SAI-M-309336-2107 et
SAI-M-309338-2107 ;
LE TOUT sans frais.
CHARLES GOSSELIN, j.a.t.a.q.
| MANON GOYER, j.a.t.a.q. |
De Grandpré, Chait s.e.n.c.r.l.
Me Sylvain Bélair
Procureur de la partie requérante
Gagnier, Guay, Biron
Me Hugo Pépin
Procureur de la partie intimée
[1] Pièce R-3.
[2] Pièce R-1 : Décrets pris par le Gouvernement fédéral relativement à la COVID-19, produit en liasse.
Pièce R-2 : Décrets pris par le Gouvernement provincial relativement à la COVID-19, produit en liasse.
[3] Nadia Iannella c. Ville de Montréal,
[4] Sears Canada c. Ville de Saint-Laurent,
[5] RLRQ c S-2.2.
[6] P.G. (Qué.) c. Carrières Ste-Thérèse Ltée.
[7] LC 2005, c 20.
AVIS :
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