Lemieux et Secrétariat du Conseil du Trésor

2024 QCCFP 15

 

COMMISSION DE LA FONCTION PUBLIQUE

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

 

DOSSIERS :

1302357 et 2000116

 

DATE :

8 juillet 2024

______________________________________________________________________

 

DEVANT LE JUGE ADMINISTRATIF :

Denis St-Hilaire

______________________________________________________________________

 

 

 

stéphane lemieux

Partie demanderesse

 

et

 

secrétariat du conseil du trésor

Partie défenderesse

 

et

 

CYNTHIA NADEAU

LYDIA SAVARD

CLAUDIE STHILAIRE

SUZANNE ST-PIERRE

         Parties intervenantes

 

 

 

______________________________________________________________________

 

DÉCISION INTERLOCUTOIRE

(Article 81.20, Loi sur les normes du travail, RLRQ, c. N-1.1)

______________________________________________________________________

 

[1]               Le 12 octobre 2021, M. Stéphane Lemieux dépose une plainte de harcèlement psychologique à la Commission de la fonction publique (Commission), en vertu de l’article 81.20 de la Loi sur les normes du travail[1] (LNT), à l’encontre de son employeur, le Secrétariat du Conseil du trésor (SCT).

[2]               Dans cette plainte, M. Lemieux allègue que Mmes Suzanne St Pierre, Claudie StHilaire et Lydia Savard l’auraient harcelé.

[3]               Le 1er mai 2024, la Commission accueille les demandes d’intervention de ces dernières et leur accorde certains droits procéduraux[2].

[4]               Le 18 avril 2024, M. Lemieux dépose une deuxième plainte de harcèlement psychologique à la Commission, également en vertu de l’article 81.20 de la LNT, à l’encontre du SCT.

[5]               Cette seconde plainte mentionne que Mme Cynthia Nadeau et le département des ressources humaines du SCT seraient responsables du harcèlement allégué.

[6]               M. Lemieux soutient notamment que Mme Nadeau est à l’origine d’une « vendetta personnelle » à son endroit et il lui reproche des gestes et des comportements qui constitueraient selon lui du harcèlement psychologique.

[7]               Le 9 mai 2024, la Commission décide de joindre les deux recours afin qu’ils soient entendus au cours d’une même audience puisqu’ils mettent en cause une trame factuelle continue qui s’inscrit autour d’événements impliquant la même équipe de travail.

[8]               Le 17 juin 2024, Mme Nadeau soumet à la Commission une demande d’intervention, qui est l’objet de la présente décision, pour que lui soient reconnus les droits procéduraux suivants :

 d’être convoquée aux audiences ;

 d’assister aux audiences ;

 de recevoir copie de toute la preuve documentaire pertinente et d’en  produire à son tour, le cas échéant ;

 d’être interrogée sur les faits et les actes qui lui sont personnellement  reprochés ;

 de faire valoir ses arguments relativement aux faits et aux actes qui  lui sont personnellement reprochés.

[9]               Afin de rendre une décision sur dossier, la Commission demande au SCT et à M. Lemieux de lui transmettre par écrit leurs commentaires concernant cette demande d’intervention.

[10]           Le SCT ne s’oppose pas à cette demande et n’a aucun commentaire à formuler.

[11]           Pour sa part, M. Lemieux ne répond pas.

[12]           La Commission doit déterminer si Mme Nadeau a un intérêt juridique suffisant pour que sa demande d’intervention soit acceptée.

[13]           La Commission conclut qu’elle détient un tel intérêt juridique. Elle lautorise donc à intervenir au litige de manière circonscrite et uniquement par rapport aux faits qui la concernent personnellement.

CONTEXTE ET ANALYSE

[14]           Les règles de justice naturelle exigent que toute personne dont les droits sont affectés ou qui a un intérêt dans une affaire puisse « faire valoir ses moyens »[3]. C’est la responsabilité du tribunal de déterminer le statut des parties et d’octroyer, si nécessaire, certains droits procéduraux proportionnels et spécifiques.

[15]           Le Règlement sur la preuve et la procédure de la Commission de la fonction publique[4] prévoit explicitement ce type de demande à son article 12 :

12. Une personne qui prétend avoir un intérêt dans un recours peut déposer par écrit à la Commission une demande d’intervention contenant les renseignements prévus aux paragraphes 1 et 2 du deuxième alinéa de l’article 3 et un exposé sommaire des motifs justifiant son intérêt.

[16]           Au moment des événements allégués, Mme Nadeau est directrice adjointe de l’administration par intérim.

[17]           Ainsi, elle est en position d’autorité par rapport à M. Lemieux. C’est dans ce contexte que ce dernier lui reproche différents comportements ou gestes qu’il considère être du harcèlement psychologique à son égard. Les gestes et comportements allégués sont sérieux. S’ils sont prouvés, ils peuvent avoir d’importantes répercussions sur la vie personnelle et professionnelle de Mme Nadeau, de même que porter atteinte à ses droits fondamentaux tels que l’honneur, la dignité et la réputation.

[18]           La jurisprudence[5] est claire et constante en pareille matière. Elle milite majoritairement pour accepter les demandes d’intervention dans un contexte comme le présent dossier.

[19]           Les répercussions potentielles associées à des allégations de harcèlement psychologique militent en faveur d’accepter des demandes d’intervention comme l’a déjà exprimé la Commission[6] :

[21]  Dans le présent dossier, la Commission est sensible au droit à la sauvegarde de la dignité du demandeur, ainsi qu’à son droit à l’honneur et à sa réputation. De plus, il est exact que dépendamment de la décision qui sera rendue par la Commission, il est possible que des mesures administratives éventuelles soient prises par l’employeur à son endroit.

[20]           La Cour d’appel[7] a élaboré trois critères qui doivent servir de guide afin de prendre une décision éclairée et rigoureuse :

[34] À la lecture des motifs du juge Dalphond, le tiers qui désire intervenir doit premièrement démontrer un intérêt juridique, direct et personnel, né et actuel. L'arbitre doit ensuite constater l'existence de circonstances exceptionnelles justifiant l'intervention. Finalement, le tiers doit faire une démonstration suffisante de la nécessité de ladite intervention. Les trois critères cumulatifs  l'intérêt juridique, le caractère exceptionnel et la nécessité de l'intervention  doivent faire l'objet d'une démonstration claire avant qu'une intervention soit autorisée.

[21]           Dans le cas de Mme Nadeau son intérêt juridique est manifeste. Les droits procéduraux qu’elle réclame sont raisonnables et proportionnels à l’objectif et ont été demandés de façon diligente. En effet, les allégations contenues dans la plainte de harcèlement psychologique concernent des gestes et des comportements sérieux qui peuvent atteindre sa dignité, son honneur et sa réputation. Elle est directement et personnellement visée par ces allégations et a ainsi un intérêt juridique né et actuel. Les allégations l’exposent aux stigmates engendrés par un tel recours. C’est le droit d’être entendu, règle de justice naturelle fondamentale, qui est au cœur du droit d’une personne visée par des allégations de harcèlement psychologique d’intervenir dans un litige.

[22]           Les circonstances exceptionnelles qui justifient d’accepter cette demande d’intervention sont la teneur des allégations et plus particulièrement leur intensité.  M. Lemieux reproche à Mme Nadeau un regard désagréable et haineux lorsqu’elle le croise dans les corridors, et ce, sans le saluer. De plus, il allègue qu’elle est à l’origine d’une « vendetta personnelle » à son endroit.

[23]           L’intervention est nécessaire puisqu’elle seule peut défendre ses droits fondamentaux. Bien que le SCT soit visé par le recours, il n’en demeure pas moins que son objectif premier ne sera pas de se porter à la défense de la dignité, de l’honneur et de la réputation de Mme Nadeau, mais plutôt de prouver qu’il a respecté son obligation de prévenir le harcèlement psychologique dans son milieu de travail et d’intervenir, le cas échéant. Les droits de Mme Nadeau sont, en ce sens, distincts de ceux de son employeur.

[24]           La Commission a déjà souligné que, bien que la tierce intervention demeure une mesure exceptionnelle, elle est courante en matière de harcèlement psychologique où elle permet à un prétendu harceleur de défendre certains droits personnels[8] :

[18] La tierce intervention est une mesure exceptionnelle. Néanmoins, en matière de harcèlement psychologique, une abondante jurisprudence existe à l’appui de la position favorisant l’autorisation du tiers, présumé harceleur, à intervenir au litige qui oppose le plaignant à son employeur, dans la mesure où il justifie d’un intérêt suffisant, notamment la sauvegarde de sa réputation.

[Références omises]

[25]           La Commission s’est d’ailleurs prononcée récemment en faveur d’accorder le statut de partie intervenante à un prétendu harceleur[9] :

[24] Or, en matière de harcèlement psychologique, la jurisprudence appuie largement la position favorisant l’autorisation du tiers, présumé harceleur, à intervenir au litige qui oppose le plaignant à son employeur, dans la mesure où il justifie un intérêt suffisant, notamment la sauvegarde de sa réputation. En effet, une jurisprudence constante et abondante permet et justifie le droit d’intervention modulé d’une personne visée par une plainte de harcèlement comme une mesure raisonnable lui permettant de défendre sa réputation et sa dignité.

[26]           En l’espèce, la Commission juge que Mme Nadeau a l’intérêt suffisant pour intervenir au recours puisqu’elle est visée par des allégations sérieuses et potentiellement lourdes de conséquences.

[27]           Néanmoins, la prudence est de mise lorsqu’un tribunal permet une tierce intervention. Afin d'assurer une saine administration de la justice, de ne pas alourdir l’audience et d’éviter que M. Lemieux soit confronté à un amalgame de parties qui font cause commune, des droits d’intervention précis, modulés et circonscrits seront accordés à Mme Nadeau afin de lui permettre de préserver ses droits. Il s’agit de définir le cadre restreint dans lequel la Commission peut accueillir une telle demande.

[28]           Bien que les droits d’intervention demandés par Mme Nadeau diffèrent légèrement de ceux consentis aux trois autres parties intervenantes, la Commission lui accorde les mêmes droits d’intervention puisque le droit d’être représentée par avocat demeure un droit fondamental permis en toutes circonstances. De plus, la Commission considère que pour protéger certains droits personnels, il sera peut-être requis de faire entendre et de contreinterroger des témoins. L’uniformité des droits d’intervention permettra également une meilleure gestion de l’audience.

POUR CES MOTIFS, LA COMMISSION DE LA FONCTION PUBLIQUE :

ACCUEILLE la demande d’intervention de Mme Cynthia Nadeau ;

AUTORISE Mme Cynthia Nadeau à intervenir dans le cadre des plaintes de harcèlement psychologique opposant M. Stéphane Lemieux au Secrétariat du Conseil du trésor ;

ACCORDE à Mme Cynthia Nadeau les droits procéduraux suivants :

 être convoquée afin d’assister aux audiences en étant représentée par procureur ou non ;

 obtenir copie de l’ensemble de la preuve documentaire pertinente et en produire, sur permission de la Commission de la fonction publique, dans la mesure où cela est nécessaire pour défendre ses droits fondamentaux ;

 témoigner ou être interrogée par son procureur sur les faits et les actes qui lui sont personnellement reprochés ou qui constituent une atteinte potentielle à ses droits fondamentaux ;

 faire entendre et contre-interroger des témoins, sur permission de la Commission de la fonction publique, dans la mesure où cela est nécessaire pour préserver ses droits fondamentaux ;

 faire valoir ses arguments au moment des plaidoiries relativement aux faits et aux actes qui lui sont personnellement reprochés dans la mesure où cela est nécessaire pour préserver ses droits fondamentaux.

 

 

 

 

 

Original signé par :

 

 

__________________________________

Denis St-Hilaire

 

 

 

 

M. Stéphane Lemieux

Partie demanderesse

 

Me Jean-François Dolbec

Bouchard Dolbec Avocats, s.e.n.c.r.l.

Procureur du Secrétariat du Conseil du trésor

Partie défenderesse

 

 

Mme Cynthia Nadeau

Mme Lydia Savard

Mme Claudie St-Hilaire

Mme Suzanne St-Pierre

Parties intervenantes

 

 

Date de la prise en délibéré : 3 juillet 2024

 

 


[1] RLRQ, c. N-1.1.

[2] Lemieux et Secrétariat du Conseil du trésor, 2024 QCCFP 9.

[3]  Patrice Garant, La justice invisible ou méconnue : propos sur la justice et la justice administrative, Montréal, Éditions Yvon Blais, 2014, p. 724.

[4]  RLRQ, c. F-3.1.1, r. 3.01.

[5]  Thibault et Ministère des Transports, 2021 QCCFP 9; Boivin et SaintAugustindeDesmaures, 2015 QCCRT 194; Morin et Mercier (Ville), 2010 QCCRT 334; Lamontagne et Festival d’été international de Québec inc., 2010 QCCRT 428; McDonald c. Arshinoff & Cie ltée, 2007 QCCA 575; Lévesque et Ministère de la Sécurité publique, 2005 CanLII 59846 (QC CFP).

[6]  Desbiens et Secrétariat du Conseil du trésor, 2017 QCCFP 13, par. 21.

[7]  Syndicat du transport de Montréal c. Métromédia CMR Plus inc., 2010 QCCA 98, par. 34.

[8]  Pipon et Ministère des Transports, 2021 QCCFP 30, par. 18.

[9]  Gagnier et Tribunal administratif du logement, 2022 QCCFP 5, par. 24.

AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.