Décision

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C A N A D A  CONSEIL DE LA JUSTICE ADMINISTRATIVE

PROVINCE DE QUÉBEC

 

 

 Le 25 novembre 2024

 

2023 QCCJA 1810 PLAINTE DE :

 

Patrice Soh

 

 

 

À L'ÉGARD D :

 

Amélie Dion, juge administrative au Tribunal administratif du logement

 

 

 

 

 

en prÉsence de :  Me Sylvain Bourassa, membre du Tribunal administratif du Québec, membre du Conseil de la justice administrative et président du comité d’enquête

 

 

M. Jean Dionne, membre du Conseil de la justice administrative représentant le public

 

 

Me Stéphan Samson, juge administratif au Tribunal administratif du logement

 

 

 

RAPPORT DU COMITÉ D’ENQUÊTE

 

 

  1.                M. Patrice Soh (le plaignant) dépose auprès du Conseil de la justice administrative (CJA)[1]  une plainte à l’égard de la juge administrative Amélie Dion (Me Dion) du Tribunal administratif du logement (TAL), en lien avec son comportement lors des audiences[2] dans lesquelles il est impliqué comme représentant de la locatrice.
  2.                Il reproche à Me Dion son manque d’impartialité en prodiguant à la représentante du locataire (locataire) des conseils juridiques qui vont au-delà du devoir de secours et d’assistance équitable que Me Dion doit avoir à l’égard des deux parties devant elle.
  3.                Me Dion prétend essentiellement que c’est dans un contexte de pondération des droits respectifs des parties, du devoir de secours équitable et en considération du pouvoir du TAL de prolonger le délai ou de relever une partie des conséquences de son défaut de le respecter[3], qu’elle agit comme elle l’a fait.
  4.                Le comité d’enquête doit déterminer si Me Dion a outrepassé son devoir de secours et d’assistance par ses différentes interventions et décisions à l’audience et, le cas échéant, si elle a commis un manquement à son code de déontologie en faisant preuve de partialité à l’égard de la représentante du locataire.
  5.                Dans l’affirmative, le comité d’enquête (comité) doit appliquer la sanction appropriée.
  6.                Me Dion, par l’intermédiaire de son procureur, a consenti à ce que le comité d’enquête procède sur dossier[4] et a, par la suite, déposé ses observations, ses représentations et ses sources[5]. Le comité a invité également le plaignant et la ministre responsable de l’Habitation à présenter leurs observations[6], lesquels n’ont pas répondu à cette invitation.
  7.                À la lumière de la plainte, des observations, des sources et représentations de Me Dion, des pièces au dossier et de l’enregistrement des audiences, le comité conclut que Me Dion a commis un manquement déontologique en perdant l’impartialité requise d’un juge administratif lors de l’audience et recommande au CJA de lui adresser une réprimande. Voici pourquoi.

CONTEXTE

  1.                Le même jour, le locataire reçoit de la compagnie locatrice, représentée par le plaignant, deux avis :  un premier visant une augmentation du coût du loyer pour la période du 1er juillet 2023 au 30 juin 2024 et un second visant un avis de reprise de logement. Dans les faits, le second avis vise plutôt une éviction du locataire malgré son titre.
  2.                Le locataire s’oppose à l’augmentation de loyer seulement, laissant sans réponse l’avis visant son éviction du logement, ce qu’il aurait dû faire dans les 30 jours suivants la notification de l’avis à défaut de quoi, il est réputé avoir accepté de quitter les lieux.
  3.            À l’audience, le locataire est représenté par sa conjointe.
  4.            Questionnée par Me Dion, la conjointe du locataire n’est pas en mesure de lui remettre la preuve qu’elle s’est opposée à l’avis d’éviction dans le délai requis.
  5.            Me Dion recommande à la conjointe du locataire de consulter un procureur et propose d’ajourner l’audience, ce à quoi le plaignant s’oppose.
  6.            Après des échanges entre Me Dion et d’une part, la conjointe du locataire et d’autre part, avec le plaignant, Me Dion ajourne l’audience qui se poursuivra quelques six semaines plus tard.
  7.            Ce sont ces échanges et actions qui sont au cœur même de la plainte du plaignant et qui doivent être analysés par le comité d’enquête afin de déterminer s’ils constituent un manquement déontologique.

 

ANALYSE

Manquement

La juge administrative a-t-elle outrepassé son devoir de secours et d’assistance par ses différentes interventions et décisions à l’audience?  Le cas échéant, a-t-elle fait preuve de partialité à l’égard de la représentante du locataire?

  1.            Le comité doit déterminer s'il y a eu dérogation aux règles de déontologie pertinentes[7] une fois connues toutes les circonstances de l'affaire. Le bienfondé de la plainte déontologique s'apprécie en tenant compte, non seulement des apparences et de ce qui s'est passé, mais aussi des circonstances et si, compte tenu de ces circonstances, le comportement du juge administratif constitue un acte dérogatoire[8].
  2.            Il est admis qu’un juge peut intervenir lors d’une audience ; ceci relève de sa discrétion judiciaire. De telles interventions peuvent avoir pour objectif d’obtenir des précisions sur la preuve, de faire respecter les règles de droit ou de maintenir le décorum.
  3.            Les normes déontologiques reconnaissent au juge une certaine latitude pendant l’administration de la preuve par les parties. Il lui est permis d’intervenir au cours d’une audition sans pour autant commettre de manquement déontologique. Ses interventions ne constituent pas une faute déontologique si le juge n’agit pas abusivement.
  4.            Ainsi, des limites s’imposent, lesquelles varient en fonction des circonstances de chaque affaire. Toute intervention doit se faire de façon mesurée et sans agressivité envers les témoins, les parties ou leurs procureurs.
  5.            Pour déterminer si les interventions du juge constituent un manquement déontologique, le Conseil de la magistrature du Québec a retenu la grille d'analyse suivante: le juge a-t-il troqué sa toge contre celle d'un avocat? A-t-il donné l'impression de vouloir prendre le dossier en main, sans l'aide des parties? Le rôle actif qu'il s'est attribué a-t-il gêné l’une des parties et privé celle-ci du bénéfice d'un procès qui donne l'apparence de l'impartialité nécessaire au maintien du respect que doit susciter l'administration de la justice? Sa conduite a-t-elle rompu l'équilibre de façon telle qu'il résulte une atteinte à l'équité de l'audience[9]?
  6.            Enfin, rappelons que non seulement l’impartialité est essentielle au maintien de la confiance du public dans le système de justice, l’apparence d’impartialité l’est tout autant[10].
  7.            L’enregistrement des audiences est la preuve maitresse dans ce dossier. Ces enregistrements démontrent ce qui suit.
  8.            Ils révèlent que la première audience[11] est ajournée à l’initiative de Me Dion pour permettre à la représentante du locataire de consulter un avocat et de se faire représenter, le cas échéant. Non seulement la conjointe du locataire n’a jamais demandé de remettre l’audience, c’est la juge elle-même qui le propose et en dispose. La conjointe du locataire a même mentionné à Me Dion, deux fois plutôt qu’une, qu’elle n’avait pas les moyens de consulter un avocat.  D’ailleurs, lors de la seconde journée d’audience, la conjointe du locataire n’était toujours pas représentée par procureur.
  9.            L’écoute des enregistrements démontre que Me Dion présume les raisons pour lesquelles le locataire n'aurait pas contesté l’avis d’éviction dans les délais prescrits, soit une possible confusion à la suite de l’envoi simultané de deux documents. La conjointe du locataire n’a pas fait une telle affirmation.
  10.            De plus, il est permis d’entendre que Me Dion suggère également à la conjointe du locataire qu’elle a été surprise par la demande d’expulsion[12].
  11.            C’est dans ce contexte qu’elle lui conseille fortement de recourir aux services d’un avocat tout en l’informant qu’il existe une procédure pour être relevé du défaut. Elle précise qu’il y a urgence d’agir, sinon le bail sera résilié. Elle conclut qu’elle ajourne pour permettre à la locataire de déposer sa réponse à l’avis d’éviction, laquelle semble inexistante et pour lui laisser l’opportunité de prendre les procédures qui s’imposent pour que le locataire évite l’éviction[13].
  12.            Le plaignant s’oppose à cet ajournement. Il souligne que ses procédures sont conformes. Il ajoute que la juge a la réputation d’avoir un parti pris en faveur des locataires. Il menace de porter plainte à l’égard de Me Dion.
  13.            Me Dion réitère sur un ton à la foi insistant et plutôt rude à la conjointe du locataire qu’elle va perdre son logement[14]. Elle dit ajourner, mais avant, elle fait part de son opinion quant aux possibles motifs que pourrait invoquer la locataire pour éviter l’éviction.
  14.            À plusieurs reprises, elle tente également de convaincre le plaignant de demander sa récusation, ce à quoi le plaignant refuse puisqu’une telle demande entraînera une remise, ce qu’il cherche à éviter.
  15.            Les actions de la juge administrative lors de cette première audience démontrent qu’elle conseille la conjointe du locataire.
  16.            Toutes ces actions sont initiées de son propre chef et non pas à la suggestion ou à la demande d’une partie. Le comité d’enquête constate qu’elle prend en main l’audience afin de privilégier le locataire. Ses actions vont au-delà du devoir de secours et d’assistance puisqu’elle verse dans le conseil. L’insistance à consulter un avocat sort des limites de la suggestion ou de l’offre. Si la conjointe du locataire avait accepté l’invitation de la juge de consulter un avocat, il appartenait à ce dernier de l’informer des conséquences de son inaction, du véhicule procédural pour y remédier et de ses moyens de défense possibles.
  17.            Comme si ces gestes n’étaient pas suffisants à conclure que Me Dion a perdu son impartialité, une deuxième audience a lieu[15], au cours de laquelle celle-ci réitère sur un ton inapproprié que le locataire ne s’occupe pas de ses affaires.
  18.            La conjointe du locataire lui mentionne à nouveau qu’elle n’a pas les moyens de recourir à des services juridiques, ce à quoi Me Dion rétorque que l’aide juridique existe[16].
  19.            À la fin de cette deuxième audience, le plaignant demande à Me Dion si un loyer peut être exigé pour l’occupation actuelle. Elle refuse de lui répondre en mentionnant qu’elle n’est pas son avocate[17].
  20.            On comprend que les exigences d’éviction prévues à la loi sont rencontrées. Il est évident que le dossier est complet et que la décision peut être rendue.
  21.            Devant le refus de la conjointe du locataire de consulter un avocat, il appartenait alors à Me Dion de rendre justice en tenant compte des enjeux juridiques et en fonction de la preuve versée devant elle à l’audience.
  22.            De surcroit, le comité note l’insistance de Me Dion à obtenir l’avis de contestation, lequel est inexistant. L’ajournement n’avait que pour objectif de permettre au locataire de tenter d’être relevé du défaut d’avoir répondu à cet avis.
  23.            Le comité estime que Me Dion a outrepassé son devoir d’assistance et de secours équitable en prodiguant un véritable conseil juridique au locataire; elle lui indique les recours à sa disposition et les motifs pouvant être invoqués pour contrer l’action prise par le locateur.
  24.            Ce seul élément tend à démontrer un manque d’impartialité.
  25.            Ce sentiment est renforcé par le fait qu’elle refuse de répondre à la question du plaignant quant à son droit de percevoir le loyer dans le contexte alléguant qu’elle ne peut lui prodiguer de conseils juridiques.

Sanction

  1.            La juge visée par la plainte a été invitée à plaider sur sanction.  Elle ne l’a pas fait.
  2.            Lorsqu’un acte dérogatoire est noté eu égard aux circonstances, il y a lieu de voir si cet acte constitue un manquement. Il faut alors déterminer si le comportement est d’une importance et d’une gravité objective suffisante pour que, dans le contexte où le geste a été posé, ce manquement porte, aux yeux d’une personne raisonnable et bien informée, atteinte à l’honneur, la dignité ou l’intégrité de l’institution pour lequel le juge ou la juge agit et ainsi porte atteinte à la confiance du public dans le système de justice administrative. On doit se garder d’intervenir à l’égard de comportements non souhaitables qui ne sont pas suffisamment graves pour constituer une faute déontologique.
  3.            Le comité ayant conclu que les gestes posés à l’audience par Me Dion constituent un acte dérogatoire, et en conséquence un manquement déontologique, il doit tenir compte de tous les facteurs aggravants et atténuants pour statuer sur la sanction.
  4.            D’une part, il appert de la preuve que la juge demeure saisie de l’affaire et entend rapidement les parties, ce qui limite les préjudices subit par la locatrice et permet, comme souhaité par Me Dion, à la partie locataire de consulter un avocat dans un délai relativement court. Malgré la conclusion du comité sur le manquement, il n’en demeure pas moins que la balance des inconvénients pour les parties est sauvegardée par ce court délai, ce qui apparait au comité comme étant un facteur atténuant.
  5.            D’autre part, Me Dion n’a pas d’antécédents déontologiques; du moins en semblable matière ce qui est également un facteur atténuant.
  6.            Il est indéniable qu’il appert qu’elle a voulu porter conseil et assistance à une partie qui n’est pas représentée par avocat et qui n’a aucune compréhension du processus juridique auquel elle fait face par rapport à une partie qui semble avoir une certaine expérience devant le TAL.
  7.            Toutefois, lorsqu’elle franchit la limite de son devoir, pour verser dans le conseil, elle porte préjudice à l’institution qu’est le Tribunal administratif du logement et en la confiance du public envers cette institution et même plus, envers la justice administrative.
  8.            C’est toute l’intégrité de notre système de justice administrative qui est en jeu lorsqu’un juge administratif tend vers le conseil et dépasse son devoir de secours et d’assistance.
  9.            Certes, il est important d’assister les parties, de les accompagner dans le processus de l’audience et le décorum à suivre, de déterminer l’objet du litige, de les instruire quant au fardeau de preuve. Les conseiller porte préjudice à l’impartialité des institutions que sont les tribunaux administratifs.
  10.            La récente affaire Dugré du Conseil canadien de la magistrature rappelle qu’il s’agit de jauger l’impact des faits révélés par l’enquête sur la confiance du public selon une norme tout aussi objective, soit du point de vue d’une personne réfléchie et non une personne aux réactions émotives, mal informée sur les circonstances d’une affaire ou en désaccord avec les valeurs fondamentales de notre société[18].
  11.            Vu les motifs ci-dessus exposés, le comité conclut qu’il s’agit d’actes répréhensibles dont la gravité est suffisante aux yeux d’une personne raisonnable et bien informée pour porter atteinte à l’honneur, la dignité et l’intégrité de la charge de juge administratif et du Tribunal administratif du logement et ainsi ébranler la confiance du public dans le système de justice administrative.

 

Par ces motifs le comité d’enquête:

 

Déclare fondée la plainte à l’égard de Me Amélie Dion, juge administrative;

 

Recommande au Conseil de la justice administrative d’adresser une réprimande à la juge administrative, Me Amélie Dion, pour son manquement déontologique.

 

 

 

 

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Me Sylvain Bourassa

Président du comité d'enquête

 

 

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M. Jean Dionne

 

 

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Me Stéphan Samson

 

 

Avocat du juge administratif :     Me Frédéric Sylvestre

        SYLVESTRE AVOCATS INC.

 


[1] Plainte déposée le 10 août 2023; déclarée recevable par le CERP le 6 mai 2024. Le présent comité d’enquête est constitué le 16 mai 2024.

[2] Audiences tenues les 12 juillet et 25 août 2023.

[3] RLRQ, chapitre T-15.01, article 59.

[4] Voir la proposition du comité d’enquête en date du 17 juin 2024 et l’acceptation de Me Dion en date du 27 juin 2024.

[5] Observations reçues le 23 août 2024; représentations et sources reçues le 13 septembre 2024.

[6] Loi sur la justice administrative, RLRQ, chapitre J-3, article 190.

[7] Code de déontologie des membres du Tribunal administratif du logement, RLRQ, c.T-15.01, r.1 articles 2, 3, 6 et 8

[8] Gallup c. Duchesne, CM-8-95-80 et Lamoureux et L’Écuyer, CM-8-95-83.

[11] Audience tenue le 12 juillet 2023.

[12] Pièce C-07, minutes 00 :11 :10 et ss. de la piste 2 du 12 juillet 2023.

[13] Pièce C-07, minutes 00 :14 :20 et ss. de la piste 2 du 12 juillet 2023.

[14] Pièce C-07, minutes 00 :23 :30 et ss. de la piste 2 de l’audience du 12 juillet 2023.

[15] Audience tenue le 25 aout 2023.

[16] Pièce C-09, minutes 00 :29 :45 et ss. de la piste 1 de l’audience du 25 aout 2023.

[17] Pièce C-09, minutes 00 :34 :10 et ss. de la piste 1 de l’audience du 25 aout 2023.

[18] Dugré, CCM 18-0301, CCM 18-0318, CCM 19-0014, CCM 19-0358, CCM 19-0372 et CCM 190392, paragr. 667.

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