Entreprises LT ltée c. Gestion Michel Lagacé inc. | 2023 QCCA 1368 | ||||
COUR D’APPEL | |||||
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CANADA | |||||
PROVINCE DE QUÉBEC | |||||
GREFFE DE
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N° : | |||||
(200-17-027822-188) | |||||
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DATE : | 2 novembre 2023 | ||||
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LES ENTREPRISES L.T. LTÉE | |||||
PIERRE LAGACÉ | |||||
CAROL LAGACÉ | |||||
APPELANTS – défendeurs | |||||
c. | |||||
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GESTION MICHEL LAGACÉ INC. | |||||
MICHEL LAGACÉ | |||||
INTIMÉS – demandeurs | |||||
et | |||||
LES IMMEUBLES LAGACÉ INC. | |||||
ASPHALTE LAGACÉ LTÉE | |||||
GESTION PIERRE LAGACÉ INC. | |||||
GESTION C. LAGACÉ INC. | |||||
MISES EN CAUSE – défenderesses | |||||
et | |||||
LADUFO (2009) INC. | |||||
MISE EN CAUSE – mise en cause | |||||
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[1] Les appelants se pourvoient contre un jugement rendu le 7 octobre 2021 par la Cour supérieure, district de Québec (l’honorable Nancy Bonsaint), accueillant l’action des intimés pour redressement d’abus et d’iniquité et ordonnant le rachat des actions de ces derniers à leur juste valeur marchande, que la juge fixe à 27 633 333 $.
[2] Pour les motifs du juge Bachand, auxquels souscrivent les juges Levesque et Ruel, LA COUR :
[3] ACCUEILLE l’appel en partie, sans frais de justice vu le sort mitigé de l’appel;
[4] INFIRME en partie le jugement entrepris; et, procédant à rendre le jugement qui aurait dû être rendu;
[5] REMPLACE le paragraphe [577] du jugement entrepris par le suivant :
[577] ORDONNE aux défendeurs Pierre Lagacé, Carol Lagacé et Les Entreprises L.T. ltée d’acheter les actions détenues par les demandeurs dans le capital-actions d’Entreprises L.T. et d’Immeubles Lagacé inc. à la somme de 19 300 000 $ sans escompte de minoritaire ou de faible négociabilité, avec intérêts au taux légal additionné de l’indemnité additionnelle prévue à l’article
[6] DÉCLARE que les offres réelles et consignation du 8 avril 2022 sont bonnes, valables et opposables aux intimés.
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| JACQUES J. LEVESQUE, J.C.A. | |
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| SIMON RUEL, J.C.A. | |
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| FRÉDÉRIC BACHAND, J.C.A. | |
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Me Guy C. Dion | ||
Me Louis Carrière | ||
FASKEN MARTINEAU DUMOULIN | ||
Pour les appelants | ||
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Me Félix Antoine Pinard-Beaudoin | ||
Me Frédérique Lessard | ||
Me Samuel Massicotte | ||
STEIN MONAST | ||
Pour les intimés | ||
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Date d’audience : | 6 juin 2023 | |
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MOTIFS DU JUGE BACHAND |
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[7] Les appelants se pourvoient contre un jugement de la Cour supérieure accueillant l’action des intimés pour redressement d’abus et d’iniquité au sens des articles
[8] L’objet du débat en appel est assez circonscrit, car il porte principalement sur la valeur marchande des actions des intimés, le calcul du prix de rachat ainsi que sur certaines questions incidentes susceptibles d’avoir un impact sur ce prix. La raison tient au fait que, dans un arrêt rendu en février 2022, la Cour a rejeté sommairement les autres moyens avancés par les appelants au motif qu’ils ne mettaient en lumière aucune erreur susceptible de justifier son intervention[2]. Est également en litige la validité d’offres réelles et consignation faites par les appelants durant l’instance d’appel.
[9] Si l’objet du débat en appel est relativement limité, l’enjeu financier, lui, est de taille. En effet, les appelants demandent à la Cour de fixer le prix de rachat des actions des intimés à 12,4 M$, de sorte que la valeur de l’objet du litige en appel est de plus de 15 M$.
[10] Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis qu’il y a lieu d’accueillir l’appel à la seule fin de revoir à la baisse la valeur marchande des actions des intimés, de manière à ce qu’elle soit fixée à 19,3 M$. J’estime par ailleurs que les arguments des appelants portant sur les questions incidentes susceptibles d’avoir un impact sur le prix de rachat sont sans mérite. Enfin, je conclus à la validité des offres réelles faites par les appelants durant l’instance d’appel.
I. Mise en contexte
[11] Le contexte de l’affaire, que la juge de première instance a très bien présenté aux paragraphes [15] à [119] de son jugement particulièrement fouillé, peut être résumé de la manière suivante aux fins du présent pourvoi.
[12] L’appelante (« Entreprises LT ») est une société régie par la L.s.a. Elle a été fondée par les parents des trois protagonistes de cette affaire — les appelants Pierre et Carol Lagacé et leur frère Michel, intimé en l’instance.
[13] Les principales activités d’Entreprises LT consistent en la fabrication et la vente de béton, d’asphalte, de pierre et de sable, ainsi que le déneigement municipal et provincial. Elle possède et exploite des carrières et sablières où se trouvent les matières premières nécessaires à ses activités : il s’agit des sites de Saint-Joachim, de Saint‑Louis-de-Gonzague et de L’Ange-Gardien. Il est acquis au débat que les matières premières exploitables (« MPE ») s’y trouvant sont essentielles à sa pérennité.
[14] Les mises en cause sont d’autres sociétés faisant partie de l’entreprise familiale.
[15] Au moment où le litige prend naissance, les frères Lagacé détiennent à parts égales — par l’entremise de leurs sociétés de gestion — toutes les actions d’Entreprises LT, dont ils sont également les seuls administrateurs. La convention entre actionnaires applicable, signée en 2001 et modifiée en 2004, prévoit notamment certaines exigences liées au travail de chacun au sein de la société, ainsi que les répercussions du décès et du retrait volontaire ou forcé d’un des actionnaires.
[16] À partir de 2015, les frères Lagacé commencent à discuter du transfert d’Entreprises LT à la prochaine génération. Les enfants de deux d’entre eux — Michel et Pierre — sont les principaux intéressés, notamment parce qu’ils y travaillent depuis plusieurs années. La discussion tourne cependant au vinaigre et le conflit atteint son point culminant lorsque, à la suite du départ de son fils et du congédiement de sa fille, Michel Lagacé est exclu du conseil d’administration de la société. Cet événement est survenu après que Pierre et Carol Lagacé eurent déterminé que leur frère Michel ne s’acquittait pas adéquatement de son obligation de travailler activement au sein de la société.
[17] L’affaire se judiciarise en mai 2018, alors que Michel Lagacé et sa société de gestion intentent une action contre les appelants.
[18] À la suite d’un procès d’une durée de 16 jours, la juge conclut, au terme d’une analyse minutieuse de la preuve, que Pierre et Carol Lagacé ont agi de manière abusive et inéquitable envers leur frère Michel. Puis, exerçant le large pouvoir discrétionnaire que lui confère l’article 451 L.s.a., elle ordonne aux appelants de racheter les actions des intimés à leur juste valeur, laquelle est établie — sans escompte de minoritaire — à 27 633 333 $. Elle ordonne également aux appelants de payer, en sus de cette somme, des intérêts au taux légal majoré de l’indemnité additionnelle prévue à l’article
[19] En raison de l’objet du débat en appel, il convient d’examiner de plus près le raisonnement de la juge sur la question de la valeur des actions des intimés.
[20] Il importe de souligner d’emblée que seuls les intimés ont produit des éléments de preuve traitant — du moins, directement — de la valeur marchande des actions. La raison tient au fait que les appelants plaidaient que, dans l’éventualité où la juge conclurait, premièrement, qu’ils avaient agi de manière abusive et inéquitable et, deuxièmement, que la réparation appropriée consisterait en une ordonnance de rachat des actions des intimés, le prix devait être fixé en fonction de leur valeur comptable et non de leur valeur marchande.
[21] La preuve administrée par les intimés consiste en deux expertises. La première émane du comptable Jean Blouin, qui présente deux méthodes d’évaluation tenant compte, entre autres données, de la valeur des MPE se trouvant dans les carrières et sablières d’Entreprises LT.
[22] La première méthode, qu’il privilégie, est celle de la capitalisation du flux monétaire caractéristique. En l’appliquant, M. Blouin juge notamment nécessaire de prévoir un escompte de 25 % afin de tenir compte de coûts additionnels liés à la conservation des MPE, lesquels, de par leur nature, ne sont pas des actifs liquides. Au final, il estime que la valeur marchande des actions des intimés est d’environ 32 M$.
[23] La seconde méthode d’évaluation prise en considération par M. Blouin, celle de l’actif net redressé, le conduit à un résultat similaire.
[24] Étant donné que la valeur des MPE que possède Entreprises LT est fonction de leur quantité, M. Blouin s’appuie sur les calculs préparés par le second expert mandaté par les intimés, l’arpenteur-géomètre Denis L. Tremblay. À partir de l’expertise réalisée par ce dernier, M. Blouin détermine qu’Entreprises LT possède actuellement 295M de tonnes métriques de MPE.
[25] À l’instar de M. Blouin, la juge conclut que la méthode de la capitalisation du flux monétaire caractéristique est celle qui doit être privilégiée afin d’évaluer la valeur marchande des actions des intimés. Puis, après avoir indiqué que — selon sa compréhension — l’expertise de M. Tremblay était fondée sur la prémisse que les carrières et sablières contenaient des MPE jusqu’à une profondeur de 300 pieds, la juge constate que cette prémisse ne trouve aucun appui dans la preuve au dossier. S’appuyant sur le rapport de granulométrie produit sous la cote D-21, elle constate que des MPE se trouvent plutôt jusqu’à une profondeur d’environ 150 pieds, et ce, sur l’ensemble des trois sites.
[26] Partant de ce constat, la juge décide de recalculer la valeur des actions des intimés, tout en continuant à faire appel à la méthode de la capitalisation du flux monétaire caractéristique. Compte tenu de sa conclusion relative à la profondeur jusqu’à laquelle se trouvent des MPE, elle procède en doublant l’escompte appliqué par M. Blouin afin de le faire passer de 25 % à 50 %. C’est ainsi qu’elle arrive à la conclusion que la valeur marchande des actions des intimés est de 27 633 333 $.
[27] Par ailleurs, la juge rejette la prétention des appelants selon laquelle il y aurait lieu d’effectuer une déduction additionnelle afin de tenir compte de sommes totalisant 1,6 M$ que Michel Lagacé a reçues à titre de dividendes après le 31 mars 2018, qui est la date convenue par les parties comme étant celle à laquelle les actions d’Entreprises LT doivent être évaluées. Selon la juge, M. Lagacé avait droit à ces dividendes étant donné qu’il était alors toujours actionnaire d’Entreprises LT. Elle ajoute que, puisque les dividendes servaient en grande partie à payer de coûteuses primes d’assurance-vie dues par les trois actionnaires, il serait injuste que M. Lagacé ait à les rembourser.
[28] Durant l’instance d’appel, les appelants reconnaissent devoir aux intimés la somme de 12,4 M$ ainsi que des intérêts au taux prévu dans la convention entre actionnaires, calculés à compter du 31 mars 2018. Dans la foulée de cette concession, ils font des offres réelles, puis consignent auprès d’une société de fiducie la somme de 13 000 212,35 $, et ce, en date du 8 avril 2022. Les intimés contestent la validité de ces offres réelles et consignation au motif qu’elles ne respectent pas les exigences énoncées dans les dispositions pertinentes du Code civil du Québec et du Code de procédure civile. Ils sont donc d’avis que la consignation par les appelants de ces quelque 13 M$ n’a pas eu pour effet de les libérer du paiement des intérêts pour l’avenir.
II. Questions en litige
[29] Ce pourvoi soulève six questions :
a) La juge a-t-elle commis une erreur révisable en fixant la valeur marchande des actions des intimés à 27 633 333 $?
b) Le cas échéant, la Cour devrait-elle retourner le dossier en première instance ou devrait-elle plutôt fixer elle-même cette valeur?
c) La juge a-t-elle commis une erreur révisable en refusant d’effectuer une déduction afin de tenir compte des dividendes reçus par l’intimé Michel Lagacé après le 31 mars 2018?
d) La juge a-t-elle commis une erreur révisable en ordonnant le paiement d’intérêts au taux légal majoré de l’indemnité additionnelle prévue à l’article
e) La juge a-t-elle commis une erreur révisable en ne tenant pas compte de la capacité de payer des appelants?
f) Les offres et consignation effectuées par les appelants durant l’instance d’appel sont-elles valides?
III. Analyse
[30] Je débute en abordant la question au cœur du pourvoi, soit celle de savoir si la juge a commis une erreur révisable en fixant la valeur marchande des actions des intimés à 27 633 333 $. La détermination de cette valeur soulevant une pure question de fait, la retenue est de mise : ainsi, la Cour ne peut intervenir que si l’analyse de la juge s’avère entachée d’une erreur manifeste et déterminante.
[31] Soit dit avec beaucoup d’égards, j’estime que c’est le cas.
[32] La juge a eu raison de conclure que les évaluations proposées par M. Blouin ne tenaient pas la route. Comme je l’ai indiqué plus haut, M. Blouin a déterminé la valeur des MPE que possède Entreprises LT en s’appuyant sur les calculs de volumétrie préparés par M. Tremblay. Toutefois, comme ce dernier l’a reconnu lors de l’instruction au fond, ses calculs n’ont trait qu’au volume total des carrières et sablières d’Entreprises LT et non à la quantité de MPE qu’elles contiennent. D’aucune manière ne s’est-il attardé à la composition des sols des trois sites, ce qui s’explique sans doute par le fait qu’il est arpenteur-géomètre et non géologue. Ainsi, les évaluations de M. Blouin se fondent sur une prémisse ne trouvant aucun appui dans la preuve au dossier, soit que les carrières et sablières d’Entreprises LT sont composées en totalité de MPE. Les parties reconnaissent d’ailleurs que, pour déterminer avec précision la quantité de MPE détenues par l’entreprise, il aurait fallu — entre autres choses — qu’un géologue effectue une série de sondages sur les trois sites.
[33] Les appelants ont toutefois raison d’affirmer que la juge a commis une erreur manifeste en s’appuyant sur le rapport de granulométrie D-21 — rapport qu’elle considère être « la seule preuve se rapprochant de la réalité du terrain »[3] — pour conclure que les trois carrières et sablières d’Entreprises LT contiennent des MPE jusqu’à une profondeur d’environ 150 pieds. Le rapport D-21 ne soutient aucunement ce constat. D’abord — et comme le reconnaissent les intimés —, il ne concerne que la composition du sol relativement à une infime partie du site de Saint-Joachim, de sorte qu’il ne nous apprend rien sur la composition du sol ailleurs sur ce site ni sur la composition des sols des deux autres sites. Ensuite, le rapport D-21 fait état de la présence de MPE jusqu’à une profondeur de 132 pieds à un seul des endroits sondés, et la juge n’explique pas pourquoi elle retient plutôt une profondeur de 150 pieds.
[34] Je suis d’accord avec les appelants que la juge a également erré de manière manifeste à l’étape suivante de son analyse, lorsqu’elle a déduit de son constat quant à la présence de MPE jusqu’à une profondeur de 150 pieds qu’il fallait, aux fins du calcul de la valeur marchande des actions des intimés, réduire de moitié les quantités de MPE retenues par M. Blouin. Si la juge a fait cette déduction, c’est parce que, selon sa compréhension, M. Tremblay avait calculé le volume des carrières et sablières en fonction d’une profondeur moyenne de 300 pieds. Or, cette prémisse est inexacte. M. Tremblay a plutôt calculé le volume des sites à partir de données relatives à leur profondeur qui varient d’environ 276 pieds à environ 602 pieds et dont la plupart sont nettement supérieures à 300 pieds. En outre, rien dans son rapport ni dans son témoignage ne permet de constater qu’il a basé ses calculs sur une profondeur moyenne de 300 pieds. Dans les circonstances, force est de constater que la preuve au dossier n’appuie pas le constat selon lequel les évaluations réalisées par M. Blouin sont fondées sur la présence de MPE jusqu’à une profondeur de 300 pieds sur toute la superficie des trois sites.
[35] La juge a commis une autre erreur manifeste lorsqu’elle a choisi de recalculer la valeur des actions des intimés, non pas en ajustant les quantités de MPE détenues par Entreprises LT, mais plutôt en doublant l’escompte appliqué par M. Blouin pour le faire passer de 25 % à 50 %. Comme les appelants le soulignent à juste titre, la juge a considéré que réduire de moitié les quantités de MPE et doubler l’escompte revenait essentiellement au même. Or, il n’en est rien. Premièrement — et comme je l’ai souligné plus haut —, l’escompte de 25 % a été appliqué par M. Blouin afin de tenir compte de coûts additionnels liés à la conservation des MPE, lesquels, de par leur nature, ne constituent pas des actifs liquides; l’escompte n’a donc rien à voir avec la quantité de MPE détenues par Entreprises LT. Deuxièmement, les appelants ont démontré de manière convaincante que recalculer la valeur des actions des intimés en doublant l’escompte plutôt qu’en réduisant de moitié la quantité de MPE conduisait à des résultats radicalement différents, soit 27 633 333 $ dans le premier cas et 18,1 M$ dans le second — un écart de plus de 9,5 M$[4].
[36] En somme, j’estime que la conclusion de la juge fixant la valeur marchande des actions des intimés à 27 633 333 $ ne résiste pas à l’analyse.
[37] Compte tenu des lacunes que comportent les expertises des intimés, de l’absence de contre-expertises sur la valeur marchande de leurs actions et de l’importance de l’enjeu financier, la Cour a évoqué lors de l’audience la possibilité de retourner le dossier en première instance dans l’éventualité où elle conclurait que l’analyse de la juge était entachée d’une erreur révisable. La Cour se demandait notamment s’il ne serait pas souhaitable de donner à la juge l’occasion de mandater un expert, comme le permet l’article
[38] Les parties ont répondu qu’elles ne souhaitaient pas que le dossier soit retourné en Cour supérieure. Elles ont plutôt exprimé le souhait que, dans l’éventualité où elle estimerait nécessaire d’intervenir, la Cour tranche le litige une fois pour toutes. Les appelants ont alors réitéré la position énoncée dans leur mémoire selon laquelle le dossier contenait suffisamment de preuves circonstancielles pour permettre à la Cour, une fois les expertises des intimés écartées, de fixer le prix de rachat des actions de ces derniers à 12,4 M$ — soit 14 M$ moins les dividendes totalisant 1,6 M$ versés à Michel Lagacé après le 31 mars 2018. Quant aux intimés, ils ont présenté une position de repli invitant la Cour à faire elle-même certains ajustements dans les calculs effectués par M. Blouin, lesquels ajustements auraient pour effet de réduire le prix de rachat de leurs actions à environ 21 M$.
[39] À la réflexion, j’estime toutefois que ni l’une ni l’autre de ces positions ne mérite d’être retenue.
[40] Celle des appelants doit être écartée, car les preuves circonstancielles sur lesquelles elle repose ont une force probante beaucoup trop faible.
[41] Les éléments de preuve en question sont composés d’une lettre qu’un tiers, Construction DJL inc. (« DJL »), a envoyée à Entreprises LT en novembre 2019[5] ainsi que d’une déclaration sous serment signée par l’auteur de cette lettre en août 2020. Ces documents indiquent que DJL était alors d’avis que la valeur totale d’Entreprises LT était de 35 M$, mais qu’elle reconnaissait par ailleurs que l’entreprise pouvait valoir jusqu’à 42 M$. C’est à partir de ce montant de 42 M$ que les appelants arrivent au montant de 14 M$ (42 M$ ÷ 3 = 14 M$), duquel devraient être déduits, ajoutent-ils, les dividendes reçus par Michel Lagacé (14 M$ - 1,6 M$ = 12,4 M$).
[42] Or — et comme le soulignent à juste titre les intimés —, la lettre de DJL, qui tient en une seule page, ne constitue qu’une simple « confirmation de [son] intérêt potentiel » à acquérir les actifs ou les actions d’Entreprises LT. Elle précise en outre que la valeur de 35 M$ qui y est indiquée ne constitue qu’une « valorisation préliminaire » qui est « évidemment sujette à des revues diligentes, notamment des états financiers et de l’entièreté des actifs de la Société »[6]. Qui plus est, un des appelants, Pierre Lagacé, a répondu à DJL qu’il trouvait la valeur évoquée par cette dernière trop basse.
[43] Dans les circonstances, je suis d’avis que la lettre de DJL et la déclaration sous serment l’accompagnant ne sont d’aucune utilité pour fixer la valeur marchande des actions des intimés.
[44] Qu’en est-il de la position de repli proposée par les intimés?
[45] Elle consiste en une modification de l’analyse que M. Blouin a effectuée en faisant appel à la méthode de la capitalisation du flux monétaire caractéristique. Plus exactement, les intimés invitent la Cour à recalculer la valeur d’Entreprises LT qu’il a dégagée à la page 37 de son rapport en modifiant le montant indiqué au poste intitulé « Valeur du sable et de la pierre excédentaire » : la valeur de 37,459 M$ qu’il a retenue serait remplacée par la valeur de 4,986 M$ qui — aux dires des intimés — aurait fait l’objet d’une admission par les appelants dans leur mémoire. Ainsi recalculée, la valeur d’Entreprises LT serait établie à environ 63 M$ et celle des actions des intimés à tout près de 21 M$ (63 ÷ 3 = 21 M).
[46] Pour bien analyser la position de repli des intimés, il importe de comprendre que les 37,459 M$ retenus par M. Blouin représentent la valeur des 170M de tonnes métriques de MPE qu’Entreprises LT posséderait toujours après 125 années d’opération. Ce constat d’un excédent de 170M de tonnes métriques est fondé sur deux hypothèses. La première est qu’Entreprises LT utilisera 125M de tonnes métriques de MPE au cours des 125 prochaines années. La seconde hypothèse est qu’Entreprises LT dispose actuellement de 295M de tonnes métriques de MPE (125M + 170M = 295M). Or, comme on l’a vu plus haut, cette seconde hypothèse ne trouve aucunement appui dans la preuve : elle repose plutôt sur une confusion entre la volumétrie totale des carrières et sablières d’Entreprises LT et la quantité de MPE qui s’y trouvent actuellement.
[47] La proposition des intimés de remplacer le montant de 37,459 M$ retenu par M. Blouin par le montant de 4,986 M$ est fondée sur la prémisse qu’Entreprises LT possède 147M de tonnes métriques de MPE, ce qui voudrait dire que la moitié des matières se trouvant actuellement dans ses carrières et sablières constituerait des MPE, et que la quantité de MPE excédentaires seraient de 22M et non de 170M de tonnes métriques (147M – 125M = 22M). Les intimés ont cependant tort d’affirmer que ces chiffres ont fait l’objet d’admissions par les appelants. S’il est vrai que, dans leur mémoire, ces derniers ont refait l’analyse de M. Blouin en retenant le montant de 4,986 M$ pour le poste consacré à la « Valeur du sable et de la pierre excédentaire »[7], ils l’ont fait de manière purement hypothétique et dans le seul but de démontrer que la juge de première instance avait eu tort de penser que réduire de moitié les quantités de MPE et doubler l’escompte revenaient au même.
[48] Les positions de part et d’autre comportant toutes deux des failles majeures, que faire?
[49] Deux options s’offrent à la Cour. La première serait de passer outre à la volonté des parties et de retourner le dossier en Cour supérieure. La seconde serait de recalculer la valeur marchande des actions des intimés après avoir déterminé, de manière forcément approximative, la quantité de MPE se trouvant actuellement dans les sablières et carrières d’Entreprises LT.
[50] À mon avis, la seconde option est celle que la Cour devrait privilégier. Certes, il peut sembler hasardeux de statuer sur la quantité de MPE en l’absence d’éléments de preuve à la fois précis et probants, surtout compte tenu de l’enjeu financier du présent pourvoi. Toutefois, en insistant pour que le litige soit tranché une fois pour toutes à ce stade-ci, les parties — qui sont représentées de part et d’autre par des avocats chevronnés — doivent être considérées comme ayant accepté que la Cour fixe la valeur marchande des actions des intimés après avoir déterminé de manière approximative la quantité de MPE se trouvant actuellement dans les carrières et sablières d’Entreprises LT. En outre, et comme la Cour l’a rappelé en 2020, « l’évaluation de la valeur d’actions n’est limitée par aucune formule mathématique ou d’affaires et est laissée à la discrétion du juge des faits »[8], et c’est justement dans cette position de juge des faits que la Cour se retrouve dans la présente affaire.
[51] En procédant à cet exercice d’approximation, il faut d’abord garder à l’esprit qu’il ressort du dossier — et de l’ampleur qu’a prise cette affaire — que les carrières et sablières d’Entreprises LT contiennent certainement d’importantes quantités de MPE dont la valeur se situe, en toute vraisemblance, non pas dans les millions de dollars, mais plutôt dans les dizaines de millions de dollars. Un élément particulièrement probant, parmi d’autres : l’appelant Pierre Lagacé a affirmé lors de l’instruction au fond qu’à l’époque d’une transaction conclue une dizaine d’années auparavant, l’entreprise possédait des matières premières lui permettant d’assurer sa pérennité « pour des années à venir, des centaines d’années à venir, les 50, 75 ans, 100 ans à venir »[9]. On comprend donc pourquoi la juge a constaté ce qui suit dans un extrait de son jugement qui n’est pas attaqué en appel :
[487] D’ailleurs, Pierre reconnaît cet aspect vital à l’entreprise de différentes manières, que ce soit par son refus que cette partie de l’entreprise soit scindée et gérée par Michel, par sa reconnaissance que le sable à la carrière et sablière de Saint-Joachim était « excessivement propre et de bonne qualité », en évoquant que ces matériaux, « c’est le sang dans nos veines » et en reconnaissant que « la pérennité était assurée avec les matières premières qu’on avait ». Ainsi, il est incontestable que ces matériaux ont une grande valeur monétaire et le Tribunal doit tenir compte de cette valeur au moment de calculer la valeur des actions.
[52] Ces constats conduisent à la conclusion que la valeur des actions des intimés est très probablement beaucoup plus élevée que les 14 M$ que les appelants demandent à la Cour de retenir[10]. En effet, l’analyse que M. Blouin a effectuée en faisant appel à la méthode de l’actif net redressé[11] montre que, pour arriver à un montant de 14 M$, il faudrait accorder une valeur d’à peine 8,6 M$ aux MPE actuellement détenues par Entreprises LT[12]. Cette prémisse me semble irréaliste.
[53] Le deuxième élément qui retient mon attention est la concession que les intimés ont faite en présentant leur position de repli, laquelle est fondée sur une quantité de MPE actuellement disponibles nettement moins élevée que les 295M de tonnes métriques retenues par M. Blouin. Plus exactement, les intimés ont invité la Cour à retenir une quantité de 147M de tonnes métriques, laquelle correspond à près de la moitié de la volumétrie totale calculée par M. Tremblay (147M ÷ 295M = 49,3 %). Or, les intimés devaient savoir que ce chiffre était gonflé, car il incluait 22M de tonnes métriques de MPE excédentaires dont ils ne pouvaient raisonnablement croire qu’elles avaient fait l’objet d’une admission par les appelants. J’en conclus que, de leur point de vue, il serait raisonnable de recalculer la valeur marchande de leurs actions en fonction d’une quantité de MPE actuellement disponibles de 125M de tonnes métriques, ce qui correspondrait à un peu plus de 40 % de la volumétrie totale calculée par M. Tremblay (125M ÷ 295M = 42,4 %). En effectuant ce recalcul en faisant appel à la méthode de la capitalisation du flux monétaire caractéristique privilégiée par M. Blouin[13], on arrive à une valeur qu’il y a lieu d’arrondir à 19,3 M$[14].
[54] Le troisième élément que j’estime pertinent aux fins de l’analyse est que les appelants n’ont présenté aucun argument tendant à démontrer qu’il serait déraisonnable d’estimer la valeur des actions des intimés en utilisant comme prémisse une quantité de MPE actuellement disponibles de 125M de tonnes métriques.
[55] Enfin, aucun élément du dossier ne me porte croire qu’il serait nettement préférable de retenir une valeur se situant entre celle que je viens d’identifier et les 14 M$ proposés par les appelants.
[56] Dans les circonstances, j’estime que la valeur marchande des actions des intimés devrait être fixée à 19,3 M$.
[57] En première instance, les appelants ont plaidé que la valeur marchande des actions des intimés devait être ajustée à la baisse en raison des dividendes totalisant 1,6 M$ que Michel Lagacé a reçus après le 31 mars 2018. Voici comment la juge a traité de cette question :
- La déduction des dividendes reçus après le congédiement
[539] Les défendeurs allèguent que depuis le congédiement pour démission présumée de Michel, le 20 avril 2018, ce dernier est demeuré administrateur de l’entreprise et qu’il a reçu des dividendes totalisant 1,6M$, qui doivent être déduites des sommes qui seraient accordées aux demandeurs en guise de remède.
[540] En effet, Michel a reçu des dividendes de 1,6M$, soit 200 000$ le 2 octobre 2018, 500 000$ le 19 avril 2019, 18 septembre le 18 septembre 2019 et 600 000 le 23 mars 2020, donc depuis la fin d’emploi du demandeur (20 avril 2018).
[541] Le Tribunal conclut que dans la mesure où Michel était toujours actionnaire de l’Entreprise, au moment où les dividendes furent versées, il avait droit à ces dividendes et il serait injuste de lui demander de les rembourser, surtout car il est établi par la preuve que les dividendes servaient substantiellement à payer la police d’assurance-vie dont les primes sont substantielles.
[542] Le Tribunal rejette cette demande de déduction de 1,6M$ des défendeurs.
[Renvois omis]
[58] Les appelants sont d’avis que ce raisonnement est entaché d’erreurs révisables. Ils insistent d’abord sur le fait que le paiement de dividendes a forcément eu un impact sur la trésorerie de l’entreprise et, partant, sur la valeur de ses actions : il serait donc illogique d’évaluer les actions des intimés à une date antérieure au paiement des dividendes sans tenir compte de leur impact sur la trésorerie, car cela conduirait à une situation s’assimilant à une double indemnisation ou encore à un enrichissement injustifié. Les appelants ajoutent qu’au moment où les dividendes ont été versés, Michel Lagacé avait déjà demandé le rachat de ses actions, de sorte que son statut était passé de celui d’actionnaire d’Entreprises LT à celui de créancier de cette dernière. Ils notent au passage que, s’ils avaient tort et que M. Lagacé avait préservé son statut d’actionnaire, il faudrait à tout le moins que la Cour intervienne afin de faire courir les intérêts et l’indemnité additionnelle à compter de la date du dernier versement de dividendes (23 mars 2020) plutôt qu’à la date de l’assignation (22 mai 2018). Enfin, les appelants sont d’avis que le constat de la juge selon lequel les dividendes « servaient substantiellement à payer la police d’assurance-vie dont les primes sont substantielles » ne trouve aucun appui dans la preuve.
[59] Les appelants ne me convainquent pas que la Cour devrait intervenir à l’égard de ce volet du litige.
[60] D’abord, les appelants — qui n’ont jamais protesté au moment où les dividendes ont été versés — ont tort d’affirmer que Michel Lagacé a nécessairement perdu son statut d’actionnaire à partir du moment où il a demandé le rachat de ses actions[15]. Ils ont également tort d’affirmer que le constat de la juge selon lequel les dividendes servaient « substantiellement » à payer les primes d’assurance-vie ne trouve aucun appui dans la preuve.
[61] Pour le reste, j’estime que les arguments des appelants se heurtent au principe, rappelé plus haut, selon lequel l’évaluation de la valeur des actions d’une société n’est limitée par aucune formule mathématique ou d’affaires, les juges de première instance jouissant d’une discrétion très large lorsqu’ils sont appelés à fixer la juste valeur d’actions faisant l’objet d’une ordonnance de rachat aux termes de l’article 451 L.s.a.[16]. Il s’ensuit que la Cour n’a pas à refaire l’analyse de ce volet du dossier de novo et qu’elle ne saurait intervenir à moins d’être convaincue que la juge a exercé son pouvoir discrétionnaire d’une manière manifestement injuste à la lumière de toutes les circonstances pertinentes — lesquelles comprennent, il va sans dire, le comportement abusif et inéquitable dont les intimés ont été victimes. Les appelants n’ont pas réussi à faire cette démonstration.
[62] En somme, je suis d’avis que la Cour ne devrait pas déduire de la valeur des actions des intimés le 1,6 M$ que Michel Lagacé a reçu à titre de dividendes après le 31 mars 2018.
[63] J’aborde maintenant le moyen des appelants selon lequel la juge a commis une erreur révisable en leur ordonnant de payer des intérêts au taux légal majoré de l’indemnité additionnelle prévue à l’article
[64] Leur premier argument est que toute condamnation les visant devrait porter intérêt au taux prévu dans la convention entre actionnaires, soit « le taux moyen offert à la date de rachat par les institutions financières canadiennes sur les certificats de dépôt garanti pour un terme de cinq (5) ans »[17].
[65] Cet argument n’est pas fondé. Les dispositions de la convention auxquelles les appelants font référence se trouvent dans des sections traitant du rachat des actions d’un actionnaire à leur valeur comptable à la suite de son retrait volontaire, de son congédiement pour cause juste et suffisante ou encore de sa retraite. Comme la juge de première instance l’a très bien expliqué, notamment en abordant la question des attentes raisonnables des intimés[18], les mécanismes de rachat d’actions prévus dans la convention n’ont aucunement vocation à s’appliquer dans un contexte de comportement abusif et inéquitable au sens des articles 450 et s. L.s.a. Elles n’ont donc pu créer des attentes raisonnables que la juge aurait été tenue de prendre en considération en fixant les modalités de paiement du prix de rachat des actions des intimés.
[66] En second lieu, les appelants plaident que la juge ne pouvait les condamner à payer aux intimés une indemnité additionnelle appliquée sur le prix de rachat des actions, car, selon eux, cette indemnité ne pouvait être appliquée qu’aux intérêts auxquels les intimés ont droit. Ils estiment que leur position trouve appui dans un jugement de la Cour du Québec privilégiant une interprétation littérale de l’article
[67] Les appelants ont tort. La question de savoir si l’indemnité additionnelle prévue à l’article
[32] Art.
[Soulignements dans le texte original]
Dans un arrêt qui n’est pas cité dans le jugement de la Cour du Québec sur lequel les appelants s’appuient, la Cour est intervenue au motif que le juge avait eu tort de concevoir de manière aussi étroite la portée de l’article
[10] Quant à l’appel incident, Gagnon reproche au juge de première instance d’avoir refusé de lui octroyer l’indemnité additionnelle prévue à l’article
[11] Avec égards pour le juge de première instance, en l’espèce, l’exécution tardive de l’obligation de l’appelante justifiait d’appliquer la mesure prévue à l’article
[68] Je me permets d’ajouter que la thèse avancée par les appelants est inconciliable avec l’objet de l’article
[69] D’emblée, il y a lieu de rappeler qu’à l’époque du Code civil du Bas-Canada, le législateur avait adopté deux dispositions — les articles 1056(c) et 1078.1 — visant à assurer que les taux utilisés pour calculer les intérêts accordés par les tribunaux se rapprochent de ceux du marché. Comme l’expliquent les auteurs Baudouin, Jobin et Vézina[24] :
Le taux d’intérêt légal, en période d’inflation marquée par une hausse des taux d’intérêt, peut s’avérer dérisoire. Le législateur québécois, au cours du 20e siècle, a modifié le Code civil pour permettre d’ajuster les dommages-intérêts moratoires en conséquence en allouant une « indemnité additionnelle », de façon à se rapprocher des taux d’intérêt commerciaux et de décourager les débiteurs peu scrupuleux qui, autrement, auraient avantage à retarder les procédures judiciaires de façon à profiter le plus longtemps possible de sommes placées à un taux plus avantageux. Cette modification est intervenue d’abord en matière délictuelle, puis dans le régime contractuel. Depuis la réforme du Code civil, une seule et même disposition prévoit l’indemnité additionnelle pour les deux régimes, soit l’article
[Renvois omis]
[70] Par le jeu des articles 1056c, 1077 et 1078.1 C.c.B.-C., l’ajout de l’indemnité additionnelle n’était pas limité aux ordonnances ayant pour objet des dommages-intérêts. Les tribunaux pouvaient en ordonner le paiement à l’égard de toute condamnation de nature monétaire. Ce résultat logique compte tenu de l’objectif recherché ressortait clairement du libellé même de ces dispositions :
1056c. Le montant accordé par jugement pour dommages résultant d’un délit ou d’un quasi-délit porte intérêt au taux légal depuis la date de l’institution de la demande en justice. Il peut être ajouté au montant ainsi accordé une indemnité calculée en appliquant à ce montant, à compter de ladite date, un pourcentage égal à l’excédent du taux d’intérêt fixé suivant l’article 1077. Dans les obligations pour le paiement d’une somme d’argent, les dommages-intérêts résultant du retard ne consistent que dans l’intérêt au taux légalement convenu entre les parties, ou en l’absence de telle convention, au taux fixé par la loi. […] 1078.1. Le montant accordé par jugement pour l’inexécution d’une obligation, sauf celle visée à l’article 1077, porte intérêt au taux légal ou, le cas échéant, au taux légalement convenu entre les parties, depuis la date de l’institution de la demande en justice.
Il peut être ajouté au montant ainsi accordé ou au montant accordé par jugement pour l’inexécution d’une obligation visée à l’article 1077 une indemnité calculée en appliquant à ce montant, à compter de ladite date, un pourcentage égal à l’excédent du taux d’intérêt fixé suivant l’article | 1056c. The amount awarded by judgment for damages resulting from an offence or a quasi-offence shall bear interest at the legal rate as from the date when the action at law was instituted. There may be added to the amount so awarded an indemnity computed by applying to the amount, from such date, a percentage equal to the excess of the interest rate fixed according to section 1077. The damages resulting from delay in the payment of money, to which the debtor is liable, consist only of interest at the rate legally agreed upon by the parties, or, in the absence of such agreement, at the rate fixed by law. […] 1078.1 The amount awarded by judgment for the inexecution of an obligation, except that contemplated in article 1077, bears interest at the legal rate, or, where such is the case, at the rate lawfully agreed between the parties, from the date of the institution of the action. There may be added to the amount so awarded, or to the amount awarded by judgment for the inexecution of an obligation contemplated in article 1077, an indemnity computed by applying to the amount, from such date, a percentage equal to the excess of the interest rate fixed according to section [Soulignements ajoutés] |
[71] Lors de l’adoption du Code civil du Québec, le ministre de la Justice a indiqué dans ses commentaires officiels — lesquels, rappelons-le, peuvent constituer un élément utile pour cerner l’intention du législateur[25] — que l’article
Cet article complète les précédents. Il regroupe les dispositions du second alinéa des articles 1056c et 1078.1 C.C.B.C., relatives à l’indemnité additionnelle pouvant être accordée selon la différence existant entre, d’une part, le taux d’intérêt conventionnel ou légal que portent les dommages-intérêts, et, d’autre part, le taux fixé en application de l’article
[72] Au lendemain de l’adoption du Code civil du Québec, le professeur Masse abondait dans le même sens en soulignant que « [l]e nouvel article
Les articles 1617 et 1619 visent tous deux à indemniser les créanciers privés des sommes qui leur sont dues et à inciter les débiteurs à leur remettre ces sommes promptement. L’indemnité additionnelle représente l’indemnisation d’un dommage dû au retard : Compagnie d’assurance Travelers du Canada c. Corriveau,
En période d’inflation, un taux légal de 5 % était irréaliste, parce qu’il s’écartait très substantiellement du taux commercial ou du « loyer » de l’argent qu’il était possible d’obtenir sur le marché libre. Un éventuel débiteur n’avait donc pas intérêt à acquitter sa dette à l’endroit de la victime. Il ne risquait qu’une condamnation, plusieurs années après, portant un taux d’intérêt de 5 %, alors que, pendant cette même période, il pouvait placer cette même somme à des taux représentant souvent plus du double.
(J.-L. Baudouin et P. Deslauriers, La responsabilité civile (6e éd. 2003), p. 419)
[73] La même conclusion s’impose à la lecture d’ouvrages contemporains tels ceux des auteurs Lévesque[30] et Baudouin, Jobin et Vézina[31]. Quant au professeur Gardner, il tient des propos qui sont particulièrement pertinents en l’espèce — compte tenu de la nature du recours intenté par les intimés — lorsqu’il affirme que, « [c]ontrairement à ce qu’on affirme parfois, le manquement à une obligation légale (ou statutaire) ouvre la voie au mécanisme de l’indemnité additionnelle »[32].
[74] Enfin, les intimés ont raison d’affirmer que, dans d’autres affaires de rachat d’actions dans un contexte de comportement abusif et inéquitable, la Cour n’a pas hésité à appliquer l’indemnité additionnelle de l’article
[75] Bref, à mon avis, la juge n’a commis aucune erreur révisable en ordonnant aux appelants de payer des intérêts au taux légal majoré de l’indemnité additionnelle prévue à l’article
[76] Les appelants soutiennent que la juge de première instance aurait dû réduire le prix de rachat des actions des intimés après avoir tenu compte de leur capacité de payer limitée.
[77] Il y a lieu de rejeter cet argument sommairement. À l’instar des intimés, j’estime qu’il est irrecevable compte tenu de l’arrêt de la Cour limitant la portée de l’appel à la valeur marchande de leurs actions, au calcul du prix de rachat ainsi qu’aux questions incidentes susceptibles d’avoir un impact sur ce prix[34].
[78] Les intimés avancent trois arguments au soutien de leur contestation de la validité des offres réelles et de la consignation effectuées par les appelants.
[79] Premièrement, la déclaration d’offres et consignation déposée au greffe de la Cour le 8 avril 2022 serait invalide parce qu’elle n’allègue pas expressément que les intimés ont reçu un avis préalable, puis refusé de recevoir paiement de la somme consignée. Cet argument ne saurait être retenu, car il repose sur un formalisme qui n’a plus lieu d’être. Comme le soulignent avec raison les auteurs Lluelles et Moore, « [l]a tendance actuelle des tribunaux est d’appliquer [la] technique [des offres et consignation] avec flexibilité, l’essentiel étant que le débiteur reconnaisse sa dette et que les sommes dues soient disponibles »[35].
[80] Deuxièmement, les intimés plaident que le jugement entrepris comporte deux volets indissociables l’un de l’autre — un volet injonctif (l’ordonnance enjoignant aux appelants de racheter les actions des intimés) et un volet monétaire (l’ordonnance les condamnant à payer aux intimés la somme de 27 633 333 $ avec intérêts taux légal majoré de l’indemnité additionnelle). Le caractère indissociable des obligations ainsi imposées aux appelants rendrait impossible l’application de la technique des offres et consignation à une partie seulement du prix de rachat fixé par la juge de première instance. Je ne suis pas d’accord. Ce que les intimés appellent le volet injonctif n’est plus en litige. Il est acquis que les appelants devront racheter les actions des intimés et que le débat ne porte que sur la somme qu’ils devront leur verser en contrepartie. Dans les circonstances, je ne vois pas pourquoi les appelants ne pourraient bénéficier de la technique des offres et consignation pour la portion non litigieuse de la somme qu’ils devront payer aux intimés[36].
[81] Le dernier argument des intimés concerne les conséquences fiscales auxquelles ils se seraient exposés s’ils avaient accepté de recevoir paiement des quelque 13 M$ consignés par les appelants. Cet argument a été plaidé plutôt mollement et je suis d’accord avec les appelants que les intimés n’ont pas démontré le bien-fondé de leur prétention relative aux conséquences fiscales ni pourquoi, à supposer même que cette prétention soit fondée, ils seraient justifiés de ne pas recevoir paiement de la portion non litigieuse de la dette des appelants.
III. Conclusion
[82] Au final, je propose à la Cour d’accueillir l’appel à la seule fin de revoir à la baisse la valeur marchande des actions des intimés, de manière à ce qu’elle soit fixée à 19,3 M$. Je suis également d’avis que la Cour devrait conclure à la validité des offres réelles et consignation effectuées par les appelants durant l’instance d’appel.
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FRÉDÉRIC BACHAND, J.C.A. |
[1] RLRQ, c. S-31.1.
[2] Entreprises LT ltée c. Gestion Michel Lagacé inc.,
[3] Jugement entrepris, paragr. 500.
[4] M.A., paragr. 62-69.
[5] Pièce D-2.
[6] Sur le caractère peu probant d’une évaluation émanant d’un tiers intéressé à acquérir l’entreprise dont il s’agit de faire l’évaluation, voir Fondaction (Fonds de développement de la Confédération des syndicats nationaux pour la coopération et l’emploi) c. Poutres Lamellées Leclerc inc.,
[7] M.A., paragr. 63-68.
[8] Fondaction (Fonds de développement de la Confédération des syndicats nationaux pour la coopération et l’emploi) c. Poutres Lamellées Leclerc inc.,
[9] Transcription du contre-interrogatoire de Pierre Lagacé, 1er octobre 2020, m.a., p. 1867.
[10] Avant toute déduction relative aux dividendes reçus par Michel Lagacé.
[11] Le recours à la méthode de la capitalisation du flux monétaire caractéristique serait inapproprié à ce stade-ci de l’analyse, car elle est fondée sur la prémisse — contestée par les appelants — voulant qu’Entreprises LT possède actuellement au minimum 125M de tonnes métriques de MPE.
[12] Pour arriver à un actif net redressé de 42 M$ (3 x 14 M$ = 42 M$), il faut remplacer le montant de 60,554 M$ retenu par M. Blouin à titre de « [p]lus-value sur les carrières et les droits d’extraction, nette d’impôts » (m.a., p. 494) par le montant de 8,616 M$.
[13] M.A., p. 489.
[14] J’arrive à ce montant en calculant d’abord la valeur médiane des actions d’Entreprises LT : (97,64 M$ + 93,1 M$) ÷ 2 = 95,37 M$. Je soustrais ensuite la valeur des matières premières excédentaires retenue par M. Blouin : 95,370 M$ - 37,459 M$ = 57,911 M$. Puis, je divise ce montant par trois : 57,911 M$ ÷ 3 = 19,3 M$.
[15] Voir par ex. Steinberg c. Voizard,
[16] Supra, paragr. 50.
[17] Convention entre actionnaires datée du 1er juin 2001, pièce P-9, art. 6.1.6 et 7.3 al. 1.
[18] Jugement entrepris, paragr. 457 et s.
[19] Chamberland c. Rossignol,
[20] Soulignements ajoutés.
[21] Il convient de rappeler que l’article
[22] 2861-7918 Québec inc. (Construction Serge Gagnon) c. Navaro inc.,
[23] 9080-0939 Québec inc. c. 2861-7918 Québec inc. (Construction Serge Gagnon),
[24] Jean-Louis Baudouin et Pierre Gabriel Jobin, Les obligations, 7e éd. par Pierre-Gabriel Jobin et Nathalie Vézina, Cowansville, Yvon Blais, 2013, p. 980-981 (n° 800).
[25] Doré c. Verdun (Ville),
[26] Ministère de la Justice, Commentaires du ministre de la Justice : Le Code civil du Québec, t. 1, Québec, Publications du Québec, 1993, art. 1619.
[27] Claude Masse, « La responsabilité civile », dans Barreau du Québec et Chambre des notaires du Québec, La réforme du Code civil, vol. 2, Sainte-Foy, Les Presses de l’Université Laval, 1993, 235, p. 238 (n° 113).
[28] Jean Pineau, Danielle Burman et Serge Gaudet,
[29] Giguère c. Chambre des notaires du Québec,
[30] Frédéric Lévesque, Précis de droit québécois des obligations, Cowansville, Yvon Blais, 2014, p. 363 et s. (n° 696 et s.). Pour le professeur Lévesque, il est notamment clair que l’article
[31] Jean-Louis Baudouin et Pierre Gabriel Jobin, Les obligations, 7e éd. par Pierre-Gabriel Jobin et Nathalie Vézina, Cowansville, Yvon Blais, 2013, p. 980-981 (n° 800).
[32] Maurice Tancelin et Daniel Gardner, Jurisprudence commentée sur le droit des obligations, 13e éd., Montréal, Wilson & Lafleur, 2022, p. 967.
[33] Voir par ex. : Côté c. Côté,
[34] Supra, paragr. 8.
[35] Didier Lluelles et Benoît Moore,
[36] Il est bien établi que la technique des offres et consignation peut être utilisée à l’égard de la partie non litigieuse d’une dette dont le créancier est tenu de recevoir paiement en vertu de l’article
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