Gouin c. Conseil de la Magistrature du Québec | 2025 QCCS 2736 |
COUR SUPÉRIEURE |
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CANADA |
PROVINCE DE QUÉBEC |
DISTRICT DE | Montréal |
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No : | 500-17-129025-246 |
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DATE : | Le 4 août 2025 |
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE | L’HONORABLE | Patrick Girard, J.C.S. |
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L’HONORABLE JUGE BRIGITTE GOUIN |
Demanderesse |
c. |
CONSEIL DE LA MAGISTRATURE DU QUÉBEC -et- COMITÉ D’ENQUÊTE DU CONSEIL DE LA MAGISTRATURE DU QUÉBEC FORMÉ SUITE À UNE DÉCISION DE CE CONSEIL
EN DATE DU 18 AVRIL 2023 |
-et- LA JUGE CHRISTINE LAFRANCE, JUGE DE PAIX MAGISTRAT |
-et- L’HONORABLE JUGE ROBERT PROULX, J.C.Q. |
-et- L’HONORABLE JUGE MARTINE ST-YVES, J.C.Q. |
-et- CLAUDE ROCHON |
-et- MÉLANIE MERCURE |
Défendeurs |
-et- |
PROCUREUR GÉNÉRAL DU QUÉBEC |
Mis en cause |
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JUGEMENT |
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- La Demanderesse, l’honorable Brigitte Gouin, juge à la Cour du Québec, se pourvoit contre une décision rendue par le Comité d’enquête du Conseil de la Magistrature (le « Comité ») constitué le 18 avril 2023 à la suite d’une plainte formulée par M. Jean Benoit Dupré White et Mme Maryse Dupré le 22 février 2023, concernant sa conduite lors d’une audience tenue les 19 avril et 5 octobre 2022 en division des petites créances.
- Les plaignants lui reprochent diverses conduites lors de cette audience dont notamment d’avoir utilisé un ton « démesuré, inacceptable, intransigeant, impatient et inutilement agressif »[1] à leur endroit.
- Plus particulièrement, le Conseil de la magistrature du Québec, lors de son analyse initiale de la plainte visant à déterminer si elle formera ou non un Comité d’enquête, décrit ainsi le déroulement de l’audience et le comportement de la juge Gouin :
[3] Dès le début de l’audience, les plaignants semblent intimidés par le ton utilisé par la juge. En effet, lorsqu’elle pose des questions sur les nombreuses pièces déposées au dossier, l’un d’eux tente nerveusement d’expliquer qu’il a de la difficulté « parce qu’il n’est pas habitué et qu’il n’est pas un avocat ». À ce moment, la juge l’interrompt et, après lui avoir expliqué qu’il n’y a jamais d’avocat aux petites créances, qu’elle y siège depuis [...] et qu’il doit expliquer sa demande, elle ajoute, comme dénoncé dans la plainte : « je suis une vraie juge…ce n’est pas une salle de spectacle ici, on n’est pas à la télévision ici…c’est une vraie salle d’audience et tout est enregistré … ». Elle poursuit en faisant état de ses grandes responsabilités et son devoir de respecter les milliers de lois applicables.
[4] L’écoute permet également de constater qu’à certaines occasions pendant les audiences, notamment lors de longues interventions sur l’importance du décorum et le respect des règles de procédures, le ton employé et certaines déclarations apparaissent problématiques.
- Suite à cet examen initial de la plainte, le 18 avril 2023, le Conseil décide qu’une enquête est requise et constitue un Comité d’enquête afin de la mener à bien[2].
- Le 10 novembre 2023, la Demanderesse présente devant le Comité une Demande de scission de l’enquête[3] afin que soit déterminée dans un premier temps l’existence ou non d’un manquement déontologique ainsi que les motifs justifiant ce constat de manquements, de sorte qu’elle puisse faire ses représentations sur sanction uniquement dans un deuxième temps, s’il y a lieu, une fois qu’elle connaitra la détermination du Comité sur les manquements.
- Cette demande est accompagnée d’un argumentaire écrit[4] et sera suivie le 15 décembre 2023 des observations de l’avocate chargée d’assister le Comité[5], de même que d’un complément d’argumentaire de la Demanderesse[6].
- La Demanderesse soutient essentiellement que l’équité procédurale requiert que l’enquête du Comité soit scindée en deux étapes afin qu’elle puisse faire ses éventuelles représentations sur sanction en toute connaissance de cause et non sur la base de simples hypothèses, sans connaitre exactement les motifs de reproches qui seront retenus ou non par le Comité. Elle affirme que ceci est d’autant plus important en l’espèce qu’il s’agit possiblement d’un cas de récidive en ce qui la concerne, puisqu’elle a fait l’objet d’une autre plainte concernant des propos tenus lors d’une audition antérieure (l’« affaire Rochefort »), laquelle a mené à une recommandation de réprimande de la part du Comité d’enquête[7].
- Le 1er février 2024, le Comité rend sa décision sur la demande de scission et rejette la Demande[8]. Le Comité conclut : « (i) que, de façon générale, les règles de justice naturelle et d’équité procédurale ne requièrent pas une audition distincte sur la sanction en autant que la juge ait l’occasion de se faire entendre sur la question des sanctions et (ii) que le dossier de la demanderesse ne présente aucune circonstance particulière qui requière une scission afin de respecter l’équité procédurale »[9].
- Devant le refus du Comité d’accéder à sa Demande de scission, le 29 février 2024, la Demanderesse dépose devant la Cour supérieure du Québec un pourvoi en contrôle judiciaire accompagné d’une Demande de sursis des procédures, lesquels s’appuient sur les articles 529 et 530 C.p.c. Elle y soutient que les règles de justice naturelle et d’équité procédurale requièrent de manière générale, mais plus particulièrement dans le présent cas, qu’une scission soit accordée lorsqu’elle est demandée dans le cadre d’un processus de déontologue judiciaire, afin que le ou la juge visé.e par une enquête puisse présenter ses observations sur sanction en toute connaissance de cause.
- Le 12 mars 2024, la Demande de sursis est entendue par l’honorable Azimuddin Hussain, lequel accordera le sursis demandé en date du 15 mars 2024.
1. Est-il opportun en l’espèce d’entendre Le pourvoi en contrôle judiciaire d’une décision interlocutoire du Comité ?
- Il est acquis, comme l’indique la Cour suprême dans l’arrêt Strickland, que le contrôle judiciaire est un recours de nature discrétionnaire et que le juge d’instance conserve la possibilité de refuser de s’en saisir s’il est d’avis qu’il n’est pas opportun de le faire, notamment parce que d’autres recours plus appropriés sont disponibles pour le justiciable :
La cour doit tenir compte non seulement de l’autre recours disponible, mais aussi de la pertinence et du caractère opportun du contrôle judiciaire dans les circonstances. Bref, la question ne consiste pas simplement à décider si quelque autre recours est adéquat, mais également s’il convient de recourir au contrôle judiciaire. En définitive, cela requiert une analyse du type de la prépondérance des inconvénients[10].
- En l’espèce, les Défendeurs invitent le Tribunal à exercer cette discrétion afin de refuser d’entendre le recours de la Juge Gouin, car il serait selon eux prématuré.
- En effet, il existe une abondante jurisprudence qui préconise la retenue judiciaire lorsque le pourvoi vise une décision interlocutoire de l’organisme administratif au nom d’une saine administration de la justice, puisque le va-et-vient entre l’organisme et la Cour supérieure est susceptible de perturber le déroulement des travaux de l’organisme, voire de les paralyser, alors que le contrôle judiciaire a posteriori, préserve en principe les droits du justiciable de contrôler les manquements de l’administration, sans perturber son processus décisionnel.
- À cet égard, la Cour d’appel souligne que sous réserve de quelques exceptions, les décisions interlocutoires ne devraient pas faire l’objet de contrôle judiciaire immédiat et que la Cour supérieure ne devrait intervenir qu’une fois la décision finale rendue par l’organisme administratif :
[23] […] Pour les raisons qu’énonce le juge Vallerand dans Cégep de Valleyfield c. Gauthier-Cashman, arrêt-clef du droit québécois en la matière, il est en effet éminemment préférable que ces décisions interlocutoires ne fassent pas l’objet d’un recours immédiat en contrôle judiciaire. Cette réserve s’impose même en matière d’irrecevabilité, y compris dans le cas où l’irrecevabilité alléguée est fondée sur une question de compétence. La partie qui n’est pas satisfaite de la décision interlocutoire pourra s’en plaindre, le cas échant, une fois qu’aura été rendue la décision finale. Il vaut donc mieux, en principe, attendre le prononcé de celle-ci et contester le tout, au besoin, à ce stade. Cette règle compte peu d’exceptions, qui doivent par ailleurs être interprétées strictement. Ainsi, il est possible de recourir au contrôle judiciaire d’une décision interlocutoire en cas d’irrecevabilité flagrante du recours dont est saisi le tribunal administratif. Il est possible également, toujours par exception, de procéder au contrôle judiciaire d’une décision interlocutoire ayant des conséquences importantes et irrémédiables, que ne pourra effacer la décision finale, ce qui est notamment le cas lorsque l’instance inférieure viole de manière grave et manifeste les règles de la justice naturelle. On trouve aussi mention d’une autre exception dans la jurisprudence de notre cour. Ainsi, dans Technologies avancées de fibres (AFT) inc. c. Fleury, la Cour écrit que :
[3] Comme l'a par ailleurs signalé notre Cour dans l'affaire Isidore Garon c. Tremblay [renvoi omis], la décision préliminaire d'un tribunal administratif peut également être révisée lorsque la question qui doit être tranchée est une question de droit fondamentale que le législateur n'entendait pas confier au tribunal administratif, et qui échappe à son domaine spécialisé, et lorsqu'il s'agit d'une question de portée générale susceptible d'être soulevée dans un grand nombre de dossiers.
[24] Au vu de l’arrêt de la Cour suprême dans Commission scolaire de Lavalet compte tenu de la réforme du contrôle judiciaire effectuée par la Cour suprême depuis Dunsmuir, on peut toutefois se demander si cette exception subsiste. Quoi qu’il en soit, elle ne serait pas pertinente à l’espèce.
[25] Finalement, il faut ajouter que, s’agissant d’une question d’exercice discrétionnaire, il se peut que, malgré la règle usuelle et le domaine limité des exceptions susmentionnées, la Cour supérieure juge néanmoins opportun de statuer sur le fond de la demande de contrôle judiciaire, plutôt que de la rejeter d’emblée en raison du caractère interlocutoire de la décision attaquée. Elle ne le fera, bien sûr, qu’avec parcimonie, pour ne pas miner la règle générale[11].
- Cette retenue s’applique non seulement de manière générale en matière de déontologie professionnelle[12], mais également spécifiquement aux décisions interlocutoires d’un Comité d’enquête du Conseil de la magistrature[13].
- La Demanderesse s’appuie sur le récent arrêt Yatar[14] de la Cour suprême pour soutenir que la révision judiciaire n’a pas le caractère exceptionnel préconisé par ces arrêts de la Cour d’appel, mais avec égards, il est clair que Yatar vise uniquement la question de savoir si la présence d’un droit d’appel statutaire écarte la révision judiciaire, et n’a pas la portée que lui prête la Demanderesse.
- Les Défendeurs quant à eux nous réfèrent également à la jurisprudence de la Cour fédérale en matière de contrôle judiciaire des décisions interlocutoires du Conseil canadien de la magistrature, laquelle a confirmé à maintes reprises, notamment dans Dugré c. Canada (Procureur Général), que la Cour ne devait intervenir que si la décision interlocutoire avait « des conséquences immédiates et radicales qui mettent en question la primauté du droit », ce qui exclut même une « atteinte grave et irrémédiable aux principes d’équité et d’impartialité procédurale »[15].
- Dans une décision subséquente concernant le même juge, la Cour fédérale explique le fondement de cette retenue :
[36] Ainsi, la doctrine de la prématurité, qui cherche à empêcher les recours judiciaires tant que le processus n’est pas complété, devrait s’appliquer avec toute sa puissance dans un cas où, non seulement le processus n’est pas complété, mais la décision n’a pas été prise. Il me semble que le passage tiré de C.B. Powell Limited, au paragraphe 32, s’applique ici en tout point. Éviter le fractionnement des processus, éliminer les coûts, les délais et le « gaspillage que cause le contrôle judiciaire interlocutoire alors que l’auteur du contrôle judiciaire est de toute façon susceptible d’obtenir gain de cause au terme du processus administratif (citations omises). De plus, ce n’est qu’à la fin du processus administratif que la cour de révision aura en mains toutes les conclusions du décideur administratif ». En notre espèce, c’est d’autant plus vrai que la décision du CCM, la seule qui compte, n’a pas été rendue. Non seulement la révocation ne saurait être acquise, mais des éclaircissements et des compléments d’enquête sont même expressément prévus au Règlement.
[37] Il est possible qu’une cour de révision intervienne plus tôt, là où des « circonstances exceptionnelles » ont été démontrées par un demandeur. À proprement parler, le Demandeur n’en invoque aucune. Il cherche plutôt à transformer un rapport d’un comité d’enquête en une « décision finale » qui souffre de violations à l’équité procédurale et porte atteinte à sa réputation. Comme il a été dit et répété par la Cour d’appel fédérale, les préoccupations à l’égard de l’équité procédurale, de l’existence de parti pris ou même de questions constitutionnelles ne constituent pas des circonstances exceptionnelles donnant ouverture à contrôle judiciaire prématuré[16].
- Bref, il existe de nombreuses et importantes raisons de politique judiciaire qui militent fortement en faveur de la retenue lorsque le demandeur cherche à obtenir le contrôle judiciaire d’une décision interlocutoire, tant de manière générale, que plus spécifiquement en matière de déontologie judiciaire.
- Mais comment ces principes doivent-ils recevoir application en l’espèce ?
- D’emblée, bien que le pourvoi en contrôle judiciaire soit issu de la common law et qu’en conséquence la jurisprudence fédérale en la matière est certes pertinente, le Tribunal est néanmoins d’avis qu’il se doit de suivre en la matière les principes dégagés par notre Cour d’appel plutôt que ceux issus de la Cour fédérale et de la Cour fédérale d’appel, qui apparaissent nettement plus restrictifs.
- Il ne s’agit donc pas pour la Demanderesse d’établir que la décision du Conseil a « des conséquences immédiates et radicales qui mettent en question la primauté du droit », mais plutôt de démontrer qu’il s’agit d’un cas d’ « irrecevabilité flagrante » du recours, ou encore d’une décision qui aura « des conséquences importantes et irrémédiables, que ne pourra effacer la décision finale » notamment lorsque « l’instance inférieure viole de manière grave et manifeste les règles de la justice naturelle », ou encore possiblement lorsqu’il s’agit d’un cas où la décision soulève « une question de droit fondamental que le législateur n'entendait pas confier au tribunal administratif » [17].
- Ici, la Demanderesse soulève qu’il s’agit justement d’un cas où la décision entraînera des conséquences irrémédiables et qui viole de manière grave et manifeste son droit à l’équité procédurale, puisque sans l’intervention du Tribunal, elle n’aura d’autre choix que de faire ses représentations sur sanction sans connaitre exactement les éléments de la plainte que le Comité d’enquête pourrait ou non retenir contre elle.
- Or, pour ce qui est du caractère « manifeste » de la violation alléguée à l’équité procédurale, à ce stade de l’analyse, il est difficile de conclure que l’absence de scission constitue une atteinte manifeste aux droits de la Demanderesse, considérant la décision de la Cour suprême dans Therrien[18] et de la majorité de la Cour d’appel dans Bradley[19], sur lesquels nous reviendrons en détail, et qui ont ultimement refusé de confirmer que l’absence de scission constituait une violation de l’équité procédurale dans le cadre d’une enquête d’un Comité du Conseil de la magistrature.
- Quoi qu’il en soit, il s’agit de toute évidence d’une question sérieuse, ne serait-ce qu’en raison de l’analyse de la juge Bich dans Bradley qui écrit qu’ « [i]l est foncièrement injuste, en effet, de demander à celui qui n’a pas encore été déclaré coupable d’une transgression quelconque (criminelle, pénale, disciplinaire ou déontologique) qu’il présente des observations, forcément spéculatives, sur la sanction qui devrait lui être imposée pour le cas où il le serait. »[20] et qui aura vraisemblablement des conséquences irrémédiables sur les droits de la Demanderesse.
- En effet, comme l’indiquait le juge Hussain, chargé d’entendre la Demande de sursis de la Demanderesse en l’instance, si l’enquête procède sans scission, le « mal sera fait » et une décision corrective subséquente ne pourra véritablement remettre la juge Gouin dans la même situation :
[26] En outre, si le Comité procède à l’audience unique qui oblige la juge Gouin de se défendre à la fois sur les questions de culpabilité et de sanctions, le mal sera fait, selon l’expression consacrée. Elle serait obligée de plaider la question de sanctions sans savoir quelle sera la conclusion du Comité quant à la culpabilité.
[27] Puisque la personne accusée doit spéculer sur la sanction qui pourrait être imposée si tant est que le Comité retienne un ou plusieurs chefs d’accusation de faute déontologique contre elle, le dilemme peut miner à la capacité de la personne accusée de bien se défendre d’abord aux accusations de faute déontologique et, ensuite, sachant ce qui a été retenu contre elle, si tel était le cas, de répondre à la question de sanctions[21].
- Les Défendeurs soulèvent que ce préjudice est purement hypothétique à ce stade et qu’il est possible, voire probable, que seule une réprimande soit imposée considérant les allégations de la plainte. Ils ajoutent que la célérité et l’efficacité du processus sont primordiales à la confiance du public et que si le Tribunal intervient, la crédibilité du processus déontologique risque d’être miné :
De fait, son respect est d'autant plus important dans ce domaine que « la confiance du public dans l'institution judiciaire passe, entre autres, par la crédibilité accordée au mécanisme d'examen des plaintes et à la célérité du processus ». En effet, pour citer le juge Lebel (alors à la cour d'appel) dans l'affaire Therrien, « il s'agit d'une matière d'intérêt public où la diligence s'avère indispensable »[22].
- Ils soulignent également, à juste titre, qu’il ne suffit pas d’invoquer une violation à l’équité procédurale pour justifier l’intervention immédiate de la Cour en matière de décision interlocutoire et se réfèrent à l’arrêt Cascades Conversion inc. c. Yergeau[23] où la Cour d’appel indique qu’il aurait été préférable pour le juge de première instance de refuser d’exercer sa discrétion, même si on invoquait en l’espèce une violation à l’équité procédurale causée par le rejet d’une objection au témoignage d’un expert.
- En somme, nous sommes en présence d’une situation complexe où des intérêts opposés se confrontent et qui, selon les mots de la Cour suprême dans Strickland, « requiert une analyse du type de la prépondérance des inconvénients. ».
- Or, à cet égard, je ne peux passer sous silence que le juge Hussain a procédé à une analyse similaire dans le contexte propre à la Demande de sursis des procédures et qu’il a conclu que la prépondérance des inconvénients favorisait en l’espèce l’octroi du sursis :
3. Prépondérance des inconvénients
[34] Le Comité plaide que l’octroi d’un sursis risquerait de mettre à mal l’efficacité du processus d’enquête du Conseil en général et de miner la confiance du public envers les institutions judiciaires.
[35] Or, à ce stade, il n’est pas certain que l’on puisse affirmer sans équivoque que la confiance du public envers les institutions judiciaires exige l’unicité des procédures déontologiques du Conseil.
[36] Il est également possible d’affirmer le contraire : la confiance du public envers les institutions judiciaires peut être minée par le fait que le régime législatif et réglementaire applicable à la question de la déontologie judiciaire n’incarnerait pas l’équité procédurale relevant de la « justice naturelle qui est au cœur du quotidien judiciaire ».
[37] En se référant à l’obligation de l’équité procédurale, un membre du public pourrait poser la même question que la juge Bich : « Pourquoi la discipline judiciaire devrait-elle être soustraite à cette obligation, alors que la réprimande et la destitution, seules sanctions possibles, ont un impact analogue à celui des sanctions que l’on impose dans le cadre, par exemple, de la discipline professionnelle? ».
[38] Dans ce contexte, bien qu’il soit dans l’intérêt public que les enquêtes du Conseil se déroulent avec célérité, la prépondérance des inconvénients penche en faveur de la demanderesse. Le préjudice précis qu’elle risque de subir dans le dossier du Conseil est supérieur à un risque diffus, voire insignifiant, que la confiance générale du public dans les institutions judiciaires soit minée du seul fait de ce dossier.
[39] En outre, le Comité soulève le risque que les « valves » soient ouvertes si la demande de sursis était accueillie. En d’autres mots, dans l’avenir, ceux qui feront l’objet d’une procédure disciplinaire du Conseil auront recours aux tactiques interlocutoires dites dilatoires, selon les dires du Conseil.
[40] Rien ne porte à croire qu’un tel cas de figure se présentera. La question soulevée dans le présent dossier est sérieuse, précise et étroite : quels principes juridiques doivent gouverner la décision du Comité lorsque la juge qui fait l’objet de la procédure déontologique demande la scission de l’instance afin de traiter de la question de la culpabilité avant la question de la sanction?
[41] Donner l’occasion de vider cette question ne mène inéluctablement pas à d’autres demandes interlocutoires de sursis et de contrôle judiciaire, qui se baseraient sur d’autres assises juridiques[24].
- Le Tribunal ne peut non plus ignorer qu’en raison dudit sursis, le processus d’enquête a déjà été suspendu depuis plus d’un an, si bien que si le Tribunal refusait à ce stade d’entendre le pourvoi, la plupart des effets délétères soulevés par les Défendeurs pour s’opposer au contrôle d’une décision interlocutoire auront de toute manière déjà été subis, sans le bénéfice corrélatif d’une décision sur la question au mérite. Sans être déterminant, il s’agit néanmoins d’un facteur important qui milite en faveur de l’exercice de la discrétion du Tribunal pour entendre le pourvoi.
- Peut-être plus déterminant est la question de savoir s’il existe réellement en l’espèce une possibilité de contrôle a posteriori de la décision du Comité d’enquête refusant la scission.
- En raison du processus particulier mis en place par la Loi sur les tribunaux judiciaires (« LTJ »)[25], le contrôle judiciaire d’une réprimande sera possible, mais pas le contrôle d’une recommandation de destitution. En effet, dans un tel cas, si le ministre de la Justice choisit d’y donner suite, l’affaire sera portée devant une formation de cinq juges de la Cour d’appel pour une audition de novo[26]. Or, la Cour suprême indique dans l’arrêt Therrien que ce mécanisme exclut la compétence de contrôle de la Cour supérieure :
En vertu de l’art. 31 C.p.c., la Cour supérieure connaît en première instance de toute demande qu’une disposition formelle de la loi n’a pas attribuée exclusivement à un autre tribunal. Or, à mon avis, lorsque la Cour d’appel est régulièrement saisie d’une requête déposée par le ministre de la Justice conformément à l’art. 95 L.T.J., à la suite d’une recommandation à cet effet formulée par le Conseil de la magistrature conformément à l’art. 279 L.T.J., il est précisément de l’intention du législateur qu’elle le soit à l’exclusion de tout autre tribunal. Si elle n’est pas exprimée littéralement, elle découle clairement du texte et de l’économie générale de la Loi sur les tribunaux judiciaires. En effet, c’est la seule interprétation susceptible de donner tout son sens aux termes de l’art. 95 L.T.J. selon lesquels « [l]e gouvernement ne peut démettre un juge que sur un rapport de la Cour d’appel » (je souligne). De plus, cette interprétation est conforme à la volonté du législateur de respecter les exigences constitutionnelles en matière d’inamovibilité des juges de cours provinciales en confiant à la Cour d’appel, le plus haut tribunal judiciaire de la province, exclusivement et en première instance, la responsabilité de faire enquête et d’émettre un rapport sur la conduite d’un juge. Finalement, conclure autrement irait à l’encontre d’une saine administration de la justice puisque cela favoriserait la multiplication des recours devant différentes instances. Ainsi, il est de loin préférable de laisser à la Cour d’appel le soin de trancher l’ensemble des questions de droit et de fait qui pourraient être soulevées dans le cadre du processus déontologique dont le juge fait l’objet[27]. (notre emphase)
- Certes, la Cour d’appel a alors elle-même la compétence de trancher « l’ensemble des questions de droit et de fait », y compris la question de la violation de l’équité procédurale soulevée par la Demanderesse, mais comme on le voit dans l’affaire Bradley, la question devient alors en quelque sorte tardive ou académique puisque comme l’indique la juge Bich : « [l]’enquête de novo que mène la Cour en vertu de l’art. 95 L.T.J. permet en l’espèce d’obvier au manquement procédural reproché au Comité. Il y a certes une ironie dans le fait de ce palliatif (qui ne dépend pas de la volonté de l’intéressé et lui a été imposé), mais palliatif il y a néanmoins. »[28].
- La majorité conclut dès lors que « l’argument d’un manquement à l’équité procédurale qui découlerait de l’absence de préavis quant à la possibilité d’une destitution devient sans objet » et ne tranche donc pas la question.
- Quant au juge Hilton, il soulève même le fait que l’argument est tardif et reproche au juge d’avoir attendu à l’étape de l’enquête devant la Cour d’appel pour contester la décision du Comité sur la base d’un manquement à l’équité procédurale :
[175] À mon avis, il est maintenant trop tard pour que le juge Bradley puisse invoquer des lacunes procédurales dans sa demande en contrôle judiciaire, car il connaissait déjà leur existence et savait qu’il était possible qu’une majorité composée de trois membres, dont deux ne sont pas juges, recommande qu’il soit démis de ses fonctions. En réalité, sa position n’en est pas une de principe, mais s’inscrit plutôt en réaction au sort de l’audience devant le comité. On peut en effet présumer qu’il aurait été satisfait du rejet de la plainte par le comité d’enquête tel que constitué. Une partie dans la même position que le juge Bradley ne peut attendre le résultat final pour ensuite faire valoir des arguments sérieux qu’il avait déjà le loisir de présenter[29].
- Nous sommes donc en présence de circonstances toutes particulières où, paradoxalement, la Demanderesse pourrait se voir reprocher à la fois d’intenter son recours de manière prématurée puisqu’il s’agit d’une décision interlocutoire du Comité, ou au contraire de manière tardive si elle décidait plutôt d’attendre au stade de l’enquête de novo devant la Cour d’appel avant de demander le contrôle de celle-ci.
- Dans les circonstances, force est de constater qu’il n’existe pas de véritables recours alternatifs, et le Tribunal est donc d’avis que s’il refuse de se saisir du pourvoi en contrôle judiciaire à ce stade, la question ne pourra vraisemblablement jamais être tranchée de manière opportune.
- En somme, pour ces motifs, je suis d’avis qu’il y a lieu exceptionnellement pour le Tribunal d’exercer sa discrétion d’entendre le pourvoi en contrôle judiciaire de la décision interlocutoire du Comité d’enquête.
2. La norme de contrôle
2.1 La norme de contrôle applicable à la décision du Comité
- Malgré la présomption générale en faveur de la norme de contrôle de la décision raisonnable découlant de l’arrêt Vavilov, comme l’énonce la Cour d’appel dans Société québécoise des infrastructures c. Ville de Montréal, « l’arrêt Vavilov ne traite pas de la norme de contrôle applicable lorsqu’on allègue un manquement à la justice naturelle ou à l’équité procédurale »[30].
- La Cour d’appel ajoute qu’en matière d’équité procédurale, la norme applicable « sera toujours celle de la décision correcte » et que « la déférence n’est pas de mise lorsque l’équité procédurale est en cause »[31].
- C’est donc a priori la norme de la décision correcte qui s’applique au recours de la Demanderesse puisqu’il est fondé sur un manquement à l’équité procédurale[32].
- Les Défendeurs soumettent toutefois qu’il s’agit en l’espèce d’un cas où « le décideur administratif spécialisé doit mettre les exigences de la justice naturelle en balance avec les dispositions particulières de sa loi constitutive » et qui exceptionnellement commande l’application de la norme de la décision raisonnable selon la jurisprudence de la Cour d’appel[33].
- Le Tribunal n’est pas de cet avis. Contrairement à la situation qui prévalait dans ces arrêts, où les articles 35 et 36 du Code du travail[34] qui protègent la confidentialité des membres d’un syndicat pendant la période d’accréditation devaient être conciliés avec le droit de l’employeur d’être entendu, le Comité n’a pas ici rendu sa décision dans un contexte où la loi lui imposait des obligations particulières et contradictoires qui devaient être interprétées et mises en balance avec l’équité procédurale.
- Certes, le Comité discute de l’article 16 des Règles de fonctionnement concernant la conduite d’une enquête du Conseil de la magistrature (« Règles de fonctionnement »)[35] qui est la toile de fond sur laquelle s’appuient les parties pour discuter de la Demande de scission, mais cela ne suffit pas pour écarter la norme de la décision correcte en matière d’équité procédurale. Il existe presque toujours un contexte réglementaire procédural sur lequel le décideur s’appuie, mais seuls les cas où survient un véritable conflit interprétatif entre l’équité procédurale et la loi commandent l’application de la norme de la décision raisonnable.
- En l’espèce, le Comité n’a pas eu à interpréter ou conjuguer des exigences contradictoires de la loi ou des Règles avec l’équité procédurale, et ce d’autant que les Défendeurs eux-mêmes argumentent que l’article 16 des Règles de fonctionnement n’a eu aucune influence sur la décision rendue[36], entre autres parce qu’il n’a selon eux aucun véritable contenu normatif et ne fait que résumer l’économie générale de la loi.
- Par ailleurs, contrairement à ce que plaident les Défendeurs, il ne s’agit pas non plus ici de la révision d’une mesure de gestion sur la scission civile, qui est une mesure discrétionnaire que les tribunaux d’appel réviseront uniquement si la décision est déraisonnable[37], mais bien d’une question d’équité procédurale, qui demande l’application du cadre d’analyse que nous venons de développer.
- Dans les circonstances, le Tribunal est donc d’avis que nous sommes en présence d’un cas typique de manquement allégué à la justice naturelle ou à l’équité procédurale et qu’il y a lieu d’appliquer la norme de la décision correcte.
- Toutefois, même si la norme de la décision correcte s’applique, comme le soulignent à juste titre les Défendeurs, cela ne veut pas dire que le Tribunal est entièrement libre de substituer son opinion à celle du Comité.
- Puisque la décision d’accorder ou non la scission relève de la discrétion du Comité, le Tribunal ne doit intervenir que s’il conclut que le refus constitue une violation de l’équité procédurale (sur la base de la décision correcte), mais non pas uniquement s’il est d’avis que la scission était préférable en l’espèce.
- Comme l’indique la Cour d’appel dans Syndicat des employés d’Au Dragon forgé inc. :
[…] la justice naturelle et l'équité procédurale se déclinent en diverses formes et manières: parlant de la règle Audi Alteram Partem, il n'est donc pas qu'une seule façon d'assurer qu'une partie soit entendue et puisse se défendre.[38]
- De même, la Cour suprême confirme dans l’arrêt Abrametz que la mission du juge de révision est de s’assurer du respect de l’équité procédurale, mais non de dicter les termes du processus qu’il aurait considéré préférable ou optimal dans les circonstances:
Dans son examen des questions procédurales, le tribunal a pour rôle de déterminer si les procédures respectent des exigences minimales d’équité dans une situation particulière. En d’autres termes, le tribunal doit s’abstenir de dicter ce qu’il considère être la procédure optimale parmi les possibilités qui satisfont à ce critère.[39]
- Bref, si le Tribunal tranche qu’il n’y a pas eu violation de l’équité procédurale en l’espèce, il ne pourra substituer sa décision à celle du Comité même s’il était d’avis qu’il aurait été néanmoins préférable d’accorder la Demande de scission de la Demanderesse. Le Tribunal n’interviendra que s’il y a bel et bien violation de la justice naturelle.
2.2 La norme de contrôle applicable à la validité formelle des Règles de fonctionnement
- Bien que les parties n’aient pas distingué entre les diverses questions formulées en l’espèce quant à la norme de contrôle, la question de la validité des Règles de fonctionnement, et en particulier de son article 16, n’est évidemment pas une question d’équité procédurale et n’obéit donc pas aux mêmes principes.
- En effet, la Demanderesse soulève le caractère ultra vires des Règles de fonctionnement en ce qu’elles seraient en contradiction avec leur loi habilitante, en particulier avec l’article 275 de la Loi sur les tribunaux judiciaires, et parce qu’elles n’ont pas été adoptées conformément aux préceptes de la Loi sur les règlements[40].
- Or, dans deux arrêts récents rendus simultanément, soit Auer c. Auer et TransAlta Generation Partnership c. Alberta, la Cour suprême a confirmé que c’est la norme de la décision raisonnable qui s’applique lorsque l’on doit contrôler la validité d’un texte réglementaire :
[…] sauf indication contraire du législateur ou si une affaire soulève une question se rapportant à la primauté du droit qui doit être contrôlée suivant la norme de la décision correcte, la validité d’un texte législatif subordonné doit être contrôlée selon la norme de la décision raisonnable, peu importe le délégataire qui l’a édicté, sa proximité avec le pouvoir législatif ou le processus suivant lequel le texte législatif subordonné a été édicté. Intégrer ces distinctions dans le cadre d’application de la norme de contrôle serait [traduction] « contraire aux objectifs de simplification et de clarté de l’arrêt Vavilov »[41]
- Considérant ces décisions, c’est donc la norme de la décision raisonnable que le Tribunal doit appliquer à cette question.
3. Les exigences de l’équité procédurale en matière d’enquêtes du Conseil de la Magistrature
3.1 Degré d’équité procédurale applicable en l’espèce
- Toutes les parties reconnaissent que le Comité d’enquête, de même que le Conseil de la magistrature, sont tenus d’agir équitablement et de respecter les règles de justice naturelle dans la mise en œuvre du processus de déontologie judiciaire dont ils sont chargés.
- En effet, une jurisprudence constante confirme que l’équité procédurale s’applique en matière de déontologie judiciaire, tant en vertu des règles de la common law, que de l’article 23 de la Charte des droits et libertés :
[112] Il faut rappeler d’abord – et c’est là vérité de La Palice – que les instances prenant part au processus disciplinaire instauré par la Loi sur les tribunaux judiciaires sont tenues d’agir dans le respect de l’équité procédurale, exigence primordiale dont le contenu, on le sait, varie selon les circonstances, mais qui s’impose assurément au Conseil, au comité d’enquête mis sur pied en vertu des art. 269 et 269.1 L.t.j. et, naturellement, à la Cour d’appel[42].
- Là où les opinions divergent, c’est sur la question de savoir si l’équité procédurale requiert dans les circonstances que le Comité d’enquête accorde la scission demandée par la juge Gouin, afin qu’elle puisse connaitre spécifiquement les éléments de la plainte qui seront ou non retenus contre elle, avant de devoir présenter ses arguments et observations sur la sanction qui devrait lui être imposée.
- Les Défendeurs soulignent en premier lieu que le processus devant le Comité d’enquête n’est pas un processus accusatoire, mais bien un processus inquisitoire, ce qui le distingue de plusieurs processus sur lesquelles s’appuie la Demanderesse, notamment en matière de déontologie professionnelle, où la scission est généralement la règle.
- En effet, dans Ruffo c. Conseil de la Magistrature, la Cour suprême confirme que la déontologie judiciaire a avant tout une fonction réparatrice à l’égard de l’ensemble de la magistrature, et non punitive, qu’il n’y a pas de véritable lis inter partes, et que la mission première du Comité est la recherche de la vérité[43].
- Toutefois, comme le souligne la Demanderesse, il ne fait aucun doute selon la jurisprudence, que malgré sa nature inquisitoire, l’équité procédurale s’applique néanmoins au processus de déontologie judiciaire et de manière plus générale à ce type de processus inquisitoire, comme les commissions d’enquête par exemple, dans la mesure où ils peuvent entraîner des répercussions importantes sur les droits des justiciables[44].
- Qui plus est, malgré la nature inquisitoire du processus, la juge Arbour pour la Cour suprême écrit dans Moreau-Bérubé c. Nouveau-Brunswick qu’il y a lieu d’interpréter généreusement l’obligation d’équité procédurale dans le contexte de la déontologie judiciaire :
[…] En l’espèce, il faut interpréter généreusement la portée du droit d’être entendu puisque le processus administratif du Conseil de la magistrature ressemble au processus judiciaire habituel […]; la décision du Conseil est sans appel […] et les enjeux de l’audience sont très graves pour l’intimée […][45].
- Afin de soutenir que les règles d’équité procédurale doivent s’interpréter avec moins de rigueur, les Défendeurs soulèvent également que le processus devant le Comité d’enquête ne mène pas à une détermination finale, mais qu’il s’agit seulement d’une étape intermédiaire, puisque seule la Cour d’appel, à la suite d’une audition de novo, pourra éventuellement recommander la destitution.
- Pourtant, les Défendeurs eux-mêmes admettent que l’équité procédurale est requise à chaque étape du processus. De même que l’existence d’un droit d’appel ne vient pas atténuer l’obligation de respecter les règles de justice naturelle en première instance, la possibilité qu’une éventuelle audition de novo devant la Cour d’appel vienne paradoxalement offrir un « palliatif » au manquement à l’équité procédurale devant le Comité, selon les mots de la juge Bich dans Bradley, ne vient pas effacer ou diminuer l’intensité de l’obligation d’accorder cette équité dès l’étape de l’enquête, et ce d’autant que la Demanderesse a soulevé la question en amont[46].
- Le Tribunal n’est pas appelé ici à juger a posteriori de la suffisance ou non du palliatif que représente l’audition de novo devant la Cour d’appel, mais bien à déterminer le contenu normatif a priori de l’équité procédurale requise, c’est-à-dire à l’étape de l’enquête devant le Comité.
- Enfin, il ne faut pas oublier que l’intégrité du processus de déontologie judiciaire est intimement liée avec l’indépendance de la magistrature[47]. Si la Cour suprême dans Therrien a jugé que les divers processus de déontologie judiciaires provinciaux mettaient les juges « à l’abri de toute intervention discrétionnaire de la part de l’exécutif »[48] cela présuppose néanmoins qu’un processus équitable soit mis en place.
- Comme le souligne à juste titre la Demanderesse, si l’on pouvait éventuellement destituer les juges sur la base d’enquêtes accordant peu ou pas d’équité procédurale, cela pourrait remettre en cause l’indépendance de la magistrature elle-même.
- Par conséquent, le Tribunal est d’avis que malgré l’aspect inquisitoire et intermédiaire de la décision du Comité, il est clair que la Demanderesse avait droit en l’espèce à une application rigoureuse, voire généreuse, des principes d’équité procédurale.
3.2 La référence à l’article 211 du Code de procédure civile
- La Demanderesse soulève en outre que le Comité s’est erronément appuyé sur l’article 211 C.p.c. pour rejeter la Demande de scission de l’enquête alors qu’il s’agit d’une disposition applicable en matière civile, sans pertinence quant à la question que le Comité devait trancher.
- Avec égard, cette référence ne me parait pas revêtir l’importance que lui prête la Demanderesse.
- Bien entendu, si l’équité procédurale requiert la scission, la référence à la jurisprudence sous l’article 211 C.p.c. est effectivement de peu d’utilité puisque cet article s’applique en matière civile, où il n’y a pas véritablement de sanctions et où la justice naturelle n’exige pas la scission.
- Toutefois, si l’équité procédurale n’exige pas la scission, il n’est alors pas inapproprié pour le Comité de s’inspirer de la jurisprudence sous l’article 211 C.p.c. pour exercer sa discrétion, et en particulier des commentaires de la Cour d’appel dans Belmamoun[49], qui rappelle qu’il faut user de prudence en la matière, car la scission d’une instance peut entrainer des complications imprévues.
- Bref, l’article 211 C.p.c. n’a pas d’incidence sur la véritable question en litige, à savoir, si l’équité procédurale requiert ou non la scission en l’espèce.
3.3 Le refus de scinder l’instance porte-t-il atteinte à l’équité procédurale ?
- En ce qui concerne plus précisément la scission du processus d’enquête, la Demanderesse soumet qu’il est foncièrement inéquitable d’obliger une personne à plaider sur la sanction possible qui doit lui être imposée avant qu’elle ait connaissance exactement des faits qui seront retenus contre elle.
- Cela l’oblige à spéculer, à scinder sa propre plaidoirie selon divers scénarios hypothétiques et parfois contradictoires, et affecte sa capacité à présenter la meilleure défense qui soit au niveau de la sanction sans en quelque sorte s’auto-incriminer.
- C’est pourquoi la pratique en matière criminelle et pénale est de traiter la culpabilité et la peine de manière distincte « alors que la seconde n’est ni déterminée ni même débattue avant que la première ait été établie »[50].
- La Demanderesse soumet que les règles de justice naturelle, telle qu’enchâssée entre autres dans les articles 7 de la Charte canadienne des droits et libertés[51] et 23 de la Charte des droits et libertés de la personne[52], exigent également une telle scission dans un contexte de déontologie professionnelle et indique qu’à sa connaissance l’ensemble des processus déontologiques des ordres professionnels bénéficient de la scission[53]. Il en va de même des processus déontologiques des policiers[54], des courtiers immobiliers[55], des parlementaires en ce qui concerne les enquêtes du président de l’Assemblée[56], et bien d’autres encore[57]. Elle plaide qu’il serait singulier que seuls les juges ne puissent en bénéficier et rappelle que l’importance du travail dans la vie d’une personne fait en sorte qu’ « une justice de haute qualité est exigée lorsque le droit d’une personne d’exercer sa profession ou de garder son emploi est en jeu »[58].
- En sommes, la Demanderesse s’appuie essentiellement sur les motifs minoritaires de la juge Bich dans Bradley (auquel souscrit la juge Dutil) et qu’il convient de reproduire ici in extenso :
[123] Cette manière de faire, qui détache l’étape de la détermination de l’inconduite de celle de la sanction, correspond d’ailleurs à la pratique des instances disciplinaires des ordres professionnels et autres organes similaires, qui séparent la culpabilité et la sanction, la seconde étant déterminée subséquemment à la première, au terme d’une audience distincte, donnant lieu à une décision distincte. Bien sûr, il est des cas où l’audience sur la sanction a lieu immédiatement après l’audience sur la culpabilité, mais non sans que celle-ci ait d’abord été prononcée et qu’aient été explicités, le cas échéant, les faits retenus contre l’individu. L’art. 150 du Code des professions prescrit du reste cette démarche en deux phrases (et l’impose au Tribunal des professions dans le cas particulier prévu par l’art. 175, 3e al. du Code des professions). L’art. 98 de la Loi sur le courtage immobilier dicte le même mode de fonctionnement en deux étapes aux comités de discipline de l’organisme d’autoréglementation du courtage immobilier, tout comme l’art. 376 de la Loi sur la distribution de produits et services financiers (par renvoi au Code des professions), en ce qui concerne les comités de discipline de la Chambre de la sécurité financière et de la Chambre de l’assurance de dommages (mentionnons aussi l’art. 379 de la même loi). On peut renvoyer aussi aux art. 233 et 234 de la Loi sur la police. L’art. 24 de la Loi sur l’éthique et la déontologie en matière municipale et l’art. 96 du Code d’éthique et de déontologie des membres de l’Assemblée nationale énoncent la même règle de fonctionnement, alors qu’il s’agit dans l’un et l’autre cas d’un processus d’enquête ayant une certaine parenté fonctionnelle avec le mécanisme mis en place par la Loi sur les tribunaux judiciaires.
[124] Devant cela, on pourrait objecter immédiatement que, le législateur n’ayant pas cru utile d’inclure semblable disposition dans la Loi sur les tribunaux judiciaires, le comité d’enquête n’est pas tenu de procéder ainsi. L’argument me paraît toutefois bien court, et trompeur.
[125] En effet, on peut aisément concevoir les raisons qui ont convaincu le législateur de prévoir explicitement cette forme de scission dans le Code des professions, la Loi sur le courtage immobilier, la Loi sur la distribution de produits et services financiers, la Loi sur la police, la Loi sur l’éthique et la déontologie en matière municipale ou même le Code d’éthique et de déontologie des membres de l’Assemblée nationale, alors que les ordres professionnels ou les entités péri‑professionnelles et leurs conseils ou comités de discipline (à l’exception de ceux du Barreau et de la Chambre des notaires) ainsi que les autres instances visées ne sont pas peuplés principalement de juristes et doivent être éclairés sur le plan procédural afin d’assurer le respect de la justice naturelle. Les dispositions législatives précitées ont en ce sens une valeur pédagogique, en consacrant explicitement ce que commande la justice naturelle.
[126] Par contraste, l’on comprend tout aussi aisément que le législateur, soucieux des balises constitutionnelles de ses interventions en matière de discipline judiciaire et respectueux de la compétence spécialisée et de l’indépendance du Conseil, du comité d’enquête et de leurs membres, n’ait pas cru nécessaire de leur rappeler les principes de l’équité procédurale et qu’il se soit contenté d’une disposition générale, celle de l’art. 275 L.t.j., qui laisse le comité d’enquête libre de sa conduite, une liberté que reconnaît la Cour suprême, mais qui n’en doit pas moins s’exercer conformément à la justice naturelle, une justice naturelle qui est au cœur du quotidien judiciaire.
[…]
[129] On répliquera à cela que, la Loi sur les tribunaux judiciaires ne prévoyant, justement, que deux sanctions (la réprimande ou la destitution), le juge visé peut facilement se défendre sur les deux points et présenter sa preuve et ses observations sans besoin d’une audience distincte qui ne surviendrait qu’après la détermination de l’existence de la faute déontologique. L’argument, à mon avis, est réducteur.
[130] Il est foncièrement injuste, en effet, de demander à celui qui n’a pas encore été déclaré coupable d’une transgression quelconque (criminelle, pénale, disciplinaire ou déontologique) qu’il présente des observations, forcément spéculatives, sur la sanction qui devrait lui être imposée pour le cas où il le serait. Et la seule culpabilité, d’ailleurs, ne suffit pas : encore faut-il connaître les faits que retient le décideur ou l’enquêteur au soutien de cette conclusion. En effet, comment celui à qui l’on reproche des manquements divers pourrait-il présenter au chapitre de la sanction des observations conjecturales reposant sur les différentes hypothèses factuelles que le décideur ou l’enquêteur est susceptible de retenir de la preuve? On ne pourrait parler là d’une plaidoirie efficace ni, par conséquent, d’une défense pleine et entière.
[131] Distinguer la culpabilité de la sanction et procéder en deux étapes évite en outre à celui qui conteste l’existence ou la gravité de l’inconduite le risque de faire ou d’avoir à faire sur la sanction une preuve et des observations nuisibles à cette contestation ou d’avoir à s’abstenir de faire une telle preuve ou de telles observations afin de ne pas compromettre ladite contestation. En séparant la détermination de l’existence de la faute de celle, le cas échéant, de la sanction, on permet donc au contrevenant, une fois la première établie et expliquée, de présenter une preuve et des observations pertinentes sur la seconde (et de les faire toutes), mais aussi, s’il y a lieu, d’exprimer des regrets ou de faire amende honorable et de prendre une décision éclairée à cet égard, en temps opportun. On imagine en effet mal le contrevenant (y compris lorsqu’il s’agit d’une contravention déontologique) se repentir préventivement d’un manquement dont il conteste l’existence ou l’importance, ce qui affecterait forcément sa crédibilité et la pertinence même de ses propos. Là encore, on ne pourrait parler d’une plaidoirie efficace ou d’une défense pleine et entière, composantes et de la règle audi alteram partem et de l’équité procédurale en pareilles circonstances.
[132] Or, c’est bien de cela qu’a été privé le juge Bradley, puisque, alors que l’avocat assistant le comité n’a pas fait de recommandation précise sur la sanction (tout en évoquant la seule possibilité d’une réprimande), il a été obligé de présenter, à l’aveuglette, des observations sur la sanction appropriée à des manquements déontologiques dont il contestait l’existence, dont il ne savait pas encore s’il serait déclaré coupable (pour ainsi dire), le tout sans connaître exactement ce que le comité lui reprocherait finalement (à supposer qu’il lui reproche quelque chose). Il s’est de ce fait trouvé empêché de faire une preuve efficace ou encore, à l’inverse, de s’excuser, d’affirmer sa volonté de s’amender, etc. Qu’il n’y ait eu que deux sanctions envisageables ne change rien à la situation.
[133] Bref, il me paraît y avoir ici une entorse à l’équité procédurale de mise en matière disciplinaire et en matière déontologique : les professionnels en général, les édiles municipaux, les députés ainsi que ceux qui commettent un outrage au tribunal ont droit à cette forme de justice naturelle et je ne peux me convaincre qu’il y ait lieu de dépouiller de cette garantie élémentaire les juges engagés dans un processus disciplinaire. Il ne s’agit pas de leur octroyer un traitement préférentiel, mais simplement de leur donner accès au processus généralement applicable en semblable matière. Le fait que des normes de conduite particulièrement élevées soient imposées aux juges ne justifie en effet pas qu’on émousse les garanties d’équité procédurale inhérentes aux processus disciplinaires.
[134] En somme, il n’y a guère de doute dans mon esprit :
1° Le comité d’enquête est assujetti à l’obligation d’équité procédurale, déclinaison de la justice naturelle.
2° Vu le contexte général du processus disciplinaire établi par la Loi sur les tribunaux judiciaires, la nature de la décision recherchée (qui est déterminante dans tous les cas, même si elle est préliminaire dans celui de la destitution) et son importance pour l’individu visé, dont elle affecte les droits et les privilèges, l’équité procédurale commandait en l’espèce que le juge Bradley soit autorisé à faire ses observations sur la sanction après que sa culpabilité ait été déterminée et qu’il ait l’occasion de soumettre une preuve à ce sujet, au besoin, ce qui aurait requis, on le conçoit bien, une scission de l’enquête[59].
- Toutefois, selon les Défendeurs, la crainte de la Demanderesse ne serait pas justifiée en l’espèce et le pourvoi serait donc théorique ou hypothétique. En effet, l’avocate des Défendeurs, également avocate du Comité, a répété à plusieurs reprises lors de l’audience qu’elle n’avait pas l’intention de recommander au Comité la destitution de la juge Gouin considérant la nature de la plainte formulée, si bien qu’il existerait en réalité une seule sanction possible.
- Tous conviennent néanmoins que la recommandation de l’avocate ne lie pas le Comité d’enquête, ni bien sûr le Conseil de la magistrature. Qui plus est, la Demanderesse soulève que nous sommes ici dans un cas de possible récidive, comme l’indique lui-même le Comité dans sa décision, si bien que la possibilité d’une destitution est bien réelle :
[2] La demande se situe dans le contexte où la présente enquête pourrait soulever une question de récidive.
[3] En effet, le 13 décembre 2022, un comité d’enquête a conclu que la juge Gouin a enfreint les articles 2 et 8 du Code de déontologie de la magistrature et recommande au Conseil de la magistrature de lui adresser une réprimande.
[4] Cette précédente enquête concernait également le ton utilisé par la juge et certaines interventions auprès des parties à la Division des petites créances.
[5] Ainsi, si un manquement est retenu par le Comité, la juge Gouin fera face à l’une des deux sanctions possibles, soit la réprimande ou la recommandation de destitution. Considérant qu’il s’agit de sanctions graves, la juge Gouin prétend qu’elle doit « d’abord être informée de la décision du Comité sur les manquements déontologiques allégués et des motifs soutenant cette décision ainsi que de la sanction proposée par le procureur qui assiste le Comité avant l’audience sur la sanction qu’elle devrait recevoir, le cas échéant »[60].
- À cet égard, le Tribunal partage l’avis de la Demanderesse. Malgré les assurances de l’avocate des Défendeurs, la possibilité d’une destitution demeure réelle. Qui plus est, même s’il n’existait qu’une seule sanction possible, soit la réprimande, la problématique demeure entière. Le ou la juge visé.e doit tout de même argumenter s’il est ou non approprié de le réprimander sans connaitre ce qu’on lui reproche exactement.
- Le pourvoi n’est donc pas théorique et il y a donc lieu de s’attarder sur les arguments de la Demanderesse et de déterminer si les règles de justice naturelle exigent ou non en l’espèce la scission de l’instance.
3.4 Le processus fédéral et celui des autres provinces
- Afin de soutenir de part et d’autre leurs arguments, les parties font référence au processus fédéral en matière de déontologie judiciaire.
- En particulier, la Demanderesse reproche au Comité d’avoir erronément affirmé dans sa décision que les procédures devant le Conseil canadien de la magistrature (le « CCM ») ne prévoient pas la scission de l’enquête et affirme que « la scission de l’enquête sur manquement et sanction est la règle prévue par la législation »[61].
- Le processus fédéral ayant fait l’objet d’une réforme importante en 2023, l’analyse doit donc s’attarder à ces deux périodes distinctes.
- Avant 2023, il semble admis par les parties que le processus ne requerrait pas de scission. Qui plus est, les Défendeurs n’ont répertorié aucune décision où une scission aurait été prononcée. À cet égard, la Demanderesse affirme qu’ « [i]l est cependant normal que le comité n'ait pas répertorié de décisions optant pour une scission antérieurement à cette dernière date puisque le processus précédent ne prévoyait qu'une sanction possible en cas de manquement déontologique : la destitution. »[62]
- Or, comme le soumettent les Défendeurs, cela n’appuie guerre la position de la Demanderesse. S’il est vrai que la situation est simplifiée pour le juge lorsqu’une seule sanction est possible, la difficulté de devoir argumenter sur sanction sans connaitre les motifs de reproches retenus demeure, et est d’autant plus grave si la seule sanction possible est la destitution.
- Quant au processus postérieur à 2023, il s’agit maintenant d’un processus en plusieurs étapes. Un agent de contrôle, puis un examinateur, effectuent un filtrage initial des plaintes. Si elle n’est pas dès lors rejetée, la plainte pourra ensuite procéder devant un Comité d’examen qui sera chargé de l’analyser sur la base des renseignements au dossier et des représentations écrites du juge. Par la suite, le Comité d’examen pourra rejeter la plainte ou imposer l’une des sanctions prévues par la loi (expression de préoccupations, ordonnance de suivre une thérapie, ordonnance de formation continue, etc.), le tout sujet à un appel devant un Comité d’audience réduit.
- Si toutefois le Comité d’examen est d’avis qu’une révocation pourrait être justifiée, un Comité d’enquête plénier sera constitué, lequel procédera à une enquête formelle où la preuve sera présentée et les témoins seront entendues[63].
- Selon la Demanderesse, ce processus correspond à une scission puisque « lorsque la destitution devient une sanction possible, le juge interpellé aura déjà présenté ses observations sur le fondement de la plainte devant le comité d'examen et pourra faire valoir son point de vue sur la sanction de destitution avant qu'elle ne soit imposée […] »[64].
- Or avec égards, ceci n’équivaut pas à la scission demandée en l’espèce. Au stade du Comité d’examen, le juge doit tout de même argumenter tant sur les éléments de la plainte que sur la sanction possible. De même, si le dossier procède à l’étape du Comité d’enquête plénier, là encore le Comité se prononcera tant sur les reproches formulés par le plaignant que sur la destitution possible, sans que ne soient scindées sa détermination des reproches retenus et celle de la sanction. Là encore, même si une seule sanction est possible à cette dernière étape, cela n’obvie pas à l’obligation d’argumenter sur sanction sans savoir exactement ce qui sera reproché au juge.
- Par conséquent, le Tribunal est d’avis que tant le processus fédéral antérieur que le processus postérieur à 2023 ne prévoient pas une véritable scission de l’instance.
- À la demande du Tribunal, les parties ont également présenté leurs observations sur les processus de déontologie judiciaires en place dans les autres provinces canadiennes en ce qui concerne la scission.
- Les parties s’entendent sur le fait que les diverses lois provinciales sont muettes sur la possibilité d’une scission au Manitoba[65], en Alberta[66], en Colombie-Britannique[67], à Terre-Neuve-et-Labrador[68], en Nouvelle-Écosse[69] et au Yukon[70] et elles n’ont répertorié aucune décision de scission dans ces provinces.
- Quant aux autres provinces et territoires, les Défendeurs soumettent qu’il n’y a pas non plus de scission prévue dans la législation applicable ni dans les décisions répertoriées, mais la Demanderesse perçoit dans certains de ces processus une forme de scission complète ou partielle, bien qu’elle ne soit pas explicite[71].
- Considérant ce qui précède, et bien que cela ne soit pas déterminant en l’espèce, force est de constater qu’au niveau de la déontologie judiciaire canadienne, tant fédérale, que provinciale, l’absence de scission semble être la règle générale et la scission demeure exceptionnelle, voire absente de la jurisprudence[72].
3.5 L’analyse des arrêts de principe applicables
- Les deux parties nous invitent à appliquer les arrêts pertinents des tribunaux supérieurs afin de trancher la question en litige.
- Les Défendeurs nous réfèrent aux arrêts Therrien et Moreau-Bérubé de la Cour suprême du Canada et aux motifs de la majorité dans l’arrêt Bradley de la Cour d’appel, qui selon eux confirment que l’équité procédurale ne requiert en rien la scission de l’instance en matière de déontologie judiciaire. La Demanderesse quant à elle nous réfère aux motifs minoritaires de la juge Bich dans ce même arrêt, qui aurait comme nous l’avons vu, conclu que la justice naturelle requiert une telle scission, et qui distingue les arrêts pertinents de la Cour suprême.
- Il convient donc d’analyser en détail ces décisions et l’ensemble de la jurisprudence pertinente.
Les arrêts Therrien et Moreau-Bérubé
- Dans l’arrêt Therrien, la Cour suprême analyse l’ensemble de la constitutionnalité du processus mis en place par l’article 95 LTJ, mais s’attarde également sur l’équité procédurale accordée spécifiquement au juge Therrien dans cette affaire.
- En effet, le juge Therrien avait demandé au Comité d’enquête l’opportunité de faire des représentations sur sanction, mais comme en l’espèce, désirait le faire uniquement une fois qu’il connaitrait l’ampleur et la gravité des manquements retenus par le Comité[73].
- Or, le Comité a refusé cette demande, indiquant qu’il ne voulait pas communiquer de manière préliminaire une partie de son rapport qui constituait un tout et qu’il n’était pas opportun de scinder l’instance. Le Comité a invité à deux reprises le juge Therrien à faire ses représentations sur sanction, mais celui-ci a refusé et le Comité a finalement rendu son rapport en l’absence des représentations du juge.
- Analysant cette situation, la Cour suprême conclut d’abord que le juge avait eu un préavis suffisant des motifs d’inconduite qui pouvait être retenu contre lui et des sanctions possibles. Quant à la scission elle-même, là encore, la Cour suprême en vient à la conclusion que l’équité procédurale n’exigeait pas en l’espèce que le Comité accorde la scission demandée.
- Essentiellement, la Cour suprême indique que le Comité est maître de sa procédure, que cette autonomie a été consacrée par le législateur, et que le Comité a fourni des efforts suffisant pour permettre au juge Therrien de faire ses représentations sur sanction, ce qui suffit pour respecter l’équité procédurale :
88 Au même titre, le comité d’enquête du Conseil de la magistrature était-il maître de sa procédure en l’espèce. Le professeur Y. Ouellette, dans son ouvrage Les tribunaux administratifs au Canada : Procédure et preuve (1997), p. 92, commente ainsi l’autonomie dont jouissent les tribunaux administratifs dans l’élaboration de leur procédure quasi judiciaire […]
89 Le législateur québécois a consacré cette autonomie dans le cas particulier du comité d’enquête du Conseil de la magistrature par l’adoption de l’art. 275 L.T.J., en lui permettant expressément d’adopter les règles de procédure ou de pratique qu’il juge convenir aux circonstances de son enquête et de rendre, en s’inspirant du Code de procédure civile, les ordonnances nécessaires à l’exercice de ses fonctions. Ainsi, le comité était pleinement justifié de refuser la tenue d’une audience séparée dans un souci d’efficacité.
90 Par ailleurs, il ressort des faits de cette affaire que le comité d’enquête a fait un effort réel pour permettre à l’appelant de présenter son point de vue. Tout en l’informant que le rapport à déposer au Conseil de la magistrature ne pouvait être scindé afin d’en faire connaître un aspect de façon préliminaire, il a fourni à l’appelant, et ce, à deux reprises, l’occasion de se faire entendre, par écrit et même verbalement, sur les différentes sanctions applicables.
91 Je conclus donc que le droit de l’appelant d’être entendu a été pleinement respecté dans les circonstances et je rejette ce moyen d’appel. Reste à examiner le second volet que comporte l’obligation d’agir équitablement, soit le droit à une audition impartiale[74].
- Les motifs de la Cour suprême sur cette question laissent peu de place à l’interprétation. La Demanderesse nous invite à les distinguer au motif que la Cour suprême « n’a pas réellement tranché la question de savoir si une audition simultanée sur la culpabilité et la sanction respecte les principes d’équité procédurale »[75], mais avec respect, le Tribunal est d’avis qu’il s’agit exactement de la question tranchée.
- Certes, les motifs de la Cour suprême peuvent paraitre insuffisants ou accorder une trop grande place à l’autonomie procédurale du Comité, comme le souligne la juge Bich dans Bradley, mais elle-même reconnait tout de même que les motifs de la Cour suprême semblent clairement écarter toute obligation de scission :
[147] Voilà qui semble clair, mais qui, à mon avis, ne répond pas parfaitement aux préoccupations de l’espèce.
[148] D’une part, et je l’écris bien sûr avec la plus grande déférence, je m’étonne de ce que l’on subordonne cette exigence primordiale qu’est l’équité procédurale, condition même de l’exercice équitable du pouvoir, à des considérations d’efficacité, du moins dans un contexte comme celui-ci. J’estime de surcroît qu’il n’y a rien d’incompatible entre l’équité procédurale et l’efficacité, le respect de la première étant au contraire garante de la seconde, ne serait-ce qu’en évitant des contestations. D’ailleurs, on voit mal ce en quoi la tenue d’une audition distincte sur la sanction gênerait le processus établi par la Loi sur les tribunaux judiciaires et le rendrait moins efficace[76].
- C’est d’ailleurs de cette manière que les motifs de la Cour suprême dans Therrien ont été interprétés par la jurisprudence. Voici comment s’exprime la Cour supérieure de justice de l’Ontario à cet égard :
[77] The Supreme Court has made it clear that a separate penalty hearing is not required as an element of procedural fairness in administrative proceedings. In Therrien, the Court held that the Quebec Conseil de la Magistrature “was fully justified, out of concern for efficiency, in refusing to hold a separate hearing.” Where the tribunal gave the appellant an opportunity to be heard on the issue of sanctions, the requirements of procedural fairness were met[77].
- Au même effet, la Cour d’appel du Manitoba écrit ce qui suit à propos de l’obligation de scission dans l’arrêt Asfaw :
[8] In addition, the jurisprudence supports that a party’s procedural right to be heard in administrative proceedings does not necessarily amount to a right to have separate hearings on liability and sanction (see, for example, Best Import Auto Ltd v Motor Dealer Council of British Columbia, 2018 BCSC 834 [Best Import], where an application of the “fairness factors” (at para 50) enunciated in Baker v Canada (Minister of Citizenship and Immigration), 1999 CanLII 699 (SCC), [1999] 2 SCR 817, led the Court to conclude that there was no right to separate hearings on liability and sanction); Johal v Funeral Services, 2012 ONCA 785 at para 9 [Johal], where the Court found no prejudice where the appellant was given notice during the hearing on the merits of the possible sanctions; and Therrien (Re), 2001 SCC 35 at paras 89-90 [Therrien], where a separate hearing was not required in circumstances both factually and legislatively similar to the present case[78]. (Notre emphase)
- Le fait que la question se soulève en l’espèce avant ou après que la décision du Comité ait été rendue n’a pas la portée que lui prête la Demanderesse. Ce facteur est certes pertinent au niveau de l’opportunité d’accorder le sursis ou non[79] ou pour savoir si cette Cour doit se prononcer sur la question, même sur une base interlocutoire, mais ne change pas le contenu normatif de l’équité procédurale. Soit la juge Gouin et le juge Therrien avaient droit à la scission de l’instance en vertu de l’équité procédurale, soit ils n’y avaient pas droit. Que la cour s’interroge sur la question au stade préliminaire, comme en l’espèce, ou une fois la décision rendue, comme dans Therrien, ne saurait changer la réponse.
- Quant à l’affaire Moreau-Bérubé[80], elle ne concerne pas directement la scission de l’enquête du Comité. Il s’agissait plutôt en l’espèce de déterminer si le Conseil de la magistrature du Nouveau-Brunswick avait violé l’équité procédurale de la juge Moreau-Bérubé en recommandant sa destitution sans préavis, alors que le Comité d’enquête avait seulement recommandé une réprimande.
- Après analyse de la question, la juge Arbour conclut pour la Cour que d’une part, la juge ne bénéficiait pas d’une attente légitime à recevoir un tel préavis, et d’autre part, que l’équité procédurale n’avait pas été violée puisqu’à chaque étape du processus la juge connaissait la sanction à laquelle elle était exposée et a eu l’opportunité de présenter ses observations :
[83] Je partage l’avis du juge Drapeau, selon lequel « il est incontestable qu’à chaque étape où elle avait ce droit, la juge Moreau‑Bérubé a été entendue pleinement » (par. 150). Je suis consciente que la nature de ces procédures disciplinaires impose au Conseil une stricte obligation d’agir équitablement, mais je ne peux trouver aucune violation des règles de justice naturelle en l’espèce[81].
- Cet arrêt, bien qu’il ne porte pas spécifiquement sur la scission, confirme néanmoins que l’équité procédurale sera respectée dans la mesure où le juge visé par l’enquête aura l’opportunité réelle d’être entendu pleinement à chaque étape du processus.
Les arrêts Bradley et Gagnon
- En ce qui concerne l’arrêt Bradley, une affaire entendue devant cinq juges, il convient tout d’abord de s’attarder aux motifs de la majorité[82]. Dans cette affaire, le juge Bradley reprochait au Comité, en plus de certains éléments liés à sa composition, le fait que celui-ci ne l’avait pas informé de la possibilité d’une sanction de destitution, ce qui l’avait privé de la possibilité de présenter ses observations à ce sujet.
- La situation était donc similaire à celle de l’arrêt Moreau-Bérubé, et la majorité de la Cour d’appel applique donc cette décision pour conclure que le juge Bradley ne pouvait ignorer cette possibilité de destitution et que rien ne l’a empêché de soumettre au Comité toutes les observations qu’il souhaitait.
- La majorité de la Cour d’appel souligne que rien dans la loi n’oblige le Comité à procéder à une audition distincte sur la sanction :
[88] En l’espèce, le juge Bradley ne pouvait certainement pas ignorer que la LJT prévoit uniquement deux sanctions, la réprimande ou la recommandation de tenir une enquête en vertu de l’article 95, et que la procédure devant le Comité ne prescrit aucune audience distincte sur la sanction, audience dont il n’a pas du reste demandé la tenue. Il convient d’ajouter que tant l’avocat assistant le Comité que celui du demandeur ont fait des représentations sur la question de la sanction. Me Laurin s’est contenté de plaider la récidive et il a laissé la question de la sanction ouverte, tandis que Me Masson a affirmé qu’il ne pensait pas « que les faits de la présente affaire justifieraient une réprimande ». Or, le juge Bradley avait tout le loisir d’en dire plus s’il jugeait opportun ou nécessaire de le faire. Il ne l’a pas fait. Dans les circonstances, comme dans l’affaire Moreau-Bérubé, il n’appartenait certainement pas au Comité de lui rappeler de lire attentivement l’article 279 L.t.j. et de lui indiquer « qu'il pourrait lui imposer une sanction que lui permet clairement la Loi »[83]. (notre emphase)
- La majorité de la Cour d’appel s’est donc concentrée sur l’absence de préavis plutôt que sur la scission elle-même, quoiqu’elle mentionne : « que la procédure devant le Comité ne prescrit aucune audience distincte sur la sanction ». Elle souligne également que « l’argument d’un manquement à l’équité procédurale qui découlerait de l’absence de préavis quant à la possibilité d’une destitution devient sans objet »[84] considérant l’enquête complète de novo qui a eu lieu devant elle.
- Comme nous l’avons vu précédemment, les juges Bich et Dutil, minoritaires sur cette question, sont plutôt d’avis que l’équité procédurale requiert une scission de l’instance au niveau des représentations sur sanction.
- Dans leur motif, elles distinguent l’arrêt Moreau-Bérubé en soulignant que dans cette affaire, ce n’est pas la juge elle-même qui s’était plainte de l’absence de scission ou d’une incompréhension quant à la sanction possible, mais bien le juge de révision.
- De même, après avoir exposé les raisons de principe pour lesquelles elles sont en désaccord avec l’arrêt Therrien, elles le distinguent à nouveau principalement sur le fait qu’il était clair dans cette affaire que le juge Therrien avait très bien compris la possibilité d’une destitution, contrairement au juge Bradley, qui en quelque sorte avait été pris par surprise par la décision du Comité. Il importe à nouveau d’exposer au long les motifs en question considérant la position centrale qu’ils occupent dans l’argumentaire de la Demanderesse :
[148] D’une part, et je l’écris bien sûr avec la plus grande déférence, je m’étonne de ce que l’on subordonne cette exigence primordiale qu’est l’équité procédurale, condition même de l’exercice équitable du pouvoir, à des considérations d’efficacité, du moins dans un contexte comme celui-ci. J’estime de surcroît qu’il n’y a rien d’incompatible entre l’équité procédurale et l’efficacité, le respect de la première étant au contraire garante de la seconde, ne serait-ce qu’en évitant des contestations. D’ailleurs, on voit mal ce en quoi la tenue d’une audition distincte sur la sanction gênerait le processus établi par la Loi sur les tribunaux judiciaires et le rendrait moins efficace. Comme on l’a vu plus haut, toute la discipline professionnelle est fondée sur ce principe procédural, qui ne paraît pas constituer une entrave : pourquoi le deviendrait-il dans le cadre du processus applicable aux juges? Comme je l’indiquais plus haut, il me semble que cette démarche à deux volets convient au contraire à la mission investigatrice du comité d’enquête, ne la contrecarre en rien et s’y harmonise sans heurt : la « recherche active de la vérité », sur le double plan philosophique et pratique, s’en trouve même renforcée.
[149] D’autre part, quant à la liberté procédurale du comité, et là encore je le dis très respectueusement, elle demeure tributaire de l’équité procédurale, qui est le principe cardinal en la matière et qui restreint l’autonomie des instances administratives, incluant celle-ci. De toute façon, il ne s’agit nullement d’imposer au comité d’enquête une procédure lourde ou incongrue (déraisonnable ou impropre, pour reprendre les mots du juge LeDain dans Cardinal), mais simplement d’adopter une pratique répandue en semblable matière.
[150] Enfin, on peut même se demander si le fait de scinder l’enquête ne serait pas bénéfique aux membres du comité eux-mêmes, qui pourraient alors interagir plus librement avec l’intéressé et lui poser toutes les questions propres à la détermination de la sanction. Procéder comme on l’a fait ici restreint inévitablement la marge de manœuvre des membres du comité, qui sont contraints dans cet exercice par la discrétion qu’ils s’imposent quant à leurs inclinaisons sur l'inconduite ou par le fait que, n’ayant pas encore statué sur celle-ci, ils ne savent pas encore où les mènera leur réflexion. De procéder en deux temps leur éviterait en tout cas d’avoir à prendre des précautions oratoires ou à limiter leurs observations […]
[151] Cela dit, il faut constater aussi que, dans Therrien, le comité d’enquête, s’il n’avait pas voulu révéler sa décision sur le manquement reproché, avait tout de même, selon le juge Gonthier, « fait un effort réel pour permettre à l’appelant de présenter son point de vue » en lui donnant par deux fois, subséquemment à ses premières audiences, l’occasion de « lui faire part de “de toutes les représentations pertinentes relatives à la sanction à recommander, advenant que le rapport du Comité établisse que la plainte est fondée” » et de « se faire entendre, par écrit et même verbalement, sur les différentes sanctions », invitation à laquelle l’appelant n’avait pas répondu. Sur ce plan, l’affaire se distingue de celle du juge Bradley, qui ne fut jamais invité à s’adresser ainsi au comité, en tout cas pas autrement que dans le cadre de l’enquête tenue le 3 octobre 2016.
[152] Devant la Cour, l’avocat du Conseil de la magistrature (défendeur à la demande de contrôle judiciaire) soulève cependant le fait que ni le juge Bradley ni son avocat n’ont requis d’audience distincte sur la sanction, ce qu’ils auraient pu demander en vertu de l’art. 16 des Règles de fonctionnement concernant la conduite d’une enquête et comme l’avait fait le juge Therrien dans l’affaire précitée. Cela est exact, mais s’explique et, même, se justifie, par le déroulement particulier de l’enquête tenue par le comité.
[153] En effet, dans les circonstances, le juge Bradley pouvait légitimement et raisonnablement croire que sa destitution, sujet qui n’a été abordé d’aucune façon à l’une ou l’autre des étapes du processus d’enquête, ne serait pas recommandée, advenant même que le comité conclue à un ou des manquements déontologiques[85].
- Les Défendeurs font valoir que ces motifs n’ont toutefois pas rallié la majorité de la Cour d’appel et qu’ils sont contraires à l’arrêt Therrien. Ils ajoutent que la situation d’un juge est différente de celle des autres professionnels et que l’on doit s’attendre à une plus grande transparence de la part de la magistrature qui, selon les mots de la Cour suprême : « occupe une place à part dans notre société et [qui] doit se conformer aux exigences requises par ce statut exceptionnel »[86].
- Bien que cela puisse être vrai, il ne faut pas confondre la demande de scission avec un manque de transparence. Même en voulant faire preuve de la franchise la plus totale, il peut être difficile de présenter un argument convaincant sur la sanction appropriée si on ne connait pas précisément ce qu’on nous reproche. Par exemple, il est facile de sous-estimer l’importance que pourrait accorder le Comité à un élément qui parait accessoire au juge, mais qui s’avérerait déterminant pour le Comité. De même, si l’affaire est complexe, la multitude des possibles conclusions quant aux reproches retenus, peut rendre difficile de présenter une défense cohérente, même avec la plus grande transparence qui soit.
- Cela dit, même si le Tribunal est généralement en accord avec le raisonnement de la juge Bich quant au caractère bénéfique de la scission, qui peut en effet faciliter la recherche de la vérité, et même parfois l’efficacité du processus ne serait-ce qu’en évitant des contestations quant à la validité de celui-ci, ultimement, cela n’en fait pas ipso facto une obligation ou une composante intrinsèque de l’équité procédurale.
- Qui plus est, il est clair que le problème fondamental dans le dossier Bradley était de déterminer si le juge avait eu l’opportunité réelle de présenter ses observations sur la sanction de destitution, sanction qu’il savait théoriquement possible, ou si on l’avait en quelque sorte induit dans un faux sentiment de sécurité, le privant de cette opportunité réelle.
- En l’espèce, une telle préoccupation n’existe pas, puisque si la Demanderesse recherche la scission de l’instance, c’est précisément parce qu’elle craint une possible sanction de destitution. L’élément de surprise ou d’injustice invoqué dans les affaires Bradley et Moreau-Bérubé n’est donc pas présent.
- La situation s’apparente à cet égard à celle qui prévalait dans l’arrêt Gagnon[87] concernant le processus de destitution d’un membre du Tribunal administratif du Québec qui se plaignait de la tardiveté de la scission de son enquête. La Cour d’appel y confirme le statut minoritaire des motifs de la juge Bich dans Bradley, mais également que la problématique fondamentale de cet arrêt concernait la connaissance véritable du juge visé quant à la possibilité d’une destitution :
[35] Pour sages qu’ils soient, ces commentaires, replacés dans le contexte particulier de cette décision, sont minoritaires : ils ne changeaient en rien l’issue de l’affaire dans le dossier du juge Bradley.
[36] Qui plus est, si l’on y regarde de près, on voit vite que l’analogie entre la situation de l’appelante et celle du juge Bradley apparaît plus que fragile, elle ne tient pas. Dans le cas du juge Bradley, le Conseil de la magistrature avait tenu une seule journée d’audition. Celle-ci avait principalement porté sur la culpabilité au regard du Code de déontologie de la magistrature. L’avocat du Conseil n’avait évoqué que la réprimande, sans rien dire d’une possible destitution. Dans le cas qui nous concerne ici, le comité d’enquête a tenu dix-huit journées d’audition, dont deux, les dernières, furent exclusivement réservées à l’enquête sur la sanction. L’appelante a eu amplement l’occasion de se faire entendre sur la sanction, ce qui est conforme aux vues exprimées par la juge Bich dans l’affaire Bradley (Re) et à celles exprimées par le juge Gonthier dans le dossier Therrien (Re). En somme, aucun préjudice le moindrement décelable envers l’appelante n’a découlé de la scission, qualifiée par elle de tardive, de l’instance devant le comité d’enquête[88].
3.6 Conclusion sur l’équité procédurale
- À la lumière de ces arrêts et de l’analyse de l’ensemble de la situation, le Tribunal conclut qu’ultimement il est lié par la décision de la Cour suprême dans Therrien (et dans une moindre mesure dans Moreau-Bérubé), décisions que seule la Cour suprême a le pouvoir d’écarter.
- En l’espèce, le Tribunal est d’avis que les circonstances de la présente affaire ne présentent pas suffisamment d’éléments lui permettant de s’écarter des enseignements de l’arrêt Therrien ou qui justifient dans les faits qu’on interprète la scission de l’enquête dans notre affaire comme une composante sina qua non de l’équité procédurale, quelle qu’appropriée que cette scission puisse paraitre.
- Qui plus est, tel qu’exprimé précédemment, le principe fondamental qui se dégage des arrêts Moreau-Bérubé, des motifs minoritaires et majoritaires dans Bradley et de l’arrêt Gagnon, est à mon avis que l’équité procédurale requiert que le ou la juge visé.e par une enquête ait l’opportunité véritable de présenter ses observations quant à la sanction, sans être pris par surprise par une destitution qu’il ou elle ne pouvait raisonnablement anticiper.
- Or, à nouveau, la Demanderesse soulevant ici cette question en amont justement parce qu’elle craint une possible destitution, ne peut évidemment soutenir qu’elle ne connait pas précisément les enjeux véritables des procédures en cours devant le Comité.
- Cela dit, cela ne signifie pas à mon avis que l’arrêt Therrien a déterminé une fois pour toutes que l’équité procédurale ne requiert jamais la scission de l’instance en matière de déontologie judiciaire.
- À nouveau, tout est question de contexte.
- La situation factuelle dans Therrien était somme toute relativement simple. Le juge Therrien avait postulé à plusieurs reprises pour être nommé juge et avait lors du dernier concours auquel il a participé, omis de divulguer ses antécédents judiciaires, pour lesquels il avait obtenu un pardon, alors qu’il les avait divulgués lors des concours précédents[89]. Comme l’indique la Cour suprême : « Dans ce contexte, l’appelant connaissait très bien l’ensemble des conclusions d’inconduite susceptibles d’être tirées contre lui »[90].
- Il est cependant possible de concevoir que dans des cas factuellement complexes, il devienne difficile, voire impossible pour le juge en cause de cerner véritablement « l’ensemble des conclusions d’inconduite susceptibles d’être tirées contre lui ».
- Sans qu’il soit possible de dresser une liste exhaustive de ces situations, on peut penser aux cas où de nombreuses plaintes distinctes font l’objet d’une seule et même enquête ou encore aux situations où il existe une trame factuelle complexe et contestée sur laquelle plusieurs conclusions distinctes et possiblement contradictoires sont possibles. Si les conclusions d’inconduite que le Comité est susceptible de retenir sont d’une complexité telle que la plaidoirie du juge requiert une grille d’analyse se déclinant sur de multiples hypothèses potentiellement conflictuelles pour présenter les observations sur sanction, cela pourrait effectivement rendre précaire son droit à une défense véritable.
- Le Tribunal retient à cet égard les commentaires suivants de la juge Bich, non pas de manière générale pour l’ensemble des enquêtes du Comité, mais uniquement pour les cas où la multitude des reproches examinés et des constats factuels possibles rend l’exercice de la plaidoirie si précaire qu’en l’absence de scission le juge n’aura pas une véritable opportunité d’être entendu :
En effet, comment celui à qui l’on reproche des manquements divers pourrait-il présenter au chapitre de la sanction des observations conjecturales reposant sur les différentes hypothèses factuelles que le décideur ou l’enquêteur est susceptible de retenir de la preuve? On ne pourrait parler là d’une plaidoirie efficace ni, par conséquent, d’une défense pleine et entière[91].
- Mais en l’espèce, on ne peut conclure que la situation de la Demanderesse diffère à ce point de celle du juge Therrien qu’il deviendrait inéquitable de la forcer à plaider sur sanction avant de connaitre les conclusions d’inconduite du Comité.
- En effet, un examen détaillé de la plainte elle-même démontre qu’il s’agit somme toute d’une plainte ciblée, visant uniquement deux journées d’une audience tenue les 19 avril et 5 octobre 2022. Les plaignants reprochent essentiellement à la Demanderesse le ton utilisé lors de l’audience et certaines remarques sur le sérieux des procédures (« je suis une vraie juge…ce n’est pas une salle de spectacle ici, on n’est pas à la télévision ici…c’est une vraie salle d’audience et tout est enregistré … »). Ils lui reprochent également sa gestion de la preuve et de l’audience en général (elle demande des originaux des pièces et selon eux presse inutilement les parties), et enfin son manque de rigueur dans l’analyse juridique et dans sa décision.
- Devant cette plainte, le Conseil de la magistrature décide de faire enquête pour les motifs suivants :
En conséquence de ce qui précède, puisqu’à plusieurs reprises, au cours des audiences, le ton utilisé et certaines interventions apparaissent inappropriés et pourraient aller à l’encontre des obligations du Code de déontologie de la magistrature, une enquête est requise pour en décider[92].
- Il s’agit donc d’une situation ciblée, dont les faits ne sont pas contestés puisqu’ils sont constatés à même l’enregistrement de l’audience, et qui n’est certes pas plus complexe que celle de l’affaire Therrien. Quant à la possibilité de récidive, là encore, elle n’entraîne pas une complexité particulière, puisque les faits de l’affaire Rochefort sont également fort simples et pourront facilement être comparés ou distingués de ceux de la présente affaire lors des représentations de la Demanderesse devant le Comité.
- De l’avis du Tribunal, la Demanderesse est en mesure de saisir l’ensemble des conclusions d’inconduite susceptibles d’être tirées contre elle et d’y répondre adéquatement, tant sur les questions d’inconduites que de sanctions.
- Pour ces motifs, le Tribunal conclut que les règles de justice naturelle n’exigeaient pas une scission de l’instance afin de permettre à la Demanderesse de faire ses représentations sur sanction à une étape ultérieure, et qu’en conséquence, la décision du Comité d’enquête du 1er février 2024 ne constitue pas une violation de l’équité procédurale.
4. Validité des règles de fonctionnement
- La Demanderesse demande à cette Cour de déclarer nulles et ultra vires les Règles de fonctionnement concernant la conduite d’une enquête du Conseil de la magistrature du Québec, et plus particulièrement son article 16, lequel prévoit ce qui suit :
ARTICLE 16
Le rapport du comité doit être motivé et il porte sur le bien-fondé de la plainte et sur la sanction.
Sous réserve d’une décision contraire du comité, l’enquête n’est pas scindée pour entendre les observations sur la sanction. Le cas échéant, le comité informe les parties de son intention à cet égard.
Si le comité conclut que la plainte est fondée, il peut seulement recommander qu’une réprimande soit adressée au juge par le Conseil ou sa destitution.
- Selon la Demanderesse, ces règles seraient ultra vires parce qu’il s’agit d’un règlement qui n’a pas été adopté conformément à la Loi sur les règlements[93], notamment parce que le projet du règlement n’a pas fait l’objet d’un examen par le ministre de la Justice (art. 4) et que le règlement final n’a pas été publié dans la Gazette officielle du Québec (art.15).
- Qui plus est, les Règles de fonctionnement auraient, selon la Demanderesse, été adoptées sans habilitation législative, puisqu’elles ont été adoptées par le Conseil de la magistrature, alors que l’article 275 LTJ accorde plutôt au Comité d’enquête le pouvoir « d’adopter des règles de procédure ou des règlements pour la conduite d’une enquête ».
- La décision du Conseil s’étant appuyée sur ces Règles, elle devrait donc être infirmée par le Tribunal.
- Les Défendeurs soulignent quant à eux qu’il s’agit là d’un argument nouveau, qui n’a pas été plaidé devant le Comité, et que le Tribunal devrait donc user de sa discrétion pour refuser de l’entendre. Cela est d’autant plus vrai que la Demanderesse s’est en fait appuyée sur l’article 16 afin de soumettre sa Demande de scission au Conseil, et elle ne saurait demander au stade du contrôle judiciaire la nullité de l’article sur lequel elle s’appuyait elle-même devant le décideur administratif.
- En cette matière, la Cour suprême a délimité de la manière suivante les paramètres qui gouvernent l’intervention d’une Cour de révision lorsqu’une question nouvelle est soulevée pour la première fois au stade du contrôle judiciaire :
[22] […] Tout comme elle jouit du pouvoir discrétionnaire de refuser d’entreprendre un contrôle judiciaire lorsque, par exemple, il existe un autre recours approprié, une cour de justice peut également, à son gré, ne pas se saisir d’une question soulevée pour la première fois dans le cadre du contrôle judiciaire lorsqu’il lui paraît inopportun de le faire. […]
[23] En règle générale, dans une instance en contrôle judiciaire, ce pouvoir discrétionnaire n’est pas exercé au bénéfice du demandeur lorsque la question en litige aurait pu être soulevée devant le tribunal administratif mais qu’elle ne l’a pas été […]
[24] Un certain nombre de considérations justifient cette règle générale, l’une des principales étant que le législateur a confié au tribunal administratif la tâche de trancher la question (Legal Oil & Gas Ltd., par. 12‑13). Comme l’explique notre Cour dans Dunsmuir, « les cours de justice doivent tenir compte de la nécessité [. . .] d’éviter toute immixtion injustifiée dans l’exercice de fonctions administratives en certaines matières déterminées par le législateur » (par. 27). La cour de justice doit donc respecter le choix du législateur de désigner le tribunal administratif comme décideur de première instance et laisser à ce tribunal administratif la possibilité de se pencher le premier sur la question et de faire connaître son avis.
[25] Le principe vaut particulièrement lorsque la question soulevée pour la première fois lors du contrôle judiciaire a trait au domaine d’expertise du tribunal administratif et à ses attributions spécialisées. La Cour doit alors être bien consciente que si elle accepte de se pencher sur la question, elle le fera sans pouvoir connaître l’opinion du tribunal administratif […]
[26] Qui plus est, soumettre une question pour la première fois lors du contrôle judiciaire peut porter indûment préjudice à la partie adverse et priver la cour de justice des éléments de preuve nécessaires pour trancher […][94].
- Plus récemment, la Cour d’appel a précisé dans quelles circonstances il pourrait néanmoins être approprié pour un réviseur de se saisir d’une telle question nouvelle :
[69] Je me dois de signaler à cet égard qu’en matière de contrôle judiciaire, les tribunaux sont peu enclins « à réviser une décision où [le] débat n'a pas été adéquatement introduit puisque le propre de la révision judiciaire ne consiste pas à une audition de novo. [Le] rôle [des juges réviseurs] [étant] strictement le contrôle de la légalité en regard avec la preuve que l'arbitre a eu à trancher. ». Ceci, d’autant que le tribunal administratif n’a pas eu l’occasion de se prononcer sur la question soulevée.
[70] Cela dit, un nouvel argument pourra néanmoins être soulevé dans certaines circonstances précises devant le tribunal de révision, notamment lorsque le tribunal administratif en cause a eu l’occasion d’exprimer une opinion sur le point dans d’autres décisions constantes ou s’il s’agit d’un point de droit n’impliquant pas de nouvel élément de preuve. Or, ce n’est pas le cas en l’espèce[95].
- En l’espèce, la Demanderesse soumet qu’il s’agit d’une pure question de droit, qu’aucune preuve nouvelle n’est nécessaire pour trancher cette question et que le Comité a eu l’occasion d’exprimer son opinion sur la question puisque « le Comité, en appliquant les règles de fonctionnement, reconnaît implicitement leur validité et qu'il aurait été en conséquence inutile de lui demander de déclarer les règles de fonctionnement ultra vires » [96].
- Avec égards, le fait que le Comité s’appuie sur l’article 16 des Règle de fonctionnement n’est pas surprenant, considérant que c’est la Demanderesse elle-même qui l’a invoqué, mais le Tribunal ne peut accepter l’argument selon lequel l’utilisation de cet article par le Comité équivaut à émettre implicitement son opinion sur la validité de la disposition.
- Lorsqu’aucune des parties en cause ne soulève de contestation à l’égard d’une disposition législative ou réglementaire devant un décideur, le fait qu’il s’appuie sur une telle disposition n’indique en rien que le décideur émet une opinion sur la validité de cet article. Il s’agit plutôt d’une simple illustration du principe voulant que les dispositions législatives et réglementaires bénéficient d’une présomption de validité.
- Qui plus est, même si la question en est une de droit, le Tribunal estime qu’une preuve extrinsèque concernant les modalités d’adoption des Règles de fonctionnement concernant la conduite d’une enquête ou concernant les articles 275 et 253 LTJ sur lesquels les parties s’appuient pourrait jeter un éclairage utile, voire essentiel, à la détermination de cette question.
- En raison de la tardiveté de l’argument, les représentations des parties sur la question sont également incomplètes, alors que cette question mérite de l’avis du Tribunal, une analyse complète et détaillée.
- Enfin, il appartenait en premier lieu au Comité de se prononcer sur cette question, d’autant qu’il s’agit de règles qu’il est régulièrement appelé à appliquer, et considérant que l’argument, s’il était retenu, entrainerait possiblement la nullité de l’ensemble des Règles de fonctionnement et non uniquement de son article 16.
- Comme nous l’avons indiqué auparavant, en vertu de l’arrêt Auer c. Auer[97], c’est la norme de la décision raisonnable qui s’applique à la détermination de la validité d’une disposition réglementaire, et si le Tribunal s’en saisissait directement, cela reviendrait à contourner la norme applicable.
- En outre, les Défendeurs soulignent également à juste titre que si tant est qu’il y ait un contenu normatif à l’article 16, il n’est pas déterminant en l’espèce.
- En effet, le fait que l’absence de scission soit la règle et que la scission soit l’exception, c’est-à-dire qu’elle doive être prononcée par le Comité, émane de la structure de la loi elle-même. Si l’article 16 des Règles de fonctionnement n’existait pas, cela ne ferait pas en sorte que le mécanisme de scission deviendrait la norme puisque la loi demeurerait silencieuse à cet égard. En réalité, cela n’ajouterait qu’à l’incertitude de savoir si une demande de scission est même possible en l’absence d’un article l’autorisant, mais cela aurait vraisemblablement peu ou pas d’impact sur la détermination du Comité sur la scission elle-même.
- Pour ces motifs, le Tribunal usera donc de sa discrétion pour refuser de se saisir de la question du caractère ultra vires des Règles de fonctionnement concernant la conduite d’une enquête du Conseil de la magistrature du Québec, et de son article 16 en particulier. De l’avis du Tribunal, il n’est pas approprié de trancher cette question nouvelle au stade de la révision judiciaire, laquelle devait plutôt faire l’objet d’une audition complète devant le Comité avant que sa décision ne soit rendue.
- REJETTE le Pourvoi en contrôle judiciaire de la Demanderesse;
- LE TOUT, avec les frais de justice.
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| __________________________________Patrick Girard j.c.s. |
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Me Raymond Doray, Ad. E. Me Catherine Pariseault |
Procureurs de la Demanderesse |
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Me Emmanuelle Rolland Me Marc-André Grou |
Procureurs des Défendeurs |
Dates d’audience : | 12 au 13 mai 2025 |
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