Boucher c. Blake, Cassels & Graydon | 2025 QCCS 1528 |
COUR SUPÉRIEURE
CANADA
PROVINCE DE QUÉBEC
DISTRICT DE MONTRÉAL
Nº : 500-17-131631-247
DATE : 8 mai 2025
SOUS LA PRÉSIDENCE DE L’HONORABLE IAN DEMERS, J.C.S.
BERNARD BOUCHER
Demandeur
c.
BLAKE, CASSELS & GRAYDON, LLP
Défenderesse
JUGEMENT (nº
7)
SURVOL
- L’arbitrage joue un rôle important en droit québécois. Dans la plupart des matières, il a préséance sur le système judiciaire lorsque les parties ont conclu d’y recourir en vertu d’une convention d’arbitrage valide.
- Pendant plus de 20 ans, Me Bernard Boucher a été associé du cabinet d’avocats Blake, Cassels & Graydon, LLP. Leur relation était et est toujours régie par un contrat de société qui prévoit qu’en cas de différend quant à sa validité, son interprétation ou son application, les parties recourraient obligatoirement à l’arbitrage.
- Au cours de l’année dernière, Me Boucher a annoncé qu’il prendrait sa retraite et qu’il se joindrait au cabinet pour lequel il travaille actuellement. Il a demandé à Blakes de lui verser l’allocation de retraite prévue par le contrat de société. Au motif que Me Boucher se joignait à un cabinet qui le concurrençait directement, un motif prévu par le contrat de société, Blakes a refusé. Plutôt que de se prévaloir de l’arbitrage, Me Boucher a déposé une demande introductive d’instance à la Cour supérieure. En réponse, Blakes demande que l’affaire soit renvoyée à l’arbitre que les parties ont désigné ultérieurement.
- La demande de Blakes sera accueillie. Le Tribunal est tenu de donner effet à une clause d’arbitrage parfaite même si le différend porte sur des questions de fond purement juridiques. La validité de la clause invoquée par Blakes pour refuser de verser l’allocation de retraite devra être tranchée par l’arbitre même si, comme le plaide Me Boucher, il s’agit uniquement d’une question de droit dont l’issue est inévitable.
- La demande de Blakes soulève les questions en litige suivantes :
- Quel critère régit une demande de renvoi à l’arbitrage?
- La clause de non-concurrence du contrat de société est-elle arbitrable?
1. Quel critère régit une demande de renvoi à l’arbitrage?
- Le renvoi est approprié si la demande introductive d’instance a été déposée devant un tribunal autre que celui qui a compétence[1]. Selon certaines modalités qui n’ont pas d’incidence sur la présente affaire, la même règle s’applique lorsque les parties ont conclu une convention d’arbitrage.
- À la demande d’une partie, les tribunaux doivent renvoyer l’affaire à l’arbitrage[2]. La règle souffre deux exceptions, inapplicables dans la présente affaire : la compétence qui soulève une question de droit pure et la clause d’arbitrage inapplicable ou invalide[3].
- Contrairement à ce que plaide Me Boucher, les questions de fond ne constituent pas une troisième exception, qu’elles soient purement juridiques ou non. Sa prétention, qui ne repose sur aucune source, emprunte le raisonnement qui sous-tend l’exception relative à la compétence. Cependant, l’application de cette exception ne transfère pas la compétence de l’arbitre à la Cour supérieure. Elle permet plutôt de vider la question de la compétence dès la première occasion — la demande en renvoi — pour éviter aux parties d’en débattre à deux reprises. Dès que le débat dépasse la cadre des exceptions, le différend doit être renvoyé à l’arbitre. Conclure autrement diminuerait le rôle de l’arbitre dans le règlement des différends alors que le législateur lui a donné une place importante[4] et attribuerait erronément aux tribunaux la fonction de trancher un différend arbitrable.
- En l’espèce, la Cour aura compétence sur le différend des parties uniquement si la clause fondant le refus de Blakes de verser l’allocation de retraite n’est pas arbitrable.
2. La clause de non-concurrence du contrat de société est-elle arbitrable?
- L’argument principal de Me Boucher est syllogistique : les questions qui intéressent l’ordre public ne sont pas arbitrables; une clause de non-concurrence intéresse l’ordre public; la présente affaire relève de la compétence de la Cour supérieure malgré la clause d’arbitrage du contrat de société de Blakes. Subsidiairement, il estime que sa demande ne peut avoir qu’une seule issue : l’arbitre qui conclurait à la validité de la clause de non-concurrence rendrait nécessairement une décision contraire à l’ordre public.
- Avec raison, Blakes prétend le contraire. Une clause de non-concurrence n’est pas analogue à l’état et la capacité des personnes ou aux matières familiales, déclarés non arbitrables par la loi. Aucune autre disposition législative ne prévoit expressément qu’un contrat de société ou qu’une clause de non-concurrence n’est pas arbitrable. Le différend des parties sera renvoyé à l’arbitre, qui verra à ne pas rendre de décision illégale.
2.1. L’inarbitrabilité des questions qui intéressent l’ordre public
- La convention d’arbitrage est un contrat nommé « par lequel les parties s’engagent à soumettre un différend né ou éventuel à la décision d’un ou de plusieurs arbitres, à l’exclusion des tribunaux »[5]. Lorsque la convention fait partie d’un contrat portant sur une autre matière, elle est tout de même considérée comme un contrat distinct[6].
- Sauf disposition législative expresse, toute question est arbitrable[7]. L’article 2639 al. 1 du C.c.Q. prévoit plusieurs exceptions, dont les « autres questions qui intéressent l’ordre public »[8].
- La notion d’ordre public doit être interprétée restrictivement. Elle ne comprend que les questions analogues à celles énumérées à l’art. 2639 al. 1 : l’état et la capacité des personnes et les matières familiales[9].
- L’interprétation restrictive de l’art. 2639 al. 1 est confirmée par l’art. 2639 al. 2, qui prévoit qu’« il ne peut être fait obstacle à la convention d’arbitrage au motif que les règles applicables pour trancher le différend présentent un caractère d’ordre public ». Autrement dit, l’arbitre régulièrement saisi exerce sa compétence jusqu’à sa finalité même lorsque le différend soulève une question d’ordre public[10]. C’est pourquoi les droits d’auteur[11] et l’action collective qui met en cause une loi d’ordre public[12] sont arbitrables.
- L’arrêt H.A. Grétry inc. c. 9065–3627 Québec inc.[13] ne fait pas exception à la règle. La Cour d’appel a effectivement conclu que l’annulation d’un acte notarié est une question d’intérêt public qui ne relève pas d’un arbitre. Mais elle n’a pas élargi l’exception : elle a seulement posé pour principe que seul un tribunal judiciaire pouvait prononcer une telle conclusion. D’ailleurs, lorsqu’elle a traité de l’art. 2818 du C.c.Q., qui prescrit que les « énonciations, dans l’acte authentique, des faits que l’officier public avait mission de constater ou d’inscrire, font preuve à l’égard de tous », elle a conclu qu’il s’agissait d’une question arbitrable malgré son caractère d’ordre public.
- En fait, l’ordre public intervient principalement lors de l’examen de la validité de la sentence arbitrale[14]. Le différend des parties n’en est qu’à ses tout débuts.
2.2. La clause 2(1)(iv) de l’annexe C du contrat de société est arbitrable
- Les parties ne s’entendent pas sur la nature de la clause qui fait l’objet du litige. Pour Blakes, elle prévoit une allocation de retraite assujettie à certaines modalités. Pour Me Boucher, il s’agit d’une clause de non-concurrence. Il est possible que les deux parties aient raison, mais cela n’a aucune incidence sur l’application de la clause d’arbitrage. Le droit à l’allocation de retraite est visé par la clause et n’est pas une question qui intéresse l’ordre public au sens de l’art. 2639 du C.c.Q.
- La clause 6.3 du contrat de société de Blakes prévoit qu’un associé a droit à une allocation de retraite selon les modalités prévues à l’annexe C[15]. Le différend porte sur la clause 2(1)(iv)[16] : elle oblige l’associé retraité à s’abstenir de pratiquer le droit « with or assist in a material competitor of the Firm, as determined by the Executive Committee in its absolute discretion ».
- La clause d’arbitrage que contient le contrat de société exclut la compétence des tribunaux de droit commun à l’égard de la clause 2(1)(iv)[17] : la demande de Me Boucher soulève une dispute portant sur le droit à l’allocation de retraite; elle concerne les droits et obligations des parties; et elle porte sur la validité d’une clause du contrat de société. Elle constitue une clause d’arbitrage parfaite[18] :
9.3 Disputes
Subject to section 9.3A [questions non justiciables], all disputes, disagreements, controversies, questions or claims (« Disputes ») which may arise between the Partners, or between the Firm and a Partner or a Former Partner as to the respective rights and/or obligations in or to the Partnership or arising out of or in relation to this Agreement, including with respect to this Agreement’s formation, exécution, validity, application, interpretation, performance, breach, termination or enforcement, shall be resolved by the arbitration provisions of this section 9.3.
- Par ailleurs, la clause 2(1)(iv) n’a rien à voir avec l’état (nom, sexe, domicile, etc.[19]) ou la capacité des personnes[20] ni les matières familiales[21]. Elle ne peut y être assimilée non plus, qu’elle soit qualifiée de clause de non-concurrence mettant en cause l’ordre public[22] ou de clause conditionnelle au versement de l’allocation de retraite. Il reviendra à l’arbitre d’identifier la nature de la clause 2(1)(iv), d’établir le cadre juridique applicable[23] et de déterminer si la clause est valide[24].
CONCLUSION
- Pour ces motifs, le Tribunal :
- ACCUEILLE la demande en irrecevabilité et renvoi à l’arbitrage de Blake, Cassels & Graydon, LLP;
- RENVOIE le différend entre les parties à l’arbitre Jeffrey S. Leon pour la poursuite de l’arbitrage conformément aux lois de l’Ontario à Toronto, Ontario;
- AVEC FRAIS DE JUSTICE.
IAN DEMERS, J.C.S.
Me Bernard Moreau
DHC Avocats
Me Dominique Ménard
LCM Avocats inc.
Avocats du demandeur
Me André Ryan, Ad. E.
Me Gabrielle Lachance Touchette
BCF s.e.n.c.r.l.
Avocats de la défenderesse
Date de l’audience : 15 avril 2025
[1] Code de procédure civile, RLRQ, ch. C–25.01 (C.p.c.), art. 167 al. 1.
[2] C.p.c., art. 622 al. 1–2.
[3] Uber Technologies Inc. c. Heller, 2020 CSC 16, [2020] 2 R.C.S. 118, 150, par. 32; Dell Computer Corp. c. Union des consommateurs, 2007 CSC 34, [2007] 2 R.C.S. 801, 848–849, par. 83–87 )Dell Corp.); Cannatechnologie inc. c. Matica Enterprises Inc., 2022 QCCA 758, par. 10; Specter Aviation c. Laprade, 2021 QCCA 1811, par. 23; Ferreira c. Tavares, 2015 QCCA 844, par. 22–28.
[4] Voir C.p.c., art. 1, sur les modes privés de prévention et règlement des différends.
[5] Code civil du Québec, RLRQ, ch. C–1991 (C.c.Q.), art. 2638; Dell Corp., [2007] 2 R.C.S. 801, 856, par. 108.
[7] Desputeaux c. Éditions Chouette (1987) inc., 2003 CSC 17, [2003] 1 R.C.S. 175, 206–209, par. 40–42, 46 (Desputeaux).
[8] C.c.Q., art. 2639 al. 1.
[9] Dell Corp., [2007] 2 R.C.S. 801, 857, par. 109; Desputeaux, [2003] 1 R.C.S. 175, 212, par. 52.
[10] Desputeaux, [2003] 1 R.C.S. 175, 212–213, par. 53.
[11] Desputeaux, [2003] 1 R.C.S. 175, 214–217, par. 56–62.
[12] Loi sur la protection du consommateur, RLRQ, ch. P–40.1, art. 261–262.
[13] 2009 QCCA 2468, par. 5.
[14] Desputeaux, [2003] 1 R.C.S. 175, 213–214, par. 54.
[15] Pièce P–8, contrat de société.
[16] Pièce P–8, contrat de société, annexe C.
[17] Pièce P–8, contrat de société, clause 9.3.
[18] Dell Corp., [2007] 2 R.C.S. 801, 864, par. 131.
[19] C.c.Q., art. 50 et suiv.
[20] C.c.Q., art. 153 et suiv.
[21] C.c.Q., Livre deuxième.
[22] Payette c. Guay inc., 2013 CSC 45, [2013] 3 R.C.S. 95, 99, par. 1 (Payette); Cameron c. Canadian Factors Corporation, [1971] R.C.S. 148, 162–165, repris notamment dans un autre contexte par Goulet c. Cie d’Assurance-Vie Transamerica du Canada, 2002 CSC 21, [2002] 1 R.C.S. 719, 735–737, par. 43–46.
[23] Voir p. ex., sur les clauses de non-concurrence et le cadre juridique applicable, Payette, [2013] 3 R.C.S. 95, 99, par. 2; sur les clauses de non-concurrence assorties de conditions, Bertrand c. Mercure, [1990] R.L. 585, par. 6–8 (C.A.); Gamache c. Noiseux, [1989] R.L. 493, par. 8–10 (C.A.).
[24] Ottavi c. Tardif, 2025 QCCS 275, par. 44.